Sympathie pour le dévot


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Le père Benedict observait les pylônes électriques de la place principale tandis que la vieille Ford ronronnait sur le bas-côté. Son propriétaire, le bedonnant monsieur Winslow, tourna la clé de contact et sortit avec hâte de l’habitacle.

« Nous ne devrions pas traîner, mon Père, dit-il en refermant sa portière. 'Y a des…

Il fut aussitôt coupé par un bruit de moteur pétaradant. En se retournant, M. Winslow n’eut le temps que d’apercevoir un motard en blouson de cuir, qui s’éloignait à grande vitesse.

— … vauriens qu’aiment bien faire crisser leur moto sur ce tronçon, et voilà la preuve ! Il a presque éraflé la carrosserie ! Ah, mon Père, c’est pas pour faire des généralités, y sont pas tous des fous du guidon, mais on n’peut pas avoir confiance, j’vous le dis. Bon, on ferait mieux d’y aller avant qu’un autre arrive.

— Je descends, je descends. La communauté doit s’impatienter. »

La surprise de l’évènement avait fait se détourner l’homme de foi de ses observations. Il y avait pourtant de quoi s’intriguer, pensait-il. Six pylônes installés tout autour d’une place ronde, à équidistance les uns des autres, il y avait matière à croire qu’un architecte plutôt qu’un ingénieur avait conçu l’installation. Mais après tout, il avait d’autres choses à penser maintenant qu’il était dans cette bourgade. Alors qu’il commençait à réfléchir aux première offices qu’il allait dispenser, trop absorbé par ses pensées, il trébucha.

« Mon Père, vous allez vous faire mal ! Satanée voiture, elle vous a retenu vot’soutane. Oh ! s’exclama M. Winslow, blême, avant de reprendre. J’ai blasphémé, désolé mon Père, je réciterais une prière de plus tout à l’heure. Désolé, désolé. Vous voulez que Margaret regarde si vous n’avez rien d’cassé ?

— C’est tout à votre honneur, Robert. Et je vais bien, pas de soucis, nous pouvons rejoindre les autres. »

Benedict regarda encore une fois la place ronde, cette fois-ci pour observer les habitants de cette commune, pour la plupart fraîchement débarqués au cours des derniers mois. Beaucoup de choses s’étaient passées en peu de temps.

Il y eut tout d’abord les protestations de ses paroissiens lorsqu’il avait appris qu’à cause de l’accident de l’ancien curé, l’église de cette bourgade s’était retrouvée sans gardien et qu’il avait été désigné pour le remplacer. Quitter ceux qui l’appréciaient et qu’il appréciait en retour ne l’enchantait pas, mais il n’était pas question de désobéir au diocèse de Sacramento.

Alors qu’il se résignait à cette situation, une idée saugrenue fit le tour des habitués des messes du père Benedict. Sans qu’on ne sache vraiment qui l’avait émise en premier lieu, tout le monde l’adopta vite comme l’évidence même. « Nous n’voulons pas quelqu’un d’autre que vous pour nous guider, on a donc décidé d’vous suivre », ce fut le plan que M. Winslow, qui s’était improvisé dirigeant des plus religieux des fidèles, dévoila au prêtre un dimanche matin. D’abord peu convaincu par cette manœuvre qui nécessitait le déménagement de nombreux foyers du jour au lendemain, il dut se rendre à l’évidence que tous ceux qui y souscrivaient n’envisageaient pas d’autre option.

C’est donc pendant qu’il préparait sa venue dans la nouvelle paroisse que ses fidèles, tout du moins les plus strictement religieux, rassemblèrent leurs affaires, vendirent les plus encombrantes avec leur maison et prirent la route vers leur nouvelle vie. Leur motivation fut telle que, lorsque le jour du départ arriva pour le curé, la majorité du groupe était partie. Ce fut encore le brave monsieur Winslow, après s’être installé avec sa famille, qui revint pour l’aider à embarquer le peu de choses qu’un modeste homme d’église pouvait posséder avant d’enfin le conduire à son nouveau lieu de prédication. Quelques heures de voiture sur des routes montagneuses, et ils étaient arrivés.

« Elles sont bien jolies vos nouvelles maisons, dit le père Benedict pendant qu’il marchait pour rejoindre le centre de la place. Je ne m’y connais pas beaucoup, mais on diraient qu’elles sortent de terre.

M. Winslow laissa échapper un soufflement de nez.

— Pourtant, elles sont toutes plus vieilles qu’vous ou bien moi, mon Père. En fait, 'y a six mois, personne n’habitait plus dans ce coin-là d’la ville. Ici, voyez, c’est l’ancien centre, à l’époque où il y avait beaucoup de catholiques. C’pour ça que l’église y est. Donc quand on est arrivés, alors qu’on avait prévu de chercher des maisons dans les alentours, il nous a suffi de prendre possession des lieux. En quelqu’sorte, on fait r’vivre l’endroit comme il était au début du siècle.

— Et le maire vous a donc laissé emménager sans soucis ? fit le prêtre, presque étonné.

Comme concentré sur la petite foule qui les saluait maintenant avec vigueur, Winslow ne répondit pas.

— Margaret ! Kathie ! J’espère que vous êtes extatiques, le père Benedict est enfin là !

Sur ces mots, il se précipita vers sa femme et sa fille, qui tenaient toutes deux des paquets d’hosties.

— Robert, mon chéri, répondit Margaret, je suis si heureuse que notre communauté ait enfin retrouvé son guide. Oh, désolé mon Père, je suis bien impolie, j’aurais dû vous saluer en premier. J’espère que vous n’êtes pas trop fatigué pour la messe de ce soir, dit-elle en prenant la main de celui-ci avec affection.

— Je suis tout à fait prêt, rassura le père Benedict. Et puis, de toute manière, un curé se doit d’assurer ses offices tant qu’il le peut.

— Nous savons tous que rien ne vous ferait manquer à vos engagements. Kathie, montre à notre Père ce que nous avons acheté.

Kathie, vêtue de ses habits du dimanche bien repassés, s’avança avec les paquets d’hosties.

— R’gardez comme elle a l’air fière avec le corps de notre Seigneur entre ses bras, continua Winslow. On les a achetés hier pour être sûr de les avoir. Vous imaginez, mon Père, si l’on avait pas mis la main dessus !

— C’est très bien, très bien, complimenta le père Benedict. Vous avez le vin de messe ?

— Oui, oui, il est déjà à l’église. On va vous y emmener, qu’vous puissiez préparer tout bien comme Dieu le veut, » déclara Margaret en se dirigeant vers le petit portail en pierre de la paroisse.

Tandis que le groupe de fidèles extatiques suivait le couple des Winslow, le père Benedict jeta un œil à Kathie, leur jeune fille qui, loin de les accompagner, commençait à partir discrètement dans l’autre sens. Ayant soigneusement remis le reste des hosties à ses parents, elle profitait de leur passion pour s’éclipser vers ce qui semblait être une vieille grange en retrait de la place principale, d’où un peu de lumière s’échappait.

Deux détails firent soudain s’éveiller l’esprit curieux du nouveau curé : premièrement, bien qu’elle était située plus loin que les autres maisons, du point de vue du porche de l’église, cette grange occupait un espace entre deux des six pylônes qu’il avait remarqué à son arrivée ; deuxièmement, ceux-ci n’étaient en fait pas tout à fait à équidistance, car pour atteindre cette équité, il en aurait fallu un septième juste devant la fameuse grange qui intéressait tant Kathie. Mais, pensa le père Benedict, ce n’est pas le moment pour des remarques inutiles ; elle finirait par les rejoindre avant le début de la messe.

