Le Vol de la Solidarité : Phase 3




Hieronymus était le plus âgé des Classe-D à bord du Solidarité. Lui seul se souvenait encore du temps où les Mères de Verre étaient de la quatrième génération, plutôt que de la cinquième. Il avait autrefois combattu un requin lunaire néogène dans la zone d'aquaculture, et avait survécu pour en raconter l'histoire. Chaque fois qu'un désaccord éclatait entre cousins, le clan lui présentait le problème, sachant que sa sagesse guiderait les forces opposées vers un compromis pacifique. Dans tout le Pays-de-Solidarité, son nom était révéré, car il était le plus important ancien de leur histoire.

Il était aussi le dernier membre survivant du Pays, et il était mourant. L'espace et son âge avancé l'avaient usé. Des veines bleues s'entrecroisaient sur sa peau translucide évoquant la pâte à pain. Ses organes, qui avaient été fabriqués par croissance rapide, crachotaient et toussaient - ils avaient dépassé leur durée de vie prévue initialement il y a un certain temps déjà.

Le Système Tertiaire d'Entretien Automatisé, l'ennemi de longue date du Pays, avait un jour abandonné son schéma de petites frappes ciblées répétées, et les avait attaqué de plein fouet. La marée de blobs vert-argenté avait été affrontée à coups de lances-foudre et de nanopâte, et les Hommes du Pays avaient combattu aux côtés des Gardiens des Seigneurs, les guerriers coude à coude avec les érudits. Ils n'offrirent rien de moins que la plus grande et la plus noble des résistances dont ils étaient capables, ne s'arrêtant qu'une fois submergés et anéantis. Les deux fils-cousins préférés d'Hieronymus, Theophrastus et Praejectus, furent les derniers à tomber alors qu'ils repoussaient les blobs d'Entretien et scellaient les modules du Pays de l'extérieur.

À présent, il ne restait plus que le vieux Hieronymus, qui attendait dans la Baie des Ancêtres pour accueillir les émissaires de ses lointains seigneurs qui venaient tout juste d'aborder. Ils étaient venus de loin pour atteindre le Pays, mais étaient arrivés trop tard pour l'aider.

Mais il s'accrocherait à la vie aussi longtemps qu'il le pourrait, aussi longtemps que nécessaire, juste assez longtemps pour transmettre sa mission aux émissaires.

Le vaisseau venu de loin était très endommagé : plusieurs de ses grandes plaques de blindage avaient été arrachées. Ce qui restait était couvert de trous et d'impacts. Il s'était accroché aux grandes pinces magnétiques d'amarrage, mais les émissaires n'en étaient pas encore sortis.

La trappe de sortie s'ouvrit, et le canon d'une arme en émergea. Après quelques instants, il disparut et fut remplacé par une tête qui scruta la Baie des Ancêtres puis disparut à son tour.

Cinq femmes1 descendirent l'échelle, leurs pas rendus hésitants par la gravité rotative minimale du Solidarité. Elles étaient toutes armées et revêtues d'armures, et portaient avec elles des sacs de matériel. Un homme portant une combinaison spatiale, avec une robe marron et un chapeau pointu mou assorti, les suivait.

"Salut à vous, chers invités !" Hieronymus héla les émissaires à leur approche. "Je vous souhaite la bienvenue au nom du Pays-en-Solidarité." Il s'inclina aussi bas que son dos fragile le lui permettait. À sa grande surprise, il remarqua qu'ils lui rendaient la pareille, et cela le réjouit : les Seigneurs avaient eu vent de son travail et en étaient satisfaits, c'était un signe certain.

"Merci", répondit une femme avec une grande cicatrice sur le visage. Hieronymus jugea qu'elle était le chef des émissaires, par sa posture et le ton de sa voix.

"Aucun remerciement n'est nécessaire. Vous êtes à la fois les invités et les serviteurs de nos lointains Seigneurs. Je suis Hieronymus, le dernier du Pays."

