« Fuite d'encre | Si vis pacem
Il ne devait pas être loin de quinze heures.
À une heure aussi précoce, les clients de l’Alvadora, toute institution de l’anormal qu’il fut, se faisaient encore rares. Un observateur suffisamment affligé par le désœuvrement pour s’amuser à les dénombrer n’en aurait compté qu’une demi-douzaine ; la plupart s’était agglutinée en une poignée d’îlots de vie surnageant péniblement dans un océan de chaises désertées. Une situation qui ne paraissait guère réjouir le propriétaire Jérémy et sa serveuse bardée de piercings qui, retranchés derrière leur zinc, dissimulaient mal leur ennui.
L’une de leurs clientes du jour, répondant au doux nom d’Olympe, leur damait néanmoins le pion en matière de morosité. Isolée dans un coin de la salle, la jeune femme contemplait ses congénères avec une certaine mélancolie, son index glissant mécaniquement sur le rebord de son verre.
Tel un serpent dissimulé sous un tapis de feuilles mortes, le spleen frappait parfois aux moments les plus inattendus. Même au beau milieu du cocon convivial et chaleureux au possible que constituait l’établissement. Même à la veille d’événements qui s’annonçaient aussi déterminants pour l’avenir du monde.
Comment expliquer… L’air avait comme un goût de trop peu.
Peut-être ne pouvait-on pas vivre uniquement de la certitude de faire ce qui était juste, au bout du compte.
Réalisant où l’amenait le fil de ses pensées, elle se donna mentalement un coup de pied au cul. Bien sûr qu’on pouvait : c’était ce qui l’avait portée pendant des années. C’était même un putain de privilège, et elle en était fière : dans ce monde écœurant où on anesthésiait les masses par de vagues chimères rétrogrades, avoir l’opportunité de lutter pour ses convictions était sans prix.
Chassant définitivement ses idées noires, elle jeta un coup d’œil à sa montre, dévoilant au passage l’impressionnant tatouage rouge et noir qui marbrait son bras gauche. Ses invitées ne devraient plus tarder. Si elles étaient ponctuelles, en tout cas.
Il s’avéra qu’elles l’étaient.
Au vu de la torpeur qui régnait au sein de l’Alvadora, l’entrée de deux nouvelles clientes constitua un petit évènement en soi : à peine Camille eut-elle passé la porte de l’établissement que plusieurs regards trahissant un mélange de curiosité et de méfiance convergèrent vers elle.
Sans se laisser démonter pour autant, la jeune thaumaturge aux cheveux de feu balaya la salle avec des yeux pleins de défi à la recherche de leur contact. Même si elle s’était attendue à le détester d'emblée, l’endroit lui parut étrangement chaleureux et confortable. Peut-être la magie née de la combinaison de boiseries sombres, de pièces décoratives en laiton poli et de lumières tamisées opérait-elle une fois encore, tout simplement.
A contrario, la clientèle ne lui inspirait pas grand-chose de positif. En toute logique il s’agissait pour l’essentiel de mercenaires, si ce n’était uniquement. Des individus qui avaient rarement bonne presse parmi les autres représentants du milieu anormal : quelle confiance pouvait-on accorder à des gens prêts à n’importe quelle bassesse pour peu que vous étaliez suffisamment d’argent sur la table ?
« Kohanetsʹ, c’est pas elle là-bas, au fond ? »
À peine eut-elle le temps de se retourner pour voir quel endroit Anastasia désignait que celle-ci la dépassait d’un pas conquérant dans un maelström de cheveux blonds ; fidèle à elle-même, sa compagne ne paraissait pas partager une once de sa méfiance et slalomait déjà vers une table occupée au fond du bar.
Ceci étant dit, elle avait mis dans le mille : difficile de confondre ce bras tatoué, ce look punk et ce physique méditerranéen avec ceux d’une autre. Olympe s’était montrée fidèle au rendez-vous.
Camille, que la mercenaire ne connaissait que sous son pseudonyme de Seyph, emboîta le pas à sa moitié. Ses craintes initiales s’estompèrent peu à peu pour laisser place à une certaine excitation : elle devait bien avouer que se retrouver ainsi dans la gueule du loup avait quelque chose de grisant.
Quelques enjambées devant elle, Ana avait des airs d'ethnologue lancée à la découverte d’une civilisation étrange, jetant des coups d’œil emplis d’une curiosité enthousiaste à la ronde. Elle s’arrêta une seconde devant un impressionnant mur en pierres brutes, intégralement couvert de photographies d’habitués anciens ou actuels dissimulant sans aucun doute autant d’histoires improbables, avant de reprendre sa marche avec un air décidé, parvenant même à arracher un sourire à sa compagne.