Alors qu’il s’apprêtait à revenir à ses occupations, il ne put s’empêcher de regarder une dernière fois l’adolescente. Elle atteignait presque la porte de la bâtisse, alors que celle-ci s’ouvrait doucement ; un homme, visiblement plus âgé, filiforme, en sortit pour se placer à demi en-dehors. D’un geste protocolaire, il l’accueillit à l’intérieur, refermant derrière elle. Le prêtre, qui connaissait pourtant tous les nouveaux habitants de ce hameau, ne se rappelait pas d’une telle figure. Il devait s’agir d’un riverain venu prêter main-forte.

La voix de monsieur Winslow interrompit soudain ses réflexions.

« Nous y voilà, l’église ! Ah, mon Père, j’espère bien que vous allez vous y plaire !

Le père Benedict tenta de s’éclaircir l’esprit en se rendant compte qu’il avait atteint l’entrée de sa paroisse.

— J’en suis sûr, Robert, je me plais toujours dans la maison de Dieu. Et d’autant plus avec vous tous à mes côtés. C’est un bonheur d’être réunis à… à….

Un dernier petit détail le perturbait, et lui faisait oublier le nom de la ville un instant.

— À Mount Tawk, mon Père, reprit monsieur Winslow. À Mount Tawk, nous allons prospérer ! »

Le reste de l’assemblée poussa un cri d’approbation. Perturbé, le père Benedict ne communiqua pas sa joie de suite. Il avait mis le doigt sur ce petit détail. Il n’en était pourtant pas sûr, mais il en avait l’intime conviction : avant de refermer la porte, l’inconnu l’avait regardé lui, avec des petits yeux moqueurs.


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« J’peux vous parler franchement, mon Père ?

— Bien entendu Robert, je suis à l’écoute de tous. »

Monsieur Winslow, maintenant bien moins enjoué qu’au début de la soirée, faisait s’entrechoquer les deux bouts pointus de ses chaussures de cuir. Le bruit qui en résultait résonnait lourdement dans l’église maintenant vide. En effet, il avait laissé sa femme repartir avec les autres ouailles en prétextant un entretien sur l’organisation de la communauté avec le père Benedict. Cet entretien était bien en train d’avoir lieu, mais son sujet était tout autre.

« N’ayez pas peur de dire ce qui vous trouble, chuchota le curé à l’oreille de M. Winslow. Vous m’avez semblé… ailleurs, à la fin de la messe.

— Oui, oui… j’me fais du souci, mon Père, répondit l’intéressé. C’est à propos de Kathie, voyez. J’ai du mal à la comprendre, à comprendre pourquoi elle fait c’qu’elle fait. Je l’ai éduqué selon les bonnes valeurs, pour qu’elle devienne une fière catholique, j’pense pas avoir failli à la parole de not’bon Dieu. Et pourtant, pourtant ! Mon Père, elle me rend misérable à aller dehors avec les garçons des aut’gens. Pas que les aut’ soient mauvais, dans cette communauté, on sait que tout le monde veut aller dans l’droit chemin. Mais les enfants, les enfants, ils ont tôt fait de tomber dans les mains du Diable ! Et certains enfants d’cette communauté, ils y sont, dans ses mains. Ça s’achète des motos avec on n’sait quel argent, ça se fait des coiffures ridicules, ça ne vient plus ici le dimanche, ni aucun aut’jour ! Et ça écoute de la musique, d’la musique mon Père… ça ne veut rien dire et c’est rempli d’choses obscènes.

— De quelle musique parlez-vous donc ?

Le père Benedict ne se tenait pas beaucoup au courant des tendances, mais il pensait savoir de quoi M. Winslow parlait. N’importe quel catholique américain avait entendu parler des nouveaux styles musicaux qui influençaient tant la jeunesse.

— Le rock, mon Père, ou rockabilly, ou n’roll, ou je ne sais quoi ! Quel nom, ah, quel nom ! C’est vulgaire à prononcer comme à entendre. Ça vient du Sud, des protestants, 'y a trop de laxisme là-bas. Et nos garçons, les inconscients, ils sont attirés. ‘Sont tous prêts à tourner le dos au Christ pour des… Elle-visse ou des machins comme ça. Et voilà que ma fille, ma petite fille, elle veut faire pareil ! Je l’ai déjà vu écouter le poste radio, le son à peine mis, quand elle pensait que personne la voyait !

— Vous lui en avez parlé, de ses agissements ?

— Oui, je lui ai défendu de recommencer, mais elle continue, elle continue ! Et je n’veux pas aller jusqu’aux châtiments, mon Père, mais elle va atteindre la limite, je le sens ! J’suis même sûr qu’elle y est allée ce soir alors que je lui avais dit de retourner à la maison pour veiller !

Monsieur Winslow coupa net sa phrase, comme s’il réprimait la suite.

— Veiller ? s’interrogea le père Benedict.

— Oui, veiller… sur son… son petit. Mais enfin bref, ma fille est encore chez l’autre, à se pervertir l’esprit !

— Excusez-moi d’encore vous couper, Robert, mais vous me parlez de beaucoup de choses à la fois. Qui est cet « autre » ?

La phrase fit s’interrompre le bruit des chaussures.

— … Il est venu s’présenter à nous le jour où nous sommes arrivés, moi, Margaret et Kathie. Au début c’était le gendre idéal, si vous voyez c’que j’veux dire, mon Père. Ça, il était bien courtois, l’animal, à nous aider avec nos affaires. Il a même réparé les pylônes, là-dehors, pour r’mettre l’électricité dans certaines maisons ! Mais très vite, on s’est rendu compte qu’il avait d’autres intentions, bien plus… plus… pernicieuses, mon Père. Il a investi la vieille grange, personne n’en avait b’soin, personne ne la possédait. On l’a laissé tranquille quelques jours, et voilà qu’il y a fait une salle de bal ! Et c’est certainement pas pour faire des valses, parce qu’il a ramené des instruments de rock ! De rock, voilà le problème ! Et, ne me demandez pas comment, mais il a déniché un juke-box. Il l’a fait fonctionner pendant des jours et des jours, jusqu’à intéresser nos jeunes, qui s’étaient d’jà fait interdire l’accès parce qu’on avait flairé l’mauvais coup ! Et depuis, eh bien ils passent tout leur temps là-bas, il semblerait, les garnements dont j’vous ai parlé. Et maintenant, Kathie va le voir aussi. Misère ! »

Le père Benedict était dubitatif. Il avait du mal à voir la petite Kathie, si attentionnée et fidèle aux cours de catéchisme il y a encore quelques années, s’enticher d’un perturbateur pareil. Cependant, il était satisfait de mieux connaître l’homme qu’il avait vu faire entrer Kathie. Pas de doute, c’était lui. La défiance de ses yeux ne pouvait pas tromper, s’il était aussi pervers que ce que monsieur Winslow racontait. Il se devait d’agir pour le bien de tous.

« Robert, vous êtes dans une situation troublante, et je vois votre détresse. Pour le souci que Kathie semble avoir avec votre autorité, je vais prier le Seigneur et je vous encourage à faire de même. Concernant cet homme qui perturbe la communauté, je vais aller lui parler. Je tâcherai d’être ferme. S’il est toujours dans cette grange, j’irai dès ce soir.

— Je… j’vous remercie, mon Père, j’vous remercie et je remercie Dieu, dit M. Winslow avec un chevrotement dans la voix, parce que je veux vivre paisiblement et qu’ça devient insupportable !

— Robert. Allez reprendre des forces chez vous, je vais m’occuper de tout cela.

— Merci, merci… je vais me r’poser, mon père, déclara monsieur Winslow en se relevant, avant de lentement se diriger vers la sortie de l’église.

Pris de court par le torrent de paroles, le curé s’était affirmé en tant que solution, mais il n’avait en réalité pas de stratégie quant à la discussion qui se présentait avec le fauteur de troubles. D’autant plus que quelque chose, là encore, le troublait.

— Robert, avant que vous ne partiez, demanda-t-il en élevant la voix, pouvez-vous me dire de quel « petit » vous parliez lorsque vous disiez que Kathie devait veiller ?

