Chirurgie

Cela faisait combien de temps qu'il n'avait plus eu de chair sous ses doigts ?

Trop longtemps, c'est sûr. Cette cellule était petite, beaucoup trop petite. Cela ne le dérangeait pas vraiment d'être seul, ce n'était pas le problème. Il avait depuis longtemps expurgé de lui-même toutes ces parties qui réclamaient de la compagnie. Non, ce qui le dérangeait était qu'il n'avait absolument rien à faire. Ses geôliers venaient de temps à autre pour lui parler bien sûr, mais, dès qu'il suggérait pouvoir les améliorer grâce à ses compétences, ils entraient tous dans une colère folle puis partaient. Amusantes, ignorantes créatures, chacune d'entre elles. Mais que pouvait-on attendre d'eux ? Honnêtement, ce n'était pas de leur faute, ils étaient simplement très malades. Quel dommage qu'ils ne voulaient pas le laisser les guérir.

Bien sûr, il ne pouvait pas y faire quoi que ce soit pour le moment. Il pourrait aussi bien retourner à son travail. Il se posa sur son étroite couchette puis se couvrit de sa tunique. Il était particulièrement fier de ce vêtement. Ses gardiens lui ont posé de multiples questions à propos de celui-ci, cependant, dès qu'il essayait de leur expliquer, il pouvait affirmer qu'il n'était pas cru. Qu'y avait-t-il de si étrange avec une tunique faite de sa propre peau ? N'était-ce pas ce pour quoi était destinée la peau à la base ? Cependant, leurs seules réactions étaient gémissements et plaintes à propos du fait que cela n'était pas possible, qu'il était impossible de se retirer une telle quantité de peau et de rester en vie, que personne n'avait autant de peau. Ils montrent ce qu'ils savent. N'était-il pas un professionnel ? Il était si difficile d'être bien respecté de nos jours.

Son esprit errait à nouveau. Que faisait-il ? Ah, bien sûr.

Avec ses longs doigts bien entraînés, il commença à creuser son abdomen. La chair ne résistait pas, poreuse comme il faut, soigneusement organisée. Bon, où avait-il laissé sa scie à os ? Ah oui, la cavité du foie. Il suffisait de l'atteindre… ah, la voici. Hum, l'objet était atteint par l'âge, il n'avait aucune idée de comment il allait pouvoir s'en procurer une nouvelle. Ce n'était guère un problème pour le moment, se rappela-t-il. Ensuite, les scalpels. Les plus longs étaient placés dans les os de son bassin, et il lui fallut beaucoup de temps pour pouvoir les en sortir. Il avait vraiment besoin de leur trouver une meilleure place, cependant, son corps possédait déjà tellement d'emplacements que n'importe quelle modification impliquant un agrandissement ne serait que trop facilement repérable par son entourage actuel. Peut-être un second emplacement dans sa boîte crânienne ? Il faudrait y réfléchir après en avoir fini avec sa procédure.

Il oubliait quelque chose, il en était persuadé. Mais qu'était-ce ?

Il creusa dans son stock diminuant d'adhésif placé dans l'orbite de son œil gauche. Cela nécessitait un retrait temporaire de l’œil, ce qui ne facilitait pas la tâche. Une fois cela fait, il disposait enfin de tout ce qu'il lui fallait pour continuer. Il fit en sorte que sa tunique recouvre plus uniformément son corps et positionna l'ourlet de celle-ci de manière à ce qu'il supporte son encolure, puis commença convenablement l'opération.

Celle-ci allait s'avérer compliquée. Pour pouvoir atteindre les parties de son cerveau qu'il souhaitait retirer aujourd'hui, il devait passer outre certaines parties essentielles. L'échec de cette opération pourrait avoir de sévères répercussions sur sa mémoire, ce qui serait évidemment catastrophique, surtout en prenant en compte le fait qu'il n'avait plus accès à son cerveau de secours. Non pas qu'il voulait passer à ce dernier de toute façon, il l'avait modifié pendant plus de trois décennies, et ne comptait pas mettre tout ce travail à la poubelle. Non, il lui fallut simplement faire très attention, c'est tout.

"When it comes to a lady whose merit is not sound, but who makes you sniff and bray like a hound…" se chantonna-t-il pendant qu'il utilisait la scie à os pour lentement se retirer le haut du crâne. Il n'était plus trop sûr d'où il avait appris cet air, mais il l’apaisait. Il continua de chanter tout en déposant sa scie sur le côté et en brossant son épaule recouverte de poussière d'os.

"Kindness and beauty will do you no good…" Il attrapa son long scalpel et le manœuvra autour de la partie de son cerveau qu'il haïssait.

"It will not matter if you're polite or rude…" Avec précaution, il la délogea de la matière grise environnante, espérant que son incision était assez précise. Il aurait été bon d'avoir un miroir.

"If success is what you wish, and to gain good health…" Il termina avec son scalpel puis attrapa sa pince à épiler, qu'il avait précédemment retrouvée dans sa poche vide de chair autour de ses chevilles.

