La grande vente de pâtisseries du Site-87

Sloth Pit, Wisconsin
Été 1992

"Je suis désolé, mais quoi."

C’était la réaction presque universelle au fait que le Site-87 avait été sous-financé d’exactement cinq mille quatre cent vingt-et-un dollars et quatre-vingt-douze centimes, et ce déficit augmentait de jour en jour. Il s’était avéré que les protections des comptes et des actifs avaient échoués à localiser une famille entière de crimataphages - des mangeurs d’argent - qui avaient été nourris à l’aide des liquidités gardant le Site 87 à flot. Ils étaient parvenus à se débarrasser de la plupart d’entre eux avec des actifs toxiques dans le marché immobilier, mais quelques personnes s’étaient rendues compte qu’ils étaient un gouffre dans le budget dédié au confinement.

Trois membres de l’équipe administrative du Site-87 en furent donc venus à être enfermés dans une salle de conférence. Le premier était la directrice Nina Weiss, qui venait tout juste de développer une mèche entière de cheveux gris à cause du stress de ses trois premières années en tant que directrice, ce qui lui faisait ressembler selon certaines recrues les plus récentes à un personnage "annie may" ; un truc japonais.

Avec elle se trouvait le Docteur Tyler Bailey, chef du département des Affaires Multi-Universelles, et essentiellement son bras droit. Un homme à l’air timide et passif qui avait un meilleur sens de l’humour que la plupart des sitcoms. Une poche de son manteau contenait toujours une flasque de scotch, une autre son portefeuille avec une photo de ses triplés.

Dans la salle était également présent le chef des finances, Jérôme Brisby, un homme plus petit qui avait un sens de l’humour similaire à celui d’un catholique qui aurait été forcé de parler au roi d‘Angleterre en l’an de grâce 1529. Il avait une expression sur son visage qu’il serait préférable de décrire par une phrase qui ne serait pas inventée avant vingt ans : "Là, tout de suite, j’en ai putain de marre."

Et il y avait, évidemment, le représentant venu du Site-19 ; en tant que centre administratif lorsqu’il s’agissait de budgéter, ils avaient quelque chose à dire sur cette mini-crise. Francis Wojciechoski s’assit dans un coin, tripotant un flacon de médicaments. Il n’avait rien à voir avec les finances, et agissait essentiellement comme agent de liaison entre 87 et le directeur Bright à 19.

"Comment va Jack, au fait ?" tenta Bailey dans une tentative de faire la conversation.

"En train d’essayer d’empêcher les rumeurs sur les absurdités en cours à 19 de s’étendre. Franchement, il suffit qu'un chercheur fusionne accidentellement avec son chien, et les gens se mettent à raconter n'importe quoi." Il essaya de tourner le bouchon du flacon, et regarda la bouteille entière s’envoler de ses mains. "Mince."

Weiss ramassa la bouteille après qu’elle ait atterri à ses pieds, et fronça les sourcils à la vue du nom du médicament inscrit dessus : elle le reconnut immédiatement. Elle avait aidé à le développer lorsqu’elle était en pharmacologie. C’était une formule classifiée, et la pharmacie auprès de laquelle il l’avait obtenue n’avait pas pris la peine de censurer ou de cacher le nom. Elle soupira, et marcha vers Francis, défaisant le bouchon et lui tendant la bouteille. "Avez-vous besoin d’eau ?"

"J’en ai un peu", dit-il en sortant une bouteille d’eau de sous sa chaise, là où il n’y en avait pourtant pas un moment plus tôt. "Merci."

Weiss regarda cette assemblée. "Brisby, on est à combien dans le rouge ?"

"À ce rythme, ça va approcher les vingt mille dollars à la fin de la semaine. On a besoin de quelques rentrées supplémentaires pour contrer ça."

"On a quelques équipements de laboratoire en rab qu’on pourrait refiler à l’école du quartier—", commença Bailey.

Brisby s’éclaircit la gorge, un bruit qui sonnait comme s’il venait d’un crapaud malade. "Ils n’ont plus de labo de chimie ni à Sloth Memorial ni à Sloth Senior. Tu te souviens ?"

"C’est vrai, le bec bunsen continue d’être hanté. On a pas de nouvelles de l’Initiative Horizon, voir si on peut avoir un exorciste ici ?"

