Suis-Je Devenue Cool ?

La vie ne peut être prédite. N'en déplaise à tous ceux qui croient en un dieu, nul ne sait ce que leur réserve l'avenir.

Peut-être la vie est-elle ordonnée par un dieu. Qui sait ? Peut-être que vivre revient à marcher en équilibre sur des lignes que nous ne voyons pas. Qui sait, qui sait…

Et toi, si tu en avais le pouvoir, voudrais-tu connaître ta vie dans le moindre détail ? De son commencement jusqu'à sa fin ? Faudrait-il connaître le chemin que l'on emprunte ou vaut-il mieux rester ignorant ? Personnellement, je ne sais pas ce que je choisirais. Ou peut-être que si. Tout dépend si je peux changer, une fois que je saurais où la vie m'emmène. Changer de chemin.

Alors, qu'en dirais-tu ? Voudrais-tu connaître l'histoire de ta vie ? Ses bonheurs et ses dépits ; sa douleur et sa joie ? Voudrais-tu savoir où chacun de tes prochains pas te mènera ?


Maxine s’assit sur une chaise de métal dans la salle d’interrogatoire. Ses mains agrippèrent les accoudoirs, et la jointure de ses doigts blanchit.
"Madame, s’il vous plaît", soupira la policière. "Détendez-vous. Vous passez pas un examen de philo. Je veux juste savoir ce qui s'est passé à l'exposition."
"L’exposition ? Ah. Ça, c’est une longue histoire."
La policière jeta un coup d’œil à l'horloge. Deux heures du matin.
"Eh bien, allez-y. Je vous écoute. Commencez par le commencement."


Jade s’assit à la table. Elle était plus petite et bien plus jeune que les autres profs, mais personne ne daignait jamais s'en rendre compte.
Sur les murs autour d’elle, les œuvres-d’art de ses élèves : des fresques de mains, divers gribouillages, et des papiers éclaboussés de peinture. Il était difficile de faire la différence entre les œuvres et le mur, car pour les enfants, l'un comme l'autre faisait office de toile.
Sur la table, repeinte aux couleurs de l’arc-en-ciel, se trouvaient quelques petites choses ; des poteries notamment, conçues par des doigts malhabiles mais prudents.
De l'autre côté de cette table se tenait une seconde femme. Elles étaient presque jumelles, mais les cheveux de l'enseignante étaient bruns, alors que ceux de sa visiteuse étaient plus clairs.

"C'est ma fille qui les a faites ?" demanda la femme aux cheveux clairs en examinant l’une des poteries.
"Mais oui. Toutes celles que vous voyez là", sourit l'institutrice. "Je suis Jade, la maîtresse de Maxine. Vous devez être sa mère ?"
"Oui. D'ailleurs, vous pouvez m'appeler "Madame Dupont". Ou "Lucy". Ne soyons pas si formelles."
"Entendu. Eh bien, Madame Dupont, votre fille est une sacrée artiste, pas vrai ?"
"Ça, c'est sûr. Vous savez, "l'art", elle n'a que ce mot à la bouche, depuis qu'elle est toute petite. Elle aime surtout les œuvres de Chihuly. Elle me parle beaucoup de lui, aussi. Tout le temps, en fait."
"Je suis sa prof, alors je suis bien placée pour le savoir", approuva Jade d'un hochement de tête. "Une enfant douée, pour sûr." Elle saisit l'une des poteries et l'approcha de ses yeux. "Un jour, tout le monde connaîtra son nom. J'en suis certaine."


Les lumières étaient éteintes depuis longtemps, et Maxine ne savait pas qui les avait coupées, ni même quand il l'avait fait. Elle s’en fichait.
Un rayon de Lune filtrait par les fenêtres, illuminant les œuvres-d’art disséminées dans la galerie. En plus du clair de lune, quelques lumières rouges et bleues clignotaient. Des voitures de police, ou peut-être les ambulances. Leur éclat bariolé illuminait l’œuvre de Maxine, qui se cachait derrière elle.
Tous ses amis étaient déjà partis. Elle aussi avait l'occasion de s’enfuir. Sans doute le devrait-elle, mais elle ne pouvait pas. Ses jambes semblaient faites de béton. Elles étaient pétrifiées.

