Le Seigneur Juge

Le son des sabots du cheval faisait écho entre les collines du défilé tandis que le chariot progressait sur la vieille autoroute, cahotant sur la poussière et les graviers de ce qui avait été du béton lisse un millier d’années auparavant. Le voyageur solitaire réajusta son manteau autour de lui, tenant lâchement les rênes de la main droite et frissonnant sous la brise automnale. Encore une demi-heure estimait-il, et il serait aux portes du château où le Seigneur Juge tenait sa cour. La chevauchée depuis Baytown avait été longue et solitaire et il n’avait que peu dormi au cours des deux jours qu’il avait passé sur les routes. Celles-ci étaient bien loin des terres sous la gouverne de la Sainte Fondation et il n’y avait que peu de justice à y espérer, for celle impitoyable et expéditive du Seigneur Juge. Bright seul savait quel genre d’hommes, de bêtes ou d’autres choses rôdaient derrière les arbres. À peine le voyageur eut-il cette pensée qu’il se maudit d’avoir invoqué ce nom – mais les vieilles habitudes ont la vie dure. Il jeta un regard prudent par-dessus son épaule et constata que son chargement était toujours en sécurité au fond du chariot, puis il pressa son cheval en avant. Alors qu’il abordait un virage, il aperçut enfin pour la première fois le château sur la colline et frémissait en lui-même à la pensée du sort qui l’attendait.

"Le Seigneur Juge est un homme froid et terrible," l’avait prévenu son Maître juste avant son départ. "Il ne tolère ni l’ignorance, ni la bêtise, car son office dure depuis bien plus longtemps que la vie de quiconque et il a eu plus que son content de telles sornettes. Soit respectueux envers lui, mais point flagorneur car il n’a aucune patience pour ceux qui feignent l’admiration dans l’espoir de gagner ses faveurs en retour. Il cherchera à te terrifier, mais tu ne devras lui montrer aucune peur ; le timide ne possède ni le courage ni la constitution que l’Ordre requiert chez tous ses membres. Ne cherche pas à lui dissimuler quoique ce soit ou à le duper, il n’a pas le temps pour ce genre de conneries. Lorsque tu prononceras les Cinq Mots, fais-le avec la plus grande confiance ; car si tu n’as pas foi en toi, il ne croira pas en toi non plus. Présente ton cas aussi bien que tu le peux et s’il lui plaît il t’accueillera à bras ouvert quand tu reviendras le voir. Mais si tel n’est pas le cas, alors mieux vaut que tu n’y retourne plus du tout car moi-même qui suis prêt à te défendre jusqu’à la mort contre n’importe qui d’autre, je n’oserai jamais prononcer un mot à l’encontre du verdict du Seigneur Juge."

Le voyageur fut tiré de ses pensées alors qu’il se rapprochait des portes ouvertes du château, un imposant édifice de pierre noire érigé au sommet d’une colline qui surplombait une forêt qui se trouvait déjà là bien avant la Brèche. De chaque côté de la porte se tenait un lancier revêtu de l’uniforme aux couleurs rayées éclatantes du Seigneur Juge et qui lui barrèrent le passage en croisant leurs piques tandis qu’il approchait. "Halte là !" cria un troisième soldat qui sortait du corps de garde. "Qui vive ?"

Le voyageur descendit de son chariot et présenta au sergent une rouleau de papier scellé par un cachet de cire alambiqué. "Mon nom est Dorik Gatz," dit le voyageur, "et je suis un apprenti du Chapitre de Baytown. Mon Maître a suggéré que je présente mon chef-d’œuvre au Seigneur Juge pour qu’il puisse déterminer si je suis digne de devenir un membre à part entière de l’Ordre. J’aurais besoin de l’aide de deux vigoureux gaillards pour transporter mon œuvre jusqu’à sa cour."

Le sergent tira un petit couteau de sa poche, rompit le sceau de cire et déroula le papier pour en lire le contenu. "Vous pouvez entrer," dit-il. "Le héraut de la porte va vous introduire."