"Non", soupira Weiss en retournant s’asseoir sur sa chaise. "On pourrait simplement avoir à réduire le salaire de l’équipe jusqu’à pouvoir éliminer tous les crimataphages. C’est moche, et ils ne vont pas aimer, mais ça doit être fait."

Brisby prit une calculatrice mécanique et la chargea d’un ruban de papier. "Le Site-87 a actuellement… 421 employés, sans compter les civils de classe E employés aux étages supérieurs du complexe… Les spécialistes en confinement reçoivent un salaire de…" Il retira un long ruban de nombres qui ne pouvaient intéresser que les gens qui mangeaient du pain blanc avec une seule trace de beurre, buvaient du café noir absolument sans lait, et rigolaient en lisant Garfield.

Bientôt, il arriva à une conclusion. "Financièrement, je suis d’accord pour dire que c’est l’action la plus sûre à prendre. Pragmatique, mais moche. Wojciechoski, vous pouvez voir ce que vos supérieurs en pensent ?"

Les trois tournèrent la tête, et virent que Francis Wojciechoski avait disparu. "…Où est-il allé ?" demanda Bailey. "Directeur, c’était quoi ce médicament qu’il avait ?"

"…Un antipsychotique hybride avec supplément rétroviral conçu pour contrer et supprimer les anomalies inhérentes aux entités Type-Vert. Après ingestion, les symptômes ont une possibilité de se manifester." Elle prit sa tête entre ses mains. "Nom de Dieu."

Brisby et Bailey avaient tous les deux l’air horrifiés. "Vous voulez me dire que 19 emploie des plieurs de réalité ?" dit Brisby.

"Oui."

Les mains de Bailey et de Brisby atteignirent leurs fronts simultanément, accompagnées d’un slap violent qui aurait fait se demander à un chercheur passant près de la pièce s’il avait laissé tomber quelque chose derrière lui.

"…Combien de rumeurs sur 19 sont vraies ?" grogna Bailey.

"Je ne suis même pas autorisée à savoir ça. Allez, soupira-t-elle en se levant, on doit signaler à Sigma-10 de le contenir avant qu’il ne fasse quelque chose de vraiment stupide."

"Comme quoi ?"


Pendant ce temps, à l’extérieur du site, un homme dont le nom ne pouvait être prononcé qu’au moyen d’une série de notes de musiques avait fait s’incarner un panneau dans la réalité.

PREMIÈRE (ET ON L'ESPÈRE SEULE)

VENTE ANNUELLE DE GÂTEAUX DE S & C PLASTICS

ON NE PEUT PLUS NOURRIR NOS PROPRES EMPLOYÉS.

ON VOUS NOURRIT POUR QUE VOUS NOUS NOURRISSIEZ.

Avec le panneau, il avait invoqué une douzaine de plats de différents types de brownies, cookies, cookie-brownie, gâteaux, cupcakes, cupcakes miniatures, cupcakes miniatures à l’intérieur de cupcakes, danoises, et salades de pommes de terre. Il ne savait pas d’où venait la salade de pommes de terre ; elle semblait toujours se montrer à une vente de pâtisserie, même si personne n’en voulait. Tout ce dont il avait besoin maintenant, c'était-

"FRANCIS!"

"Tout de suite", dit-il avec un large sourire, en se tournant pour faire face à une Nina Weiss qui avait déboulé hors du Site, sur le pied de guerre, flanquée de tous les côtés par des membres de Sigma-10 en équipement tactique. Il remarqua également une demi-douzaine de snipers apparus sur les toits autour du Site, et sentit les lasers sur sa peau. Il se contenta de hausser les épaules, et tous les fusils s’enrayèrent en même temps. "Ah, bonjour directeur. Essayez les cookies-brownies."

L’œil de Nina se contracta. Elle avait réquisitionné des appareils de Scranton pour cette exacte raison ou à peu près, littéralement. Mais cet ordre avait été repoussé durant presque un an maintenant, et ils avaient désormais un foutu Type-Vert qui essayait de vendre quelque chose d’aussi abominable que des cookies-brownies. C’était un péché digne d’une grande enseigne de pizzerias. "A quoi pensiez-vous ?!"

"J’essaie d’aider ! Le complexe est dans le rouge, alors je tiens une vente de gâteaux."