L’intéressé stoppa sa marche, et se retourna. Son visage s’était soudainement figé, comme en attente d’un ordre du cerveau. Après quelques secondes, il ouvrit doucement les lèvres.

— Je parlais… je parlais…. de son petit, son petit… euh…. caractère. Kathie doit veiller à calmer son petit caractère. »

Sur ces mots, M. Winslow tourna les talons pour enfin sortir. Le père Benedict attendit d’être seul dans l’enceinte de sa paroisse pour plonger sa tête entre ses mains. Cela faisait beaucoup d’informations, et surtout, il lui semblait que quelque chose lui était caché. Un petit décalage semblait s’être installé, non seulement chez le bon Robert Winslow, mais aussi au sein du reste des fidèles. Il revoyait maintenant leurs visages joyeux lors de son arrivée, et ne pouvait s’empêcher de déceler des sourires de façade.

« Enfin, je m’angoisse pour un rien, se rassura-t-il. La seule chose qui puisse m’occuper, c’est cet énergumène qui joue avec les nerfs des bonnes gens. »

Pris d’assaut par son sens du devoir, il poussa précipitamment la porte de l’église pour se retrouver dehors, il n’entendait que sa propre respiration haletante. Du moins, c’est ce qu’il pensa en premier lieu, avant de remarquer un bruit de fond venant de la grange d’en face.
S’il ne pouvait jusque-là se fier qu’au témoignage poignant qu’il venait de recevoir, son oreille lui faisait maintenant parvenir la preuve qu’une radio, si ce n’est pire, diffusait la fameuse musique tant redoutée. Ce qu’il parvenait à entendre lui semblait profondément abrutissant. Pas de paroles, certes, mais un rythme qui peut pousser n’importe quel esprit influençable à se trémousser comme un singe.

Le père Benedict traversa la place à la hâte. Le son, non, le bruit incessant d’une batterie marquant un rythme soutenu se rapprochait de ses tympans, au point de lui faire presque mal lorsqu’il atteignit la porte de la grange. Soudain, le solo endiablé - il n’y avait, même pour le curé, pas d’autre terme pour le décrire - se fit moins rapide pour laisser place à une guitare moins abrasive, mais dont les accords de blues laissaient transparaître une certaine impertinence. Enfin, il entendit ce qu’il supposa être une contrebasse accompagner le reste, les notes graves de ses cordes se faisant presque ressentir dans le sol.

Il n’était pas mélomane, mais cela ne pouvait décemment pas être un poste de radio, ni même un juke-box. Le caractère brut du son, sa pénétration à travers son corps et les surfaces alentours faisait dire au père Benedict qu’il y avait un véritable groupe là-dedans. Il n’avait aucune idée de comment les confronter, lui qui pensait avoir affaire à un seul homme, peut-être accompagné de Kathie restée sous son emprise. Il hésita un instant, mais il se souvint de la promesse formulée plus tôt, et il sut qu’il n’y avait pas d’autre chose à faire que de pousser cette porte pour recadrer ces freluquets. Il prit soin de placer bien en vue sa bible, qui selon lui pouvait faire pression en rappelant ses fautes à celui qui posait ses yeux dessus. Tout en prenant une grande inspiration, il poussa fermement la porte et fit un pas à l’intérieur.

La grange était, au premier coup d’œil, bien entretenue, bien plus que ce que le prêtre aurait pu s’imaginer. Une table en bois était placée vers la gauche, à quelques mètres de l’entrée. Quatre chaises l’entouraient et faisait ressortir ce qui semblait être un magnétophone au centre. « Un tel appareil ici ! », s’exclama-t-il intérieurement. Pour lui, il n’y avait guère que quelques amateurs très chevronnés qui s’offraient du matériel pareil dans tout le comté. Il remarqua également, disposées bien pliées sur les chaises, des vestes en cuir qui ne lui étaient pas inconnues.

« Bonsoir, Monsieur le curé. »

Une voix détendue et profonde le fit déplacer son regard vers la droite. Immédiatement, il reconnut les jeunes motards qu’il avait vu se détourner lentement de la religion, et qui d’après monsieur Winslow s’étaient faits piéger par l’hameçon du vice. Ils étaient les propriétaires des vestes, aussi ils se tenaient en débardeur sur une scène en bois surélevée d’au moins cinquante ou soixante-quinze centimètres. Elle était de bonne facture, et supportait le poids de trois jeunes gaillards accompagnés de leur instruments respectifs : une guitare électrique, une batterie et une contrebasse. Le père Benedict avait vu juste. Il était alors d’autant plus étonné d’avoir ressenti une telle puissance de son, à la limite de l’obscénité, par la faute de ces jeunes mal dégrossis et un peu penauds. Depuis son entrée, ils s’étaient tous arrêtés de jouer pour le fixer avec des expressions renvoyant autant l’incompréhension que la gêne. Il avait peine à croire qu’ils étaient responsables d’un tel vacarme.

« Permettez-moi de me présenter. »

C’était de nouveau la même voix. Le curé pouvait maintenant identifier précisément d’où elle venait. À la droite de la scène se trouvait posée contre son rebord une enceinte haute comme un homme et profonde d’au moins deux mètres. C’était probablement de là que le son de ce concert improvisé sortait et, au vu de la taille des haut-parleurs, il n’était pas étonnant qu’il y ait eu un tel raffut. La membrane protectrice de l’ensemble était d’un rouge sombre qui dénotait des tons boisés du reste du bâtiment. Néanmoins, ce n’était pas le chose la plus intéressante à remarquer. Il pouvait enfin observer, sortant de derrière l’enceinte, la personne qui lui parlait depuis son entrée, et qui était, sans aucun doute, également le centre du problème de M. Winslow. Alors qu’il avançait vers lui, le père Benedict regarda plus en détail ce qu’il considérait plus comme un opposant qu’un interlocuteur.

Il était maigre, comme lorsqu’il l’avait aperçu plus tôt, et devait bien faire plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Ses cheveux noirs de jais étaient ramenés en hauteur au-dessus de son front, ce qui lui donnait l’air d’un acteur ou d’un chanteur dans le vent. Cela faisait ressortir ses yeux ambres presque lumineux, qui fixaient le prêtre avec un air de défiance. Ses traits anguleux se poursuivaient de ses arcades jusqu’à son cou, dénué de courbes et à la pomme d’Adam acérée. Une veste en cuir du même rouge que l’enceinte lui découpait un corps certes svelte mais tout aussi menaçant, sa posture légèrement cambrée vers l’avant lui donnant la nonchalance d’un dirigeant dans son territoire. Un blue-jean et des baskets noires typiques de la jeunesse américaine complétaient l’ensemble. L’homme ne semblait pourtant pas dans la même tranche d’âge que le groupe qui jouait à côté de lui, et malgré la diversité de personnes que le père Benedict avait croisées dans sa vie ecclésiastique, il n’arrivait pas à le cerner et aurait pu lui donner vingt comme quarante ans.

« Vous ne me répondez pas, je suppose que je peux donc le faire, déclara subitement l’homme.

Le prêtre fut aussitôt sorti de ses analyses intérieures, et répondit immédiatement sous l’effet de la surprise.

— Vous avez bon intérêt à me dire qui vous êtes et quelles sont vos intentions, car ce que je vois ne me plaît guère.

En réponse, l’étrange perturbateur se contenta de souffler du nez, comme pour tenter de le provoquer. Il plaça ensuite ses mains des deux côtés de la fermeture de sa veste tout en continuant de regarder le Père droit dans les yeux.

— Je suis un homme plein de richesses et de goût pour les choses, commença-t-il. Je le pense, du moins. Mais faisons plus simple : je me fais appeler Barnabas par ceux qui me connaissent ici. Vous pouvez certainement me désigner de la même manière.

