Ces Pins Tortueux » Le Gamin Analogique
L’air le long de la rivière était empli d’une chaude brume de douce pluie.
Myra Rider se faufila au travers de la foule de gens — à peine réduite en raison du temps — qui trainassait en attendant de voir l’USS Blueback. Non loin, elle pouvait voir le trafic intense de l’Interstate 5 s’écouler sur les deux ponts du Marquam Bridge. Plus loin, en partie obscurcies par la bruine grise, se trouvaient les arches du Hawthorne Bridge. Si elle se concentrait et éclaircissait sa vision, elle pouvait à peine voir le flot de cyclistes se hâter dessus.
"— Mais les voies neuronales n’existent tout simplement pas," disait Alexis Norwood. L’autre cyborg fit un geste de sa main gantée à une projection virtuelle d’un système nerveux humain, qui n'était visible qu'à elles seulement. Occasionnellement, quelqu’un marchait directement au travers, faisant voler en éclat l’illusion de réalité augmentée.
"Et pourquoi ne pas réaffecter certains déjà existant ?" demanda Myra. Elle appuya sur une section du cerveau illusoire, la faisant briller. "Ce n’est pas comme si on avait besoin d’un contrôle de sourcil indépendant."
Alexis secoua la tête. "Il y n’y a pas suffisamment de parcours libres pour le permettre. Pas sans recourir au Morse ou à l’ASCII."
Les deux contournèrent un troupeau de touristes guidés vers le sous-marin, puis poursuivirent vers l’arrière du bâtiment de l’OMSI.
"Ce qui est un problème parce que… ?"
"Parce que de cette manière, on perd tout avantage possible en vitesse ou en précision qui aurait été gagné grâce à une interface directe."
"Certes." Elles s’arrêtèrent face à une porte réservée aux employés. "Et si on abandonnait les commandes manuelles ?"
"C'est à dire ?"
Myra ouvrit la porte et d’un geste indiqua à Alexis d’entrer. "Ne pense pas à l’interface. Fais une traduction en temps réel de la pensée vers le langage, et ensuite met un agent logiciel pour interpréter ça en instructions."
"C’est impossible". Elle fit une pause, puis ajouta, "du moins, avec notre technologie actuelle."
"N’est-ce pas pour cela que nous avons rendez-vous avec Conrad ?"
Alexis hocha la tête doucement, lui accordant ce point. Elle révoqua la projection virtuelle d’un mouvement de la main décontracté.
Elles s’arrêtèrent à nouveau quand elles arrivèrent à un cul-de-sac dans le corridor de maintenance.
"Tu as la clef ?" demanda Myra.
"Bien sûr," dit Alexis. Elle mit la main dans sa poche et en récupéra un petit fil de fer rose. Tenant avec précaution la délicate babiole entre son pouce et son index, elle l’introduisit doucement dans une encoche correspondant sur le mur de briques. Puis, du ton monocorde de quelqu’un récitant par cœur, elle dit, "Gardez Portland Bizarre".
Immédiatement, le fil à fleur commença à briller. Des étincelles se répandirent à partir d’elles vers le mur, et la façade de briques s’effondra en arrière pour révéler une barrière de vignes piquantes, qui à leur tour commencèrent à battre en retraite face au rose brillant, formant un tunnel couvert d’épines vers un autre monde.
"Après toi," dit Alexis, mettant la clef dans sa poche.
Les deux femmes s’engouffrèrent dans le tunnel en direction de Trois Portlands.
Trois Portlands était, paradoxalement, à la fois le produit de la créativité humaine et de son manque de créativité. Trois lieux, chacun nommé d’après le suivant en retour, chacun possédant son propre caractère et sa propre histoire, tous fortement similaires dans leur singularité. La fusion résultante et le chevauchement des dimensions de poche des villes adjacentes donnaient lieu à son propre type d’éclectisme, différent des Portlands individuels.
L’air dans Trois Portlands était empli d’une senteur de sel et de pins. Des foules de gens emplissaient les rues — des anartistes achetant des fournitures, des parahumains discutant autour d’un café, des représentants de la Manne sollicitant des dons — partout où elle regardait, Myra Rider pouvait voir l’effervescence du monde anormal. Au loin, surplombant la ville, se trouvait la forme nébuleuse de l’Observatoire de Portland.
Elles prirent une rue transversale — dépassant ce qui était soit une performance artistique d’un affrontement entre un sorcier et un robot laser, soit un véritable affrontement — et plongèrent dans un café proche — qui se présentait avec fierté comme "Pas un autre putain de Starbucks à l’est. Eh oui" — où elles s’assirent au coin d'une table pour attendre.