"On est une ONG scientifique d’ordre mondial, pas l’association de parents d’élèves de Sandusky dans l’Ohio ! Ça pourrait constituer une brèche massive de confidentiali-"

"Directeur", dit-il en joignant les mains et en soupirant. "C’est un nexus. Plus encore, c’est Sloth Pit. C’est le troisième nexus le plus actif aux Etats-Unis, juste derrière Daleport et Roadkill County, dans l’Oregon. Pensez-vous que des gens vont se poser des questions ? Maintenant. Prenez. Un. Brownie."

"Wojciechoski, vous êtes une menace pour le Site, et là, tout de suite, je vous fais presque autant confiance qu’à un gouverneur qui poserait son veto à un amendement soignant le cancer. Je-" Elle cligna des yeux, et mâcha ce qui était soudainement apparu dans sa bouche, avant de le cracher. "Est-ce que vous venez de téléporter un brownie à l’intérieur de ma bouche ?"

"Il m’a fait ça à moi aussi", dit Bailley en manquant de s’étouffer et en s’appuyant à l’une des tables pour cracher. "Brisby, je jure devant Dieu-"

"La première chose que je fais une fois ce problème résolu, c’est voir où en est l’ordre de réquisition de l’appareil de Scranton", assura Brisby en crachant sa propre portion. "Putain." Il fit un bruit avec ses lèvres et fronça les sourcils. "…Est-ce que c’est des pépites de chocolat ?"

"Oui, et vous me devez tous cinq dollars." Francis - ou quelque chose qui lui ressemblait beaucoup - afficha un rictus et ouvrit sa main. "Soyez pas pingres. C’est pour le bien du Site, après tout."

"On ne vous donnera pas un radis", grogna Tyler alors qu’il sortait son portefeuille et déposait quinze dollars dans la main de Francis. "Mais qu’est-ce-que - hé !"

"Wojciechoski", dit Weiss en s’avançant en face de lui et en fouillant sa poche à la recherche de monnaie, "mettez-vous au sol immédiatement, ou je vous mettrai personnellement une balle dans votre crâne." Alors qu’elle finissait sa phrase, chaque membre de Sigma-10 pointa son fusil droit vers la tête de Wojciechoski.

"Devant tous ces gens ?"

"Tout ces quoi -" Les yeux de Weiss s’agrandirent alors qu’elle regardait autour d’elle, et réalisa qu’un bon dixième de la ville était soudainement apparu là, et parcourait toutes les sucreries des yeux, à l’exception de la salade de pommes de terre. Personne n’aimait les salades de pomme de terre proposées dans les ventes de gâteau. "Baissez vos armes. Baissez vos armes !"

Tous les membres de la force mobile baissèrent leurs armes. Hors de question de risquer de tuer un citadin.

"Calmez-vous, ils sont venus ici de leur plein gré." Wojciechoski roula des yeux, soudain dissimulés par un chapeau à large bord. "Je ne suis pas un monstre. Et toute la nourriture ici est non-anormale."

Weiss inhala bruyamment par le nez, et sa respiration s’échappa de ses narines comme quelque chose qui ne pouvait être décrit que comme un cri étouffé. "…Si jamais j’entends un seul cas de n’importe quelle sorte de grippe intestinale ou quoi que ce soit de ce genre-"

"J’ai des balles renforcées au beryllium dans mes bagages." Il tapota son chapeau, et fit tournoyer un ukulélé dans sa main. "Vous êtes chaud pour un peu de spectacle ?" La question était rhétorique, et il était déjà en train de s’éloigner.

"Qu-Je-". Un membre de l’escouade— elle croyait se souvenir que nom était Ewell, Nick Ewell— la fixa. "Vous allez vraiment le laisser partir comme ça ?!"

"Il pourrait littéralement nous propulser à la semaine dernière. On a pas vraiment le choix." Weiss soupira, visiblement découragée. "Espérons seulement qu’il n’embarque pas quelqu’un de plus bizarre que lui hors d’ici."

Brisby hocha la tête, avant que ses yeux ne s’écarquillent à la vue de quelque chose au-delà de l’épaule de Weiss. "Est-ce qu’un chat géant à quatre yeux est un bon candidat ?"

"…Je ne pense pas qu’ils aient six pattes", soupira Bailey. "Ni qu’ils puissent tenir de micro".

