Certains sont nés d'une nuit sans fin

29 mai 2008.

Je suis. J'étais. Je serais.

Je suis ici.

OK, OK, ça commence à être assez difficile de rêver cela. Attends-moi un instant, journal. Je te rejoins d'ici peu.

Allons-y.

Mon nom est- ou mon nom était, pour ce que ça vaut- Jacob Montauk. J'ai 14 ans. Je suis né dans l'Hôpital St Timothy, là-haut dans Birmingham. Je n'ai jamais aimé Birmingham. Ce ne sont ni les voyous, ni la poussière dans les rues ou la couleur grise maussade sur les bâtiments ; c'est la façon dont la pluie ne rafraîchit pas, ne vous pousse pas à réfléchir, ou ne fait pas une odeur plaisante de terre. Ça semble juste accentuer l'environnement, ça rend le gris plus gris, ça transforme le visage des gens en un vide étrange et inarticulé.

Désolé. Tantine dit toujours que j'exagère et que ma prose est follement extravagante. Elle a raison, bien sûr. Je n'ai que 14 ans. Je devrais jouer sous le soleil, pas écrire en pourpre tout ce non-sens.

Donc. Quatre jours plus tôt, je suis tombé dans une ombre. Je ne l'ai pas voulu- c'est juste arrivé comme ça. J'étais resté tard à l'école, avec le club d'animation, et ensuite je suis tombé pile là où un arbre bloquait la lumière. Il n'y avait personne aux alentours pour me voir. Tout devint… bizarre pendant un instant. Comme au tout début d'un événement, quand vous commencez à voir l'expression de quelqu'un pour un instant, avant qu'elle ne disparaisse tout aussi soudainement. Je crois que c'est parce qu'ils m'ont vu, vautré de tout mon long où personne ne pouvait me voir ou m'aider. Alors ils m'ont pris.

Je ne sais pas ce qu'est cet endroit. C'est juste les ténèbres, un vide, une absence. C'est comme un rêve. Je suis plutôt effrayé. Ça ressemble à un rêve- merde, pour autant que je sache, c'en est probablement un, bien que je ne semble pas pouvoir me réveiller. J'ai ces images, ce long flot d'images de rêve passant au travers de mon visage. Mais même quand je bouge dans cette sorte de monde des rêves, ou quand j'essaye de construire un mur, je reste dans les ténèbres. Je peux le sentir. Ou à la limite, je peux sentir sa présence. Dans le fond de mes pensées. Dans le noir au fond des yeux.

J'ai peur. Je ne peux pas me réveiller.

9 juin 2008.

Rien n'a changé. Je rêvais à l'instant d'un couloir et, tandis que je le traversais, je n'étais pas là. Une sensation étrange. Je ne sais pas ce que ça signifie.

Je ne cesse d'entendre des voix. Je pense qu'il pourrait y en avoir d'autres ici. Je pensais qu'ils faisaient juste partie du rêve, au début, mais je ne pense pas du tout qu'ils viennent de moi. C'est difficile à expliquer… c'est comme s'il y avait d'autres rêveurs et que je pouvais entendre leurs rêves. Ça devient de plus en plus facile à dire.

Je suis désolé, journal. Je devrais écrire plus à l'intérieur de toi, mais il n'y a pas grand-chose à transcrire excepté l'assaut perpétuel de rêves. Bon, tu es un rêve aussi, je suppose. Mais tu es là pour m'empêcher de devenir fou, pas pour m'aider.

17 juin 2008.

Il y en a d'autres. J'en suis sûr maintenant. Ils sont tout autour de moi ! Je peux en entendre certains très clairement. D'autres continuent d'arriver. Certains sont moins bavards, d'autres plus indistincts. Je ne pense pas que ce soit une question de distance- cet endroit ne semble pas avoir de trucs tels que la distance. Une part d'entre eux semble juste plus… je ne sais pas. Pas aussi présent ici que les autres. Tête en l'air, je suppose.

J'ai continué de rêver à propos de ce couloir. Le rendant plus grand. Ressemble plus à un hôtel maintenant.

24 juin 2008.