Le curé avait enfin son nom, aussi il était satisfait de pouvoir parler plus directement à ce qui s’apparentait de plus en plus à un voyou. Celui-ci n’avait certainement pas placé ses mains au hasard ; il présentait à la vue de tous six petites bagues, trois à chaque main, chacune ornée d’une pierre rougeâtre. L’ostentation qu’il renvoyait s’en retrouvait décuplée.

— Vous savez, Barnabas, pourquoi je suis ici. On m’a rapporté des comportements que personne ne veut voir dans notre communauté.

— Pouvez-vous détailler ? Je n’essaye que d’aider les gens ainsi que moi-même, j’ai donc du mal à voir ce que vous me reprochez.

Le père Benedict commençait à saisir l’attitude de ce Barnabas. Son but était sans doute le conflit, peu importe les moyens, et si lui donner un âge physique était compliqué, son comportement témoignait d’une certaine immaturité de surface.

— J’ai discuté de votre cas avec Robert Winslow, le père de la petite Kathie, qui m’a confié être très inquiet pour elle ainsi que pour les jeunes de son âge, qui se feraient attirer dans votre grange pour y jouer du rockabilly et autres musiques peu respectueuses. Je viens d’avoir la preuve de l’ampleur de cette influence, et voir ces garçons se perdre dans de la bêtise pareille me désole.

— Excusez-moi monsieur Benedict, mais je ne vous comprends qu’à moitié, je dois dire. Je leur fais bien jouer du rockabilly ainsi que d’autres musiques dérivées de ce que l’on appelle le blues, mais elles sont très respectueuses. Je ne vois même pas ceux qu’elles pourraient offenser.

Barnabas le faisait tourner en rond, il le voyait. Il se décida à hausser d’un ton.

— Vous savez très bien que de telles choses ne sont pas en accord avec le mode de vie d’un bon chrétien. La musique doit être maniée avec précaution, et vous ne faites que la travestir.

— Eh bien, je dois dire que je ne suis pas d’accord. Restons-en là, je doute que le débat puisse aller plus loin.

— Il n’y a pas de débat, s’exclama le père Benedict, vous êtes parmi de bons américains ici, catholiques et suivant la loi de Dieu, alors observez-la à défaut d’y croire !

Cet accès de colère fit taire les jeunes musiciens sur la scène, qui parlaient entre eux en messes basses depuis le début de l’altercation. Ils regardaient le curé avec crainte, peu habitués à le voir déployer sa rudesse.

— Vous, pauvres garçons, vous vous rendez compte de l’image que vous donnez à vos parents, à vos frères et sœurs ? Vous tournez le dos à votre famille de la pire des manières, vous allez vers la facilité du péché. Redressez-vous, pouvez-vous encore regarder la Vierge lorsque vous entrez dans une église ? Prenez vos vestes et allez vous recueillir chez vous, repensez à vos agissements. »

Ce sermon accusateur fit l’effet d’un catalyseur chez les concernés. Dans un mouvement paniqué, ils descendirent de la scène et attrapèrent leurs vestes avant de passer devant le regard déçu du père Benedict. Les trois sortirent en fixant leurs pieds, visiblement pour faire ce qu’on leur avait ordonné. Il n’y avait apparemment plus que deux personnes dans la grange, et elles se faisaient face avec détermination. Barnabas regarda ses apprentis rockers s’en aller.

« Rev'nez quand même quand vous l’pourrez ! Ça s’rait dommage d’annuler tout vot’ turbin à cause d’un agité pareil. »

Le curé recula d’un pas, surpris par le changement de ton de celui qui jusque-là, s’était exprimé aussi clairement qu’un intellectuel citadin. Il avait, le temps d’une phrase aux garçons, pris la manière de parler d’un d’entre eux. La dichotomie était saisissante.

— J’essaye de contenter tout le monde au niveau de ma diction, monsieur Benedict, anticipa Barnabas. Ne vous étonnez pas, je me doute que votre propre langage possède une certaine herméticité, mais ce n’est pas le cas pour certaines personnes, surtout celles qui ont vocation, comme moi, à ne pas embrouiller les gens.

Cet homme était décidément bien singulier, mais surtout, pensa le prêtre, il était énervant au possible. Il ne cessait pas de se moquer de lui, et pensait pouvoir s’en tirer en lui faisant une démonstration d’intelligence.

— Barnabas, je vois clair dans votre jeu, et sachez que je connais la manière de parler des jeunes que je côtoie. Vous, en revanche, vous me prenez de haut, et je me doute que la religion doit vous hérisser tous les cheveux de votre coiffure ridicule. Je ne me prêterais donc pas à un réquisitoire contre vous, mais je vais cependant vous mettre en garde.

Barnabas eut comme une étincelle dans ses yeux. Il semblait quasiment en attente d’une déclaration de guerre.

— Si vous continuez à utiliser votre musique pour détourner des gens influençables comme nos jeunes et déranger la communauté, continua le père Benedict, je vais non seulement prendre des mesures strictes quant à la circulation des gens ici, mais je vais également contacter les forces de l’ordre. Et elles n’utiliseront certainement pas que leur voix pour vous faire comprendre vos erreurs.

— J’ai bien pris en note votre plaidoirie, ironisa Barnabas. Vous avez terminé ?

— Nous n’avons plus rien à nous dire. J’espère ne pas vous revoir demain, Barnabas. Et également, j’espère ne pas revoir quiconque, surtout la petite Kathie, passer le pas de votre porte. »

Le curé s’apprêtait à tourner les talons quand il entendit un son qui lui glaça le sang. Pendant quelques secondes, un bruit rauque et perçant, à mi-chemin entre un larsen de microphone et un gémissement, s’échappa de l’enceinte. Barnabas se retourna vers celle-ci, puis de nouveau vers le prêtre avec un sourire en coin.

« Elle a quelques problèmes de réglage, tout ceci n’est pas encore tout à fait… mûr, si vous voyez ce que je veux dire. »

Cette réponse ne rassura pas le père Benedict. Il n’avait jamais entendu un son pareil, et l’ambiance déjà pensante de la grange vide était devenue angoissante. Il décida de regagner sa paroisse au plus vite, l’évènement le troublant plus que ce qu’il pouvait s’attendre. Barnabas le fixait toujours, et alors qu’il se retrouvait seul dans sa demeure, il adressa une dernière parole à son adversaire de foi.

« Et d’ailleurs, ne vous inquiétez pas pour Kathie, monsieur Benedict ; j’en ai fini avec elle, je suis sûr qu’elle est là où elle doit être, bien au chaud. »

Cette phrase perturba encore plus le curé. Son apparente dureté, qu’il s’était efforcé de conserver tout au long de la discussion, s’était brisée tout d’un coup et faisait retomber sur lui toute l’étrangeté de la situation. L’attitude de Barnabas trahissait forcément une part de mensonge, et il ne pouvait pas se résoudre à seulement tourner le dos à cette menace pour ses fidèles, mais la réalité était dure à admettre pour lui. Il avait ressenti une peur rare lorsqu’il entendit ce son, et c’était son corps qui le poussait à remettre cette affaire à plus tard. C’est donc aussi penaud que les garçons qu’il avait sermonnés qu’il traversa la place vide pour se réfugier dans son église, seul endroit qui lui paraissait exempt de toute mauvaise influence.



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Le père Benedict était assis sur un des sièges de la nef, en plein nettoyage de son goupillon. En cet après-midi ensoleillé qui faisait s’illuminer les quelques vitraux de l’église, il était bien plus apaisé que le jour d’avant. Une nuit de sommeil, certes courte mais pleine de conseils, lui avait permis de reprendre ses esprits et de communier avec le Seigneur. Il s’était surpris lui-même, et pas d’une bonne manière, en agissant aussi lâchement face à Barnabas, qu’il considérait toujours avec autant de méfiance. Cet homme avait un véritable pouvoir attractif, ainsi que de quoi intimider la plupart des gens. Il était dangereux, sans aucun doute.

