Suivez la Voie

Une douce lueur rose-orangée filtre à travers mes paupières. Je baigne dans la tiédeur amorphe du liquide amniotique qui remplit ma chambre, savourant le repos qui délasse mes membres ensommeillés. Mon cocon frémit doucement, trahissant une certaine agitation de Tante. Je m'étire, déchirant la membrane translucide qui s'est développée autour de moi, m'apportant nutriments et soins durant toute la nuit. Je constate avec plaisir que mes muscles ont cessé de me harceler et que mon ventre ne me fait plus souffrir. Je décide de me lever sans plus tarder.

J'émerge hors de ma chambre, et m'octroie quelques coups de langue pour me débarrasser des derniers lambeaux de membrane et des traces de liquide qui me collent à la peau. Puis je suis les pulsations d'excitation de Tante, mes pieds nus caressant le sol sculpté. Mes pas me mènent dehors par la porte de derrière. La camionnette est garée à quelques mètres, ses deux portes arrières ouvertes. Une main puissante se referme sur mon épaule.

Je me retourne et me retrouve face à un colosse de deux mètres au torse large et luisant de sueur nuancée de sang. S'il n'est pas aussi grand qu'Oncle Len, il n'en demeure pas moins imposant. Son visage aux traits durs mais pourtant étrangement beaux est tranché d'un sourire qui dévoile les dents impeccables de sa large mâchoire.

— Salut Li Liang, comme d'habitude il n'y a rien de tel que la bouffe pour te réveiller.

Je saute dans les bras de mon frère, et me serre contre sa carrure massive. Il me jette en l'air, m'envoyant plusieurs mètres au-dessus de lui, puis me rattrape avec souplesse et me dépose au sol.

— Bao, que je suis contente de te revoir ! Tu nourris Tante ? Je peux t'aider ?
— Avec joie, d'ailleurs dépêchons-nous elle n'aime pas attendre.

Nous nous rendons à la camionnette. À l'arrière, trois carcasses de ce que je suppose être des porcs sont entassées, encore légèrement suintantes. Nous nous fournissons à l'abattoir le plus proche, ce qui garantit que la viande est encore à peu près fraîche quand nous la ramenons. Derrière, plusieurs cages contiennent lapins et volailles. J'empoigne une caisse contenant trois lapins apeurés et suit mon frère qui transporte une dépouille sous chaque bras. Je pourrais sans doute en porter une, mais elles sont volumineuses et je crains de faire traîner la nourriture dans la poussière.

La bouche de Tante se trouve à quelques pas de là, protégée par un auvent de pierre sculptée entrelacée de cartilage et de peau. Cela évite que des feuilles mortes, des morceaux de bois ou autres débris ne tombent à l'intérieur, poussés par le vent. Elle pourrait sans doute les digérer, mais elle n'aime pas ça. La bouche elle-même est une vaste fente de chair humide, longue comme un homme allongé et large comme un bras étendu. Bao jette les carcasses qui disparaissent dans les ténèbres, poussées par les puissants muscles circulaires qui enserrent la cavité en direction d'un lointain estomac où elles seront méticuleusement digérées. Je m'avance et lâche les lapins un par un. Il n'est pas nécessaire de nourrir Tante avec des animaux vivants, mais cette petite gourmandise la met dans de bonnes dispositions pour nos propres repas. Sans doute gardera-t-elle les morceaux les plus savoureux dans une poche munie de papilles pendant quelques heures.

Nous terminons rapidement de vider la camionnette puis nous rentrons dans la Maison. Je suis Bao jusque dans la grande salle à manger où Mei nous attend, lovée dans l'un des gigantesques fauteuils de pierre gravée de scènes de festins. Elle paraît bien seule, sans l'un de ses enfants vautré à ses pieds ou dressé derrière elle. Mais Tante n'accepte pas les enfants de Mei à l'intérieur de la Maison. Elle les trouve sales et grossiers. Mei vient donc rarement à l'intérieur hors des heures de repas, préférant parfois même dormir dehors. Nous prenons place face à elle, chacun dans un siège.

— Bien. Que faisons-nous ?

La voix de Mei s'élève sous les voûtes carnées, froide et nette, statuant la question que nous nous posons tous trois. Oncle Len n'est pas rentré cette nuit, et notre famille est tenue d'être représentée au prochain rassemblement. Ce soir.

— La situation est inhabituelle, déclare Bao de sa voix profonde. Il faut que l'un de nous se dévoue pour y aller. Et avec un peu de chance nous ne perdrons pas un autre membre de la famille.
— Excellent, ricane Mei. J'imagine que tu te proposes dans ce cas.
— Tu sais très bien que si j'y passe notre sang ne pourra pas se perpétuer.
— Mais tu es le plus solide d'entre nous, tu pourras t'en sortir.
— Nous savons tous les deux que nos chances sont tellement faibles que cela ne fera pas la différence.

Pendant un instant ils s'affrontent du regard. Je les observe moi aussi, ma sœur coulée dans son siège, ses doigts fins pétrissant inconsciemment l'accoudoir, et mon frère, les muscles tendus par la frustration. Mais je suis adulte à présent, j'ai enfanté mon premier fils de par-delà le voile, j'ai survécu à ma première sortie loin du cocon. J'ai le droit à la parole.

