Le Vol de la Solidarité : Épilogue




Nanami posa ses doigts sur les touches du piano à queue et commença à jouer. Hisaishi. "One Summer's Day"1. Elle était, pour la première fois depuis très longtemps, en paix. L'écume des vagues allait et venait sur le sable blanc. L'horizon se tintait de rose à l'approche du soir, se transformant doucement en un bleu saphir profond au-dessus de la planète géante pourpre et ses anneaux accompagnée de son collier de lunes plus petites, prêtes à veiller la nuit. La brise bruissait contre les feuilles épaisses des arbres-champignons. Quelques mouettes aux ailes en forme de voiles tournaient au-dessus de la petite baie, s'appelant les unes les autres de leur voix caquetante et traînant leurs petites queues en forme de boules duveteuses derrière elles.

Elle était coupée du monde, loin du bruit et des soucis, loin de la longue cohorte d'ennuis qui semblait avoir été sa compagne de toujours. Elle était enfin à sa place, et ici, toute la colère, l'amertume et la rage accumulées pouvaient simplement s'écouler du bout de ses doigts jusque dans ce vieux piano, pour y créer quelque chose de beau. Cela faisait trop longtemps qu'elle n'avait pas eu l'occasion de faire ça - s'il avait existé une Nanami moins amère autrefois, elle n'arrivait pas s'en souvenir. Mais pendant un instant, elle sentit qu'elle pouvait enfin se permettre de retrouver cette étincelle en elle.

Tout allait bien dans le monde. Elle était vivante. Ici même, en cet instant précis, elle était vivante, tout comme ses sœurs, tout comme Magicien, et ils étaient tous ici, ensemble.

Pourvu que ça dure, pensa-t-elle. Pourvu que ça dure toujours.
 
"Hé, tu pourrais jouer ‘Owen Was Her’ après ?"

Nanami abattit ses mains sur les touches dans un vacarme cacophonique et jeta à sa sœur aux cheveux tigrés un regard meurtrier.

"Bordel de merde, Hana!"

Hana se contenta de rire, et Nanami finit par rire avec elle. La colère n'avait plus aucune emprise sur elle en ce lieu.

"Je voulais juste vérifier comment tu allais." Hana se balançait d'avant en arrière sur ses pieds. "Tu as pleuré ?"

C'était une question rhétorique.

"J'ai le droit." Nanami replaça ses doigts sur les touches. "Mais puisque tu as été assez aimable pour demander poliment, as-tu une requête qui ne soit pas ce satané morceau de merde ?"

"Hmm… le Canon de Pachelbel ?"

"Ça roule."

Les notes jaillirent sous ses doigts, et le monde était de nouveau comme il se doit d'être.




Hana laissa le son du piano de Nanami emplir l'atmosphère tandis qu'elle continuait sa promenade le long de la ligne tracée par l'écume des vagues. Ces derniers temps, elle avait pris l'habitude de marcher de long en large sur la plage, à la recherche de coquillages, de pierres et de morceaux de verre dépoli. Elle les rapportait dans sa chambre à la pension du village, et les mettait dans un bocal. Quand le bocal serait plein, ou quand leur séjour ici serait terminé, elle emporterait le bocal sur la jetée et jetterait de nouveau tout dans l'océan.

C'était une activité immature. Ça lui avait manqué de pouvoir faire des choses comme ça.

Chaque petit morceau de verre était un miroir, montrant la Hana d'aujourd'hui et la Hana d'alors. Côte à côte et superposées. Le passé et le présent, hybridés en un futur possible. C'était vraiment beaucoup à gérer pour elle, cette transition. Essayer de réconcilier l'idéal et le réel. Mais elle y arrivait peu à peu, et elle n'avait pas oublié la valeur des choses immatures.

Elle se pencha et ramassa une large pierre plate. Après l'avoir soupesée dans sa paume, elle la lança vers le point où le soleil se couchait. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, et plop. Six ricochets, pour les six d'entre eux. C'était approprié.

Une grande statue de pierre sortait du sable, enfouie jusqu'à la poitrine, et continuait à s'élever sur plus de sept mètres. Il y en avait des dizaines d'autres éparpillées un peu partout, et bien que Hana n'ait aucune idée de ce qu'elles étaient à l'origine, elles constituaient d'excellents points de repère. Celle-ci, au cas particulier, marquait un bon endroit pour faire demi-tour. La musique de Nanami avait depuis longtemps disparu au loin. Hana fouilla dans la poche de sa robe, détermina que la réserve de petits objets était à la fois toujours là et satisfaisante, et commença le chemin du retour. Elle passa à nouveau devant le piano, et vit que son artiste n'était plus là. Le village apparut ensuite, avec ses feux accueillants et l'odeur du dîner.