Sa réflexion fut interrompue par le bruit de la porte de la paroisse. Quelqu’un s’approchait de lui avec un pas soutenu.

« Mon Père, mon Père, une voix familière s’exclama, 'y a un bonhomme qui veut vous parler là-dehors ! »

Le curé se retourna pour voir monsieur Winslow, haletant, trottiner pour s’arrêter à proximité.

— Mais enfin Robert, ce n’était pas la peine de se presser comme cela, vous allez vous échauffer le cœur.

— Mais mon Père, c’est que l’monsieur qui vous d’mande, c’est un policier ! Un lieutenant, même ! »

Il lui semblait curieux qu’un lieutenant de police vienne jusque dans ce coin de Mount Tawk pour lui parler, mais il ne voyait également pas pourquoi on lui mentirait sur un tel sujet. Il posa le goupillon et son chiffon sur son siège, et accompagna M. Winslow à l’extérieur.
Une fois dehors, il se retrouva face à un homme en uniforme aux tempes grisonnantes, affublé d’une petite moustache. Un pistolet était accroché à sa ceinture, qu’il couvrait à moitié d’une main pour bien faire signifier qu’il avait les moyens de ses ambitions. Sans plus d’observation, il engagea la conversation.

« Bonjour mon Père, enfin je suppose, vous êtes le curé c’est ça ? Je suis le lieutenant Philip de la commune de Mount Tawk. D’après ce que ce monsieur m’a dit, vous êtes celui qui dirige ici.

Cette entrée en matière très directe perturba un peu le prêtre, qui s’efforça de répondre du mieux qu’il pouvait.

— Je suis en effet celui qui est en charge cette paroisse depuis quelques temps ; je suppose également que je suis la figure d’autorité dans ce hameau, pas administrativement bien sûr, mais spirituellement. Vous venez donc du poste de police de la ville ?

— Tout à fait, rétorqua l’officier, et c’est justement à propos c’te hameau que je dois vous parler. Seul à seul, de préférence.

À ces mots, M. Winslow salua de nouveau le policier et le curé avant de redescendre vers sa maison.

— En quoi puis-je vous aider ?

— Vous êtes bien Lloyd Benedict, nouveau curé de l’église de Mount Tawk depuis officiellement sept mois ?

— Tout à fait.

— Est-ce que vous pouvez me dire pourquoi toutes ces maisons sont autour de vot’paroisse ?

Le prêtre prit un air dubitatif. La question lui paraissait stupide, car jamais dans sa vie il n’avait vu quelqu’un s’interroger sur la présence de maisons dans un endroit peuplé. Il décida de prendre l’angle de la religion, faute de mieux.

— Eh bien… elles y sont car ces gens se sont installés, en même temps que moi, afin de suivre mes offices. Peut-être n’êtes vous pas au courant, mais ce sont des fidèles de mon ancienne paroisse. Ils m’ont suivi ici pour garder le lien de notre communauté intact.

Le policier se gratta la tête, et sembla réfléchir quelques instants.

— Mon Père, répondit-il, c’est pas vraiment le problème. Comment vous dire… ce que je cherche à savoir, c’est comment vos… fidèles se sont installés.

— … Comment ça ?

— Eh bien, vous voyez, ici ? Avant vot’désignation, c’était complètement vide. 'Y a dix ans, à la fin de la guerre, la plupart des gens qui restaient ici sont partis parce que leurs fils étaient morts. Et ils étaient déjà moins que vous à la base, vous comprenez ? Ça fait une décennie que cet endroit, c’était une église et c’est tout ! 'Y avait bien le vieux curé qui était resté, mais à part quelques croyants qui venaient le voir de temps en temps pour garder l’endroit un p’tit peu en vie, c’était un terrain en friche. »

Le père Benedict était estomaqué, mais il tentait de ne rien laisser paraître. Il tentait de comprendre ce que lui disait le lieutenant, mais rien ne lui semblait vraisemblable. Ce hameau ne pouvait être sorti de terre il y a six mois, puisque qu'on lui avait dit que la ville avait cédé toutes ces maisons aux fidèles ! Ça ne tenait pas debout. Il n’avait pu que mal comprendre les propos du policier.

« Excusez-moi monsieur, mais je pense avoir mal compris, parce qu’il m’a été explicitement dit que ces maisons étaient vides à l’arrivée de ces gens, et que c’est la commune qui a accepté de les laisser y habiter. Vous pouvez reformuler ?

— Vous avez très bien compris, s’impatienta l’officier, et j’ai l’impression que vous voulez couvrir ceux qui sont responsables. Ce que je peux vous dire, c’est que personne à la mairie n’a alloué ce terrain à qui que ce soit, d’autant plus que celui-ci était vide !

Le père Benedict voyait bien qu’il commençait à se faire accuser, bien qu’il y ait un décalage flagrant entre sa version et celle du policier. Il tenta de solutionner la situation.

— J’ai du mal à comprendre, mais cela doit être une terrible erreur. Peut-être que les maisons ont été refaites durant les six mois d’installation, je ne sais pas…

Le lieutenant Philip pointa son doigt vers le sol.

— Désolé mon Père, mais là… c’est trop, s’insurgea-t-il. Vous devez savoir qu’il n’y a même pas un mois, cette place était toute aussi vide qu’avant. On y passe d’manière mensuelle, juste pour vérifier s'il n’y a pas des gens qui investissent l’église sans autorisation. Je viens vous voir justement parce qu’un collègue a été stupéfait de voir tout votre petit hameau, là, installé comme depuis des lustres ! C’est impensable ! Il va me falloir une réponse.

Le curé n’avait aucune réponse à fournir, même pas le début d’une explication. Il était terrassé par cette incroyable révélation, qu’il avait du mal ne serait-ce qu’à considérer dans son esprit. M. Winslow lui aurait-il menti ? Tous les autres également ? Il ne pouvait le concevoir, c’était trop. Il s’appuya contre la façade de pierre.

— Je… je… ne sais pas, je ne sais pas, désolé. Tous ces gens… sont venus ici sans problème, je…

— Vous m’avez l’air bien embarrassé, mon Père. Il n’y a que la vérité qui blesse, c’est ce qu’on dit, hein ?

Il malaxa son pistolet quelques instants.

— Je reviens ce soir, et je ne serais pas seul. Si personne ne veut coopérer, alors vous verrez bien. Ah ça, vous verrez. »

Après avoir regardé la figure décomposée du père Benedict, maintenant adossé contre la paroi, il repartit vers le sous-bois entourant la place, non sans adresser des regards appuyés aux fidèles. Ils étaient maintenant nombreux à s’être regroupés, attirés par la voix de l’officier. M. Winslow accourut, un vieux fusil à la main.

« Ça va, mon Père ? Il ne vous a pas fait d’mal ? Oh, comme j’étais terrifié pour vous, j’sais pas ce qu’il vous racontait mais on aurait dit qu’il allait vous tuer sur place ! C’est pour ça que j’ai pris mon vieux Springfield, j’ai pas eu confiance. J’me suis dit "c’est p’têtre un gars de l’autre diable dans la grange".

Le curé se releva, encore un peu sonné. Il pouvait voir quasiment tous les habitants du hameau attroupés à une dizaine de mètres, l’air inquiet.

— Je ne sais vraiment ce qu’il s’est passé, c’est…

Il n’avait pas la force de continuer à parler de ça. Il allait attendre plus tard.

— … c’est un problème avec la mairie, nous verrons ça ce soir ou demain. Je… ce n’est rien, ce n’est rien. »

Le problème était bien sûr tout sauf simple, mais tous les évènements de la journée d’hier commençaient à lui revenir en tête, brusqué qu’il était par cette agitation. Il avait émis des doutes sur plusieurs choses, remarqué quelques incohérences entre les faits et les actes, mais cette échauffourée avec le lieutenant l’avait mis face aux faits. Quelque chose se passait. Il avait de plus en plus le sentiment d’être au sein d’un rêve fiévreux, côtoyant des personnages inconscients de leur situation et luttant pour comprendre son environnement. Il avait du mal à encaisser. Il regarda M. Winslow, qui le fixait avec des yeux suppliants, à la manière d’un chien égaré. Il avait besoin d’être seul, d’avoir les idées claires.