Peu de temps après, Conrad Trent arriva. Le cyberneticien avait un don presque surnaturel pour se présenter exactement deux minutes après les personnes qu’il rencontrait, peu importe à quel point elles arrivaient en avance ou en retard. Il n’y avait aucune explication pour cela — c’était simplement un de ces trucs qui arrivait avec les personnes impliquées dans le paranormal.
"Bonjour mesdames," dit-il en prenant un siège à leur table. "Quel temps fait-il à Portland aujourd’hui ?"
"Pluvieux, avec un risque de pluie plus intense," dit Myra. "Qu’en est-il de Portland ?"
"Ah, vous savez, comme d’habitude," dit-il, faisant un vague geste de la main. "L’habitude étant la pluie, bien entendu."
"Bien entendu." Elle sourit doucement en prenant une gorgée de café. Peu importe où vous alliez, il pleut toujours à Portland.
"Mais assez parlé du temps," dit Conrad. "Je suppose que vous avez toutes les deux une raison pour avoir voulu cette entrevue, j’aimerais bien l’entendre."
Alexis se racla la gorge. "Bien. Nous voulions vous demander votre aide pour quelque chose. Vous êtes le —"
"Je vais vous arrêter de suite," dit Conrad, levant une main. "J’ai déjà dit à votre patron que je ne suis pas intéressé par un boulot."
"Ce n’est pas pour Anderson," dit Myra. "C’est un… projet personnel."
"Vraiment ?" Il leva un sourcil perplexe. "Et quel type de projet cela peut-il être ?"
"Télépathie électronique," dit Myra prosaïquement.
L’autre sourcil se leva. " Oh. Oh, je vois. Ce genre de projet personnel." Il prit une gorgée de son propre café. "Je pensais que l’Église et Anderson étaient potes à présent. Pourquoi ne vous aide-t-il pas ?"
Les deux femmes se regardèrent. Conrad pouvait voir leurs mâchoires bouger subtilement tandis qu’elles se mettaient d’accord silencieusement par subvocalisation.
Finalement, Alexis se tourna vers lui et dit, "C’est… compliqué. Depuis que MC&D a commencé à nous financer, Anderson s’est de plus en plus concentré sur des produits qui peuvent être facilement commercialisés. D'habitude, ce n’est pas un problème — la majorité de ce que les Maxwellistes veulent sont des choses que les autres personnes utiliseraient aussi — j’en suis la preuve — mais il n’y pas vraiment de marché pour une conscience collective électronique."
Myra commença à protester. "Ce n’est pas une conscience collective, c’est un —"
"Un échangeur de pensées collectif, oui, tu l’as déjà dit avant ma chère. Cela n’en fait pas autre chose qu’une conscience collective."
Myra soupira face au manque de respect du sacré de sa partenaire et continua de boire son café.
"Quoi qu’il en soit, le problème est qu’Anderson ne s’embarquera pas là-dedans. Ce qui veut dire que nous devons nous en occuper avec notre temps et notre argent."
Conrad hocha la tête. "Bien, je vous suis jusque-là. Pourquoi venir me voir cependant ? Je n’ai rien produit de sérieux dans le domaine depuis une décennie — pas depuis que la Main d’Argent s’y est mise.
"Eh bien, personne d’autre non plus. Vous êtes toujours le meilleur spécialiste en interfaces électroniques — bon sang, on utilise toujours vos modèles d’interfaces pour nos prothèses. Si quelqu’un peut construire une IND, c’est vous."
"Vous me flattez," dit-il, souriant suite au compliment. Il reposa ce qui restait de son café avant de répondre. "Bien sûr, j’en suis. Il semble que ça pourrait être amusant."
Une semaine passa avant qu’ils se rencontrent de nouveau.
"T'es sûre qu’on va dans la bonne direction ?" demanda Alexis. Conrad les avait dirigées vers une adresse qui était nominalement située dans le Quartier Lime, mais les adresses avaient tendance à changer dans Trois Portlands, particulièrement à la périphérie.
"Pratiquement sûre," dit Myra. Elle contourna un groupe d’artistes de rue engagés dans un jonglage élémentaire, faisant particulièrement attention à éviter les jongleurs halogènes. "Je crois me souvenir de cette rue."