"Grand merci messire," répondit Gatz. Le sergent porta les doigts à ses lèvres et siffla. Deux esclaves torse-nus, le numéro tatoué sur le torse, émergèrent par une porte invisible pour désatteler la caisse du chariot et l’emporter. Le héraut, vêtu d’une tunique et de pantalons verts et jaune vif, ordonna à Gatz de le suivre. Ils traversèrent une basse-cour pleine de marchands, de colporteurs et d’apprentis en formation qui disposaient leurs créations de la manière la plus avenante. Les couloirs étaient sombres et brumeux, chaque mur, chaque porte, chaque surface imaginable était bariolée de dessins et peintures allant du tableau de maître jusqu’au simple graffiti. Dans un coin, Gatz observa une douzaine d’esclaves chargés de chaînes et une douzaine d’hommes se tenant derrière eux avec des fouets. Chaque fois que l’un des hommes frappait l’esclave devant lui, ce dernier hurlait une unique note parfaitement entonnée et leurs cris combinés formaient une mélodie – il crut reconnaître une chanson que les Anciens appelaient "Smoke on the Water". Un portail de fer barrait l’entrée de ce qui ressemblait à une sorte de harem – il pouvait en effet entendre à l’intérieur des gémissements de plaisir, des hurlements de terreur et d’autres sons qui semblaient être les deux à la fois. Ils atteignirent finalement la grande porte menant à la cour du Seigneur Juge, le héraut lui fit alors signe de patienter un instant et y pénétra seul. Il en ressortit quelques minutes plus tard et l’invita à franchir à son tour le seuil.

Des conversations étouffées résonnaient dans la pièce lorsque Gatz y pénétra. Si l’art des corridors s’était contenté d’être criard, les œuvres qui ornaient les parois de la grande salle étaient pour le moins grotesques. Celles-ci n’avaient rien à voir avec les grands tableaux historiques dont il se souvenait de son enfance à la Surveillance, il s’agissait de représentations brutales de l’humanité sous ses aspects les plus transgressifs – des œuvres anciennes qui avaient survécu à la Grande Brèche et d’autres, beaucoup plus récentes. Une petite douzaine de témoins se trouvaient assis là dans des stalles et le regardaient avec curiosité tandis qu’il s’approchait de l’estrade où le Seigneur Juge siégeait sur son trône. Il s’agissait d’un homme âgé et tout ridé, dont la manucure était cependant impeccable. Sa perruque poudrée flottait jusqu’à mi-dos et il portait une robe noire ornée de toutes sortes de symboles occultes qui rappelaient à Gatz les tenues cramoisies que portaient les cardinaux de la Sainte Fondation. Près de lui se trouvaient le double symbole de sa fonction ; l’échelle qui représentait l’autorité objective et sans pitié de son jugement, et le nœud coulant représentant le sort réservé à ceux qui ne trouvaient pas grâce à ses yeux. La caisse de Gatz avait été placée devant l’estrade, deux serviteurs plus adroits et plus futés que les modestes portefaix qui l’avaient trainée se tenaient à côté, parés à l’assister. Gatz s’approcha de l’estrade et les spectateurs firent peu à peu silence tandis que le Seigneur Juge abattait son marteau.

"Cette cour appelle au calme !" mugit le Seigneur Juge. "Pour quelle raison comparais-tu devant nous en ce jour ?"

"S’il plaît à la cour monseigneur," commença Gatz. "Je m’appelle Dorik Gatz, apprenti du Chapitre de Baytown. Je me tiens devant vous pour vous prier de bien vouloir m’accorder le rôle de membre à part entière au sein de l’Ordre."

"Tous ceux qui cherchent à devenir membre doivent présenter un chef-d’œuvre seyant à nos standards," répondit le Seigneur Juge. "Possèdes-tu une telle chose ?"

"Je l’ai monseigneur. Elle se trouve dans la caisse qui se trouve présentement dans votre cour."

"Très bien. Expose donc la nature de ton travail."

Gatz inspira profondément. "Si la cour me permet, je souhaiterais lui offrir une brève explication concernant ma venue à l’Ordre. Cela est capital pour saisir le contexte essentiel de ma composition."

Le Seigneur Juge regarda Gatz avec mépris puis acquiesça. "Soit, fais donc."