Alors Maxine attendait, seule.


"Tu es sûre que tu veux aller dans une école au Canada ?"
"Ça va bien se passer, m'man. Ils parlent français là-bas aussi, tu sais."
"Ouais, ouais, je sais. Mais là-bas, tu seras si loin de nous. Si loin de ta famille."
"Je peux toujours revenir pendant les vacances."
"Et tu penseras à m’appeler ?"
"Oui, maman."
"Et tu appelleras ton père ?"
"Ouais."
Elle soupira.
"Dans ce cas… je suppose que ça fera l'affaire. Tu sais que tu me manqueras, ma chérie ?"
"Tu me manqueras aussi, maman. Tout se passera bien. Je te le promets."


Le bélier heurta la porte. Maxine ne bougea pas. "Je ne peux pas", pensa-t-elle.


En apparence, l'université que Maxine avait choisie était parfaite. Une école de bonne réputation, pourvue d'un beau campus et bien plus encore. La première semaine, elle était au paradis. Et puis la deuxième semaine passa, et la troisième, et finalement un mois entier s'écoula. Et pendant tout ce temps, Maxine vivait seule. Sa colocataire pouvait tout aussi bien ne pas exister, Maxine ne la voyait jamais.
Dans sa ville natale, elle connaissait tout le monde. Elle ne se souvenait même pas avoir rencontré tous ses habitants, elle les connaissait, tout simplement. Même si au téléphone elle n'osait pas le dire, elle se sentait seule.
Maxine regrettait son choix.
Elle était trop timide pour parler avec les gens qu’elle ne connaissait pas. Mais au bout d'environ un mois passé sans amis, elle fit son choix. Elle consulta le panneau d’affichage de l'école, et y découvrit sa seconde vie.

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C'était une offre qu'elle ne pouvait pas refuser. Et pourtant, elle aurait dû.


Les bruits d’explosions et de coups de feu détonèrent depuis la télévision, qui diffusait un film d’action que Maxine n’avait jamais aimé. Nzoyce, un Polonais aux yeux durs et aux cheveux argentés, fixait l’écran. À sa droite, Lame, un Français, s'était installé sur un sofa.

Lame croyait que son nom était une forme d’art. En français, c’était un nom menaçant, voire un peu edgy, mais en anglais, c’était une insulte. Un témoignage de l'inconstance de la langue. Du moins était-ce qu'il disait. Mais en fait, il était simplement edgy.
Lame fixait son mobile du regard, tout sourire. Il ne souriait jamais, d'ordinaire. Quelque chose d’autre semblait toujours occuper ses pensées.