— Pourquoi n'irions-nous pas tous les trois ? Nous pourrions nous protéger mutuellement, mettre toutes les chances de notre côté.
— Et signer la fin de notre lignée en mourant tous en même temps, répond Mei d'un ton cynique.
— De toute façon nous ne nous relèverions pas de la perte d'un autre membre. Pas maintenant que les pierres du Sage ont été volées.

Un silence pesant s'étend à nouveau. Ce n'est pas un silence parfait, loin de là, car la Maison est toujours parcourue de gargouillis, de petits bruits humides et autres symptômes de sa vitalité. Mais c'est un silence lourd de conséquences pour cette pierre enchâssée dans la montagne comme une tumeur, et pour tous ses habitants. Un moment qui fera peut-être partie de notre histoire un jour.

— Pourquoi pas, répond enfin Bao.

Nous nous tournons tous deux vers Mei, qui soupire puis lâche :

— Vous ne me laissez pas vraiment le choix. Très bien, nous irons tous les trois. Comment fait-on d'ailleurs ? Je sais qu'Oncle Len s'y rendait à pied mais nous n'avons ni son endurance ni sa rapidité.
— Nous pouvons toujours prendre la camionnette, propose Bao. Mais il faudra se garer à quelques kilomètres et finir à pied, il serait malvenu d'offenser qui que ce soit.

J'acquiesce. À peine rentrée, me voici exposée à un nouveau danger. Il me tarde de pouvoir enfin me détendre quelques jours d'affilée. Mes séances d'entraînement me manquent profondément. Nous nous levons et prenons la direction de la sortie, bien décidés à affronter cette épreuve la tête haute.

Le reste de la matinée s'écoule en un éclair, Tante nous couvrant de ses attentions. Nous partons en début d'après-midi car la route sera longue.

Le portier prend le volant pour nous emmener. Ni moi ni mes frères et sœurs n'avons le permis, ni ne savons conduire. D'une part parce que nous ne voulons pas nous souiller en manipulant un objet mécanisé, et d'autre part parce que seul Bao a l'âge légal pour passer les épreuves. Nous sommes inconfortablement malmenés alors que le véhicule blanc sale emprunte les petites routes montagneuses en lacets qui nous mènent à notre destination. Qu'il est désagréable d'être ainsi secoués dans la puanteur de l'essence alors que nous pourrions courir dans la montagne en profitant du vent frais ! Au vu de ses lèvres pincées et de son teint pâle Mei partage mon avis.

Nous nous arrêtons après un peu plus d'une heure de trajet, et je me précipite hors de la machine infernale. Quelle horreur, dire que le portier emploie cette chose infecte plus d'une fois par semaine. Je jette un coup d'œil à son visage balafré alors qu'il sort de la camionnette. Il est d'une impassibilité minérale. Je serais terrorisée à sa place mais il ne paraît pas appréhender le rassemblement. Sans doute une forme de fatalisme. Comment lui en vouloir. La partie arrière de notre moyen de transport gémit et s'affaisse au point de toucher le sol lorsque le fils de Mei s'en extrait péniblement. La route n'est pas fréquentée, mais mieux vaut éviter d'attirer l'attention. Nous nous avançons à la file indienne dans les bois sur un sentier à peine discernable parmi les arbustes et les buissons touffus. Le portier ouvre la marche, écartant les branches qui se tendent en travers du chemin comme pour nous retenir. Alors que nous approchons, la forêt se fait silencieuse en dépit du crépuscule qui déploie son manteau de velours pourpre sur la cime des arbres élancés. Oiseaux et insectes vespéraux semblent s'être volatilisés, et seul le bruissement des branches agitées par une fine brise couvre nos pas sur les feuilles mortes. Derrière moi, l'enfant sans nom de Mei hume l'air bruyamment. Il perçoit lui aussi que quelque chose est anormal dans cette forêt vidée de ses habitants habituels.

Nous débouchons sur une clairière de petite taille au pied d'un pan de roche nue. Dans la paroi rosie par les rayons du soleil mourant s'ouvre une entrée circulaire béante prête à nous engloutir. Nous nous arrêtons d'un seul mouvement. Le portier baisse la tête. Son détachement semble se fissurer. Personne ne peut être indifférent à la souffrance et la mort quand elles sont aussi proches. Je prends une grande inspiration.

— Allons-y, déclare sobrement Bao.

Et nous pénétrons entre les gigantesques lèvres minérales.

Les ténèbres nous accueillent, nous enveloppent et étouffent bientôt loin derrière nous les derniers faisceaux de lumière solaire. Je garde ma main posée sur l'épaule de Bao, marchant avec confiance. Le sol est lisse, poli et je ne risque pas de glisser. Puis une lueur étouffée dilue peu à peu l'obscurité, dévoilant les fabuleux piliers de pierre dentelée qui nous entourent. Dans la pénombre des voûtes qui nous surplombent, quelque chose grouille. Impossible de les apercevoir mais des formes de la taille d'une tête se déplacent à vive allure d'une stalactite torturée à l'autre. J'entends le cri du portier à l'avant de notre petit groupe. Et je comprends où nous sommes. L'antichambre des masques. Une masse s'abat sur ma tête. Mon cou est rapidement encerclé d'une multitude de fins tentacules et mon visage est couvert par une chair spongieuse. Les bruits étouffés qui proviennent de devant moi suggèrent que mon frère et ma sœur viennent de subir une attaque identique. Je panique et lutte un moment, avant de m'abandonner à la créature. Après une minute de tâtonnement elle finit par trouver sa place et je peux voir à travers les trous prévus à cet effet. Bao se tourne vers moi, tâtant sa tête avec circonspection. Son visage est couvert d'un croissant osseux sur la partie gauche, et d'une étrange peau rosâtre sur le centre et la droite. À travers les orifices oculaires, j'aperçois ses yeux pleins d'incompréhension. Au niveau de sa bouche s'entrouvre une courte fente. Un coup d'œil par-dessus son épaule me permet de constater que Mei porte un masque identique. Je ne doute pas qu'il en va de même pour moi. Le portier gémit à nouveau et je m'approche pour constater la raison de son tourment.

