La Fin

Les deux silhouettes se rencontrèrent là où elles le faisaient toujours, près des canapés. Chacune semblait vaciller, leurs contours s’effaçant et se troublant. Comme toujours, la plus petite entama la discussion.

"Je te salue, Myala, Roi des Épées, Esprit de Bravoure, Dieu du Guerrier !" Sa voix était tremblotante et indistincte. "Puisse ta bénédiction toujours nous recouvrir, comme le sang des mauvais tombe sur ton autel ! Nous demandons un peu de ta force afin que nous puissions accomplir ton œuvre."

Les contours du plus grand des deux se précisèrent. Il était maintenant devenu une créature dotée de quatre bras, chacun d’entre eux tenant une épée corrodée et émoussée. Cinq paires d’yeux, autrefois chargés d’une furie incandescente, étaient à présent mi-closes. Il afficha un sourire fatigué à travers une bouche aux défenses usées, chacun de ses bras se levant afin de saluer sa partenaire.

"Je te salue, Alik, Maîtresse du Hasard, Capricieuse Main du Destin, Déesse des Sorts ! Nous te conjurons ce jour de te montrer favorable à notre égard. Garde la main de ta colère divine loin de nos têtes, laisse-la plutôt tomber sur celles de nos ennemis. Pour cela, nous t’offrons la première pièce gagnée au jeu de hasard !"

La plus petite poussa un soupir en sentant son existence se renforcer. Sa parure soyeuse était effilochée, et ses couleurs autrefois éclatantes s’étaient depuis longtemps estompées en de pâles copies. Elle rit en rajustant sa couronne ternie.

"Y a-t-il encore des jeux de hasard ?" demanda-t-elle, sa voix s’étant éclaircie.

Myla soupira. "Je ne pense pas. Il ne reste plus grand-chose qui relève du hasard. Je pense qu'ils se contentent de mesurer les variables et de donner ou de prendre de l'argent. Si ça peut te rassurer, ce que j'ai ressenti de plus proche d'une guerre, c'est deux enfants qui se sont giflés l'autre jour."

Alik laissa échapper un rire. "Quand même, c'est mieux que ce chat. Je ne pense pas qu'il y ait eu quelque chose pour lui depuis au moins un siècle. Où est-il, d'ailleurs ?"

Myla resta silencieux. Ses dix yeux fixaient le sol.

"Oh."

"Ouais. Maintenant c’est juste toi et moi, je suppose."

"Je… je suppose que oui."

"…"

"Combien de temps penses-tu que nous puissions continuer ainsi ?"

"Juste nous deux ? Je ne pense même pas que ça fonctionnera à deux."

"Eh bien, pour ce que ça vaut, tu as toujours été l'un de mes préférés. Je ne vois personne d'autre avec qui je préférerais être à la fin."

Les deux dieux morts s’enlacèrent pour la dernière fois. Tout autour d’eux, l'activité de la Bibliothèque se poursuivit sans coup férir.


Personne ne savait exactement quand cela s'était produit.

Ça ne s’était pas passé comme dans les innombrables autres histoires. Il n’y avait pas eu de dragon tué, pas de seigneur de guerre vaincu, même pas de démon dupé. Il n’y avait eu qu’un effilochage progressif. Finalement, cela disparut.

Pendant d'innombrables siècles, la Science et la Rationalité étaient les deux piliers de la compréhension humaine. L’humanité avait colonisé des étoiles lointaines, cartographiant chaque nouveau monde, rencontrant de nouvelles espèces, aucune intelligente.

D'immenses banques de statistiques expliquèrent les détours de l’Histoire bien mieux que toutes les anciennes théories romantiques sur les grands hommes ou les gens du peuple. La nature de presque l’intégralité du monde physique, jusqu’à la plus petite particule subatomique, fut expliquée. La connaissance se répandit à toute vitesse à travers des millions de mondes, chassant l’ignorance et rassemblant l’univers en une seule communauté soudée.

Les aires du cerveau associées à la pensée de groupe nocive et au tribalisme s'atrophièrent, pour finalement disparaître complètement.

Cela faisait plusieurs siècles que la Théorie Unifiée des Anomalies avait été présentée. Par la suite, la théorie fut affinée afin d’expliquer les quelques anomalies qui avaient échappé à son emprise initiale. Les récits des explorateurs devinrent plus prosaïques, décrivant de nouveaux dépôts de potassium et la taille des lunes. Il n’y avait plus d’inconnu possible ; la Science avait tout expliqué. Ce n’était plus un modèle de la réalité, elle était la réalité, comprise parfaitement et sans crainte par chaque être humain.

Avec le temps, les pages des histoires se sont fanées. Les mots étaient tous là, mais il n’y avait plus rien pour les supporter. Ils restaient sur les pages, secs et sans vie, comme le trophée d’un chasseur. L’intérêt pour la compréhension des récits, qui n'avait jamais été très élevé, avait presqu'entièrement disparu.

Les spécialistes s’interrogèrent sur les manuscrits pendant des millénaires. Qu’est-ce qui, dans ces mots, avait conduit à tant de colère et d’agitation ? Il s'agissait de choses qui n'étaient tout simplement pas, et ne pouvaient pas être. Des hypothèses furent émises dans d'obscures revues académiques pendant des siècles, et de nombreuses chaires confortables et sans histoire furent bâties sur la question de la "peur".


Gilgali, le Tigre aux Yeux Lanternes, marchait pesamment le long des îles de la Bibliothèque. Sa respiration s’alourdissait alors qu’il titubait à travers le vaste monument avec ses chaînes. De sa bouche tombante pendait une longue langue violette. Il devait les trouver, il devait faire en sorte qu'ils croient en lui…

Il chuta sur le flanc, ne produisant qu’un léger bruissement. Il tenta de se relever.

Il était le Roi, pensa-t-il. Dieu de l’Humanité, au-dessus des dieux. Il était ce dont avaient besoin les dieux.

Sa silhouette était devenue indistincte, désormais, et ses couleurs commençaient à s’estomper. Mais, pensa-t-il, les dieux étaient morts.

Non, il se relèverait, pensait-il.

Son souffle devenait plus lent, désormais, et ses flancs se soulevaient à chaque râle.

Quelque part, d’une manière ou d’une autre, il trouverait une prise et modifierait quelque chose. Il déclencherait une cascade, qui plongerait l’univers dans une éternité de ténèbres.

Ses pattes floues s’agitaient faiblement dans les airs.

Il allait… Il allait…

Ce n'était plus qu'une poche d'air légèrement décolorée.

Il allait…

Et ce fut tout. Il disparut.

Tout autour de l'endroit où il se trouvait, l'activité de la Bibliothèque se poursuivit sans coup férir.

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