« Merci d’être venues, les filles, les accueillit l’hispanique en anglais lorsqu’elles l’eurent rejointe, tout en leur désignant deux chaises en face d’elle. Pas d'ennuis sur la route ?
- Vu le trou paumé dans lequel tu nous as traînées, j’imagine qu’on peut déjà s’estimer heureuses de ne pas s’être perdues en venant, ironisa Seyph avec un brin de mordant.
- Ce que Seyph essaye de dire, c’est qu’on a en effet fait bonne route, ajouta Ana avec un grand sourire. Tu dois être Olympe, c’est bien ça ? Ravie de te rencontrer. Tu peux m’appeler Vadim. Désolée pour le mystère, c’est la profession qui veut ça. »
L’usage de pseudonymes n’était pas une simple coquetterie pour les deux jeunes femmes, loin s’en fallait. Le nom était pour les thaumaturges une arme, un catalyseur. La clé qui ouvrait le verrou propre à chaque individu, doté par conséquent d’un pouvoir de nuisance considérable.
Partager le leur avait été pour les deux Mains du Serpent une de leurs premières marques d'amour véritables. Une des plus importantes, aussi.
« Enchantée de faire ta connaissance, Vadim, répondit sans en prendre ombrage la mercenaire, lui serrant la main. Vous buvez quelque chose ? C’est ma tournée. »
Ses invitées ne se firent pas prier. Camille opta pour un mojito tandis que sa concubine, plus aventureuse, se laissait tenter par un Plieur, l’un des cocktails-maison qui faisait la réputation de l’établissement. Pour un peu, le vague fond de musique rock et les odeurs mêlées du bois et de l’alcool qui planaient les auraient mises à l’aise.
« Je tenais à te remercier pour avoir aidé Seyph l’autre jour, à la Bibliothèque, lança Vadim entre deux gorgées exploratoires du surprenant liquide. Vraiment.
- Je crois que c’est plutôt moi qui lui doit des remerciements. Sans elle, je ne serais peut-être même pas assise devant vous. »
Tout en prononçant ces mots, la combattante avait soulevé un pan de son t-shirt, révélant une belle cicatrice aux couleurs de l’arc-en-ciel qui lui barrait le flanc.
« C’est juste arrivé comme ça, j’allais quand même pas te laisser te vider de ton sang entre deux étagères, évacua sa sauveuse, un peu gênée par la gratitude qu’on lui témoignait.
- C’est vraiment du joli travail, kohanetsʹ, insista sa compagne en détaillant la blessure du regard, avant d’ajouter à l’adresse d’Olympe : le soin, c’est l’un des domaines les plus coton en thaumaturgie. Jongler avec la chair, le sang, les flux vitaux, tout ça… C’est hyper compliqué, mais on dirait qu’elle s’en est sortie comme une cheffe.
- La blessure était pas si grave que ça, grommela l’intéressée, reposant sa tête sur la paume de sa main pour cacher le rose qui lui montait aux joues. Et puis de toute façon, on a des sujets plus importants à traiter là tout de suite. Tu voudrais pas enfin nous expliquer pourquoi tu nous as fait venir dans ce trou ? Ton message parlait de la Russie, d’un verrou thaumaturgique… C’est quoi cette histoire à dormir debout ?
- J’avoue qu’une mercenaire qui propose une mission, ça avait de quoi titiller notre curiosité, renchérit joyeusement Anastasia en faisant danser les dernières gouttes de son cocktail au fond de son verre. Tu veux bien nous donner plus de détails ? »
La requête eut un effet évident et immédiat sur celle à qui elle était adressée : les traits d’Olympe se tendirent, ses yeux se perdirent un instant dans le lointain comme si elle cherchait à se convaincre elle-même une bonne fois pour toute qu’elle avait raison de leur faire confiance.
La gravité de l’instant n’échappa pas aux deux Mains du Serpent. Elles se penchèrent en avant d’un même mouvement, sourcils froncés, attendant sa réponse.
« Autant vous expliquer les choses dans l’ordre, débuta enfin la mercenaire avec un soupir. La première chose que vous devez savoir, c’est que… Seyph, quand on s’est rencontrées à la Bibliothèque, je n’étais pas seulement venue pour faire stabiliser mon tatouage. En fait, j’espérais que Karim pourrait me conseiller un thaumaturge compétent et intègre pour un boulot… délicat.
- Délicat comment ? interrogea Camille, circonspecte.