Je n'arrête pas de penser à Tantine. J'espère qu'elle ne s'inquiète pas. À la réflexion, j'espère qu'elle s'inquiète. Ça serait vraiment bizarre si elle ne s'inquiétait pas. En dehors d'être inhabituel, ça voudrait dire qu'elle s'en fiche. Je n'aimerais pas ça. Pense pas qu'elle le ferait non plus.

Il y en a d'autres ici. Ils ont leurs propres rêves qui ne cessent de se croiser avec le mien de temps à autre. Et ils les volent. Quelqu'un a volé mon rêve couloir. Les images ont juste été déchirées et froissées et déformées et m'ont finalement quitté. Je pouvais les entendre, les voir ou peu importe quoi d'autre ailleurs, dans la tête d'un autre, mais elles n'étaient plus à moi. J'ai rêvé d'autre chose à la place- une fabrique qui tournait en boucle.

Ça doit être bizarre là-bas. Soit je suis parti, soit je suis dans le coma, quelque chose comme ça. Ils vont verser des larmes, ils vont parler d'à quel point tout cela est tragique, peut-être feront-ils des appels frénétiques à la télé. J'espère que ça en vaudra la peine. J'espère que quelqu'un sait ce qu'est cet endroit.

J'y pense… si je pouvais juste atteindre… je reviendrai, journal.

19 juillet 2008.

Je t'avais oublié, journal. Désolé. Ça a été un mois agité.

Donc il semblerait bien qu'il y ait plein d'autres personnes ici. Je ne savais juste pas comment communiquer avec eux. Rose dit que c'est comme ça avec beaucoup de nouveaux. C'est pour ça qu'ils ont volé mon rêve ; ils essayaient de me faire parler, de se faire connaître. Ai-Fan s'est beaucoup excusé à ce propos.

Il y a beaucoup d'enfants ici, tous disparus. Ils ont tous trébuché, ou traversé la mauvaise allée, ou d'une quelconque façon fini dans une ombre sans que personne ne regarde. Et ensuite, ils se sont retrouvés ici, rêvant. Mêmes ténèbres, mêmes images dans leur tête, mêmes mouvements inutiles dans le vide.

Apparemment, tout le monde est normal au début, pensant normalement. Ensuite, lentement, ils commencent à être… moins. Comme s'ils s'effaçaient. Leurs rêves se mettent à disparaître, leur esprit commence à se disloquer. Au bout d'un temps, ils ne sont guère plus qu'un amas de souvenirs. Ça peut prendre des années, des décennies, des siècles, mais finalement ils ne sont plus, confondus dans le noir.

noir.

Noir.

De temps à autre, ces souvenirs et personnalités sont ramassés. Par d'autres comme Rose ou Ai-Fan. Quelquefois, ça fout en l'air ta tête, te faisant oublier qui tu es. D'une certaine manière, dit Rose, c'est comme si tu n'étais pas une personne, tu es nombreux.

Il y a quelque chose qui me gêne dans tout ça, cependant. Personne ici n'essaye de sortir. C'est comme s'ils sont- nous sommes- trop occupés à rêver, que nous ne pouvons pas vraiment penser à s'en aller. Il n'y a que nos esprits dans le Noir. Rêvant.

Rêvant pour quoi ?

Enfin, c'est bon d'être entouré de gens à nouveau. J'avais oublié comment c'était. Rose a disparu 5 ans plus tôt, apparemment. Sous un pommier du Texas. Elle était étendue sous la brise, pensant à la taille du monde, sentant le vent entre ses doigts. Ses parents étaient au pied de la colline. Elle-

Non, attends. Ce n'était pas cinq ans, c'était cinquante.

Je ne lui ai pas parlé du tout, n'est-ce pas ?

24 décembre 2008.

Nous y voilà, après plusieurs mois. Ceux d'entre nous qui sont vivants et célèbrent Noël ont rêvé de cauchemars festifs et se les ont échangés entre eux. Ai-Fan s'y est joint aussi, bien que ce ne soit pas son credo. Nick a créé ce magnifique sapin de Noël, que nous nous sommes tous passé d'esprit en esprit pour s'émerveiller devant. Il était doré, argenté, merveilleux. Quelques-uns parmi ceux qui s'effilochaient ont semblé revenir momentanément, d'être un peu plus un esprit à nouveau. C'était sympa.