Alexis regarda avec scepticisme les alentours blancs comme l’os — presque tout dans le Quartier Lime, y compris les bâtiments et les rues, était fait à partir de pierre de Portland, donnant à ce quartier un air étrangement néo-classique. Elle n’était pas sûre de comment Myra pouvait distinguer cette avenue bordée de blanc des autres.
Cependant, elles se retrouvèrent assez rapidement devant un atelier mécanique désaffecté où Conrad et Myra avaient autrefois travaillé, presque dix ans auparavant. Ici, la pierre de Portland donnait l’impression que les bâtiments vides étaient abandonnés depuis un millénaire au lieu d’une décennie — à l’exception du signe au-dessus de la porte, qui annonçait toujours 'Cybernétiques de la Main d’Argent' en caractères gras, lumineux.
"Wow, ça c’est du déjà-vu," dit Myra. "Cet endroit n’a pas changé d’un iota."
"Ça a l’air différent à l’intérieur," dit Conrad, apparaissant à côté d’eux. "L’atelier a été dévalisé. Ce qu’Anderson n’a pas pris, les artistes l’ont récupéré — la dernière fois que j’en ai entendu parler, le routeur à commande numérique par calculateur était mort alors que la Reconstruction prenait l’habitude de créer des golems avec les chutes."
"Alors pourquoi venir ici ?" demanda Alexis.
"Parce que je possède toujours le bail," dit Conrad. Il piocha un jeu de clefs dans sa poche et déverrouilla la porte principale. "Et parce que ce lieu a toujours une connexion fonctionnelle avec le vieux réseau Prometheus."
Myra siffla de surprise. "Ce truc marche toujours après tout ce temps ?"
"Ouaip. Vous pouvez remercier les gars de Redzone pour ça. Ils continuent de faire tourner les serveurs." Conrad alluma les lumières. "La plupart d’entre eux en tout cas. Le sous-réseau de Défense est mort il y a des années, et les serveurs de calcul ont été coupés des mois avant que l’effondrement se produise. Mais tout le reste est ici."
L’intérieur du bâtiment était aussi délabré que les ruines classiques auxquelles il ressemblait. Les ampoules vibrant doucement jetaient une lumière crue sur les pierres blanches décolorées, donnant au lieu un air stérile, sans vie. Les machines manquantes et l’absence d’autres personnes ne servaient qu’à amplifier la ressemblance à une crypte.
Conrad les mena dans l’arrière-boutique, qui était protégée par une autre porte verrouillée. Cette pièce était remplie de matériel — bureaux, tables, chaises, un mur entier de classeurs à tiroirs — qui avaient échappé au pillage de anartistes locaux. Tous les ordinateurs étaient partis cependant, emportés par Anderson dix ans auparavant quand ils avaient acquis l’ancienne succursale des Laboratoires Prometheus.
Conrad s’installa au bureau le plus proche et sortit un ordinateur et un câble Ethernet de son sac. Il lui fallut moins d’une minute pour mettre en place l’ordinateur et le connecter au réseau du bâtiment. Rapidement, tous les trois purent voir le logo en forme de flamme des Laboratoires Prometheus.
Bienvenue sur l’Intranet des employés des Laboratoires Prometheus. Le message de la page d’authentification était écrit dans une vielle police à taille fixe qui semblait avoir ignoré le passage du temps.
Conrad s’identifia rapidement et commença à chercher dans les vieux dossiers de l’entreprise.
"En 98, l’état de l’art c’était des électrodes implantées directement dans la matière grise." Il afficha le scan IRM d’un cerveau avec ces électrodes intégrées pour expliquer. "C’est une affaire mal fichue. Bien sûr, ça vous donne de bonnes résolutions, mais elles se dégradent rapidement quand les tissus cicatriciels se forment."
Effectivement, l’image sur l’écran montrait des signes évidents de cicatrisation et de rejet de tissus, le corps ayant tenté d’éliminer les objets étrangers implantés dans son cerveau.
"Et maintenant ceci," Conrad afficha une autre image," était l’état de l’art en 2004. Électrocorticographie — ECoG. Des électrodes implantées chirurgicalement à la surface du cerveau. Ça vous donne une meilleure résolution qu’un EEG, mais pas aussi bon que des implants profonds. Penfield et Jasper le faisaient dans les années 50 pour traiter l’épilepsie, mais on a commencé à l’utiliser pour les interfaces neurales après que Prometheus s'est effondré. La résolution n’était pas assez importante jusqu'alors, vous voyez."
L’image affichée sur l’écran montrait une image en coupe rendue par ordinateur d’un cerveau, à la surface duquel se trouvaient plusieurs patchs d’électrodes.