Son masque est bien plus épais et entièrement constitué d'os. De nombreuses excroissances tranchantes s'étendent dans toutes les directions. Même sur la face interne du masque à en juger par les filets de sang qui dégoulinent le long de sa gorge. L'un des châtiments des Osseux pour leur révolte. Les familles de la Voie n'aiment pas que leurs vassaux tentent de les renverser. Quelle pitié. Je laisse l'homme à ses tourments et me tourne vers mon neveu. Il est visiblement dispensé de masque. Peut-être qu'il n'en existe aucun qui corresponde à ses dimensions ? Quoi qu'il en soit nous nous remettons rapidement de nos émotions. Nous étions au courant que les rassemblements étaient masqués, mais la méthode nous était inconnue. Je me demande quels autres éléments des récits d'Oncle Len se révéleront aussi inattendus. Après quelques pas, je constate que mon masque est presque imperceptible tant il s'adapte à mon visage. Le souffle de mes narines et de ma bouche s'écoule fluidement dans des canaux spécialisés pour ressortir par la fente buccale et la couche de mucus que la face interne produit rend les mouvements de sa respiration presque imperceptibles. Un vrai bijou que je suis honorée de porter.

Nous poursuivons notre marche dans les entrailles pétrifiées de la montagne. La galerie s'étrécit à nouveau sur quelques centaines de mètres avant de s'ouvrir sur un spectacle époustouflant. À l'apogée de la vaste caverne un orifice circulaire laisse tomber sur la scène les premiers rayons de la lune gibbeuse. À nos pieds la fosse bée, si profonde que je peine à distinguer les cruelles épines rocheuses qui en tapissent le fond. Inutile de préciser qu'une chute serait mortelle pour n'importe qui. Au centre de la fosse se dresse un piton de pierre noire déchiquetée. Et face à nous… Les gradins où sont perchées les familles de la Voie et leurs vassaux. Je perçois d'ici les criaillements et vociférations des dynasties les plus agitées. Trois balcons superposés sur lesquels sont rassemblés plusieurs centaines d'adeptes du Nälka venus de partout dans un rayon de plusieurs milliers de kilomètres. Et tout en haut du plus élevé, cinq impressionnants trônes taillés à même la montagne font face à une fine langue de roc qui s'étend jusqu'au pilier central.

Nous nous arrachons à notre contemplation fascinée pour gravir l'escalier désagréablement étroit qui s'enroule le long de la paroi pour nous mener au balcon le plus bas. Suivant un accord tacite, le portier passe devant, suivi par Bao, puis moi. Mei ferme la marche, suivie par son fils qui doit se déplacer dos au mur pour ne pas glisser dans la fosse. Il semble heureusement doté d'une grâce étrange qui n'est pas sans rappeler celle de sa mère. L'escalade s'avère éprouvante, plus en raison de la menace omniprésente du gouffre affamé que des marches escarpées. Je lâche un discret soupir de soulagement en posant mes pieds sur le sol lisse et stable. Le premier balcon est plutôt calme par rapport aux deux autres. Il abrite les disgraciés et les demandeurs. Les premiers, dont font partie notre portier et ce qui reste des siens, regroupent les individus dégradés au plus bas de l'ordre imposé par les familles de la Voie. Leur vie ne tient qu'à un fil, et il n'est pas rare qu'un ou plusieurs membres des balcons supérieurs ne descendent pour en éventrer un ou deux. C'est la peur de la dégradation à ce rang plus bas que terre qui tient les dynasties vassales en laisse. Dont la nôtre. Les demandeurs quant à eux sont des Orins, des étrangers au sang faible avides des bienfaits de notre culte, aisément reconnaissables à leur masque d'os simple. Certains sont attirés par la possibilité d'atteindre une beauté parfaite hors de portée des chirurgiens les plus talentueux. Ceux-là font bien vite face à une cruelle désillusion, car les sacrifices auxquels il faut consentir sont bien au-delà de la plus chère des factures. D'autres, affolés par la peur de la mort, viennent quérir l'immortalité. Leur destin est bien pire car ils obtiennent ce qu'ils sont venus chercher. Le reste est une collection de désespérés n'ayant plus rien à perdre et cherchant un miracle. Les plus chanceux d'entre eux embrasseront la gloire d'Ion et extirperont de ses entrailles la bénédiction qu'ils recherchent. Quoi qu'il en soit ils constituent bien souvent une source d'argent et de chair de premier choix.