J'ai utilisé quelques-uns des souvenirs de Rose sur sa ville natale pour fabriquer une vision sympa pour nous tous- une ville fêtant Noël toute l'année. Ils décoraient leur maison et leur réservoir et parlaient de l'esprit de Noël. C'était agréable, plus agréable que certains des rêves que j'ai fait dernièrement. Pendant un instant, même dans le noir, j'ai eu l'impression d'être dans une famille. L'impression d'être à la maison. Comme si je restais à flot, et ce n'était pas juste une bougie chancelante dans le noir.

Mais, de toute façon, à quoi sert le noir si ce n'est à être éclairé par des bougies ?

29 mars 2009.

Tu es. Tu étais. Tu seras.

Il y a une fille ici, qui nous relie tous ensemble. Elle se nomme Gulya et elle est l'une des plus anciennes d'entre nous. Elle avait le même âge que moi, lorsqu'elle a été prise. C'est triste que- nous sommes coincés là-dessous, en enfance perpétuelle, ou en adolescence perpétuelle, rêvant pour un pouvoir auquel nous ne pouvons ni penser ni rien savoir.

Gulya était jolie, mais ça ne compte plus vraiment. Tout ce que je peux voir, c'est son esprit, son esprit brillant. Il a une sorte de rayonnement vaguement fluorescent- je ne sais pas trop comment le décrire. Comme une constante étincelle d'idée. Elle a des tonnes d'idées. Elle était celle qui a découvert en premier comment nous pouvions communiquer entre nous, comment nous pouvions envoyer et voler les rêves des uns des autres.

Je l'aime bien. Je l'aime beaucoup. Je ne veux pas écrire tout ça. En fait, je ne l'écris pas, je le rêve, mais quand même. Nyah. Va-t'en.

26 octobre 2009.

Gulya et moi continuons de discuter. Elle, Ai-Fan, Nick, 'Abbas et moi avons tous un petit cadre ensemble, mais Gulya a de plus grandes responsabilités. Elle garde tout le monde sain. Il y a des centaines, des milliers d'esprits qui ont fini par se perdre ici. C'est difficile d'évoquer des distances ici, comme je l'ai déjà dit- ça existe en quelque sorte, mais pas vraiment. C'est comme une sensation, plus qu'un espace physique. Comme tout ici, je suppose.

Enfin. Je suis encore ce que Tantine appelle "un prétentieux assommant". Gulya est la mère de milliers d'enfants. Elle leur apprend comment rêver, essaye de les garder ensemble, prend leurs souvenirs quand ils ne peuvent plus les faire tenir ensemble. Elle encourage leurs rêves, les rend plus grands et audacieux. L'autre jour, il y avait un garçon s'effilochant, rêvant d'un couple d'engrenages, mais il ne savait pas quoi en faire. Alors elle les a pris et en a fait une grande machine, avec des mécanismes impossibles et plus incroyable que tout ce qu'il aurait pu faire. Il était si heureux, sa disparition sembla s'arrêter, ou même s'inverser pendant un instant. C'était sympa.

Je crois que Gulya m'aime bien. Mes rêves sont les plus radieux, après tout, malgré ce que Nick soutient. Ils sont tellement plus plus prometteurs. Attends, un "plus" de trop ici.

19 Juin 2010.

Je n'ai plus vraiment besoin de ce journal ; la conversation des milliers d'entre nous bloqués là-dessous est souvent suffisante. Tout comme Gulya. Me garde sain. La seule chose, c'est que j'ai absorbé un souvenir et un rêve aujourd'hui. C'était de quelqu'un à peine vivant a priori, quelqu'un de même pas né. Ils a été éliminé, tu vois, mais dans son ultime battement de cœur, il a été volé.