Weiss sentit ses cheveux se détacher de son crâne alors qu’elle les tirait. "Mon Dieu, le Conseil va avoir ma peau. J’espère que leur médicament va agir vite."


Alors que le chat chantait les dernières notes de Friday, I’m In Love, par The Cure, Bailey était en train d’offrir un peu de sa flasque à Weiss. "Tenez," dit-il. "Vous allez en avoir besoin."

"Vous travaillez en état d'ébriété ?" le sermonna Brisby. "Vous réalisez que ça peut vous valoir une élimination ?"

"Il a raison", affirma Weiss en regardant la scène, la tête penchée sur le côté alors que le chat commençait une chanson de "R.E.O. Speedwagon". Le plieur de réalité l’accompagnait au ukulélé. "Buvez sur votre temps libre."

"C’est du soda au gingembre," dit Bailey en levant les yeux au ciel. "Je sais que j’ai un peu mal à l’estomac, et c’est soit ça soit du bicarbonate de soude mélangé avec de l’eau pour régler le problème."

Weiss lui arracha brusquement la flasque des mains et l’avala d’une traite. Le goût fort qu’elle pouvait sentir à travers son nez lui confirma que c’était bien du soda au gingembre. Elle la rendit en s’essuyant la bouche. "C’est bizarre."

"Je sais."

"Je vais appeler 19 et voir s’ils pigent quoi que ce soit en dehors de—"

"Voici un téléphone !"

Les trois professionnels sautèrent en arrière lorsque Francis- ou plutôt, la chose qui lui ressemblait- apparut en leur offrant un téléphone rouge, avec un fil qui semblait se finir sous le capot d’une voiture. "N’hésitez pas à appeler 19."

Weiss, peu sûre, prit le téléphone et commença à composer le numéro tout en plaçant le téléphone sur une table à côté d’un plateau de strudels. Elle commença à parler avec le directeur Bright, pendant que Brisby se contentait de le regarder avec curiosité. "Donc, toussota-t-il, les plieurs de réalité peuvent être traités avec des médicaments ?"

"Et comment !" dit l’homme avec un ukulélé en souriant de toutes ses dents. "C’est un composé de fluorine, d’oxygène, de carbone, et d’un peu de selenium. Votre cher directeur a aidé à le développer. Oh, prenez un strudel."

Brisby cracha instinctivement, pensant qu’il téléporterait une autre pâtisserie dans sa bouche, avant d’en voir une lui être présentée dans la main droite ridée de l’homme. Il fronça les sourcils et pencha la tête. "Huh. C’est un strudel à quoi, encore ?"

"Cannelle," dit-il. "Ça fera trois balles."

"Je ne l’ai même pas mangé." Brisby fronça les sourcils alors qu’il mordait dans le strudel. Il avala, et ses yeux s’écarquillèrent. "C’est plutôt bon. Mais vous pouvez nous foutre la paix avec ça ?"

"Oh, quel mal y a-t-il avec un petit peu de contrôle mental ? De plus, si ça a bon goût, ça a bon goût." Il tint trois dollars entre ses doigts. "Voyons…" Il sortit une calculatrice de sous son chapeau, et commença à taper sur les touches. "Vous aviez dit que le déficit était de combien ?"

"Ca va s’approcher des 20 000 dollars à la fin de la semaine"

"Eh bien, jusque-là, on a presque fait 10 000."

Brisby cracha pour de vrai le strudel de surprise. "Quoi."

"Yep."

"Cette vente n’a commencé qu’il y a une heure ! Comment vous avez pu vous faire 10 000 dollars pendant cette période ?"

"Dollars ?" Son nez se fronça. "Je parle en terme de yens. Ça ne fait qu’environ quatre-vingt dix balles, mais les petits ruisseaux font les grandes rivières, pas vrai ?"

Brisby se contenta de lui jeter un regard mystifié. "Vous êtes dingue."

"Je suis un putain de plieur de réalité ! Bien sûr que je suis dingue !" Le sourire qu’il afficha fit le tour de sa tête, et il ouvrit la bouche pour rire, ce qui déplaça le haut de son crâne en direction de sa nuque. "Oh calmez vous. Personne ne va être blessé. Sauf peut-être la salade de pommes de terre." Il se pencha et murmura comme le ferait un complotiste en discutant de si Lee Harvey Oswald était secrètement un homme lézard qui aurait joué Neil Armstrong lors du faux atterrissage sur la Lune ou non. "Il y a une raison pour laquelle personne n’en mange."