« Robert, allez auprès de votre famille. Pas la peine de veiller sur moi. Si vous devez protéger quelqu’un, c’est votre fille, dit-il avec un léger rire pour essayer de dissimuler son angoisse.

Il regretta aussitôt ses paroles lorsqu’il se rendit compte que M. Winslow commençait à pleurer. Tout en tenant son fusil, le père de famille sanglotait et commença à balbutier.

— Ah ! Ma fille… ma fille… elle n’est pas rentrée, mon Père. J’ai voulu vous le dire avant, mais j’ai pas pu ! J’avais espoir, j’voulais être fort pour not’Seigneur. Elle est restée là-bas… avec le démon ! Cet homme, mon Père, c’est le Diable, 'y a pas d’autres explications, j’ai voulu rentrer pour la sauver, la porte ne s’ouvrait pas. Elle ne s’ouvrait pas, mon Père !

Le père Benedict écarquilla les yeux d’étonnement. Il n’avait pas vu Kathie dans la grange, et s’en était tenu aux paroles de Barnabas. Il comprit. Voilà ce que cachait Barnabas. Voilà pourquoi il était si moqueur. Il se jouait de M. Winslow, il se jouait de tous les habitants, et lui, le chef spirituel, le curé, il n’avait rien vu, il avait parlé avec cet homme, non, ce démon, et il n’avait rien vu.

— Ma fille, rendez-moi ma fille ! »

Dans un dernier sanglot, M. Winslow tomba à terre, lâchant son fusil. Il se recroquevilla sur lui-même en balbutiant le nom de sa fille, alors que sa femme, elle aussi en pleurs, s’approchait de lui pour le réconforter.

Soudain, alors que le père Benedict observait la triste scène qui se déroulait devant lui, il vit la porte de sa paroisse s’entre-ouvrir, juste un instant. Il y jeta un œil, et c’est avec horreur qu’il reconnut les yeux qui luisaient dans l’obscurité. Barnabas était à l’intérieur. Sans prêter attention aux fidèles qui s’agglutinaient à proximité, le prêtre courut vers la porte. Il avait compris son but, même s’il ne pouvait pas comprendre ce qu’il se passait autour de lui. Il pénétra dans l’église, où il savait que l’attendait quelqu’un, ou quelque chose, qui ne voulait que le chaos. Et il espérait pouvoir lui opposer les forces du Christ.



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La froideur de la pierre n’avait jamais été aussi glaçante qu’en cet instant. Le père Benedict s’avança à pas feutrés dans la nef, ou un silence de mort régnait, en tentant de déceler le moindre mouvement pouvant trahir son adversaire. Sa concentration était telle qu’il manqua de trébucher sur un objet au sol. Il reprit son équilibre et le ramassa. C’était son goupillon. Rassuré, il le reposa à terre.

Un vacarme se fit entendre qui manqua de véritablement faire tomber le prêtre. Le bruit était perçant, énorme, mais aussi terriblement proche de lui, au point qu’il dut se boucher les oreilles pour supporter le choc initial. Il avait l’impression qu’on lui mettait la source du bruit au creux de l’oreille. Lentement, il identifia ce qui semblait le provoquer. Il s’agissait d’un mélange inaudible de notes de guitares électriques tenues et de contrebasse désaccordée, avec une batterie infernale qui effectuait des rythmes aléatoires. Il n’y avait rien de musical à déceler, et les fréquences atteintes par les instruments invisibles donnaient mal à la tête au père Benedict. Il ne pouvait y avoir qu’une origine à cette torture, et c’était celui qu’il était venu chasser de ces lieux. Ce tambourinement incessant donnait l’impression à sa tête d’exploser, mais il ne se confortait que plus dans son idée que Barnabas n’était pas humain, mais l’engeance satanique du Diable. Les évènements d’hier et d’aujourd’hui, mis bout à bout, se dit-il, devaient signifier le début de l’Apocalypse. Qu’importe, il était prêt. Ses fidèles étaient dehors, et il allait pouvoir compter sur les forces du Seigneur.

La voix caverneuse de Barnabas se fit entendre dans toute l’église.

« Je pense que vous vous êtes fait une raison, monsieur le curé.

Le père Benedict leva les yeux vers la charpente, dans l’espoir de l’apercevoir.

— Alors dites-moi, l’avez-vous deviné ?

Il se déplaça dans la nef, pour mieux identifier l’origine.

— Avez-vous deviné ?

— Deviné quoi, Barnabas, démon ! Parle, que je t’entende ! cria le curé.

— … Discutons calmement, voulez-vous ? »

La voix de Barnabas parcourut toute la charpente de la nef en prononçant la phrase, jusqu’à arriver brusquement dans un confessionnal. La porte de celui-ci s’ouvrit sur le coup, invitant le curé à prendre place. Celui-ci avança, décrocha un crucifix disposé sur un pilier à côté de lui, et s’installa avec précaution à la place du pénitent. La musique tonitruante se fit menaçante. De l’autre côté de la paroi de bois sculpté, des yeux d'ambre le regardaient. Il lui semblait également qu’une grande chaleur régnait dans le petit habitacle. Le curé serra vigoureusement le crucifix. En même temps qu’une note grave de guitare, la voix de Barnabas se fit entendre, encore plus profonde qu’avant.

« Dites-moi, l’avez-vous deviné ? »

Le prêtre ne répondit pas, il voulait tester la patience de son adversaire.

— J’espérais que vous l’aviez deviné, mais je me suis fourvoyé. Non, c’est autre chose qui vous ronge.

Restant toujours muet, il commença à réciter une prière à la Vierge dans l’espoir de se protéger.

— Ce qui vous intrigue, j’en suis sûr, c’est la nature de mon jeu, celui qui embarque tant de monde depuis quelques temps.

Barnabas voulait encore le mener dans la confusion. Cette fois-ci, il allait répondre.

— Grâce à Dieu, déclara-t-il solennellement, cela ne fait qu’une poignée de semaines que vous avez décidé de corrompre cette bourgade, et vous arrêterez bien assez tôt ! Le Ciel va vous occire.

— Vous avez mal compris ma phrase. Il y a quelque temps que je suis parmi vous, mais ce temps-ci, le vôtre, j’y habite depuis une poignée… d’années, plutôt.

— Que racontez-vous encore comme sottises, Barnabas ?

Le père Benedict voulait essayer d’avoir le démon à son propre jeu. Il feignait l’incompréhension.

— Vous êtes perdu, complètement perdu, continua-t-il. Pauvre de vous.

— Je me promène juste dans les âges, Lloyd. J’use de mon droit de cité.

Le crucifix faillit lui échapper des mains. Voir son nom prononcé par une entité pareille l’avait choqué jusque dans son âme. Cependant, il savait ce dont les forces de l’Enfer étaient capables, et quelles tentations elles déploient. Il était persuadé de pouvoir lui tenir tête, aussi il continua son manège.

— Mon nom. Vous le savez. Qui êtes-vous… vraiment, répondez !

— J’ai arrêté de compter les temps où je fus quelqu’un, Lloyd, alors ne m’embêtez pas, je vous en prie. Pour l’instant, j’existe auprès des jeunes des alentours, et je leur donne de quoi s’identifier. Je les aide et les rends mûrs. Vous n’avez vraiment aucune considération pour l’éveil musical, Lloyd ?

Le curé avait du mal à se retenir de crier après les insanités que proférait celui qui tourmentait les lieux.

— J’étais pourtant sûr que l’Église était la matrice de beaucoup de morceaux célèbres, continua Barnabas ; c’est peut-être cela qui vous embarrasse. Après tout, dans ce domaine, le Christ n’a plus son monopole d’antan. C’est pour ça que j’ai pris l’initiative de vous remettre tous en selle.