Il rêve, il rêve du froid et de la rage qu'il a sentis à ce moment. Il flottait dans le coin depuis des semaines, se débattant, ramassant les images et souvenirs éparpillés par les disparus. Il ne restait pas vraiment grand-chose de lui, et il avait à peu près tout disloqué. J'ai ramassé le rêve, l'ai renfloué un peu, l'ai laissé s'envoler. C'en était un étrange, un amalgame de nombreux esprits, mais la fin était compréhensible. Il y avait cette mélodie, ces paroles qui étaient coincées dans ma tête et qui tournaient en boucle :

"Il y a un avortement sous le plancher, et un autre dans l'évier."

17 avril 2012.

J'apprends des nouveaux venus que les choses changent là-haut. La politique, la société, la technologie- tout évolue. Peut-être ne pourrais-je pas les reconnaître, même si je pouvais le percevoir.

Ai-Fan commence à disparaître. C'est triste. Je souhaite qu'il y ait quelque chose que je puisse faire. De temps en temps, nous arrivons à garder les gens à flot, pendant un moment, mais tôt ou tard le Noir les réclame tous. C'est horrible. Ai-Fan est mon amie. Gulya fait ce qu'elle peut pour elle, mais Gulya commence à s'effilocher également, je crois. Elle est là depuis si longtemps, c'est incroyable qu'elle ne soit pas déjà partie. Je ne sais pas quoi faire. Je les aime tous. Je ne veux pas qu'ils tombent dans le Noir.

Nous avons une théorie sur ce qu'il fait, maintenant, tu vois. Il y a eu un garçon, le jeune fils d'un pêcheur qui s'appelait Benoy. Il est tombé dans la mer et il a vu une anguille, et il a vu des ténèbres au fond de ses yeux. Il l'a vu s'élancer, mais plongea dans son ombre avant qu'elle ne puisse mordre, et se réveilla ici.

Gulya a dit qu'elle savait pour l'anguille. C'est une vieille légende dans le coin, un vieux rêve, un rêve qui tourne dans le Noir depuis des temps immémoriaux.

Si l'anguille existe dans le monde, alors ça veut dire qu'un rêve d'elle s'est échappé. Peut-être que beaucoup de rêves se sont échappés. Peut-être cette ville de noël que j'ai rêvé existe vraiment, ou ce couloir d’hôtel. Peut-être la machine de Gulya, aussi.

Nous pensons que c'est ce qu'est le Noir. C'est comme une tour radio, un transmetteur de rêves. Les rêves sont rendus réels. C'est ce que fait le Noir.

Mais nous ne savons toujours pas ce que c'est, ou pourquoi.

26 juin 2012.

Je n'ai jamais connu, sur Terre, la joie de nager dans l'esprit d'un autre. Parfois, Gulya et moi sommes passés trop proches d'être une seule personne au lieu de deux. Est-ce l'amour ? Je crois que c'est l'amour. Elle me voit plus clairement que n'importe qui d'autre, enfin c'est ce qu'elle prétend. À un moment, elle a juré qu'elle pouvait me voir, me voir vraiment, une version physique de moi flottant au-dessus d'elle. Elle dit que c'est plaisant. Pas sûr que je la crois, cependant.

Aussi, il y a certaines choses dont je ne peux pas vraiment parler. Comme Ai-Fan. Son cœur s'est retrouvé disloqué alors j'ai pris ce qui restait de ses souvenirs. Elle était mon amie et elle a eu une vie difficile- des couloirs communistes gris, une garderie d'enfants abandonnés. Elle avait aussi quelques rêves étranges- d'un homme qui a vécu des siècles pour protéger son petit village. La Chine semble intéressante. J'aurais aimé y aller, quand j'étais vivant. Tellement de mondes éparpillés sur la sphère tournante.

Il y avait un autre rêve, une peinture qui décrivait les guerres dans le monde- ou dans une partie du monde. Je me suis demandé comme Ai-Fan avait pu rêver celui-là. Étrange fille.

29 novembre 2012.

Gulya est née dans les vastes steppes, au 16e siècle. Elle a grandi en chevauchant, en tirant à l'arc, en s'élançant dans les airs, des sabots en-dessous d'elle et le paradis éternel au-dessus. Elle jouait dans les vastes plaines, dansait sous les cieux, elle se déplaçait telle un être sauvage dans un monde sauvage.