Gatz s’éclaircit la gorge. "Je suis né au service de la Sainte Fondation." Des exclamations s’élevèrent dans l’audience et les conversations emplirent de nouveau la grande salle. Le Seigneur Juge dut réclamer l’ordre une nouvelle fois. "Mon père m’a élevé à croire tous les contes sur le Seigneur Bright et ses saints, et à continuer le travail qu’il avait mené tout au long de sa vie à préserver les Saintes Procédures. Quand j’étais plus jeune, j’ai étudié avec enthousiasme pour obtenir mon doctorat, mais une fois parvenu à l’âge d’homme j’ai commencé à avoir des doutes. Il était clair pour moi que notre catéchisme était obsolète – nous récitions des instructions pour confiner des choses mortes ou hors de notre portée, nous accomplissions des rituels complexes uniquement parce qu’il en avait toujours été ainsi. Je me suis dit que ce que nous faisions devait avoir plus de sens qu’une perpétuelle répétition. Nous ne pouvions pas nous contenter de réitérer encore et encore l’ancien, nous devions faire quelque chose de nouveau. Nous devions innover, nous devions créer.

"Et ainsi, tard dans la nuit, je me plongeais dans les textes interdits d’avant la Grande Brèche. J’écumais les bibliothèques du Dix-Neuvième Monastère à la recherche de journaux datant des premiers jours de l’église. J’ai appris des secrets sur nos héros et nos icônes que ceux qui sont présentement au pouvoir préfèreraient ne pas voir tomber entre les mains du petit peuple. J’en suis venu à haïr le nom du faux messie Jack Bright. Mais plus important, j’appris les secrets de la science des Anciens qui me permettraient de ne pas simplement réciter à la ligne les Saintes Procédures, mais de les améliorer.

"Hélas, j’étais alors jeune et inconscient et je fus découvert. Mes travaux furent brûlés et les cardinaux me déclarèrent Supprimé et m’exilèrent du Brightdaume. Pendant des années j’ai erré, à la recherche de l’un de ceux que j’avais appris à traiter en tant que temple païen qui m’offrirait l’opportunité de recommencer l’œuvre que la Sainte Fondation avait détruite. Et c’est ainsi que je découvris l’Ordre. C’est la raison pour laquelle je suis aujourd’hui en mesure de vous présenter mon chef-d’œuvre. Messieurs, si vous voulez bien ?"

Les deux serviteurs brandirent leurs pieds-de-biche et ouvrirent la caisse, révélant le chef d’œuvre de Gatz. C’était une statue dont la silhouette était similaire à celle d’un homme, mais de trois têtes plus grandes que le plus grand des hommes qui siégeaient à la cour en ce jour. Elle était lisse et sans inexpressive. Ses mains et ses pieds ne possédaient ni doigts, ni orteils, sa tête étrangement large ressemblait à celle d’un enfant nouveau-né. Des éclaboussures de peinture lui tenaient vaguement lieu de visage. Le Seigneur Juge plissa les yeux et examina la statue avec dédain. "Que sommes-nous censés voir là ?" demanda-t-il.

"Je l’ai appelé 'L’Homme Peint'," répondit Gatz. "Il s’agit d’un automate réalisé à l’effigie d’un démon mort dont la carcasse est conservée dans les catacombes sises profondément sous le Dix-Neuvième Monastère. La légende veut que St. Alto l’ait pourfendu au cours de la Grande Brèche à l’aide de sa Marmite Magique. Les véritables circonstances de sa destruction sont beaucoup moins poétiques, mais je digresse. Si Votre Honneur daignait me rejoindre ici-bas, je me ferais un plaisir de lui faire une démonstration de ses facultés."

Le Seigneur Juge prit sa canne en main et descendit jusqu’au parterre tandis que deux serviteurs dressaient trois rideaux isolant la statue de la vue de l’assemblée tout en la laissant visible à celle de Gatz et du Seigneur Juge. Gatz se plaça un peu à l’écart, puis il ordonna aux deux serviteurs de se tenir chacun immédiatement à droite et à gauche de la section laissée ouverte et de se regarder l’un l’autre sans ciller. Enfin, il demanda au Seigneur Juge de se tenir devant l’ouverture. "S’il vous plaît monseigneur, daignez fermer les yeux et les garder bien clos. Vous devriez entendre un bruit mécanique. Gardez les yeux clos jusqu’à ce qu’il cesse."