Il fallait qu’il soit fort, et qu’il persévère.

— Qui est ce « vous » ?

— Eh bien, ça me paraît évident : les acharnés. Les fanatiques. Les obsédés. Le Livre a tellement d’adeptes, qui se désignent par tellement de noms. Soyons honnêtes, le postulat de départ de l’entente était d’avoir une lutte, mais avec autant d’adeptes de votre côté, et surtout, autant d’adeptes qui se complaisent dans une telle morosité, comment voulez-vous jouer équitablement ? Non, non, il faut équilibrer la partie. La ré-équilibrer, même, pour lui rapporter du piquant. Et donc reprendre à ma faveur certaines de vos brebis.

Il ne voyait pas où menait ce discours sans queue ni tête à ses yeux. Il tenta d’arracher une réponse concrète.

— Je… c’est sans aucun sens… ainsi, c’est à cause de ces fabulations que vous entraînez les gens dans votre débauche ?

— Lloyd, vous me décevez. Vous qui avez certainement étudié bien des questions épineuses de la religion, vous regardez… si peu de mes facettes. Vous êtes extrêmement restreint dans votre manière de penser. Pour un bon catholique comme vous, c’est étrange.

Cette discussion énervait le père Benedict. Pour lui, tout ceci ne devait pas être une discussion, mais un affrontement.

— Barnabas, vous essayez de vous soustraire à mes questions !

— Barnabas, Barnabas, vous n’avez que ce nom à la bouche. Jésus était-il Sa seule incarnation ? Non ! Alors moi-même ne suis qu’un avatar en ces lieux, et bien d’autres noms et formes m’ont été prêtées par bien d’autres peuples ! Est-on même sûr que j’existe, suis-je soluble avec la conception normale du monde ? Non ! Pouvez-vous savoir avec certitude si c’est un trône ou bien des chaînes qui furent mes reliques ? Est-ce ma guitare qui est maintenant mon sceptre ?

La voix de Barnabas se mêla aux bruits d’instruments tapageurs et provoqua une douleur aiguë dans les oreilles du prêtre. Il se pencha pour récupérer, mais également pour réfléchir.

— Allons, un peu de tact, répondez-moi, répondez-moi ! Quel est l’intérêt d’être aussi renfrogné lorsque la confrontation se veut aussi ludique ! J’essaye de mon mieux d’utiliser un vocabulaire qui vous parle, à vous, le curé connaissant strictement ses Évangiles. Décidément, comme bien d’autres de vos confrères, vous n’êtes pas bien drôle.

Il ne voulait pas répondre. Il en était persuadé, son arme, si dégainée au bon moment, allait pouvoir sauver les siens.

— Lloyd, pour vous faire réagir, je vais encore parler de la situation dans laquelle nous sommes, qui est lunaire, soyons d’accord. Son succès reposait sur vous, et vous avez surpassé mes attentes. Ce qui m’impressionne chez vous, c’est votre abnégation. Toute cette installation subite, ces gens qui vous suivent, ce morceau de ville vide, rien ne vous a paru étrange ? Non, bien entendu, parce que vous aviez cette abnégation dans l’exercice de vos fonctions, vous êtes entièrement dévoué à Dieu, et cette communauté est entièrement dévouée… à vous. Et donc, vous vous aveuglez mutuellement, si ce n’est pas magnifique quand même.

— Barnabas, j’aimerais pouvoir vous voir afin de vous répondre, s’il vous plaît, dit lentement le père Benedict.

— …Je commençais à m’ennuyer. »

Le curé entendit des pas lourds sortir du confessionnal, et se positionner devant sa sortie. Il l’attendait. Il fallait qu’il soit digne, et qu’il frappe un grand coup. Il était un soldat de Dieu.
Il se précipita en dehors de l’édifice de bois, et tendit le crucifix devant lui en récitant une litanie improvisée mais qu’il pensait forcément efficace.

« Serviam ! Serviam, Barnabas, quitte ces lieux bénis par le Seigneur tout-puissant ! »

À ces mots, Barnabas, toujours vêtu de sa veste cuir maintenant rouge vif, se tordit de douleur en tombant au sol. Il proférait des insultes impies en se noyant dans sa propre bave. Le père Benedict continua de lui présenter son crucifix, soulagé du succès de son plan.
Soudain, Barnabas s’arrêta, et adressa un regard plein de haine au curé. Il se releva d’un coup sec, et lui subtilisa son crucifix. Une fois dans sa main, celui-ci se tordit, se retourna et quadrupla de taille dans un bruit infernal, devant le père Benedict dépité. Dans une transformation venue d’un autre monde, il s’était métamorphosé en guitare aux bords pointus, rouges et suintants.

« Ce petit jeu était drôle, mais on nous attend ailleurs. Je voulais vous faire plaisir, vous comprenez. Un peu de puissance, ça ne fait pas de mal. »

Il empoigna le prêtre par le cou, et se mit à marcher. Il le traîna sur le sol vers la sortie de l’église, l’étranglant à moitié et lui faisant perdre connaissance. Juste avant de sombrer dans l’inconscience, celui-ci remarqua le goupillon qu’il avait laissé à terre. De ses perforations s’écoulait une poudre écarlate.



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Le son d’un magnétophone qu’on enclenche sortit le père Benedict de sa torpeur. Désorienté, il releva lentement la tête. Le monde était flou autour de lui, mais les formes de la pièce l’aidèrent à se situer. Il se trouvait dans la grange. Le magnétophone tournait dans le vide. En se forçant, il réussit à voir à peu près clair, et vit Barnabas sur une chaise en face de lui. Ses vêtements étaient troués, et laissaient s’échapper une poudre rougeâtre. L’odeur était reconnaissable. C’était de la cendre.
Le magnétophone se mit soudain à diffuser un bruit d’agitation. Le curé pouvait entendre des chaises en train d’être tirées et des exclamations de voix. L’une d’entre elles sortit du lot, et il reconnut immédiatement un des garçons musiciens.

« Comment tu vas appeler ton groupe, Kathie ?

— Un truc bath. J’ai pensé à ça : The Devil’s Daughters. Quand je serais chanteuse, ça épatera tout le monde.

— C’est terrible comme nom ! T’es sûre de pouvoir le prendre, par contre ?

— Ouais, ton père, c’est un mordu des Écritures et tout ces machins-là. Je le sais, Carol faisait la chorale avant qu’on parte et elle le voyait à genoux tous les dimanches. »

C’était la voix de Kathie qui avait répondu. En face de lui, Barnabas le regardait sans bouger. Ici aussi, il commençait à faire très chaud. L’enregistrement, car c’était ce qui passait probablement dans le magnétophone, continuait.

« Y' te force pas à y aller ?

— Nan, il a lâché l’affaire, j’sors trop avec vous et il vous a pas à la bonne. « Mon gosse est une cause perdue » qu’il a dit. Il déteste Barnabas et la grange, en plus. Comme tous les autres.

— Parlant d’la grange, on pourrait pas y passer ? J’suis sûr que Barn’ y crèche.

— On m’attend pour dîner moi, en plus j’peux pas rater Sally Can Play, c’est l’émission favorite d’mes parents. J’vais m’prendre une volée de bois vert sinon.

— Cette série pour les grands-mères ? J’comprends pas pourquoi tu te laisses enguirlander par ta famille. Et puis, en ce qui t’concerne, Kathie, j’te suis pas non plus. Tu te fais marcher dessus alors que t’es une nana, euh… sensas, vraiment sensas.

— Rho dis donc, Andrew y veut être ton Jules, c’est moi qui t’le dit ! »

Le père Benedict ne comprenait pas pourquoi on lui infligeait cette écoute. Enfin, pas exactement. Il avait sa petite idée, et elle avait à voir avec Kathie. Las de ne pas pouvoir faire autre chose, il continua d’écouter.