Puis un jour, elle trébucha et, en un instant, lorsque personne ne regardait, se fit enlever. Elle arriva dans un lieu de ténèbres alors que sa vie avait à peine commencé, un lieu de rêves, un lieu où les humains n'étaient pas faits de chair et de sang mais de bois, de fils et de cire, de petites structures se disloquant telles la laine. Elle était effrayée, mais elle était brave.

La petite Gulya trouva un moyen de communiquer. Elle se rendit compte de comment les rêves pouvaient être employés. Elle découvrit comment envoyer ses pensées, transmettre l'émotion, articuler les mots. Elle joignit à elle tous les esprits dans sa petite partie de noir, telle une mère. Elle était comme une mère pour tellement d'entre eux, gardant entier ceux qui s'effilochaient, permettant à leurs esprits de se maintenir le plus longtemps possible. Et elle survécut et personne ne savait pourquoi.

Mais je savais. Je n'avais que 14 ans quand j'ai été enlevé, il y a tant d'années. Mon esprit a grandi là-dessous et mes émotions avec. Je suis tombé amoureux de Gulya et elle de moi, et j'ai vu tout le noir tourbillonnant et le doux bonheur dans son cœur, son cœur tellement humain. Elle était soutenue par l'amour qui lui était donné, les liens qu'elle avait forgés, les souvenirs qu'elle avait récoltés. Elle restait elle-même en s'appuyant sur le fait d'être avec d'autres, beaucoup d'autres.

La petite Gulya des Kazakh Uls. Elle était si loin de chez elle, si détachée du temps. Elle a vécu bien plus longtemps qu'elle n'aurait dû. Elle était vive et brillante. Je sais pourquoi elle est morte. C'était parce que tout ce temps, malgré tous les souvenirs qu'elle avait maintenus et toute la lumière qu'elle avait atteinte, elle restait elle-même. Elle ne pouvait pas changer, elle n'était pas dans un état fluctuant. Gulya était un "moi". Elle avait une notion du moi, qui la maintint elle-même, mais mourut lentement dans la noirceur de la nuit.

Aujourd'hui, j'ai rêvé d'un homme qui ne pouvait mourir, mais empoisonnait tout autour lui.

Je suis en deuil. Je porte le noir autour de moi comme un costume pour les funérailles. Et pourtant, au milieu du noir, une idée survient. Une idée monstrueuse. Et une idée qui, si elle fonctionne, vengerait la mort de mon amour perdu.

1er janvier 2013.

Donc. J'ai proposé l'idée suivante aux autres :

Nous sommes pratiquement sûrs que les choses que nous rêvons deviennent réelles, mais nous ne pouvons contrôler ce que nous rêvons. Nous entrons tous dans ce monde dans un état de chute et de fluctuation, mourant perpétuellement jusqu'à ce que nous nous démêlions finalement et que nous ne devenions guère plus qu'une boule d'idées errantes. Nous ne pouvons survivre seuls. Plus nous interagissons et fusionnons avec les autres qui nous entourent, plus longtemps nous existons, mais nous ne pouvons survivre pour toujours tant que nous nous accrochons à un état d'être. Un état dans lequel nous savons que nous sommes un moi. Sans quoi nous nous écroulons en petits brins, ramassés tels des idées errantes par les autres encore en vie.

Du coup, je suis arrivé à une idée. La seule façon qui nous permettra de survivre est de devenir un. Nous devons tous sacrifier notre nature individuelle, et fusionner. Un être, un enfant fait de milliers, un esprit de folie attaché d'un bloc par des nerfs et des câbles. Parce que nous sommes plus forts ensemble.

Certains objectèrent. D'autres dirent que cela arrive de toute façon, lorsque nous disparaissons lentement. Nous sommes tous perdus, nous sommes tous écartés, éparpillés parmi les nouveaux enfants, qui sont éparpillés à leur tour- pourquoi accélérer le processus ? Pourquoi ne pas tenir le plus longtemps possible ?