"Qui est…?"

Ils furent interrompus par le choc sur le combiné et un regard perçant de Weiss. "Je viens juste de parler au directeur Bright. Vous devrez retourner faire votre rapport au Site-19 dès que votre médicament fera effet. Il a approuvé une injection par intraveineuse si le besoin se fait sentir."

L’homme fit vibrer une corde d’ukulélé et roula des yeux. "Booooon. Essayez d’aider la communauté, et voilà comment on vous remercie ? Public difficile. Je parlais de quoi ?"

"La salade de pommes de terre", l’interrompit Bailey. Il lui donnait vingt dollars tout en mâchant un plat de brownies. Brisby et Weiss le fixèrent des yeux. "Quoi ? Ils sont bons."

"Ha, oui ! Alors, vous voyez—"

"Hey, Alto !" héla le chat à quatre yeux d’un doux baryton. "Reviens par là, j’ai besoin d’accompagnement pour ma chanson, tu sais !"

"J’arrive !" Il sourit d’un air narquois aux trois scientifiques. "Désolé, le devoir m’appelle." C’est ainsi qu’il s’envola vers le chat géant quadriocculaire et commença à gratter une interprétation de Somewhere over the Rainbow.

"Appelez la sécurité", dit Weiss en grimaçant, l’un de ses yeux déformé par une inquiétude grandissante. "Dites-leur de mettre la salade de pommes de terre en quarantaine."


La salade de pommes de terre fut placée dans la seule cellule agréée Keter au Site-87, et toute l’équipe se sentait comme les dindons de la farce.

Francis— non, Clef poussait la chansonnette et vendait des brownies, pendant que leur argent était littéralement aspiré par des créatures anormales. Et pendant tout ce temps, la salade de pommes de terre avait une odeur de plus en plus âcre.

Weiss, Bailey et Brisby étaient tous partis dans la cellule voir à travers une vitre suffisamment forte pour tenir face à une explosion atomique, si ce n’est à sa chaleur. A l’intérieur, un Classe-D faisait son chemin vers la salade de pomme de terre et semblait perplexe tout du long.

"Vous voulez que je quoi ?"

"Prenez un échantillon de la salade", expliqua un chercheur à travers l’interphone. "Mangez-en juste une bouchée ou deux."

"…Dac’." Le Classe-D traversa la cellule et prit une fourchette en plastique, notant qu’il pourrait en faire un surin si l’envie lui prenait de s’évader. Il ne le ferait probablement pas ; il aimait la salade de pommes de terre. Il pourrait même la manger en entier, surtout s’il y avait du fromage, comme cela semblait être le cas.

Il planta la fourchette dedans.

L’amena à sa bouche.

Mâcha trois fois.

Et la recracha. "Putain, c’est quoi ça ?"

"Qu’est-ce qui ne va pas ?" demanda l’interphone.

"C’est pas de la salade de pommes de terre, ça a une espèce de gibier à l’intérieur !" Il regarda ce qu’il venait de cracher et y vit de la viande rouge - pas naturellement rouge, elle semblait avoir été traitée. Il préleva une autre bouchée et la renifla. "Je crois que c’est du faisan. Ouais, c’est - vous me prenez pour un faisan. Très drôle, les gars. Bizuter le condamné. Je peux y aller maintenant ?"

Avant que la phrase ne soit terminée, l’ensemble de Sigma-10 était posté devant les portes principales du site. Weiss sortit son propre revolver à crosse nacrée et y chargea une unique balle renforcée au béryllium.

Sigma-10 se précipita hors du site, entourant Clef, les invités de la vente de gâteaux au complet, une large pile de monnaie, et au moins une douzaine de crimataphages morts. De géants et bulbeux organismes qui ressemblaient à des sacs en toile, dénués d’intelligence mais pas de volonté. Ils semblaient tous avoir été déchiquetés par un chat géant, lequel était en train d’étriper l’un d’entre eux et regardait les dollars en billets et en valeurs boursières en jaillir comme du sang d’un poisson éventré.

"Je suis désolée, mais quoi." Weiss s’avança devant la force d’intervention. "CLEF !"