Gatz ferma les yeux et le Seigneur Juge fit de même – et comme il l’avait espéré, le cliquetis et le grincement d’une multitude de rouages se fit entendre dans l’air. Le bruit continua pendant cinq secondes avant de cesser brutalement. Gatz ouvrit les yeux juste à temps pour voir le Seigneur Juge s’était jeté en arrière, éberlué de voir que la statue qui vacillait encore vers l’avant venait de s’arrêter juste à l’extérieur des rideaux et semblait comme gelée au milieu d’un pas. Après avoir ordonné aux serviteurs de fermer les yeux, il pria à nouveau le Seigneur Juge de faire de même. Gatz ferma lui aussi les siens et le mécanisme d’horlogerie se fit de nouveau entendre dans la salle pendant une bonne quinzaine de secondes avant que le cri perçant du Seigneur Juge ne se fasse entendre. Gatz ouvrit les yeux et vit exactement ce à quoi il s’attendait – la statue se tenait directement devant le Seigneur Juge, les bras tendus posés juste contre son cou.

La performance fut réitérée un certain nombre de fois avec des combinaisons différentes, jusqu’à ce que le Seigneur Juge décrète qu’il en avait vu assez. "Le mécanisme de cette composition nous échappe," dit-il. "Il se meut tel un homme, mais seulement quand personne ne le regarde. Comment fonctionne-t-il ?"

"Le mécanisme ambulatoire principal, comme vous vous en doutez certainement, est composé de rouages d’horlogerie," répondit Gatz. "J’y ai également inclus plusieurs mécanismes électronique – en partie charognés jusque dans la Vallée de l’Esprit et du Fer, en partie conçus par mes soins grâce aux textes interdits que j’ai étudié dans ma jeunesse. Dans le crâne de l’engin se trouve un ancien appareil que l’on appelle un "détecteur de mouvement", capable de percevoir le geste le plus subtil d’un observateur humain et d’activer le mécanisme lorsque personne ne le regarde."

"Nous voyons," répondit le Seigneur Juge. "Supposons que nous n’ayons point ouvert les yeux, qu’aurait-il fait après avoir touché notre cou ?"

"Le démon à partir duquel il a été façonné est omnicide monseigneur. Il tue ses victimes en leur brisant la nuque et est capable de parcourir la distance entre les rideaux et l’endroit où vous vous tenez en moins d’une seconde." Le Seigneur Juge, pourtant d’un naturel stoïque, sembla tressaillir à cette révélation. "L’Homme peint ne possède pour l’instant ni la vitesse ni les fonctions motrices pour être aussi mortel que son homonyme. En tant que simple apprenti, je n’ai pas les ressources pour parfaire ces propriétés, mais si l’on m’honorait du titre de membre, je pourrais certainement améliorer son état actuel."

"Nous voyons," répondit le Seigneur Juge. "Nous sommes prêts à rendre notre verdict."

Gatz inspira profondément et déglutit. Le moment de vérité était arrivé – il était temps pour lui de proclamer les Cinq Mots et de recevoir le jugement qui déterminerait si l’œuvre de sa vie se réaliserait ou serait réduite à néant. "Monseigneur," dit-il en se redressant fièrement, bombant le torse et réaffirmant sa voix, "Et maintenant on est cool ?"

Le Seigneur Juge sourit. "Nous le sommes," répliqua-t-il.

"Merci monseigneur," répondit Gatz.

"Notre secrétaire vous rédigera notre lettre de recommandation dans la matinée. Vous pourrez vous en retourner avec à Baytown où vous vous présenterez devant votre Maître pour l’informer que vous êtes désormais apte à siéger en tant que Sculpteur de ce chapitre. Veuillez emporter l’Homme Peint avec vous – nous serons fort aise de constater les améliorations que vous souhaitez lui apporter. Le héraut vous pourvoira un logis pour la nuit – vous pourrez, à votre convenance, étudier notre collection et vaquer à votre guise dans les bâtiments. Cependant, nous vous prions d’éviter le lac," dit le Seigneur Juge en souriant. "Il n’y a aucun requin dedans pour l’instant."

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License