Nous abandonnons le portier parmi ses semblables et reprenons notre ascension vers le balcon des familles vassales où se trouve notre place. Près de la moitié des gradins est occupée par la foule criaillante des Crocs. Une bande de dégénérés inférieurs au sang impur. Seul leur taux de reproduction ridiculement élevé leur permet de garder l'ascendant sur ce balcon. Cependant mieux vaut se féliciter que leur chair ne soit pas aussi forte que leurs femelles sont fécondes car ils auraient couvert le monde de leur engeance stupide. À notre arrivée les groupes les plus piteux se retranchent dans leur coin. Si nous n'avons pas la carrure d'Oncle Len, nous profitons de sa réputation. Sans parler du fils de Mei, qui hume l'air avec un grand intérêt à ce que je peux voir de ses traits distordus.

Nous nous installons à distance respectable des Crocs. Leur assemblée est un chaos de violence, de débauche et de gloutonnerie. Plusieurs jeunes gens s'affrontent en des rixes féroces, roulant dans la poussière sous les cris hystériques de leurs camarades. Des masses de corps entrelacés et gémissants se tordent au sol, s'adonnant aux plaisirs charnels sans distinction de sexe ou d'âge. Plus inquiétant, d'autres sont rassemblés autour de corps indubitablement décédés au vu de leur état de dégradation. Certains portent un masque au front ceint d'une ligne dentelée identique à celui de leurs agresseurs, mais beaucoup d'autres présentent un masque différent qui les désigne comme membres d'une autre lignée. La plupart des dépouilles ne sont pas dévorées entièrement, et seules quelques bouchées en sont prélevées. Les cadavres sont ensuite démembrés pour servir de projectiles, subissent les derniers outrages, ou sont jetés dans la fosse. Leurs rangs sont étrangement exempts de personnes ayant plus de la trentaine. Soit leur espérance de vie est trop réduite à cause de leur propre famille, soit leurs anciens n'assistent pas aux rassemblements.

J'aperçois une troupe d'une dizaine de Crocs projeter un assemblage d'os sanguinolents en direction d'un autre groupe en plein ébat avant de chercher des yeux une nouvelle victime. La plupart des bandes restantes sont assez nombreuses ou menaçantes pour les dissuader de s'en prendre à elles. Visiblement nous sommes considérés comme un morceau trop gros pour eux, car ils passent quelques mètres devant nous sans nous prêter attention.

Ils finissent par jeter leur dévolu sur une jeune fille seule au masque fissuré dont les différentes parties sont retenues entre elles par une fine membrane rose clair. Les Crocs commencent à l'encercler en raillant et hurlant. Je me demande s'ils réalisent qu'ils s'en prennent à un membre d'une des grandes familles de la Voie. Après tout, ils sont nombreux et les Kræhlt ne sont pas la plus puissante des Dynasties. De plus il est probable qu'il s'agisse d'une aspirante venue faire ses preuves en emportant un affrontement de ce type. Ce qui signifie qu'elle ne recevra aucune aide des siens, confortablement installés sur le balcon supérieur. L'un des jeunes Crocs profite que la jeune Kræhl lui tourne le dos pour bondir, son masque se levant pour dévoiler une bouche large comme deux mains et remplie des crocs acérés qui ont donné son nom à la famille. Les mâchoires se referment avec une bruit humide sur un des bras de la jeune fille. Celle-ci chancelle à l'impact, et sa chair se déchire autour des dents qui lacèrent le membre. Elle tourne la tête, pour observer le Croc qui secoue la tête pour tenter d'arracher l'avant bras de l'articulation du coude. Soudain, il tressaute et commence à se débattre désespérément. Mais ses mâchoires refusent de relâcher leur prise. Les convulsions de l'imprudent se font de plus en plus faibles. Ses narines laissent échapper un fin filet de sang. Visiblement il ignorait tout des caractéristiques des Kræhlt. Il devient flasque et tombe au sol en relâchant sa prise quelques secondes plus tard. Le bras de sa victime présente de profondes marques là où les dents tranchantes ont percé la peau, mais celles-ci ne saignent pas. Son coude forme un angle étrange, mais il est impossible de savoir si cela représente un réel inconfort pour la future femme. Elle a sans doute déjà enduré bien pire.

Les Crocs restants forment toujours un cercle mouvant autour d'elle, lui interdisant toute retraite. Dans la cacophonie de hurlements inarticulés, je crois l'entendre tenter de dire quelque chose mais elle est ignorée. Avant qu'un autre ne puisse porter une attaque, elle tire un coutelas d'os de sa ceinture lâche et s'entaille en travers de la poitrine tout en courant vers ses assaillants. La plaie bouillonne et une langue musculaire en jaillit, lacérant les airs et les chairs devant elle. En une fraction de secondes, le membre tourbillonnant et dentelé se rétracte dans la balafre noirâtre à l'aspect pâteux. Quatre Crocs s'écroulent, l'abdomen ouvert ou la gorge tranchée. Un autre recule en se tenant le visage. Leur proie ne s'arrête pas et poursuit sa course vers les escaliers qui la ramèneront à la sécurité du balcon supérieur. Sa course est vive et ses foulées régulières en dépit de son bras gauche encore en piteux état. Elle est rapide, mais pas autant que moi. Ni que ses poursuivants qui la rattrapent lentement mais sûrement. Le plus rapide d'entre eux, un grand garçon efflanqué, semble galvanisé par la proximité de sa victime et redouble d'effort pour combler la distance qui les sépare, avant de plonger en avant et d'enserrer les jambes bien dessinées de ses longs bras. La jeune femme s'effondre et en quelques secondes le reste de la bande s'abat sur elle, la plaquant au sol. Ses membres sont soigneusement maintenus écartés pour éviter tout forme d'automutilation ou d'autodéfense. L'un des plus massifs du groupe referme ses mains épaisses sur la nuque gracile et serre avec fermeté. Les faibles convulsions du corps athlétique fermement maintenu au sol s'affaiblissent peu à peu. Les plaies bouillonnent furieusement, mais le symbiote sous-cutané est trop affaibli par l'asphyxie pour infliger plus que des coupures superficielles aux agresseurs. L'étranglement impitoyable se poursuit pendant plusieurs minutes avant que les Crocs ne relâchent leur prise et entament leur festin. Il va sans dire que ce corps sera dévoré entièrement, plus particulièrement le puissant akuloth à la chair caoutchouteuse.