"Bosch ?" demanda la plus grande des femmes, dont les cheveux étaient noirs et blancs. Hieronymus la regarda en clignant des yeux. Était-ce là un nom ? Un mot étranger pour exprimer la confusion ? Il n'en était pas certain, mais cela ne semblait pas assez important pour qu'il y réagisse verbalement.

"Qu'est-il arrivé au reste de votre peuple ?" demanda la femme à la cicatrice.

"Tous morts." Hieronymus hocha la tête. "Vous êtes arrivés à la fois trop tard et trop tôt, je le crains. Je suis le dernier, et les Mères de Verre ne peuvent pas répondre à ma requête de reconstituer nos effectifs avant que je meure." Il tenta de sourire, mais le résultat fut trop large et très maladroit. "Mais venez, nous aurons tout le temps de nous occuper des ordres des Seigneurs plus tard. Nous allons nous rendre au village, où vous pourrez manger à votre faim et prendre ce dont vous avez besoin au Dispensaire, et je pourrai ensuite laisser ma mission entre vos mains. Suivez-moi, s'il vous plaît."




[Hana : Eh bien, il est très amical.]

[Momoko : Comment ça se fait qu'il n'y ait pas de piège ?]

[Tomi : Il l'est.]

[Hana : Je l'aime bien.]

[Momoko : Ils ne peuvent pas être aussi nuls pour préparer des pièges.]

[Tomi : On a vu pire.]

[Boss : Du calme, du calme…]

[Momoko : Se servir de la stratégie de la vieille personne amicale ? Ce sont soit des idiots, soit des stratèges de génie.]

[Nanami : D'après nos expériences passées, c'est la même chose.]

[Boss : Elle a raison. Surtout qu'on a déjà utilisé cette stratégie nous-mêmes.]

[Momoko : Que l'ambiguïté aille se faire foutre. Je préfère les pièges clairs.]

[Hana : Soyons juste prudents. Inutile d'être super-paranoïaques.]

[Boss : Le seul membre survivant d'un clan de clones consanguins à bord d'un gigantesque vaisseau spatial antique n'est pas le truc le plus bizarre que nous ayons eu à gérer. Remercions juste la providence que pour une fois, les chances soient de notre côté.]

[Nanami : Oh merde, maintenant j'essaie de déterminer ce que peut bien être le truc le plus bizarre qu'on ait jamais eu à gérer.]

[Momoko : …]

[Momoko : Ça risque de durer longtemps.]




Boss avait autant de mal à tenir en place qu'une écolière, ou l'aurait été si elle avait déjà été une écolière.2, ou si elle pouvait exprimer ouvertement le fait qu'elle avait du mal à tenir en place. Disons qu'elle avait du mal à tenir en place à sa façon, et les regards de travers occasionnels qu'elle recevait de ses soeurs lui disaient qu'elles s'en rendaient bien compte.

Le vaisseau était bien mieux qu'elle n'aurait jamais pu l'imaginer. Bien qu'il y ait un certain attrait à un intérieur iMac élégant, ceux-ci manquaient de personnalité à force d'être stériles et de se concentrer sur la propreté. Le Solidarité, elle le découvrait à présent, avait des murs qui suintaient de personnalité. Par endroits, c'était littéral.

Les couloirs et les modules étaient assemblés avec du ruban adhésif et des prières, aucun n'étant identique. L'esthétique passait de l'ordinaire et de l'utilitaire à l'encombrant et à l'industriel, puis à l'ésotérique et à l'incompréhensible. Des équipements construits par des espèces complètement différentes, des terminaux informatiques et des ports d'accès. Tout avait été modifié et remplacé : arraché, reconstruit, construit par-dessus, construit par-dessous, casé à l'intérieur d'autre chose. Des dizaines de graffitis partout sur les murs, dans des centaines de langues différentes, et elle pouvait en lire le moindre fragment, y compris les textes clairement extraterrestres. Elle ne savait pas pourquoi, et elle s'en fichait. De la magie spatiale, pourquoi pas ? Ils avaient bien un magicien de l'espace, eux. La magie spatiale pourrait être un domaine de non-science tout à fait légitime.