Elle passa entre deux des maisons en roseau et vit Momoko assise sur une pile de coussins près de l'un des feux communaux. Elle était flanquée d'une paire de jeunes gens aux couleurs vives et plutôt attirants. L'un était rouge-rosé avec des tentacules entourant son visage, l'autre était bleu vif, tacheté de jaune banane, avec des nageoires sortant de ses cheveux argentés évoquant une anémone. Autour d'elle, il y avait un demi-cercle d'enfants aux couleurs vives, une bonne partie de leurs frères et sœurs plus âgés, et un grand nombre de leurs parents et grands-parents. Momoko sautait partout avec beaucoup d'animation et d'enthousiasme, et elle parlait assez vite pour que le traducteur bégaye probablement intensément.

"Tu t'amuses bien, Momoko ?" lui cria Hana.

Momoko, sans même une pause ou une hésitation dans son histoire, attrapa Big Richard, qui était sur ses genoux, le pointa droit vers Hana et s'écria "BANG !".

Hana serra sa poitrine de manière dramatique et tomba dans le sable. La foule émit des exclamations de surprise, et à peine un instant plus tard, Hana sauta sur ses pieds et s'inclina. Le choc fut remplacé par des acclamations et des rires, dont celui de Momoko, plus bruyant encore que les autres.

"C'est comme je vous l'avais dit ! Hana est à l'épreuve des balles !"

"Psssh," fit Hana avec un geste moqueur. "Tu ne pourrais même pas me toucher."

"Ne me tente pas." Momoko étira ses bras devant elle et bailla. "Excusez-moi, les amis, je dois aller aux toilettes." Elle se leva, attrapa Hana et la jeta sur la pile de coussins.

"Voilà", dit-elle. "Raconte des histoires, fais-toi des amis, prends les bonnes décisions et dédicace-moi toutes les mauvaises."




Momoko était satisfaite de sa vie. Totalement, absolument satisfaite. Elle n'avait plus besoin de rien, plus rien de plus à désirer. Elle se sentait comme Bouddha une fois détaché des désirs du monde et après avoir atteint l'illumination.

Du moins si Bouddha avait été une femme d'un mètre quatre-vingt avec des oreilles de chat, une queue, un bikini à motifs de flammes, une serviette de plage avec des petits poissons-clowns tout mignons attachée autour de la taille, et en train de manger un énorme jarret de… quelque chose cuit au barbecue, avec une conceptualisation de l'illumination entièrement basée sur la jouissance des désirs terrestres, parce qu'ils étaient géniaux.

La comparaison avait été logique au début, mais Momoko admettait qu'elle lui avait échappé en cours de route. Elle ressemblait davantage à Épicure, du coup. Elle mordit à pleines dents dans le morceau de viande, essuya la sauce sur son visage avec sa main libre, et prit plein de méandres et de détours sur le chemin qui menait au reste du groupe. Pourquoi se presser ? Elle vivait sa meilleure vie.

Elle avait trouvé une vie extraterrestre. Elle avait flirté avec ladite vie extraterrestre. Elle avait appris à la vie extraterrestre à jouer au basket. Tout ce qui lui restait à faire dans la vie après ça serait purement décoratif. Un genre de garniture ou de sauce.

En parlant de sauce, la vache, celle qui était sur cette viande était vraiment bonne. Il faudrait qu'elle apprenne la recette avant la fin de leurs vacances.

Elle contourna un bâtiment et vit Tomi assise sur un rocher, farfouillant dans une trousse à outils. Manifestement, elle était en train de chouchouter Sam et Harry. Sa tête dodelinait au rythme d'une musique inaudible. Momoko lui envoya un ping, et le mouvement s'arrêta, bien qu'elle n'ait pas levé les yeux de son travail.

"Tu sais, j'ai bien réfléchi", dit Momoko entre deux bouchées de viande en s'approchant de Tomi. "On n'a pas encore vidé les armureries du vaisseau, mais d'après ce que j'ai vu, elles font honte à nos bons vieux chéris."

"Mmm. Pas faux. On fait une trêve ?"

"Ouais, je pense que c'est mieux."

"La première et la meilleure trêve." Tomi fourra un doigt dans son nez, comme à son habitude.

"Je n'en attendais pas moins."

"Je vais te botter le cul à la Seconde Guerre des Flingues Husbando, par contre."