"Ce n’est pourtant pas ce que nous utilisons actuellement," dit Alexis.
"Non, vous utilisez des senseurs myoélectriques et de l’épissage de nerfs. Plus facile et plus sûr qu’une ECoG, et c’est tout ce dont vous avez besoin pour les prothèses que vous utilisez. Pas besoin d’interface directe avec le cerveau quand vous pouvez simplement utiliser les terminaux nerveux et les chemins neuraux existants. J’imagine que c’est pourquoi personne n’a travaillé sur ce truc depuis lors." Il ferma l’image et recommença à chercher.
"Bien, donc supposons qu’on peut utiliser ça pour notre interface. Ça nous laisse toujours le problème de transcription des ondes neurales en mots."
"Ah, c’est on ne peut plus faux !" dit Conrad, levant l’index en une interjection excitée.
"Comment ?"
Il tapa sur le clavier pendant un moment, puis tourna l’ordinateur de sorte que les deux femmes puissent mieux voir l’écran. Un unique mot était exposé de façon proéminente au centre de l’écran.
En voyant leurs expressions confuses, Conrad expliqua : "À l’époque avant que tout explose, le département Médical et celui de la Défense travaillaient à développer une technique de régénération du corps entier. Je ne sais pas s’ils avaient totalement réussi avant l’effondrement — ce point d’information particulier était dans le sous-réseau de la Défense — mais ils ont réussi à effectuer un transfert de conscience entre cerveaux."
Il leur fallut à peine un instant pour saisir les implications de ceci.
"Si la conscience est transférable, cela signifie que… que les ondes cérébrales sont mutuellement intelligibles entre différents cerveaux," dit Myra.
"Ce qui veut dire que nous n’avons pas besoin de transcrire les ondes neurales, juste de les transmettre," dit Alexis.
"Bingo," dit Conrad, l’air heureux.
Tous trois restèrent assis pendant un instant en silence, à contempler et considérer cette révélation.
"Nous devrons trouver un moyen de filtrer," dit Myra. "Les pensées ne sont pas les seuls choses encodées en ondes cérébrales. Il y aura des signaux moteurs, des inputs de senseurs, des expressions subconscientes, tout. Nous ne voulons pas transmettre cela — qui sait ce que cela pourrait faire au récepteur."
"Je parie sur les marionnettes," dit Conrad. Il tourna l’ordinateur à nouveau face à lui et recommença à taper. "Contrôler l’autre personne comme une poupée".
"C’est probablement optimiste," dit Alex. "Il est plus probable que ça cause des convulsions."
"Ou ça," dit Conrad.
"Quoi qu’il en soit, isoler les ondes cérébrales qui encodent les pensées est un problème bien plus simple qu’essayer de transcrire ces signaux," dit Myra. "Cela semble de plus en plus à portée de notre technologie actuelle."
"Oh, je ne doute pas que ce soit possible," dit Conrad. "La question est si ce sera pratique ou non."
"Allons le vérifier."
Finalement, il fallut sept mois et plus d’une douzaine de personnes différentes pour le vérifier.
Tout d’abord il y eut le problème du filtrage. Une recherche dans les archives Prometheus n’avait pas permis de trouver de piste, donc ils avaient sous-traité la question au réseau Maxwelliste. La solution vint d’un neuroscientifique australien et un informaticien allemand, qui ensemble élaborèrent un algorithme de filtrage des signaux neuronaux indésirables basé sur la longueur d’onde et des motifs de fréquence.
Puis il y avait eu les problèmes de prototypage. Les alliages de haute qualité nécessaires pour les électrodes furent récupérés chez un fournisseur à Trois Portlands, mais ils avaient besoin d’équipement d’usinage de précision qui ne pouvait pas être trouvé dans la ville pour les fabriquer — ils finirent par louer un entrepôt à Anderson Robotics afin d'utiliser leurs installations pour un temps, après d'âpres négociations.
L'étape suivante fut de trouver un neurochirurgien talentueux pour implanter les électrodes, et des volontaires pour les tester. Le premier point fut rempli par un expatrié russe vivant dans le Maine, tandis qu'Alexis et Myra proposèrent de remplir le second.
Après cela, il y avait eu des semaines et des mois de passés à tester et à débugger les interfaces. Ils devaient être certains de pouvoir obtenir un signal clair depuis les électrodes, qu'ils pourraient stimuler précisément et sans risque les sections du cerveau avec, que les algorithmes de filtrage fonctionnaient parfaitement — tout problème prévisible devait être résolu avant qu'elles tentent de lier leurs esprits ensemble.