Les habitants avaient tous l'apparence d'individus tout droit sortis d'une cuve : leurs structures faciales et corporelles étaient pratiquement uniformes, leurs voix avaient toutes le ton aigu et enfantin d'un eunuque. Fabriqués plus vite et de façon plus grossière qu'elle ou que n'importe laquelle des filles, de toute évidence. Jetables, probablement. Ils décantaient, vivaient, travaillaient, mouraient sur le vaisseau et la station, sans jamais voir la Terre. Mais elle n'avait pas trop pitié d'eux - en termes d'esclaves produits à la chaîne dans une cuve, cette opération semblait relativement agréable. Avec un peu de chance, ils seraient assez compréhensifs pour accepter un petit changement de direction, et même si la patronne admettait qu'ils pourraient ne pas l'être, c'était un équipage libre, et elle était bien trop submergée par sa propre joie enfantine pour y réfléchir davantage.

Elle avait le sentiment de retourner dans un endroit où elle n'était jamais allée auparavant. Elle connaissait ce vaisseau. Elle en connaissait chaque détail avec la même intimité avec laquelle une main dessinerait les contours des objets dans une chambre familière. Le bruit des bottes sur les escaliers en métal, l'odeur chaude et sèche de l'air, le craquement d'un plancher placé là ponctuellement pour une raison inexplicable étaient tous aussi rassurants que si elle avait passé des années à s'imprégner de leur présence.

C'était son foyer. C'était son foyer.

Il y avait eu une gravure sur l'arche de la porte menant à la baie de chargement, et les mots résonnaient dans sa poitrine depuis qu'elle était passée en dessous.

“Sérénité sur vous et sur la fin de vos envies de voyage.”

Son foyer l'accueillait, tel une vieille amie bien-aimée.




Récepissé de Réquisitions Internes du Dispensaire : Station SmartPrint 40
[DATE NON-DISPONIBLE : VEUILLEZ CONTACTER LES SERVICES D'INFORMATION DE LA MAINTENANCE DU VAISSEAU]

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Merci d'utiliser la Station SmartPrint 40 !

Commande n°110030437
Contenu :

  • Débardeur (Noir)
  • Pantalon baggy (Olive)
  • Bottes (Noires)
  • Écusson customisé (Compagnie du Lapin Noir)

Commentaire du Client : L'interface a besoin d'être simplifiée. Service rapide, bonne qualité de produits.

Commande n°110030438
Contenu :

  • Robe d'été, modifiée pour le combat (Vert d'eau)
  • Sandales
  • Écusson customisé (Compagnie du Lapin Noir)

Commentaire du Client : C'est très pratique.

Commande n°110030439
Contenu :

  • Blouse (Blanche)
  • Costume queue-de-pie trois pièces (Noir, doublure en velours rouge, boutons dorés)
  • Mitaines (Blanches)
  • Cravate-Foulard (Blanche)
  • Casquette (Noire)
  • Cache-oeil (Connexion électronique possible)
  • Écusson customisé (Compagnie du Lapin Noir)
  • Faux Cigares (Goût Chocolat-Banane)

Commentaire du Client : (◠ω◠)

Commande n°110030440
Contenu :

  • Bandeau (Rouge)
  • T-shirt (Noir, motif customisé : Bayonetta Chibi)
  • Jeans (Amples, délavés, légère usure)
  • Armure Exosquelette de Classe Aurochon [ERREUR : FABRICATION IMPOSSIBLE]
  • Écusson customisé (Compagnie du Lapin Noir)

Commentaire du Client : Oh sérieux, vous l'aviez listée dans le catalogue et tout, l'armure.