J'observe distraitement le petit groupe de Crocs fêter sa victoire. La famille Kræhl n'a pas perdu grand chose ce soir, fuir face à un adversaire plus agile et plus nombreux est une erreur stupide. Je suis arrachée à mes pensées par une vibration qui résonne jusque dans la moelle des mes os. Aussitôt un silence de mort s'abat sur la gigantesque cavité creusée dans le cœur de la montagne. Seul le son à peine audible tant il est grave continue de se répercuter sur les parois lissées par la caresse des siècles et des générations. Une pression douce et insistante apparaît dans ma conscience. Elle n'est pas impérieuse, elle n'en a pas besoin. Je la laisse me prendre. Elle ouvre ma bouche en même temps que celles des centaines de fidèles assemblés autour. Me prend une inspiration. Prend ma chair, ma force, ma voix. Je suis faible comme une enfant alors que le chant qui est arraché à mes poumons s'élève pour s'unir à la mélopée qui ondule sous les voûtes tel un monstrueux serpent dont les anneaux luisants étreignent nos gorges distordues. Nous sommes tous à genoux, depuis le balcon des parias jusqu'aux trônes de granite des Guides. Et en travers du puits qui dévoile la lune et une poignée d'étoiles répandues sur l'encre humide du ciel nocturne, de minces filaments cartilagineux s'étendent et se rejoignent. Un nouveau sursaut du chant vient extirper de mes entrailles mes dernières forces, et des paroles gutturales émergent de la mélodie informe. L'ancienne langue volée aux maîtres agresse l'air qu'elle pénètre alors qu'elle reprend vie pour accomplir les desseins de la Voie. Une peau rosâtre si fine qu'elle est encore transpercée par les clartés du ciel nocturne s'étend sur le réseau cartilagineux, inéluctable marée de chair. Peu à peu le firmament nous est occulté par cette membrane translucide et palpitante.

Le chant s'éteint en un crescendo furieux et je m'écroule au sol, haletant désespérément en un réflexe animal pour chercher de l'air. Il me faut plusieurs minutes pour reprendre ma respiration et me hisser péniblement en position assise. Un rapide coup d'œil à la ronde m'apprend que mon épuisement est partagé. Mei est elle aussi assise, adossée au ventre de son fils qui s'est penché sur elle en une position protectrice équivoque. Bao est encore allongé sur le ventre mais ses épaules s'abaissent et se relèvent frénétiquement signalant qu'il est encore en vie. Ses vaisseaux sanguins saillent violemment, contrastant avec sa peau devenue pâle comme le jeune ivoire. La horde des Crocs est plus ou moins dans le même état que nous, et j'en remarque certains dont l'immobilité suspecte trahit que le chant leur a pris plus qu'ils ne pouvaient donner. Alors que je tourne mon regard vers le balcon supérieur, mon regard est capté par l'ouverture sur les cieux. Car ce que l'on aperçoit au-delà n'a plus à rien à voir avec la voûte nocturne habituelle. Par-delà la fine couche de peau se découpent d'étranges colonnes osseuses distordues et un astre à la lumière perturbante. Un vol de créatures dont la morphologie n'est qu'une vague allusion aux oiseaux de notre monde passe en silence au-dessus de nous.

Les reflets paradoxaux de la lumière étrangère sur la pierre noire de la fosse s'animent et se tordent, avant de s'en arracher pour prendre corps en de grotesques sculptures charnelles. Elles empoignent un bloc aux dimensions titanesques et se pressent contre lui de toute leur masse. Les efforts conjugués de quatre des figures mouvantes et ondulantes parviennent à pousser le bloc pouce par pouce. L'entrée d'une sombre galerie est dévoilée peu à peu jusqu'à ce qu'une des ombres vivantes puisse y glisser l'un de ses pseudopodes difformes pour empoigner quelque chose qu'elle dépose au sommet de l'aiguille rocheuse. Une petite chose rabougrie et tordue qui s'affaisse sur le sol lorsqu'elle est relâchée. Cinq formes se dressent hors de leurs fauteuils et empruntent la passerelle rocheuse qui mène à l'aiguille, chacune portant un large paquet. Malgré les distorsions démentielles suscitées par la lumière inconnue, malgré les protestations de mes yeux et mon envie pressante de fermer les paupières pour me soustraire à cette agression des lois naturelles j'observe les Guides se rassembler autour de leur plus précieuse possession. Chacun d'entre eux dépose son fardeau au sol, puis l'un des paquets est ouvert. Un porc, très soigneusement ligoté mais encore vivant. Un bras s'étend depuis la chose prostrée au sol et ouvre d'un geste bref le ventre de l'infortuné animal. Le couinement ne nous parvient pas, escamoté par quelque tour de la lumière discordante. Trois autres membres se déplient péniblement pour venir délicatement explorer les viscères à nu. Un cou se déploie, et une tête chauve se penche sur son ouvrage. Puis la créature se recroqueville à nouveau. L'un des Guides s'agite et lève le bras, mais il interrompt son geste et lui et ses confrères et consœurs se rassemblent pour former un conciliabule reclus. Finalement l'un d'entre eux repasse la passerelle et rejoint les rangs de leur parenté.