C'est donc seulement en décembre, lors d'un des rares jours de soleil dans chacun des Portlands, qu'elles firent leur première connexion.
Elles se trouvaient dans l'atelier principal de la boutique, qui était à nouveau remplie d'équipements. Un rideau noir épais, emprunté à l'un des théâtres locaux, courrait au milieu de la salle, la séparant en deux sections à peu près égales. Myra et Alexis s'assirent chacune dans une de ces sections, de chaque côté de la barrière. Une table avec plusieurs ordinateurs avaient été placée perpendiculairement au rideau, derrière lesquels Conrad s'assit. D'ici, il pouvait surveiller les deux parties de la pièce et les diagnostics qui s'affichaient sur les ordinateurs.
"Les scans ont l’air bon," dit-il. "On y va quand vous serez prêtes toutes les deux"
Myra sourit et leva le pouce. Alexis prit une inspiration et hocha la tête.
Conrad commença à pianoter sur l’un des ordinateurs. Il arrêta de taper, s’interrompant un instant, avant d’enfoncer son index sur la touche entrée de la manière la plus ferme et la plus dramatique qu’il pouvait jouer, produisant un clic sonore particulièrement satisfaisant.
Myra remua nerveusement. Elle était certaine que l’interface allait marcher. Ils avaient passé tellement de temps à parfaire le design, elle devait marcher. Mais il y avait un doute tatillon dans son esprit qui lui faisait douter de la réussite.
Alexis fronça les sourcils comme rien ne semblait se passer. Il n’y aurait donc que ça. Comme elle l’avait silencieusement craint, cela n’avait pas marché. La techno n’était tout simplement pas faisable pour l’instant. Pourtant, une part de son esprit continuait d’insister que ça allait marcher, elle n’avait qu’à être patiente.
Conrad regardait attentivement le diagnostic s’afficher. Les interfaces se parlaient entre elles, mais il n’y avait aucun moyen de discerner depuis les affichages seuls si la transmission de pensées fonctionnait comme voulu. Il pressa quelques touches d’un des ordinateurs, puis le tourna de sorte que seul Myra puisse le voir.
"Oh, c’est malin," dirent les deux femmes à l’unisson, alors que l’image mentale d’un éléphant leur vint à l’esprit. "Vous allez voir si elle pense à des éléphants maintenant."
Conrad fronça les sourcils, alarmé. Les relevés des hautes fonctions cérébrales des deux femmes qui s’affichaient étaient devenus congruents — leurs pensées séparées s’étaient fondues en un gestalt de conscience unique.
L’entité qui avait été Myra et Alexis n’eut que le temps de considérer brièvement la nouveauté d’entendre sa voix de deux bouches avec deux paires d’oreilles avant de mourir, tuée par la pression de Conrad sur la touche échap.
Myra et Alexis clignèrent des yeux alors qu’elles prenaient graduellement conscientes de l’absence des pensées de l’autre.
"Ce fut…" commencèrent-elles toutes les deux.
"… bizarre," finit Alexis.
"… étrange," conclut Myra.
Sur les moniteurs, Conrad regardait les ondes cérébrales commencer à se détacher, revenir à leurs schémas de pensée distincts.
"Vous allez bien, toutes les deux ?" demanda-t-il.
"Je crois." dit Alexis.
"Ouais, je crois," dit Myra. "Une idée de ce qui s’est passé là ?"
"Euh, ça ressemble à une boucle de rétroaction," dit Conrad, tapant furieusement. "Nous n’avons pas pris en compte la possibilité de détection des signaux reçus. En gros, les interfaces continuaient de retransmettre le même ensemble de pensées entre vous deux jusqu'à ce qu’elles, comment dire… fusionnent."
"Que se serait-il passé si tu n’avais pas coupé la connexion ?" demanda Alexis.
"Je n’en suis pas sûr. Peut-être rien. Il semble que la boucle de rétroaction s’est défaite une fois que vos pensées se sont corrélées." Il ricana sans humour. "C’est une bonne chose aussi, ou ça aurait pu frire vos crânes. Cela aurait mis une fin à notre conscience collective naissante très rapidement."
Ils s’assirent tous tranquillement un instant, se demandant quel serait la prochaine étape.
"Je suppose donc que la question est la suivante," finit par dire Conrad. "Est-ce un bug, ou une fonctionnalité ?"