D’une note d’ukulélé, il se matérialisa subitement à côté d’elle, souriant largement. "Il fallait que je vous distraie d’une manière ou d’une autre. Je pouvais pas laisser les crimataphages manger votre retraite." Il porta son regard vers la pile de crimataphages qui avaient laissé s’échapper leur contenu, et le chat géant à quatre yeux qui cligna des yeux (ou fit un clin d’œil ?) et s’enfuit vers Blasted Woods. "Ça devrait tout couvrir".

Tyler Bailey se massa les tempes. "…Dites-nous que c’était votre plan depuis le début, s’il vous plaît."

"D'accord !" Clef se tourna vers le Dr Bailey et regarda Jerome Brisby, en chuchotant très fort et d’un ton conspirateur, "c’était mon plan depuis le début. Ne le dites pas à Bailey."

Weiss, pour sa part, sortit une seringue de sa poche, attrapa Clef par les épaules, et planta l’aiguille dans la veine la plus large qu’elle pouvait trouver. Le piston s’abaissa, et la drogue restauratrice de réalité entra dans son flux sanguin.

Francis Wojciechoski lâcha son ukulélé en se frottant les épaules et le cou. "…Pouviez pas faire ça plus tôt ?"

Nina Weiss se contenta de tirer sur ses cheveux et y trouva un nouveau cheveu blanc. Bientôt, ils iraient parfaitement avec les yeux de son ex-mari. "Contentez-vous de retourner à 19, Wojciechoski. S’il vous plaît. Avant qu’il n’y ait un autre incident."

"Je vous jure que je ne m’attendais pas à ce que ça arrive." Il s’avachit et enleva le chapeau qui avait été placé sur sa tête. "Je vais juste…Je prendrai mes médicaments plus fréquemment à partir de maintenant, c’est juré."

"Ouais, bien sûr. Bien." Weiss se massa les tempes. "Merci pour votre travail, mais…"

"Mais quoi ?" Il fronça les sourcils. "Qu’est-ce que j’ai vraiment fait ? J’essayais de m’amuser un peu ? Juste parce que je suis moi, vous vous attendez au pire, que je vais brûler le Site, ou raser la ville de la carte. Si quelqu’un de votre équipe avait cette idée, vous en ririez. Mais seulement parce qu’il s’avère que je suis un Type-Vert suivant sa prescription, vous vous attendez au pire."

Il hocha la tête et soupira. "Enfin, qu’importe. Je vais juste…retourner à 19, je suppose. Faites ce que vous voulez avec la nourriture." Il fit son chemin vers une voiture l’attendant au parking. "Les recettes sont sur des feuilles à côté des plats."

Alors que la voiture de Wojciechoski commençait à l’éloigner, Brisby se tint là, mystifié. "…Est-ce qu’on vient pas de se faire engueuler par Alto Clef ?"

"Ca me fait me sentir un peu mal pour lui." Bailey fronça les sourcils, alors que les membres de la force d’intervention retournaient à l’intérieur du bâtiment. "Il ira probablement très bien."

"Y’a une conférence à Wichita en septembre. Un séminaire de perfectionnement." Weiss se dirigea vers l’intérieur du Site. "J’essaierai de lui parler. Ses séminaires de plieur de réalité sont étonnamment divertissants."


Vingt-trois ans plus tard…

Nina Weiss ne voulait rien d’autre qu’un peu de temps pour elle-même. Elle était retournée à Baltimore pour une nuit tranquille, et avait décidé de faire ce qui était habituellement réservé aux étudiants et aux mères surchargées : commander chez Domino's.

On frappa à la porte et elle regarda à l’extérieur, évita toute discussion inutile avec la pimpante livreuse, paya en lui laissant un pourboire, et s’isola à l’intérieur. Elle fronça les sourcils et réalisa qu’elle avait commandée une pizza, mais qu’il y avait deux boîtes. Elle ouvrit la plus petite et y trouva, coincée dans le rabat, une note au feutre indélébile :

Nina-

LA REVANCHE EST MIENNE ! (RIRE DIABOLIQUE)

-Clef

Nina regarda à l‘intérieur de la boîte, et y vit un hybride de cookie au chocolat avec un brownie à l’intérieur. Un péché digne d’une grande enseigne de pizzerias.

En dépit de toutes les apparences, il allait bien avec la pizza au fromage.

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