- Pas très dangereux a priori, mais disons… Que ça pourrait avoir un impact fort sur la marche du monde. Sur le déroulement du conflit ukrainien, notamment. »
Les deux amantes échangèrent un regard inquiet. Rien dans les quelques phrases lapidaires par lesquelles la mercenaire les avait attirées jusqu’ici ne laissait présager que le travail qu’elle leur proposerait aurait des implications géopolitiques. Et on ne pouvait pas dire que l’idée était particulièrement séduisante.
« C’est… C’est-à-dire ? interrogea Seyph, cherchant à hameçonner le regard de sa compagne qu’elle devinait anxieux.
- J’ai toutes les raisons de penser que l’armée russe cherche à s’emparer d’une arme mémétique qui serait en mesure de lui donner un avantage dans sa guerre contre l’Ukraine. Et j’essaye d’empêcher ça.
- La Main du Serpent ne s’implique dans ce genre de conflits que quand elle y est absolument obligée. Et quand elle le fait, c’est uniquement dans l’intérêt de ceux qu’elle défend. »
Camille jeta furtivement un coup d’œil anxieux à sa compagne : son expression était restée impénétrable tandis qu’elle prononçait ces mots, mais quelque chose dans le ton presque mécanique avec lequel elle les avait débités laissait entendre qu’elle l’avait fait plus par réflexe que par conviction.
Passer suffisamment de temps dans la Bibliothèque, au carrefour de toutes les dimensions, conduisait la plupart de ses occupants à se détacher peu à peu de leurs origines respectives, des concepts comme le nationalisme ou le patriotisme n’ayant plus grand sens quand vous viviez au contact d’une diversité d’êtres et d’idées aussi vertigineuse au quotidien. Les causes défendues par l’organisation étaient et devaient rester infiniment plus nobles que d’écœurantes querelles identitaires ou territoriales.
Pouvait-on pour autant attendre d’Anastasia, née et élevée en Ukraine, qu’elle reste totalement indifférente aux souffrances de sa terre natale ?
Compréhensive, sa compagne frôla doucement sa main sous la table, puis se tourna vers Olympe avec un air grave :
« … Mais on peut éventuellement envisager d’accepter si on estime que ça en vaut vraiment la peine, et que les risques sont raisonnables. Alors avant qu’on prenne une décision, tu dois nous en dire plus. »
Olympe la jaugea un instant, entre soulagement de ne pas essuyer un refus catégorique et réticence à trop en dévoiler.
« Je ne vous parle pas d’une bricole qui viendrait juste s’ajouter à leur arsenal existant, annonça-t-elle finalement. S’il tombe entre de mauvaises mains, ce truc pourrait changer la face du monde, causer la mort de milliers d’innocents. Peut-être de millions. »
Difficile de gober un morceau pareil : questions et doutes dévalaient dans la tête des deux thaumaturges en avalanche.
« De quel genre de mémétique on parle exactement ? » s’enquit Anastasia, plus sérieuse que jamais.
Dès lors que son aimée avait donné son accord à la poursuite de la discussion, la Slave aux cheveux d’or avait semblé libérée d’un poids, les principes de neutralité de son organisation soudain relégués aux oubliettes.
Seyph savait bien qu’il ne s’agissait pas d’une simple bouffée de patriotisme inspirée par l’horreur de la situation que traversait son pays. Vadim n’avait jamais su rester indifférente à la détresse d’autrui, et elles se trouvaient devant un cas d’école.
« Mémétique visuel, sur papier, expliqua succinctement leur commanditaire. C’est à mon tour de m’excuser, mais je ne peux pas vous en dire beaucoup plus pour l’instant. Tout ce que vous avez besoin de savoir c’est que si ce truc est diffusé à grande échelle, ça sera une putain de catastrophe.
- Et t’es en train de nous demander d’aller piquer un machin pareil aux Russes avant qu’ils l’utilisent ? souffla Camille sans chercher à masquer son incrédulité. T’es complètement din…
- Les Russes ignorent où il est, la coupa Olympe. Peut-être même qu’ils ignorent qu’il existe. Mais à l’heure où je vous parle, ils retournent les archives des anciens services anormaux de l’Union Soviétique à la recherche d’outils pouvant leur donner un avantage décisif dans le conflit. Ils finiront par retrouver sa trace et mettre la main dessus tôt ou tard, si on ne le fait pas avant eux.
- Mais ça n’a aucun foutu sens ! attaqua la thaumaturge un ton trop haut, poussant sa compagne à placer une main apaisante sur son épaule avec un regard inquiet pour les autres buveurs. T’es en train de nous dire que les Russes ont une arme de destruction massive sous les yeux sans être au courant, alors que toi tu sais exactement où elle est ? Ça tient pas debout ! »
La tatouée parut hésiter un moment. Les révélations qui allaient suivre ne seraient pas faites de gaieté de cœur, mais s'avéreraient de toute évidence nécessaires pour convaincre les deux écumeuses de la Bibliothèque.