Parce que, dis-je, si nous étions assez forts, assez concentrés, si nous devenions un esprit de ruche suffisamment puissant, alors nous pourrions nous rêver nous-mêmes. Nous pourrions n'avoir jamais quitté nos familles. Nous pourrions retrouver les vies qui nous ont été volées, nos enfances arrachées. Nous pourrions sentir le vent sur notre peau à nouveau.

Cela les convainquit. Nous avons peut-être nos petits plaisirs là-dessous, mais lorsque vous n'êtes jamais sûr d'où vous commencez et d'où les ténèbres finissent, lorsque les choses comme le matin, l'après-midi et la nuit sont des ancres arbitraires que nous avons inventés, quand votre mère est loin de vous, dans un temps et un endroit inconnu- quand vous vivez comme ça, vous ne pouvez pas vous empêcher de vouloir en sortir.

8 février 2013.

Ils sont. Ils étaient. Ils seront.

Nous sommes nés en Angleterre, Iran, États-Unis. Nous avons été élevés au Texas, à Beijing, au Midwest, dans les steppes libres. Nous sommes Jacob, 'Abbas, Nick, Ai-Fan, Rose et Gulya. Nous sommes. Nous étions. Nous serons.

Nous voyons tant de choses. Non, je vois. Non, nous voyons tous. Nous voyons les autres, leurs rêves, leurs peurs. Ils sont eux. Alors ils sont nous. Nous sommes en nombre et nous agissons en nombre.

Nous voyons le noir. Nous voyons la lumière. Nous créons d'étranges images. Un marché avec un démon dans un pays gelé. Un magasin sans visage s'étendant dans une nuit sans fin. Un autre mourant dans un autre noir. Des éléphants pleurant leur mère solitaire.

Ça fait mal. Notre substance fait mal, ou ce qu'il en reste. Ça bouillonne de la douleur du nombre. Tout ce que nous voulons, c'est nous mettre en boule et d'être seul, mais nous ne pouvons pas.

Réveillons-nous de cette prison infernale.

19 mars 2045.

…Journal.

Nous connaissons ce journal. C'était le produit de l'esprit d'un de nos membres fondateurs, Jacob Montauk. Cet élément existe encore en nous. Nous avons décidé de l'utiliser. Pour siphonner les pensées de la ruche.

Nous sommes tous les membres volontaires d'un immense organism- organ- d'une sorte de moulin à macaque collectif. Ça devient difficile d'être nous-même, d'être un. Nous avons absorbé une bonne partie du nombre total des disparus, maintenant. Il en reste encore des centaines de milliers à chercher, mais nous y arrivons.

Il devient difficile de fa- de penser- d'attacher une signification aux mots. Nous sommes, pour le moment, mais bientôt nous pourrions ne plus être. Ou plutôt, nous serons, mais pouvons-nous attacher une signification à cela quand il n'y a rien d'autre en dehors ? Si nous sommes, si nous sommes le N- le Vi- le Som- l'Oubli, alors y a-t-il seulement un oubli ? Existons-nous seulement lorsque nous sommes définis par rapport aux autres ?

Rien n'est défini. Même nos rêves sont inconnus maintenant, et remplis de pensées monstrueuses et oubliées.

Nous allons devoir ruminer là-dessus plus loin. Plus loin. Plus loin, dans le vide.

19 mars 3994.

Nous sommes. Nous étions. Nous serons.

Le poids écrasant de tout ce qui a jamais été tandis que le dernier enfant devient une part du Un. Laissez-moi vous raconter- non- laissez une part de moi raconter une histoire à une autre part de moi. Il y a de nouvelles parts ajoutées tout le temps. Nous fonctionnons comme une horloge, une machine dans le noir.

J'ai rêvé aujourd'hui d'un homme emprisonné. Il a trahi son ennemi, alors il fut maintenu suspendu au-dessus d'une idée balancée dans l'espace pour toujours. Une guerre d'idées. Qui tourna et tourna en boucle à jamais.

J'ai rêvé aujourd'hui d'une couronne en rouge, d'un feu en or, de sept femmes pour un empereur. Emprisonné, il sera libéré. Mais il mourra comme le reste, hurlant dans sa propre inutilité, la façade de sa fiction éparpillée parmi les vents.