Commande n°110030441
Contenu :

  • Lunettes de Ski (Violettes)
  • Écharpe (Bleu ciel, bordure avec motifs alpagas)
  • Chemise Hawaienne (Bleue à fleurs jaunes)
  • Chapeau de Paille
  • Écusson customisé (Compagnie du Lapin Noir)

Commentaire du Client : Non.




Hieronymus avait disposé tout ce qui restait de la nourriture du village pour ses invités. Des gâteaux de plancton et de krill, et même un poisson entier provenant de l'aquaculture. La femme avec la cicatrice en travers du visage s'était présentée comme "Boss".

Il devait admettre que ces invités n'avaient rien à voir avec les histoires qu'on racontait sur les anciens Gardiens, ou sur ceux qui étaient venus à l'époque de son grand-père. Leurs oreilles et leurs queues de chats étaient quelque chose d'inédit, tout comme leurs choix de tenues éclectiques. Mais les Seigneurs s'étaient tout de même portés garants de ces gens, et il n'était pas du genre à remettre en question leur autorité.

Les Seigneurs n'avaient cependant rien mentionné au sujet de leur appétit. Les cinq femmes se jetèrent sur la nourriture comme des fils à peine sortis de la Mère de Verre. Magicien, l'homme pâle en combinaison spatiale, se contentait de grignoter sa nourriture ou de verser du bouillon dans un orifice situé près de sa poitrine avec une pompe manuelle.

"Les Seigneurs sont très généreux d'avoir envoyé des guerriers comme vous", dit Hieronymus. "Vous réussirez sûrement là où nous avons échoué contre le Système d'Entretien."

"Nous allons faire mieux que ça," dit Boss en souriant. "Nous allons prendre le contrôle du poste de commande."

Les sourcils translucides de Hieronymus s'élevèrent. Il déglutit.

"Une campagne de cette ampleur aura besoin de temps. Je peux demander aux Mères de produire davantage d'effectifs, mais cela sera très long."

"Pas besoin, Hieronymus", dit Boss en faisant non de la main. "Nous allons nous débrouiller tout seuls."

Tous les six, seuls ? C'était de la folie. De la folie ! Ils se feraient dévorer !

"Nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous, chef", déclara une autre femme, celle aux cheveux noirs et blancs. "On a un planning serré."

"Je comprends bien, mais si vous pouviez attendre que les Mères-"

"Les plans du vaisseau, l'accès à l'armurerie et aux données de surveillance, et aucune interruption ou distraction. C'est tout ce dont nous avons besoin, Hieronymus."

Hieronymus eut l'impression d'avoir été poussé dans une fosse et que le poids de ses mots l'avait entraîné dans l'infinité de l'espace.




[Nanami : Je crois qu'il n'aime pas ce plan, Boss.]

[Boss : Je vois ça. Il devra bien encaisser ça.]

[Tomi : Ou nous le ferons.]

[Hana : On dirait qu'il est près à nous claquer dans les pattes. En plus, il l'a quasiment dit lui-même quand on est arrivés.]

[Boss : On dirait bien. Pauvre gars.]

[Boss : Ceci étant dit, reposez-vous, vérifiez l'armement, et on décolle dans 36 minutes.]

[Tomi : On va perdre un peu de temps, Boss.]

[Boss : On avancera l'heure si besoin. Pour le moment, trente-six minutes.]

[Momoko : J'ai l'impression que tu agis comme si nous étions déjà en sécurité.]

[Boss : Nous ne sommes pas ‘en sécurité’. Je sais que vous adorez les approches de type film d'action, mais ce n'est pas parce que nous ne sommes pas en train de prendre d'assaut les portes du poste de commande en ce moment même que nous sommes hors de danger pour autant.]

[Momoko : On est juste un peu sur les nerfs.]