« Eh oh, j’ai le droit de complimenter une femme si je la fréquente, c’est bon…

— Kathie, une femme ? Doucement, c’est une p’tite nénette tout au plus.

— J’te permets pas, John ! Tu va voir, j’vais r’tourner chez moi et j’vais tout dire à mon père, et tu verras que le mordu, y peut faire mal !

— Y va d’abord t’en coller une en voyant ton groupe de musique, ma pauv’fille !

— C’est pas que d’la musique, c’est du rockabilly, et c’est Barnabas qui fait le manager !

— Va voir ton père le gros Winslow et tu verras bien comment il répondra !

— Non ! J’vais voir Barnabas et c’est tout ! Au moins, il sait ce que je veux ! »

Le magnétophone se stoppa net. Barnabas se mit à parler, sans cesser de fixer son interlocuteur.

« De ce que je sais, elle est allée rejoindre ses parents sur la place pour vous accueillir juste après. Mais je la connais, Kathie n’aime pas décevoir. Elle s’est vite enfuie dès le début de vos petites réjouissances pour venir ici et bien entendu, je l’attendais. C’est ce que je fais toujours. Comme vous le savez, je crois, je l’ai faite entrer. »

Il s’arrêta un instant, et se mit à sourire. Le père Benedict remarqua que sa bouche était longue, juste un peu trop longue. Il redoutait la suite.

— Et je l’ai prise, sauvagement, contre le sol de la scène.

Le prêtre baissa la tête. L’impact de la phrase lui donnait la nausée.

— Je ne lui ai pas demandé, mais c’est ce qu’elle voulait, non ?

Il voulut dire quelque chose, mais sa gorge était nouée. Il n’avait plus la force.

— Pourtant, elle pleurait. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’elle n’allait peut-être pas pouvoir être mon épouse. Quel dommage, tout de même. C’est du gâchis de temps pour tout le monde, c’est cela qui est terrifiant. Un déplacement massif, beaucoup de précautions prises, et pourtant… pourtant, pas de résultat ?

Il jouait encore avec ses nerfs, encore et toujours. Il avait maintenant l’impression que son combat dans l’église n’était tout au plus qu’un délire désespéré face au Mal.

— Mais vous vous doutez bien, Lloyd, qu’un miracle arrive souvent lorsque l’on pense avoir tout perdu. Dans un acte de foi ultime, la petite Kathie a commencé à lutter contre ma puissance ! Elle s’est débattue, débattue ! Alors j’ai lutté moi aussi, et je me suis maintenu, maintenu ! Et puis !

Barnabas stoppa net son discours, comme pour ajouter de l’effet à son propos.

— Tout s’est arrêté. Le mariage était consommé. J’ai lâché prise et suis allé me rafraîchir dehors. J’ai observé les étoiles. En cette nuit, elles reconnaissaient leur souverain. Elles me souriaient. Quand je suis rentré, la fille était déjà dans un état lamentable. Et là, alors, évidemment j’ai dansé. Si la souffrance était extrême, alors c’était sûr, ça avait fonctionné. Elle commençait déjà, comment pourrait-on dire, à… s’écailler. Oui, elle s’écaillait, parce que sa sueur était brûlante, et elle suait parce que son ventre l’était aussi. Il fallait que je la cache, et vite.

— Barnabas…

Le père Benedict avait enfin trouvé la force d’opposer un mot au flot de paroles insupportables qui l’accablait.

— …Quel est votre nom, Barnabas. Vous n’êtes pas… vous n’êtes pas le… vous n’êtes pas un démon.

L’intéressé se leva brusquement de sa chaise et fit le tour de la table en tapant des mains.

— Oui, oui, oui ! Voilà ! C’est ce que j’essaye de faire avec vous depuis tout ce temps. Oh, vous me faites tellement plaisir, à enfin y arriver en même temps que Kathie, c’est à en pleurer.

Le curé reprenait ses esprits au fur et à mesure. Il commençait à aborder les choses avec une clarté qu’il n’avait jamais ressenti auparavant.

— Vous faites toutes ces choses avec une telle… grossièreté, vous ne faites que… puiser vos inspirations dans la Bible. Vous… vous êtes d’un tout autre genre.

— Oui !

Soudainement, un bruit atroce se fit entendre à travers l’enceinte de la grange. Le sang du curé se glaça lorsqu’il se souvint l’avoir déjà entendu. Un bruit rauque et perçant, à mi-chemin entre un larsen de microphone et un gémissement. Le même, exactement le même que lors de sa première venue. Cette fois-ci, le bruit se poursuivait continuellement, en tendant de plus en plus vers le son de l’agonie humaine.

— Et voyez, quand l’un touche au but, et bien l’autre…

Le père Benedict eut un éclair de compréhension. Il se leva de sa chaise, et se rendit compte qu’il n’était pas attaché. Il courut vers l’enceinte grésillante.

— …également ! »

Il se jeta contre l’enceinte avec la force de douze hommes, et agrippa la membrane de celle-ci. Avec ses ongles, ses mains et ses dents, il y perça un trou avec une détermination que seule l’adrénaline peut donner. Il regarda à l’intérieur. Il n’y avait aucun haut-parleur, ni même un quelconque appareillage électrique. Dans cette grande boîte, il ne pouvait observer qu’un corps à vif, la peau à moitié rongée et fumante, en train de s’arracher les cheveux et de se tenir le ventre. Ce ventre qui était aussi gros qu’elle. Elle, qui n’était autre que Kathie.
Le père Benedict la prit dans ses bras avec délicatesse. Bien qu’elle fut plus massive que lui de par son état, il la porta avec aisance. Il sortit de l’enceinte, alors que le son des guitares et des batteries revenait lui exploser les tympans. Barnabas jubilait. De la fumée s’échappait de tous ses pores.

« J’avais le lieu, il me fallait l’épouse. Tu as été le déclencheur. »

La grange commença à prendre feu. Le bruit des instruments rongeait les neurones du curé. Il marcha vers la porte, Kathie dans les bas. Elle continuait de crier. Son ventre bougeait et devenait incandescent.

— Merci mon Père.

Il allait atteindre la porte. Rien ne comptait plus en cet instant. Barnabas s’interposa devant, les pieds déjà fondus dans le sol. Sa peau prenait la texture d’une bougie. Les instruments se calmèrent, et commencèrent une mélodie entraînante.

— Si d’aventure vous me croisez encore, ayez un peu de courtoisie, de goût et de sympathie ; utilisez donc votre politesse apprise dans les ordres. Mais avant que nous nous quittions, je vais vous faire un cadeau.

Il prit la tête du père Benedict, et la posa contre la sienne, l’englobant comme de la cire chaude.

— Enchanté de vous avoir rencontré, j’espère que mon nom, vous l'avez deviné.

Il prononça ces mots en chantonnant, puis dans un geste brusque, son corps s’enfonça dans l’esprit du curé.

— Je m’appelle Lloyd Benedict. »



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Le curé était dehors.

Face à lui, les habitants du hameau rattaché à la ville de Mount Tawk le regardaient avec effroi.

Il se retourna. Il n’y avait pas de grange. Un pylône se tenait droit, fermant la boucle avec les six autres.

Il regarda dans ses bras. Le corps de Kathie Winslow y reposait, couvert de bleus et à moitié déshabillé. Posé sur son ventre, un nouveau-né. Inerte.

Il releva la tête. Robert Winslow était devant lui, son vieux fusil Springfield à la main. Il le fixait avec des yeux embués de rage et de larmes.

Il leva les yeux au ciel. Les étoiles reconnaissaient leur souverain. Elles souriaient.

Il sourit à son tour, et laissa la mélodie entêtante se finir dans ses oreilles. À la dernière note, une balle de fusil se logea entre les deux yeux du père Benedict.

Il tomba à terre. Le nouveau-né poussa un cri.

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