« Disons juste que mercenaire n’est pas mon… activité principale. Mais si vous tenez à savoir… L’Institut Progrès, ça vous parle ? »
Le nom disait vaguement quelque chose à Camille, mais impossible de se rappeler de ce dont il pouvait s’agir. Elle avait peut-être déjà lu le nom dans un bouquin, ou un Vagabond lui en avait peut-être parlé un jour.
Ana, elle, connaissait.
« Un genre d’organisation scientifique qui travaillait sur l’anormal pour le compte de l’URSS, expliqua-t-elle. On ne sait pas grand-chose sur eux, mais à ce qu’on raconte ils se sont retrouvés en désaccord avec la ligne du Parti et ils ont disparu de la surface de la Terre du jour au lendemain, dans les années quatre-vingt. C’est quasiment une légende, à ce stade. Tu… Tu en fais partie ? »
La Française fit non de la tête, un sourire mélancolique aux lèvres.
« Les membres de l’Institut étaient des idéalistes. Ils pensaient œuvrer pour le communisme mondial et in extenso pour le bien de l’Humanité. Quand ils ont compris que l’usage que faisait le Parti de leurs créations ne correspondait pas à cette vision, ils ont préféré partir en emportant le fruit de leurs recherches avec eux. Mais avant de disparaître, ils ont communiqué l’emplacement de certaines de leurs inventions à des… gens de confiance, dans l’espoir qu’ils puissent en faire bon usage.
- Et tu en fais partie, hasarda Seyph, toujours méfiante.
- On peut dire ça, oui. Tout ce qui importe, c’est que je sais où est l’arme et comment y accéder. Alors, vous marchez ou pas ? »
Les deux Mains échangèrent un regard.
« Tu peux nous laisser une minute pour qu’on en discute entre nous, s’il te plaît ? »
Olympe hocha la tête.
« Je serai au bar, faites-moi signe quand vous aurez pris votre décision. »
Aussitôt qu’elles furent seules, Anastasia lâcha avec gravité :
« Kohanets’, je ne veux te forcer à rien, mais… Je crois qu’on devrait le faire.
- Je… Je sais pas trop, eshgh man… On la connaît à peine, cette fille. Et cette histoire est quand même vachement louche… Si elle nous mentait ? Si c’était un genre de piège ? Ou qu'elle voulait juste utiliser ce truc dans son intérêt à elle ?
- D’accord, c’est toujours possible. Mais pourquoi elle inventerait une histoire aussi alambiquée ? Et puis on n’est pas des gamines sans défense ! On a nos dons, nos connaissances, nos camarades de la Main du Serpent… On prendra nos précautions.
- Écoute Ana, je sais que c’est un peu personnel comme ça concerne l’Ukraine, mais je pense pas que… »
La fin de sa phrase mourut instantanément dans sa gorge, étouffée par les regrets immédiats d’avoir prononcé ces mots. L’effet avait été instantané : le visage sa femme s’était aussitôt couvert d’un masque de froide détermination qu’elle lui avait rarement connu.
« Ça pourrait aussi bien être la Palestine, le Soudan ou le Liechtenstein, je m’en fous. On voit de loin des horreurs dans ce monde dégueulasse ou dans les autres tous les jours, et on doit se contenter de hausser les épaules en nous disant qu’on ne peut rien y changer à nous seules. Aujourd’hui on a enfin une vraie chance de faire quelque chose de bien, de protéger tout un tas de gens qui souffrent déjà tellement !
Si cette fille dit vrai et qu’une nouvelle arme monstrueuse est déployée dans cette guerre de merde, tu crois que tu pourras dormir la nuit en sachant que tu aurais pu empêcher ça ? Parce que moi, je suis sûre que non. »
Anastasia avait raison, bien évidemment. Il aurait de toute façon était inenvisageable pour Camille de laisser sa compagne s’engager seule dans une aventure aussi périlleuse, et plus encore de devoir vivre avec la culpabilité de l'avoir empêchée d'agir selon son cœur.
Elle leva la main et adressa un signe à la mercenaire, qui discutait avec le barman.
« Déjà ? s’étonna celle-ci en approchant. Vous avez pris votre décision ?
- Oui, répondit Seyph, une volonté nouvelle illuminant déjà son regard. On accepte. »
Quatre jours plus tard, elles passaient toutes les trois le portail qui défendait – bien mal il est vrai – l’accès au Site de Recherche 255.