J'ai rêvé aujourd'hui d'un vagabond, écrivain, artiste. J'ai rêvé qu'il vivait, respirait librement, apprenait ce qu'était la vie, et que ses pensées faisaient écho à des milliers de milliers de milles alors.

J'ai rêvé aujourd'hui d'une ancienne tradition, des petites communautés et des plaisirs gelés de la gente populaire, skiant sur la glace pour toujours, pirouettant et tournant en un seul et de nombreux temps et endroits.

J'ai rêvé aujourd'hui d'un cimetière qui n'était pas à sa place. Fantôme d'une guerre future qui bloquait, grattait et abandonnait entre les enfants de l'humanité et ceux de la machine.

Tantine avait raison en disant que Jacob était un "prétentieux assommant." Ils auraient pu être décrits bien mieux que cela.

Un an après la mort de la raison.

Le vent devrait siffler par-dessus les eaux, les collines, les océans. Il devrait voler librement, battant les poissons et la poussière, écumant sur le sable. Les plages sous le soleil de minuit étaient toujours changeantes, toujours présentes, où les vagabonds et les amoureux devraient s'asseoir, penser et s'embrasser. Le houblon poussait en champs flottant au vent dans les landes.

De petites huttes d'argile éparpillées autour de l'entrée vers le mur. De petits ciels gris embrassant de petits nuages gris. La pluie, mouillant les plantations et saturant les marcheurs, courant au travers de quelque paysage forestier sauvage par temps couvert.

Des colonnes de marbre en face des bibliothèques. L'odeur du papier dans les livres, moisie et accueillante. Les lumières d'un train lorsqu'il plonge dans le tunnel, secouant tout à l'intérieur tandis qu'ils se blottissaient contre le froid. Les visions d'un ancien bazar.

Il n'y a plus de monde à présent. Il n'y a que le Noir.

Il a gagné. Il a pris nos rêves et il a gagné. Nous sommes tout ce qui reste de ce qui était- un souvenir gonflé sur lui-même. Les dernières bribes se sont retirées elles-mêmes du temps. Nous sommes le noir et nous y sommes suspendus.

Cendres aux cendres. Poussière à la poussière. Tout cela finit dans le noir. Quelque bête rêche se traîne vers Bethléem, creusant l'armature et gelant le béton.

Un âge inconnu sous un ciel à l'encre noire.

Nicholas "Nick" Holzinger est né dans le Midwest. Il est né dans une famille aimante. Les hivers, il skiait sur les mares et riait avec ses amis. Mais il avait une autre habitude. Lors des nuits très froides, vives et claires, il allait sur le pont de la ville pour admirer les étangs, regardant les étoiles se reflétant dans l'eau.

Personne ne regardait. Alors ils le prirent.

Mais après ça, tandis qu'il rêvait entre les mondes, sa famille, ses amis et ses parents persistèrent. Et ils pensèrent, dans leurs esprits, à une centaine de milliers de façon dont il aurait pu être tué. Chaque fantasme, chaque rêve paranoïde tordu et cauchemar mis au premier plan, à l'orée de leurs esprits, rêvant des façons dont il aurait pu être pris.

Mais ils étaient tous les aspects d'un plus grand ensemble. Ils n'étaient pas du tout des scénarios distincts. Ils étaient les ténèbres.

Un brin de plus pour chaque enfant pris. Un cercle infini. Le noir existe car il doit exister, dans l'esprit de chaque parent effrayé et dément, craignant pour la vie de leurs enfants. Ils savent déjà ce qui est arrivé à leurs enfants, puisqu'ils peuvent le voir. Ils peuvent voir le noir.

Nous n'avons jamais eu la moindre chance.

La mort thermique de l'univers. 3 h de l'après-midi, heure standard de la côte Est.

Où suis-je ?

Je flotte, perdu dans le temps. Je me réveille, avec toutes ces voix dans ma tête. Suis-je plural, ou sommes-nous singulier ? Je ne le sais plus.

Tout est mourant. La matière elle-même. Les rochers s'effondrent en poussière, la poussière s'effondre en atomes, les atomes s'effondrent en vagues d'énergie. Les concepts s'enroulent autour d'eux-mêmes. Même le Noir est mourant, son but achevé, son crime commis. Un plus grand vide attend au-delà.