"Absolument impossible, frangine."

"Les armes à bord du vaisseau sont interdites, ça te va ?"

"Je suis déçue, mais aussi soulagée. Ça semble plus juste."

Momoko lui tendit une main couverte de sauce. Tomi la serra, puis commença à lécher sa paume.

"Trouve la recette de ce truc."

"J'y travaille déjà."




Après que Momoko soit partie, Tomi s'assit sur son rocher et s'occupa de l'entretien de ses armes.

Lorsqu'elle eut terminé, elle les rangea dans leur étui, ferma sa boîte à outils et se pencha en arrière pour glisser du rocher. Elle toucha le sol doucement, les jambes appuyées contre la pierre et pointant vers le ciel.

Elle regarda les étoiles un moment, et s'endormit.




Magicien était assis au sommet de la tête chauve et usée par les intempéries d'une des statues juste à l'extérieur de la lueur émanant de la ville. Avec la planète mère et les lunes sœurs dans le ciel, la nuit locale était un moment agréable, jamais plus sombre ou plus lugubre que le crépuscule.

Il se sentait malade, très endolori, et fatigué. C'était la chose la plus agréable du monde, parce qu'il savait que tout ce qui provoquait ces sensations venait de son propre corps. Pas de Rouge, pas d'anciens dieux de l'espace post-humains, juste les douleurs de la vie quotidienne.

Il avait vécu une expérience qui s'approchait de l'infini, un bref aperçu de l'étendue du temps et de l'espace, et pour être tout à fait honnête, il n'en voyait pas l'intérêt. Il ne pouvait plus le comprendre, maintenant qu'il était de nouveau en sécurité dans son corps, et à présent, l'expérience n'était rien de plus qu'un souvenir lointain et embarrassant. Qui a besoin de ce genre de savoir ? Il plia et déplia ses doigts. Il n'en avait pas besoin. Il n'en avait vraiment pas besoin. Il était juste un homme. Un homme libre. Cela lui suffisait amplement.

Il y eut du mouvement derrière lui, quelqu'un qui montait les escaliers de pierre usés qui tournaient autour de la statue. Il tourna la tête juste à temps pour voir Boss le rejoindre sur le crâne chauve. Elle s'assit à côté de lui et lui tendit une canette de bière sans mot dire. Magicien l'ouvrit et en but une longue gorgée. Aucun d'eux ne s'exprima pendant un bon moment. Ils contemplaient le ciel. Puis Boss se pencha en arrière, allongée sur ses coudes, et écrasa sa canette dans sa main.

Elle s'allongea davantage, à plat sur le dos, les mains derrière la tête. Magicien cala ses genoux sous son menton et enroula ses bras autour de ses jambes.

"♪ J'ai jamais vu un ciel si bleu…" murmura Boss d'une voix douce. "♪ Ouais, il est si près, si près de moi ♪ Ce bleu m'fait quelque chose…♪"2

Magicien sourit.

"♪ Je m'suis dit, à quoi ça sert tout ça ?" Sa voix tremblait au début, mais prit de l'assurance. "♪ Et tu sais, c'est curieux ♪ Je n'sais pas ♪ Non, je n'sais pas… ♪"

Boss s'assit, et se releva. Sa voix est devint plus forte, plus chargée en émotion. Elle attrapa la main de Magicien et l'aida à se lever.

"♪ Les choses sont devenues plus sombres ♪ Et des images qui sont p't'être vraies ♪ P't'être des illusions ♪ Me reviennent et s'en vont… ♪"

Elle prit ses mains dans les siennes, et ils se mirent à danser.

"♪ Liiiiiiiiiibre ! ♪" chanta Boss d'une voix aussi claire que le ciel au-dessus d'eux.

"♪ J'veux être liiiiiiiiiibre ! ♪" répondit Magicien du mieux qu'il put.

"♪ J'vais être liiiiiiiiiibre ! ♪" Boss le fit virevolter en se positionnant de façon à pouvoir le rattraper s'il perdait l'équilibre.

"♪ Et aller dans les étoiles tout là-bas…♪"

"♪ Tu sais, elles sont pas si loin que ça ! ♪"

"♪ J'me sens si liiiiiiiiiibre ! ♪"

"♪ Je suis si liiiiiiiiiibre ! ♪"

"♪ Pas de noir et blanc dans ce bleu…♪" La voix de Magicien se perdit dans le vague, et la danse prit fin. Boss le tira vers elle et le serra dans ses bras.

"On l'a fait, Magicien", dit-elle. "Bon sang, on l'a vraiment fait."




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