Anastasia et Camille s’étaient dans l’intervalle plus amplement renseignées sur l’Institut Progrès à la Bibliothèque, par sécurité. Olympe leur avait dit la vérité à son propos, et son histoire paraissait plausible : l’Institut avait disparu depuis trente-cinq ans déjà, mais ses créations continuaient à refaire surface périodiquement, chaque fois avec des conséquences inattendues. Une fois leurs précautions prises, elles s’étaient donc lancées dans cette nouvelle aventure à corps perdu.
Le voyage n’avait été ni très long ni très compliqué : grâce aux Voies, les trois exploratrices d’un jour avaient pu déboucher à une petite heure de route de leur objectif sans passer le moindre poste-frontière, et surtout sans attirer l’attention des autorités. La mercenaire, qui parlait un très bon russe, s’était chargée de la location de leur véhicule et elles en étaient arrivées là sans avoir à déplorer le moindre incident.
Leur terrain de jeu pour la journée s’avérait du reste bien éloigné des fantasmes aventuriers du temple perdu ou de l’île au trésor. Pur produits du brutalisme soviétique, les quelques bâtiments épars du SR225 avaient été désertés pendant plus de trois décennies, et ça se voyait : peinture encrassée qui se détachait par plaques, fenêtres brisées et mauvaises herbes dévorant avidement l’asphalte constituaient le tableau peu ragoutant qui s’offrait à elles.
Sans s’émouvoir de cette déchéance architecturale, Olympe se dirigea d’un pas assuré vers la porte de l’édifice principal, suivie par une Seyph sur le qui-vive et une Vadim brûlant de témérité.
Après avoir passé un poste de garde depuis longtemps désaffecté, les trois jeunes femmes remontèrent un long et large couloir carrelé donnant sur une enfilade de vastes pièces. Le spectacle de désolation qu’elles y découvrirent était à le mesure de celui à l’extérieur : outre les affres naturels du temps auxquels on était en droit de s’attendre, les portes avaient été enfoncées, les meubles renversés, brisés pour certains, les documents éparpillés au petits bonheur sur le sol et dévorés depuis longtemps par les rongeurs et l’humidité.
« La vache, on dirait qu’une tornade est passée par ici, constata Ana en écartant quelques débris du bout du pied.
- Le KGB n’a pas apprécié que les gars de l’Institut mettent les bouts », commenta laconiquement l’hispanique.
Elles errèrent ainsi un moment dans les couloirs. Leur exploration rappela confusément à Camille sa toute première visite à la Bibliothèque, il y avait une éternité de ça : cette impression étrange de défricher un monde à part, comme pris dans une bulle de réalité où le temps n'avait plus cours et où s’entassait une quantité astronomique de savoirs aussi anciens qu’étranges.
Mais l’Arbre de la Bibliothèque était bien vivace, lui. Ses allées fourmillaient d’individus hauts en couleur, de communautés bigarrées, d’idées chamarrées. Cet endroit n’était qu’une coquille grise en putréfaction. Il lui faisait froid dans le dos.
Paradoxalement, une certaine excitation - suscitée par le mélange de sa curiosité naturelle pour les vestiges de savoirs oubliés et du frisson de violer un authentique secret d’État - accompagnait néanmoins ses découvertes. À ses côtés, Anastasia semblait également baigner dans un félicité muette : elle qui courrait toujours après les expériences nouvelles cochait vraisemblablement une case sur sa longue liste des choses à faire dans une vie en déambulant dans un centre de recherches soviétique abandonné.
D’Olympe elles ne voyaient que le dos, mais il leur semblait que la flingueuse ne partageait pas leur enthousiasme.
« Qu’est-ce qu’on cherche exactement ? s’enquit Seyph, cherchant à sonder son humeur par une question anodine.
- Un escalier qui descend », répondit lapidairement leur guide sans même se retourner.
Un quart d’heure et un certain nombre de tours et détours plus tard, elles le trouvaient. Un écho sépulcral accompagna chacun de leur pas tandis qu’elles progressaient marche après marche vers les entrailles du complexe.
Les trois jeunes femmes débouchèrent finalement sur une lourde porte blindée. La raison de la présence des deux thaumaturges se dressait là, les défiant de toute sa très esthétique complexité : des dizaines de glyphes et de symboles ésotériques avaient été tracés en cercles concentriques sur toute la surface de ses deux battants.
Attiré par ce défi à son art comme un papillon de nuit par la flamme d’une bougie, le couple s’approcha. La main d’Ana commença à courir doucement sur le panneau, le contact glacé du métal la faisant légèrement frissonner.