"Qu'est-ce qui te fait froncer des sourcils ?" demanda Nzoyce, sans bouger les yeux de l’écran.
"Patch m’a texté", répondit Lame.
"Il est encore vivant, lui ?"
"Ouais, j'ai l'impression."
"Laisse-moi deviner. Il veut crécher ici pendant un jour ou deux ? “
"Exactement. Il a les flics aux trousses."
"Pourquoi ils en ont après lui, en fait ?" interrogea Maxine. "J'ai l'impression qu'il les a toujours au cul."
Nzoyce haussa les épaules. "Il vend de la drogue. Enfin bref, on veut pas d’ennuis avec la police ou la loi. L’exposition arrive bientôt, en plus."
"Ouais. Il peut trouver un autre endroit pour crécher. Ou il peut se faire choper. Quelle importance ?"
"C’est vrai", approuva Nzoyce. "Je l'ai jamais aimé, de toute façon. Il se prend toujours au sérieux. Il aime juste la violence. Pas l’art."
"Attends", l'interrompit Maxine. "Quelle exposition ? Il y en a une bientôt ?"
Il y eut un silence. Nzoyce tourna sa chaise vers elle.
"T'es pas au courant ?"
"Non."
Il sourit.
"Dans ce cas, je suppose que c’est un peu tôt pour te dire. Oublie. C'est rien."
"Vas-y, lâche le morceau", soupira Lame. "Elle est des nôtres, maintenant. Te fous pas d'elle."
"Ouais", approuva Maxine. "Je veux savoir."
"Ça va, je vais demander à Alex si on peut te le dire", râla Nzoyce.
"Tu peux rien faire sans demander à Alex ? L’appartement est à son nom, OK, mais c'est pas le chef. Déjà que c'est à peine un artiste", asséna Lame.
"Et il a beaucoup plus de matière grise que toi ! On va l’attendre, et on verra."
Nzoyce roula des yeux, et dit à Maxine:
"Peut-être que tu pourras nous rejoindre pour la prochaine expo. Ça dépend."
"Ça dépend de quoi ?"
"Ça dépend de toi, si t'es vraiment une artiste. Puis faut voir si on a besoin d'un artiste, aussi. Qui sait si quelqu’un d’autre ne va pas se pointer ?"
Ce fut au tour de Lame de rouler des yeux.


L'Art prit le contrôle de la vie de Maxine. Sa poterie devint de plus en plus massive, et de plus en plus dangereuse. "Ce n'est que de l'art", pensait-elle. "Ça ne peut pas faire de mal".
Deux ans plus tard, elle abandonna l'université. Sa mère l’appelait chaque jour, mais elle avait déjà jeté son téléphone à la poubelle. Il l'éloignait de son art.
Et de toute manière, elle avait une nouvelle famille, à présent.


Maxine travaillait dans un coin de la maison. Bien qu’ils n'étaient que des artistes, leur maison était encore assez spacieuse pour permettre à chacun d'avoir sa propre chambre. En raison de sa spécialité artistique, Maxine possédait même son propre atelier, bien qu'il fut exigu.
Mais c’était suffisant. De toute façon, à chaque fois qu’elle achevait un projet, son œuvre semblait se volatiliser. "Tout se passe pour le mieux", pensa-t-elle.
Et maintenant, elle n’avait plus aucun projet. Ses éclairs de génie avaient cessé de la frapper. Alors elle se mit à modeler un serpent d’argile de ses mains. Maxine était préoccupée.
La porte s’ouvrit.
"'Jour", fit-elle sans interrompre son travail.
"T’as passé une nuit blanche ?", demanda l'inconnu en s’approchant.
"Je pouvais pas dormir."
Le nouveau-venu sourit dans la noirceur.
"Tu regrettes ton choix ?"
"Je sais pas."
Maxine mentait. Bien sûr qu’elle regrettait son choix. Elle avait dû laisser tomber l'école. L'école… voilà pourquoi elle était venue au Canada. Mais elle savait que c’était la meilleure décision. Elle n’était pas allée en cours depuis des semaines, de toute façon. Les cours, les notes, ne signifiaient rien, à ses yeux. Ils l’ont seulement ennuyée.
Tout pour l’Art. Tout pour l’Art.
"Bon, j’ai des nouvelles qui pourraient te faire changer d’avis, si tu veux les entendre."
"Go ahead."
"On va participer à une expo' bientôt, et on a besoin d’un autre artiste."
Il avait réussi à gagner son attention. Elle se tourna vers le nouveau-venu. C’était Alex, mais elle le savait déjà. Alex était leur chef, un homme brun à la voix emplie d'arrogance.
"Tu veux que je vous rejoigne ?"
Un méchant sourire élargit son visage.
"Bien sûr. Mais il y a une ou deux conditions."
"Lesquelles ?"
"Est-ce que tu as peur du sang ?"


Et maintenant elle était là, paralysée sur la scène du crime qu'elle avait elle-même créée.
La police approchait. Elle ne s’enfuit pas. Elle ne bougea même pas. Quelqu’un devait dire à la famille de Lame ce qui lui était arrivé.