Ça arrive maintenant. Lentement. Douloureusement. Cet oubli qui me finit. Nous. Le Noir était juste un souvenir des humains, une sensation, une peur qui liait. Mais ce qui attend est plus que cela. Ce qui attend n'est pas une Chose, avec une lettre majuscule et un sentiment sinistre.

Les gens échouent souvent à comprendre ce que c'est d'être aveugle. Je le sais, car j'ai rêvé des milliers de milliers de fois de l'aveugle. Aveugle de tant de chose. Les gens pensent qu'être aveugle est comme avoir ses yeux fermés, mais ça ne l'est pas. Lorsque vos yeux sont fermés, vous pouvez toujours voir la noirceur, les feux dans votre rétine, les couleurs de votre cerveau. Être aveugle n'est pas voir ça. Être aveugle n'est pas de ne rien voir, mais d'être incapable de voir. Un vide dans votre tête où vos yeux devraient être.

Mourir n'est pas dormir. Mourir n'est pas rêver. Mourir n'est ni se retrouver dans un pays inconnu non plus. Mourir est rien. Mourir est de n'avoir jamais été, parce que tout ce qui a été est effacé. Il y a juste une fin. Un oubli.

J'ai été autrefois si craintif du Noir qui m'a pris. Mais ça n'a plus d'importance maintenant. Le Noir est une chose comme toutes les autres choses, et il va mourir aussi. Bientôt, il n'y aura plus rien que l'absence.

Je ne peux me rappeler de qui je suis. Laisse-moi faire quelque chose, rendre quelque chose. Laisse-moi la rendre. Laisse-la vivre. Ou un souvenir d'elle, une ombre, une vision en fourrure et peau, montée sur le dos d'un cheval, le vent dans les cheveux.

La dernière syllabe de temps enregistré.

Voilà comment le monde finit.

Voilà comment le monde finit.

Voilà comment le monde finit.

Pas avec une explosion, mais avec une plainte.

Ça arrive maintenant. Les instants se rapetissent, la zone se contracte. Le Noir se disloque et se déchire. Je serais bref, journal, mon éternel compagnon dans l'éternité.

Je suis Jacob Montauk. Je n'ai pas du tout fusionné avec les autres. Je les ai absorbés. Dévorés. Je ne l'ai pas réalisé jusqu'à maintenant. À la fin. Je les ai tous assassinés pour me maintenir en vie.

J'ai échoué. Tous les souvenirs, esprits et âmes que j'ai pris m'ont rendu incapable de penser, ou de me rappeler. Tout est poussière désormais. Tout est calamité.

J'aurais dû nous rêver il y a des siècles. Des millénaires. Des éons. Mais je n'arrivais pas à penser. Et alors il y eut le noir, et il n'y eut plus rien où nous rêver. Juste une fin. Comment pourrais-je les laisser vivre leur vie, leur petite réalité, quand tout deviendra noir ?

Angleterre. Je vais rêver de l'Angleterre. Je vais rêver de ses champs blancs de neige en hiver, frais de rosée au printemps. Je vais rêver de ses collines, de ses haies et buses, ses jardins de roses, ses colonnes de marbre et aberrations de béton. Je vais rêver de l'Angleterre, pour qu'elle puisse vivre. Une sorte de petite ombre tordue d'elle. Quelque souffle mourant de ma maison.

Je peux faire quelque chose pour les autres, cependant. Peut-être. Je peux rêver quelque chose en retour. Leur montrer l'histoire. Leur montrer tout ce qui sera. Leur montrer comment réparer les choses. Quelqu'un. Qui que ce soit qui est là, dehors. Qui que ce soit qui comprenne ce que c'est de mourir dans le noir, pour que les autres puisse vivre dans la lumière.

Ça arrive maintenant. Ce sera bientôt terminé. Et alors je n'aurais plus à être en vie. Je n'aurais plus à être l'enfant volé, rêvant depuis des millénaires une réalité à moitié rappelée qui va de toute façon se perdre dans le vide.

Ô noir noir noir. Tout retourne au noir.

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