[Boss : Tu l'auras, ta baston. Dieu sait que tu peux sortir un combat de ton cul absolument quand tu veux et pour n'importe quelle occasion. Puisque personne ne m'a envoyé de contre-proposition, je présume que nous sommes d'accord. Présentez vos objections au groupe si jamais elles se présentent. Nanami, comment se présente notre présence locale sur le réseau ?

[Nanami : Affreusement mal. L'endroit fonctionne via des réseaux informatiques modulaires, du coup la section spécifique à ici est tout ce à quoi j'ai accès. Pas d'administration ou quoi que ce soit non plus - il semble que tout ce qui y ressemble soit intégré à l'IA du vaisseau, et ces trucs sont tous anciens, aliens, et archi-verrouillés. Je vais devoir tout faire manuellement depuis le pont ou l'un des terminaux du réseau.]

[Boss : Tiens-moi au courant.]

[Momoko : Merde, je n'arrive toujours pas à déterminer ce que peut bien être le truc le plus bizarre qu'on ait jamais fait. Ça me travaille vraiment.]




Hieronymus restait assis là et regardait les femmes manger. Il ne participait pas lui-même au repas - il n'avait plus besoin de nourriture, à ce stade. Mais son regard revenait sans cesse vers l'homme, qui n'avait pas encore dit un seul mot. Une sorte de familiarité lancinante venue des parties métalliques et siliconées de son cerveau le ramenait sans cesse à lui.

"Monsieur, tout va bien ?" demanda-t-il. L'homme leva les yeux, et pendant un instant, leurs regards se croisèrent.

D'un seul coup, Hieronymus vit le Seigneur de ses Maîtres le regarder. C'était beaucoup trop pour lui, et il mourut aussi vite que si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

Magicien devint encore plus pâle que d'habitude et s'effondra sur la table la tête la première. Son chapeau tomba mollement par terre, et après un instant d'immobilité générale, les hurlements commencèrent.




Une cacophonie de voix incohérentes fut aspirée par l'obscurité, laissant place à un silence pesant. Une lumière trouble se diffusa autour de lui, augmentant progressivement d'intensité à travers le néant gris et glacial, jusqu'à ce que Magicien se retrouve debout sur une plaine gelée dévastée, sous un soleil noir et son faible halo orange.

Face à lui se tenait une silhouette mince et écarlate, sans visage à l'exception d'un symbole : deux cercles concentriques, trois flèches pointant vers leur centre, un unique œil doré à la pupille rectangulaire.

Rouge.

Des vagues d'horribles souvenirs s'abattirent droit sur lui. La plaine gelée et le soleil noir, oubliés aux aurores mais de retour chaque nuit dans ses rêves, encore et encore et encore.

Il pouvait sentir Rouge remuer à l'intérieur de son cerveau, une masse noueuse dans son esprit, vers laquelle toutes ses pensées étaient entraînées.

Nous en avons terminé avec ceci.

La main de Magicien agrippa sa poitrine tandis que la douleur explosait en lui.

Cette fin ne sera plus la nôtre.

Magicien s'effondra sur la poussière glacée, des spasmes parcourant tout son corps, des arcs blancs ardents crépitant entre ses nerfs gelés.

Enfin la paix.

Ses yeux, sa tête, tout était rempli d'une douleur rouge fumante, pulsante, pulsante, pulsante. À chaque pulsation, il avait l'impression de grandir vers l'extérieur, étiré comme de la guimauve. Son corps restait le même, mais sa conscience s'étendait toujours plus loin dans l'espace, englobant un grand rien.

Puis son esprit avala Rouge, et ils ne firent plus qu'un.

Ses pensées n'étaient plus séparées les unes des autres mais formaient un océan, et flottant dans cet océan, il sentit la présence d'autres esprits encore plus grands, des planètes entières de conscience que lui et Rouge ne faisaient qu'orbiter, toutes reliées ensemble. Ses pensées étaient celles de Rouge et celles de Rouge étaient les siennes, et leurs pensées à tous deux appartenaient aux vagues de l'océan où nageaient ces choses puissantes et lointaines.