"All you need to show her is a good bit of wealth!" Une prise bien juste, puis il eut terminé. Il s’arrêta pour un moment. Que ressentait-il ?

Il examina la notion de couleur. Avait-il une quelconque préférence ? Il se souvint qu'il fut toujours attiré par le jaune, mais méprisait le orange de tout son cœur. Étrange, n'est-ce pas ? Les deux sont si proches l'une de l'autre, après tout. Il n'y avait aucun sens là-dedans, pas le moindre. Il se souvint du jour ou il trouva enfin sa solution. Quand il réalisa finalement qu'elle était la source de ses problèmes, de tous leurs problèmes. Ces préférences dénuées de sens et tout ce qui leur était similaire… C'était la clé. Bon, aimait-il toujours le jaune ?

"Le jaune… le jaune… je…."

"Je n'en ai rien à faire du jaune ! Aha… ahahaha!"

Parfait ! Il l'avait fait ! Elle était partie ! Une autre misérable partie de lui retirée, un autre reste de sa vie qu'il avait autrefois possédé retiré pour toujours ! Il était sur le point de se lever et d'effectuer une gigue de célébration, mais se souvint que la moitié de son crâne manquait toujours, et revint sur sa décision. Il la replaça avec précaution puis la colla avec les restes de son adhésif, prenant soin d'en appliquer sur les coutures qui tenaient fermement son masque à son visage. Il ne faudrait pas que celui-ci se détache. Jamais.

Ne sois pas distrait, se rappela-t-il. Il reprit ses esprits, s'assit puis réfléchit à la nouvelle composition de son cerveau. Quelles nouvelles idées le retrait du sentiment injurieux allait-il lui apporter ? Premièrement, il devait revoir la conclusion auparavant atteinte, pour savoir si elle tenait toujours. Oui…

Donc, que savait-il de la vie ?

Qu'elle avait besoin d'être soignée. C'était sa première conclusion, la fondation de toutes celles qui sont apparues après, et elle restait aussi solide qu'auparavant. Ses frères et sœurs, imbéciles qu'ils étaient, le pensaient fou de ses desseins. Ils ont été créés pour préserver la vie, affirmaient-ils. Mais ils avaient tort. Il connaissait la vérité. Il avait tout découvert de lui-même. Héhéhé

La vie était un fardeau pour ceux qui ont porté sa détestable étincelle en leur âme. Un tout d'impulsions contraires, de désirs cruels et d'émotions absurdes. La vie était une bête se multipliant, et dans sa profession, de telles créatures n'avaient qu'un seul nom. Il était un chirurgien, il était le chirurgien, et il était celui qui avait découvert ce qu'était la vie, ce qu'elle était vraiment.

C'était si évident, pensa-t-il en caressant les greffes de peau qui reliaient son visage à son masque à long bec de ses doigts fins et délicats. La vie était un cancer. L'âme assassinait l'esprit.

C'était sa responsabilité, en tant que professionnel du monde médical et être de moral, de l'ablater.

Il se remémora sa première opération du type. Son patient hurlait et gémissait car l'Anesthésiste n'était pas là pour l'aider, et cela pendant qu'il le guérissait d'un trouble mortel. La souffrance était déplorable, mais nécessaire, une fois qu'ils étaient morts, leur vraie âme se révélait. C'est ce qu'il le rendait confiant de la justesse de sa cause. Dès qu'ils se relevaient, guéris en intégralité, leur seul désir était d'aider leurs semblables à atteindre la même… révélation. L'âme, il l'avait découvert, ne désirait pas seulement sa propre mort, mais aussi celle du monde.

De voir les morts émanciper les vivants… cela rendait le tout louable. Toutes les moqueries, toute la haine, les dégoûts et toute sa solitude.

Il était le r-

Il n'était plus seul désormais. Deux silhouettes se tenaient dans sa cellule vide, le fixant du regard là où il était couché. Le premier était grand, morne, sombre et livide. Il le connaissait très bien.

"Seigneur."

"Chirurgien. Cela faisait si longtemps".

Le Chirurgien ne comprenait pas. "Si longtemps ? Nous ne nous sommes jamais séparés, Seigneur. Je suis l'instrument de vos volontés. Je suis toujours avec vous."

Son Seigneur ne dit rien, esquissant seulement un sourire. Le Chirurgien tourna son regard vers l'autre silhouette, petite, un homme voûté qui refusait de le regarder directement. Même avec son masque, le Chirurgien savait qui il était.

"Frère Diagnosticien."

"Vous n'êtes pas de mes frères, bête". L'homme se tourna vers son Seigneur. "Finissons-en".

Son seigneur acquiesça, puis se tourna vers le Chirurgien une nouvelle fois. "J'ai une mission pour vous, mon plus loyal serviteur. Votre expérience est requise".

"Quel… quel est votre désir, Seigneur ? Que puis-je faire pour quelqu'un de si majestueux ?"

La Petite Mort sourit, révélant ses dents rangées comme des pierres tombales.

"Eh bien, cher Chirurgien, j'ai un monde à guérir pour vous."

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