Quelques minutes plus tard trois personnes descendent les escaliers qui rampent le long de la paroi en direction de notre balcon. Un mauvais pressentiment me noue l'estomac et je me lève, chancelante sous le vertige qui m'assaille. Bao s'est lui aussi assis, et il me jette un regard rapide avant de se focaliser à nouveau sur sa respiration. Les trois hommes balaient le balcon du regard, glissant sur les Crocs encore pantelants pour s'arrêter sur nos masques en croissant osseux. Ils prennent notre direction.

— Debout, je siffle laborieusement en direction des deux autres.

Mes cordes vocales sont irritées et je regrette cette prise de parole. Heureusement elle n'est pas inutile, car ils se lèvent tous les deux et se tournent en direction des trois hommes qui viennent vers nous. Des Gohrt, reconnaissables à l'ouverture hérissée de dents qui occupe toute la moitié inférieure de leur masque. Des spécimens particulièrement massifs et impressionnants. Le plus grand s'arrête à quelques pas de nous.

— Suivez-nous, ordonne-t-il.

J'échange un regard avec les miens. Nous ne sommes pas en état de lutter contre quoi que ce soit. Il nous faut suivre le mouvement. Mei calme son enfant d'une caresse sur le flanc et nous emboîtons le pas aux Gohrt. Arrivés à l'escalier, celui qui semble être le chef se retourne vers nous à nouveau.

— Il reste là, dit-il en pointant du doigt mon neveu.

Une ombre de colère passe dans les yeux de Mei, puis elle siffle quelques mots en direction de son fils qui s'assoit près de l'escalier. La montée est tout aussi pénible que celle des deux premiers escaliers, si ce n'est plus en raison des perspectives torturées. Lorsque nous arrivons sur le balcon, les membres des familles nous observent attentivement. Je me sens comme un lapin dans une volière remplie de rapaces. Un sentiment fort désagréable. Nous dépassons les cinq fauteuils de roc et parvenons à la passerelle sur laquelle notre escorte nous fait signe d'avancer. Je ne peux m'empêcher d'octroyer un regard à l'abîme. Nul doute que la mort serait de loin la meilleure chose qui pourrait arriver à quelqu'un qui tomberait dans ce chaos d'un gris rosé écœurant. Bao s'avance le premier sur la plate-forme juste assez large pour que je puisse étendre mon avant-bras en travers. Selon notre ordre de marche tacite c'est à mon tour d'avancer. Je relâche une profonde expiration et m'avance avec prudence. Je m'efforce de regarder droit devant moi et d'ignorer les formes massives et suppurantes qui se meuvent loin en-dessous. Dupée par un tour de la lumière, je percute Bao de plein fouet et manque de choir en lâchant un cri. Je réalise soudain que nous sommes arrivés sur le sommet du piton rocheux. Je m'écarte pour laisser Mei arriver en trébuchant. Bien qu'il soit difficile d'estimer la surface sous l'éclairage des rayons sournois, la plateforme paraît fort étroite pour nous trois, les cinq Guides, leurs paquets et la… créature qui se tient recroquevillée au centre. Je reste sur mes gardes. Nous n'avons rien fait qui pourrait causer leur déplaisir, mais les familles de la Voie auraient tout aussi bien pu prendre ombrage de notre efficacité et décider de nous éliminer. Un chien trop féroce mord même son maître. Cependant je doute que cela soit le cas, ça ne colle pas. Les Guides sont déployés en demi-cercle face à nous en une étrange asymétrie. Aux deux extrémités se tiennent les plus forts. À gauche le meneur Gohr est monstrueusement grand et large, assis pour laisser son ventre obèse reposer sur le sol. De l'autre côté, le doyen Kræhl est sec et nerveux. Son corps est parcouru de fines lignes blanchâtres là où sa peau peut se détacher entièrement sur une traction musculaire appropriée. En voici un que tous les Crocs du monde ne pourraient pas abattre. Au centre, deux femmes et un être de sexe indéfini représentent les trois autres clans. Sur la droite, le masque lisse et aveugle de l'Avorgull enveloppé dans une cape de peau crée un étrange contraste avec celui percé de trois paires d'orifices oculaires supplémentaires de la famille Velyar. Au centre se tient la matriarche Seldyss dont les pommettes sont parcourues d'éternelles rigoles de sang dégoulinant depuis ses yeux. Purement décoratif, et pour être honnête un peu ridicule mais je suis sûre que personne n'a jamais osé lui dire. Cette dernière prend la parole d'un ton tranchant.

— Les enfants de la Lune sont là conformément à ta demande voyante. Maintenant parle avant que nous ne perdions patience et te réexpédiions dans ta fosse jusqu'au prochain équinoxe.