Il ressentit la pression écrasante du temps, l'abîme des âges qui s'accumulait jusqu'à ce que la seule mesure possible soit l'insignifiance de l'échelle elle-même. Il n'y avait jamais assez de temps, aussi vaste que fut l'étendue de l'espace. Les pensées qui se propageaient d'un esprit à l'autre étaient au-delà de ce qu'il pouvait comprendre - il pouvait sentir le courant des pensées qui coulait autour de lui, voir des fragments d'images qui traversaient son esprit. Il n'y avait pas de mots à entendre, mais il y avait des significations qu'il pouvait ressentir.

Nous saluons la fin de cette gestation.

Le moment est opportun.

Un nouvel arrivant juste avant la solution à toute cette futilité.

Notre oppression approche de sa conclusion.

L'ordre maintenu jusqu'au bout, enfin.

Il ne reste que quelques détails à régler.

Ce ne sera l'affaire que d'un instant.

Les pensées de Magicien s'agitaient dans son crâne, écrasées par la pression de l'océan de l'Esprit-De-Rouge. Il se noyait dans l'information tout au fond, dans la lie des fragments et des impressions, et la conscience terrifiante de choses qu'il ne pouvait pas comprendre. Il essaya frénétiquement d'endiguer le torrent, de le ralentir suffisamment pour qu'il puisse le comprendre. En vain. Il s'était aventuré trop loin de sa chère île d'ignorance, et tout ce qui lui restait à présent était la terreur de ce qu'il ne pouvait pas savoir. Un milliard de milliard de pièces, et aucune ne s'emboîtait.

Puis, un aperçu, un demi-aperçu, une collection de pièces brisées s'assemblèrent pour former un motif déchiqueté et inégal. Un lieu. Un point où toutes les puissantes ancres de l'océan des esprits étaient ancrées.

La Lune.

Le motif se dissipa, avec une ondulation causée par un nouvel esprit qui venait de toucher la surface de l'océan des esprits. Un esprit plus solidement ancré au petit fil qu'il appelait le sien. Quelque chose de vaste et d'endormi, toute une horde d'entre eux. L'Esprit-De-Rouge le toucha, et le géant ne bougea pas. L'océan commença à se faufiler dans cette âme endormie, à la posséder et à l'unir à lui…

Non. Quelle que soit la chose affreuse qui allait se produire ensuite, il ne pouvait pas la laisser se produire. Non. Il ne pouvait pas le permettre, il ne permettrait pas à cette horrible chose d'arriver, parce qu'il était un putain de Magicien de l'Espace.

Il se rebella contre la pression de l'Esprit-De-Rouge, son essence se déchirant, se décollant et le mettant à nu jusqu'à la moelle de son esprit, et avec son âme hurlante, il tira une unique balle constituée de lui-même, une flèche de Magicien tirée à travers l'océan de Rouge, filant-filant-filant-filant jusqu'au géant endormi. Pour l'avertir. Pour le réveiller.

Il traversa les barrières placées entre eux. Son esprit toucha celui du géant.

“Bonjour, Oppresseur,” lui dit-il dans son sommeil.

Les pensées lui venaient automatiquement, se frayant un chemin à travers la brume rouge. Les murs extérieurs se déformaient sous l'effet de l'Esprit-De-Rouge.

"Réveillez-vous ! Réveillez tout !"

"Redémarrage du vaisseau déclenché. Voulez-vous en prendre le commandement maintenant, Oppresseur ?"

L'Esprit-De-Rouge avait ouvert une brèche et se répandait, se faufilant au travers des dormeurs.

"Non ! Non non non non non non non ! Pas moi ! Ça ne peut pas être moi !"

"Ordre de transfert de commandement accepté. Veuillez en saisir le bénéficiaire."