« Tu t’étais pas fichue de nous… murmura Seyph après un sifflement, suivant une succession de symboles des yeux. C’est pas du sigil de débutant… La plupart viennent du folklore slave et du christianisme orthodoxe, mais y’a aussi des runes nordiques…
- Regarde ça, kohanetsʹ ! s’extasia Vadim avec un enthousiasme presque enfantin en lui montrant une série de tracés sur le cercle extérieur. Ces glyphes-là doivent bien dater de la dynastie Tang ! Qui peut avoir été assez cinglé pour les combiner avec des hiéroglyphes ?
- C’est du travail d’orfèvre. Réussir à maintenir un flux énergétique stable et durable avec des sources aussi variées… C’est vraiment l’Institut qui a fait ça ? »
Olympe, restée en retrait, hocha simplement la tête.
« Tant que ce truc sera actif, personne ne pourra entrer, évalua Ana. Ça forme comme une bulle temporelle inviolable qui neutralise toute tentative d’effraction physique…
- Vous pensez qu’il est possible de craquer le code ? s’enquit la mercenaire.
- Vu la diversité des glyphes et leur disposition, ça serait un travail hyper long et difficile, évalua Camille. À nous deux, il nous faudrait plusieurs jours pour espérer délasser les flux dans le meilleur des cas, mais ça pourrait aussi bien prendre des semaines, voire des mois. Si on y arrive.
- Mais c’est possible, insista l’hispanique. Donc le GRU pourrait y parvenir tôt ou tard.
- Ch… Ch’ais pas. Ça demande des compétences très poussées, ch’uis pas sûre qu’ils seraient capables…
- Quoi qu’il en soit, on ne peut pas prendre le risque, intervint Anastasia, sa résolution durcissant ses traits. Il faut absolument qu’on trouve cette arme et qu’on la détruise avant qu’elle ne tombe entre de mauvaises mains. Je suis sûre qu’ensemble on en est capables, pas vrai kohanetsʹ ? »
La conviction de l’Ukrainienne était contagieuse, et c’est avec un demi-sourire décidé qu’elle répondit :
« Ensemble… Ouais, t’as raison dlaram. Le sigil qui nous résistera n’a pas encore été tracé. »
Les deux Mains se mirent à étudier la fresque d’un œil moins admiratif et plus technique, cherchant à en saisir les grandes lignes avant de se lancer dans le travail de fourmi que serait son déverrouillage. Ce genre d’ouvrage reposait sur des courants d’énergies interconnectés qu’il convenait d’« aligner » de la bonne façon pour neutraliser ses effets en ajoutant, supprimant ou modifiant certains symboles, et ce dans un certain ordre. Le nombre de combinaisons possible était phénoménal. Quasiment infini, en réalité. Leurs connaissances en la matière les aiguilleraient certes dans la bonne direction, mais la tâche restait gargantuesque.
Le premier problème leur apparut très vite. Vadim le releva à voix haute :
« Ces trucs, là… Ils ont été ajoutés après le reste.
- Ils sont juste greffés à la structure générale, c’était pas dans le tracé initial, confirma Seyph. Un vrai travail de cochon…
- C’est une version hyper simplifiée du Sled Riazan. Les forces occultes soviétiques l’utilisaient beaucoup parce que c’était super facile à apprendre à des novices. J’ai pas mal bossé là-dessus quand j’ai débuté.
- Et ça fait quoi ? demanda Olympe en s’approchant.
- C’est un genre de… sonnette d’alarme. Si on commence à modifier les flux, ils vont réagir et envoyer un signal à un récepteur.
- Le KGB a dû poser ça après leur trahison, au cas où quelqu’un reviendrait, grogna Camille. Autrement dit, on risque de voir débarquer un tas de russkofs dès qu’on mettra les mains dans le cambouis. On arrête tout. »
Elle allait s’écarter quand sa femme la saisit gentiment par la manche.
« Lyuba… Ces glyphes sont probablement là depuis plus de trente ans. Et les Russes ne comprendront sûrement même pas à quoi le signal correspond. Plus après la dissolution de leur empire et tout le chaos qui a suivi. S’ils savaient vraiment ce qui se cache ici, ils seraient déjà là, tu penses pas ? »
Camille hésita, ses inquiétudes pas encore tout à fait dissipées :
« Ouvrir ce truc risque de nous prendre des jours dans le meilleur des cas. Ça leur laisse tout le temps de comprendre ce qui se passe et de venir nous cueillir…
- Bon… Je voulais vous stimuler un peu avant de passer aux choses sérieuses, mais c’est le moment de sortir mon atout, je crois », intervint la tatouée.
Joignant le geste à la parole, elle plongea subitement la main à l’intérieur de sa veste et dégaina… une liasse de feuilles de papier qu’elle leur tendit. La rouquine la réceptionna d’une main circonspecte. La première page était couverte d’un schéma complexe de lignes enchevêtrées qui évoquait un peu un plan de métro, les suivantes de diverses runes issues d’une bonne demi-douzaine de mysticismes différents avec leurs variations et correspondances.