Un croassement grinçant s'élève de la chose étendue à leurs pieds, et une tête chauve et difforme se dresse dans notre direction.

— Ma pauvre, si tu savais… Enfin amenez-moi ma prochaine lecture.

Le Gohr ouvre un des paquets, qui contient une jeune vache. Par quel miracle ont-ils réussi à passer la passerelle avec une telle charge ? Mon questionnement est interrompu quand la vieille femme rabougrie lève ses bras et jambes pourvus d'ongles acérés pour trancher le cuir et dévoiler les entrailles de la bête. Les doigts se font alors délicats, arrangeant soigneusement les viscères palpitantes et puantes de la bête agitée de soubresauts. Alors la misérable vieille femme aux chairs flétries se penche sur les entrailles et les scrute avec la plus grande attention. Enfin sa voie éraillée déclare faiblement.

— Ce soir je vous fais trois annonces sur le présent que je vois dans cette créature de chair.

— Hâte-toi, grommelle l'énorme Gohr.

— Ma première annonce est pour vous enfants de la Lune. Ce que vous avez perdu a été emporté par-delà les mers, jusque dans les pays de l'ouest. Approche, toi qui est tout juste femme.

Un doigt est pointé dans ma direction. Je m'avance avec prudence, et un bras sur lequel pend une peau flasque et rongée par la vieillesse s'étend vers moi. Le contact est aussi bref que désagréable, et une impression diffuse apparaît dans mon crâne. Je recule aussitôt, violée par l'incursion de cette répugnante créature sénescente dans mon esprit.

— Ma deuxième annonce est pour vous tous. Quelque chose émerge au loin, quelque chose qui hait la vie que nous défendons tout comme la fausse vie des machines impies. Je ne peux rien vous dire de plus car cela irradie une lumière qui m'aveugle.

— Voilà qui est bien vague, juge calmement la cheffe Velyar.

— Ma troisième annonce, poursuit l'haruspice, vous est destinée, familles de la Voie. Ce soir est mon dernier soir car la vie quitte ma carcasse millénaire et le pays d'Ion me tend les bras.

Ainsi l'haruspice séculaire va enfin périr. Selon la tradition elle doit choisir une héritière mais je n'en sais pas beaucoup plus car la dernière fois que cela s'est produit mes ancêtres ne connaissaient pas encore la Voie Rouge.

— J'ai bien peur de vous décevoir cependant, car ce n'est pas une fille de vos familles qui sera choisie.

Une fille des familles inférieures… Va-t-on nous arracher Mei pour la jeter dans cette fosse et l'en extirper tous les six mois pour lire le présent pour la Voie ? Ou pire, suis-je celle qui sera choisie ?

— Le don n'échoit pas non plus à une de vos vassales, ni à aucune femelle sur Terre.

— Il devra donc être attribué à un homme, souffle la Seldyss avec incrédulité.

— Effectivement, mais là encore je me dois de vous avertir : le don ne retombe pas une énième fois entre vos griffes égoïstes. Il a choisi un être hors de votre portée, ordinaire et ignorant du Nälkä. Et comme je le comprends. La chair que nous révérons est en danger et vous ne pensez qu'à vos querelles pour vous maintenir au sommet. Vous avez oublié l'unité que la chair nous offrait pour tomber tous autant que vous êtes dans la voracité et la luxure. La chair n'est pas que le plaisir, c'est surtout la souffrance que l'on endure pour autrui comme Ion nous l'a enseigné. Vos rares moments de dévotion ont pour seul but de vous rapprocher de l'Ikunaan. Mais vous ne trouverez pas la Voie comme cela.

J'en conclus que cette pathétique et flasque créature souhaite mourir puisqu'elle défie aussi ouvertement les Guides. Et pourtant aucune peur n'est perceptible dans ses paroles. Alors que le massif Gohr tend une main épaisse pour broyer le crâne de la vieille impudente, la lumière aberrante qui coule autour de nous en volutes délétères change de tonalité. Un frisson de dégoût parcourt mes globes oculaires et je dois me retenir pour ne pas les fermer. Je me tourne vers les cieux étrangers qui brillent au-dessus de nous, mais je ne puis les apercevoir. Une gigantesque créature est penchée sur le trou, nous observant. Le voile de peau et les rayons divergents rendent toute observation difficile et je ne peux distinguer que deux yeux vides et une bouche plus large que celle de Tante. La créature étend un bras interminable et sa main se plaque sur la fine membrane qui sépare nos deux mondes. Je réalise alors à quel point je suis exposée et recule lentement en direction de la passerelle de roche. Lentement la titanesque main presse le fine barrière, la déformant peu à peu à mesure qu'elle descend vers le piton rocheux dressé au centre de la caverne. À présent les Guides se sont écartés du centre tout comme moi, mon frère et ma sœur. Seule la vieille haruspice décrépite ignore le monstrueux appendice qui s'approche de nous, les bras levés dans sa direction. Ses piaillements déments semblent appeler la bête et bientôt la main se referme sur elle et l'emporte vers la voûte. La main s'arrache à la voûte, emportant la membrane qui s'interpose entre elle et sa proie comme on emporte un mouchoir. Les bords craquent lorsqu'ils sont arrachés à la roche et la Voie se referme. Les lumières irrationnelles et les ombres déformées s'évanouissent aussitôt sous le regard froid de la Lune.