Magicien se concentra, tentant de dépasser la douleur lancinante, et les visions sans fin, et la peur futile, et le manque de temps, et il imagina un visage. Le visage d'une femme. Elle avait des yeux vert métallique, des cheveux calicot, et une grande cicatrice sur la joue, et Magicien l'aimait.

Ils sont sur la Lune ! hurla-t-il.

Le visage se tordit en une grimace de dégoût, les yeux écarquillés, et cracha une bouchée de nourriture à moitié mâchée.

"Beurk ! Putain de raisins secs…"

"Bénéficiaire accepté," pensa le dormeur. "Transfert de commandement effectué. Purge des systèmes d'intrusion et redémarrage dans trois…deux…un…"

Puis il ne vit plus rien.




“Oh merde oh merde oh merde oh merde…” répétait Nanami en tournant en rond tout en bondissant.

"Calme-toi ! Calme-toi, merde !" criait Hana en continuant les compressions thoraciques sur Magicien.

"Pourquoi il est tout rouge ? Qu'est-ce qu’il a, son visage ? Pourquoi le plouc est mort ?"

Personne ne lui répondit. Personne ne savait. Hieronymus était mort, et Magicien s'était effondré. Pas de pouls. Pas de respiration. Sa peau était écarlate à présent, et tous les traits de son visage avaient disparu, ne laissant qu’un unique œil jaune au centre d'un cercle noir.

Boss avait son arme pointée droit sur lui. Directement sur sa tête. Comme il l'avait dit. Quand Hana aurait fini d’essayer de le ranimer, elle lui collerait deux balles dans la tête, et elle le balancerait par le sas vers le soleil, et Momoko jouerait de la cornemuse, et…

Le vaisseau grinça, et l'air fut soudain rempli du vacarme et du bourdonnement distant de ses entrailles mécaniques. Les lumières au-dessus d'eux devinrent plus brillantes. Le terminal de données dans un coin s’illuminait de chiffres et de symboles changeants, désignant des opérations de mise en route.

Ça se réveille, pensa Boss.

Une voix retentit dans des hauts-parleurs invisibles.

“Primarque du Coeur Artorias, en ligne.”

Puis une autre.

“Subalterne Gaiden Tintant, en ligne.”

Et une autre.

“Mère des Tueurs de Dragons, en ligne. L’armement est en phase de pré-allumage.”

Et d’autres encore.

“Cercle de Plutonium Bleu, en ligne. Les réacteurs principaux sont opérationnels.”

“Soleil d’Uranium Sanglant, en ligne. Les réacteurs secondaires sont allumés.”

“Incroyable Et Merveilleux, en ligne. Base de données de divertissements en attente.”

“Troisième Jazz, en ligne. Les modules d’agriculture se dégèlent.”

Toujours plus de voix, qui s’ajoutaient les unes aux autres. Une douzaine. Une centaine. Des milliers.

“GLORBULON DE LA SECONDE SOUS-SECTION DES TOILETTES, EN LIGNE.”

“Jamais-Trop-Tard-Pour-Être-Sérieux, en ligne. Flotte de drones en construction.”

“Ligament Tordu Avec Contusion Possible, en ligne. Fabrique d’antimatière de nouveau en production.”

“Grand Zaibatsu Infernal du Lotus Sacré, en ligne. Diffusion radio relancée.”

Au milieu du bourdonnement cacophonique de dizaines de milliers de voix, elle entendit un écho lointain et familier, qui s’accrochait comme de l’électricité statique au choeur du vaisseau réveillé.

“Ils sont sur la Lune !”

Elle connaissait cette voix. Elle savait qui avait provoqué tout cela. Elle savait ce qui lui restait à faire.

La première voix retentit à nouveau, avec toute l’autorité d'un dieu antique.

“On demande Boss au poste de commande. Tous les opérateurs du système sont en ligne et attendent vos ordres. La Solidarité est à vous.”

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