« La clé de chiffrement… laissa échapper la Main dans un souffle. D’où… ?
- Les blouses blanches ne nous ont pas laissé que l’emplacement de leur cachette avant de partir. »
Cela acheva de convaincre la thaumaturge. Avec ça en mains, il ne leur faudrait que deux ou trois heures pour venir à bout du verrou. Le Site 255 étant éloigné d’à peu près tout, elles auraient vidé les lieux avant que les Russes aient compris ce qui leur arrivait si elles se débrouillaient bien.
Il était temps de se mettre au travail.
Les amoureuses œuvrèrent dans une belle harmonie, habituées qu’elles étaient à travailler ensemble. Ana était comme une gosse, oubliant un peu la chape de plomb que faisait peser leur mission sur ses épaules pour se laisser happer par le casse-tête particulièrement stimulant qui leur était offert.
Camille elle-même se sentait gagnée par une euphorie inattendue, malgré l'épée de Damoclès qui planait toujours au-dessus de leur tête. En temps normal, se frotter à un ouvrage thaumaturgique de ce calibre aurait déjà eu largement de quoi assouvir sa curiosité et sa soif de défis intellectuels, avec en bonus la sensation des flux d'énergie changeants qui lui chatouillaient l'âme comme les remouds d'une mer turquoise.
Mais ce jour-là, quelque chose supplantait ces enjeux coutumiers : cette fois, leur réussite constituerait potentiellement un bienfait pour l'humanité dans son ensemble. De quoi lourdement la conforter dans l'idée qu'elle avait fait le bon choix en abandonnant sa petite vie rangée d'étudiante des années auparavant.

Illustration par Arthur
Partageant connaissances et efforts, elles progressèrent à bon rythme, faisant sauter chaque verrou intermédiaire l’un après l’autre. Elles n’osaient imaginer l’enfer qu’aurait été le déchiffrage de cet énorme imbroglio occulte si elles avaient dû partir de zéro.
Un peu plus de deux heures d’un intense travail plus tard, les trois femmes se tenaient debout devant la porte, retenant leur souffle. Ana s’en approcha, munie d’un pinceau trempé dans de l’encre cabalistique, et entreprit de tracer un motif complexe autour de la rune figurant tout au centre du dispositif.
Celui-ci s’illumina alors tout entier d’une lueur rouge qui clignota quelques instants, puis plus rien.
« Heu… C’est bon ? interrogea Olympe, perplexe.
- Ça devrait », hésita Camille.
L’instigatrice de l’expédition se dirigea vers la poignée, s’en saisit, et ouvrit.
« Beau boulot, las brujas. »
La porte donnait sur une sorte de petit entrepôt souterrain étriqué dont les murs, le sol et le plafond étaient couverts de symboles ésotériques du même tonneau que ceux qui leur avaient barré l’accès plus tôt, délimitant la « bulle » protectrice. L’endroit était pour ainsi dire vide, si on exceptait une poignée d’étagères et de tables et cinq caisses en bois sagement empilées dans un coin.
Fébriles, les jeunes femmes s’en approchèrent. Couvertes d’écritures en cyrillique et de symboles signalant un danger mémétique majeur, elles étaient restées là, inviolées pendant des décennies, préservant fidèlement leur funeste contenu des yeux du monde.
Sans un mot, la mercenaire posa l’un des deux jerrycans qu’elle avait emmenés, déboucha l’autre et commença à déverser son contenu sur elles. Les glouglous lancinants amenèrent avec eux une entêtante odeur d’essence.
Ses deux consœurs ne réagirent pas. Implicitement, elles étaient toutes tombées d’accord sur la marche suivre depuis un moment. Il fallait détruire ces menaces aussi vite que possible, purement et simplement.
Olympe secoua le premier bidon pour en arracher les dernières gouttes de carburant, le lança négligemment dans un coin, ôta le bouchon du deuxième…
Si la certitude de faire la chose juste était votre principal… non, votre seul moteur dans la vie, qu’est-ce qui vous faisait avancer quand cette certitude n’existait plus ?
Et elle se figea, tournant le dos à ses alliées, les bras soudain ballants le long du corps.
Celles-ci s’étonnèrent, puis furent soudainement envahies par la crainte que leur guide soit tombée victime du mémétique, ou d’un quelconque autre système de sécurité que les scientifiques exilés auraient laissé derrière eux. Une peur qui se mua en angoisse tandis que les secondes s’égrainaient.