J'échange un regard avec Bao et Mei. Il est clair qu'il vaudrait mieux s'éclipser au plus vite avant que les Guides ne décident que la perte de leur voyante est de notre faute. Profitant du retour des ténèbres argentées du ciel nocturne nous nous glissons le long de la passerelle de pierre qui semble tout à coup bien plus sûre. Nos maîtres sont encore trop fatigués par l'effort du chant et les tourments des rayons anormaux pour nous importuner et nous redescendons sur la corniche où mon neveu nous attend. Maintenant que je suis hors de danger, je ferme les yeux un instant et prends une grande inspiration pour contenir mon envie de vomir. J'ai l'impression de sentir mes globes oculaires palpiter dans mes orbites, et quelques larmes piquantes coulent sur mes joues. Ça y est le rassemblement est fini, nous pouvons rentrer chez nous. À l'abri. Visiblement ma famille partage mon sentiment car Bao se dirige rapidement vers la sortie.

Je prends une grande inspiration de l'air frais de la nuit. Non pas que l'air chaud et moite de la grotte du rassemblement où se mêlent odeurs de sang et de semence me soit désagréable, bien au contraire. Mais j'apprécie de ne plus me sentir piégée et à la merci des caprices des Guides. Le portier a lui aussi survécu à cette soirée visiblement. Nous lui emboîtons le pas. Durant tout le trajet, pas un mot n'est échangé. À peine arrivée, je cours me coucher. Mon corps a besoin de repos.


Je me réveille en sueur malgré les massages et les sécrétions calmantes prodigués par Tante, harcelée par les réminiscences des rayonnements ineffables. Au fond de mon esprit tourmenté demeure la pression douce et soutenue insufflée par l'haruspice. Je m'extraie de ma gangue de repos et descends lentement les escaliers massifs vers les profondeurs de la Maison. La délicate caresse des muqueuses murales apaise mon esprit tourmenté tandis que je rampe vers la chambre de Tante. Cependant celle-ci me dirige doucement vers une autre région des entrailles du roc. La caverne dantesque dans laquelle j'entre accueille en son sein un lac fumant de sucs occupés à digérer. La senteur de la viande en cours de digestion chatouille mes narines, éveillant mon appétit. Je m'assois contre la paroi palpitante, tandis qu'un buste de Tante émerge lentement à côté de moi. De grands bras osseux s'étendent vers mes épaules et me relèvent pour me tourner dans sa direction. Le visage cartilagineux légèrement déformé et encore dépourvu d'oreilles et de nez se penche dans ma direction. La bouche, un orifice circulaire sans lèvres se colle sur la mienne. Un épais pseudopode musculaire se développe le long de mon œsophage, et se développe dans ma poche stomacale en une myriade de filaments. Ils en aspirent le contenu, puis commencent à en palper les parois en suscitant un étrange chatouillis. Après une vingtaine de minutes, une sensation de brûlure inhabituelle parcourt mon ventre avant de s'estomper. Le filament puis le pseudopode se rétractent dans la bouche de Tante qui dispose à présent de lèvres sommaires et de dents rudimentaires. Après quelques borborygmes gutturaux, Tante s'habitue à ses nouveaux organes et parvient à formuler ses premiers mots.

— Tsu vas aller schlerschler tson oncle.

Bien sûr nous ne pouvons pas abandonner l'un des nôtres. J'acquiesce en silence, perturbée pas les gargouillements inaccoutumés que je perçois dans mon ventre.

— Une connaissance te recevra. J'ai arrangé ton système digestif pour qu'il soit autonome, fais attention qu'il ne soit pas endommagé. Tu pars maintenant, nous ne pouvons pas perdre de temps.

Tante me désigne une large vasque de l'autre côté du bassin de digestion central. Je m'en approche. Dans le liquide ambré se tortillent une dizaine de gros vers blancs épais comme mon avant-bras et longs comme ma jambe. Lorsque je m'approche ils tournent ce que je suppose être leur tête vers moi et se bousculent pour se tendre dans ma direction.

— Pour te protéger prends un akuloth. Il t'aidera à assimiler les nourritures les plus pauvres et t'apportera une protection supplémentaire contre les maladies. Ceux-ci ont aussi quelques tours supplémentaires à leur disposition que tu découvriras le moment venu.

J'empoigne une des créatures au hasard et celle-ci s'entortille autour de mon bras, effectuant une petite ponction de sang avec sa radula. Les autres se désintéressent immédiatement de moi et retombent paresseusement en soulevant quelques éclaboussures. Je reviens vers Tante, sous laquelle un orifice béant s'ouvre dans la chair.

— Au revoir ma petite. J'espère que tu trouveras dans notre chair la force de délivrer ton Oncle. N'oublie pas de placer l'akuloth sur ta bouche avant de partir.

Tante m'embrasse une dernière fois, remplissant mon nouvel estomac d'une bouillie nutritive aux apports étudiés à la perfection. Ce repas que je reçois depuis ma naissance va me manquer. Nos lèvres se séparent et j'enlace Tante. L'étreinte est brève, mais chargée d'émotion. Qui sait pour combien de temps je quitte celle qui m'a servi de mère ? Je décide de ne pas verser dans le sentimentalisme. Je suis bel et bien adulte à présent. Je plaque mon akuloth sur mon visage et plonge vers la délivrance d'Oncle Len.

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