"On lui a fait confiance", commença Nzoyce.
"Et il nous a trahi." ajouta Alex.
Maxine ne l’avait pas vu depuis quelques jours, et elle ne savait pas où il était passé.
Ils prirent tous les trois place autour de la table à manger.
"Qu'est-ce qu'il a fait ? Et c'est qui, d'abord ?" marmonna Maxine.
"Aucune importance", rétorqua Nzyoce. "Il doit crever."
"Tu veux que je le tue ?" La voix de Maxine tremblait. "Non, non. Je sais même pas comment me servir d'un pistolet."
Alex et Nzyone éclatèrent de rire.
"Non, rien de ce style", sourit Alex avec suffisance. "Tu vas pas le tuer avec une arme ou un couteau. On aime pas trop les trucs de ce genre. Un piège suffira."
"Un piège ?"
"C'est un ennemi de l’Art. Il a essayé de nous arrêter. D'arrêter notre mission. Il ne veut pas comprendre. C'est pour ça que l’Art va l'arrêter, lui. Sa mort sera ton chef-d’œuvre, tu comprends ?"
"Alors, il va mourir", fit Maxine dans un soupir.
"Pour l’Art ?"
Alex opina du chef. "Pour l’Art."


Dans cette exposition, son œuvre-d'art était un nepenthes géant, fait d’argile et de peinture rouge. Il était immense, bien plus grand que toutes ses autres œuvres. La plante mesurait deux mètres de haut, et ses appendices d'argiles en jaillissaient de chaque côté comme tout autant de gueules.
C’était un piège parfait.
Un piège qui passa inaperçu parmi toutes les autres œuvres de l’exposition sur la vie.
C’était vraiment ironique. L’exposition était consacrée à la fragilité de la vie. L'espèce humaine se croyait maîtresse de la Terre. Mais non. Les humains sont petits et fragiles. Sans armes ni cités, n’importe quoi pouvait les manger. Les animaux comme les plantes. Si les frontières des cités humaines venaient à tomber, alors ils mourraient. Et personne ne s'y attendrait.
Tel était le sujet de l’exposition. La fragilité de la vie et par extension de l’espèce humaine. Un piège parfait. Un chef-d’œuvre.
Car après tout, son œuvre n'était pas ce qu'elle semblait être.
Elle n'avait pas voulu le tuer. Mais elle l'avait fait pour l’Art. Et puis sa victime n’était pas tout à fait innocente.


Maxine ne découvrit sa véritable identité qu'après l’avoir tuée. Avec du recul, c’était clair que le "connard mystérieux" était Lame, mais elle s’en fichait, de toute façon.
Il était un espion. Elle ne trouva jamais pour le compte de qui il œuvrait, mais il restait un espion. "Pour cette raison", avait-elle supposée, "il devait mourir".
Peut-être.

Ce qu'elle avait accompli n’était pas fait pour la sécurité du groupe. Ni pour la sécurité de l’art. Et l’Art pour elle, c’était tout.
Alex lui dit la vérité plus tard. Lame venait à l'exposition pour son travail. Pour les épier, eux. Il n'avait aucune confiance dans les œuvres-d’art des autres. Mais les œuvres de Maxine… il les aimait. Ils étaient amis. Lame était d'ailleurs le seul qui était vraiment gentil avec elle.
Le piège était terriblement simple. Sa sculpture n’était même pas dangereuse. Elle n'était rien de plus qu'un appât.
Elle ne se souvenait pas de l’exposition en détails. Tout ce dont elle se rappelait, c’était le fil tranchant de métal qu’Alex disposa à hauteur de gorge devant son œuvre, et le bruit du métal qui tranchait le cou de Lame.


Mais maintenant elle se tenait face à son art et sa première véritable victime. Elle aurait pu courir, comme tous ses amis, mais elle resta plantée là.
Parce que désormais elle connaissait la réponse :
Non. Elle n’était pas cool. Elle n’était qu’une tueuse, et son art était son arme.

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