« O… Olympe ? » risqua Seyph.
Elle ne répondit pas tout de suite. Quand elle le fit, ce fut d’une voix sourde, presque tremblante.
« C’est pas une arme. »
Le couple resta interdit.
« C… Comment ça, c’est pas une arme ? s’enquit finalement Anastasia, troublée. C’est quoi alors ?
- Le plus beau cadeau que l’Institut pouvait faire à ce monde dégueulasse. La paix. La paix pour nous toutes et tous. »
Elle avala une grande goulée d’air, levant un peu la tête.
« Une paix non négociable, inviolable… »
Ana posa la main sur son épaule et la força à leur faire face. Elles découvrirent alors que ses yeux étaient brouillés de larmes naissantes, encore suffisamment maîtrisées pour ne pas inonder ses joues.
La mercenaire si dure, si forte, si décidée ressemblait à cet instant précis à une gamine perdue.
Écrasée par le poids d’une responsabilité trop lourde pour une seule personne, plutôt.
« Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu racontes ? l’interrogea l’Ukrainienne, préoccupée par sa détresse. Comment ça « la paix » ? C’est quoi ce bordel ?
- C’est une arme… répondit Olympe en détournant le regard. Ça devrait pas être une arme, mais c’en est une. La paix est une arme. »
Les deux amantes échangèrent un regard déboussolé, puis se retournèrent avec une demande, presque un ordre :
« Explique. »
L’hispanique s’essuya les yeux d’un revers de la main, reprit contenance, redevenant tant bien que mal le roc qu’elle avait toujours été.
« L’Institut Progrès a travaillé des décennies sur ce projet. Ils considéraient que la nature humaine était encore trop faillible, gangrenée jusqu’au cœur par la violence… Que même une fois la révolution mondiale achevée, il n’y aurait pas de communisme… de véritable communisme tant que les Hommes seraient capable de se retourner les uns contre autres. »
Elle passa machinalement la main sur le couvercle rugueux d’une des caisses, comme on caresse un rêve inaccessible.
« Si ce que l’Institut a dit est vrai, ce mémétique rend la simple idée de faire mal physiquement à autrui complètement… inimaginable pour l’esprit humain. Essayer ne serait-ce que de frapper quelqu’un, ça devient comme… Comme si vous essayiez de vous arracher un bras comme ça, sans raison. Vous comprenez ? »
Les deux Mains encaissèrent l’information comme un raz-de-marée. Même vivre, étudier et lutter dans la Bibliothèque ne suffisait pas à vous préparer à tout ce que l’anormal avait à vous jeter au visage. Rien ne suffisait à ça. Réfléchir ne serait-ce qu’à la plausibilité de ce qu’on venait de leur dévoiler était déjà vertigineux. Il ne fallait même pas parler des implications que pourraient avoir l’existence d’un tel pouvoir.
« Tu… Tu veux y mettre le feu ? lâcha Seyph après un interminable silence. Des gens crèvent chaque heure… Non, chaque minute dans le monde à cause de conflits débiles, et tu nous annonces que non seulement il existe un moyen d’arrêter tout ça depuis des décennies, mais qu’en plus t’as l’intention de le détruire ? T’es conne ou quoi ? »
L’acidité de ses mots semblait encore insuffisante pour traduire la frustration et la colère qu’elle ressentait à cet instant : en suivant cette mercenaire, en lui faisant confiance et en poussant sa compagne à faire de même, elle avait cru agir pour le plus grand bien. Se montrer plus que jamais à la hauteur des pouvoirs occultes qu’elle avait laborieusement appris à maîtriser pendant de longues années. C’était tout l’inverse.
« Ça pourrait mettre fin à la guerre dans mon pays, enchaîna Ana d’une voix presque suppliante à côté d’elle. Olympe, pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas… »
Elle ne semblait même pas en colère ; elle évoquait à Seyph une enfant perdue à qui on aurait fait miroiter monts et merveille juste avant de les lui retirer brutalement. La voir dans une telle détresse ne fit qu’alimenter son propre dépit.
« Vous vous rendez pas compte, répliqua sèchement Olympe , reprenant déjà contenance. Vous imaginez si les Russes mettaient la main dessus et le diffusaient massivement en Ukraine ? Si soudainement des milliers d’Ukrainiens devenaient incapables de lever ne serait-ce que le petit doigt si on égorgeait leurs proches sous leurs yeux ? Si on ne peut pas diffuser le mémétique absolument partout en même temps sur cette putain de planète, alors on produit en masse des moutons tout juste bons pour l’abattoir ! »
Ses interlocutrices furent complètement prises de court. Ana reprit pied la première et insista :
« Mais si ça restait dans les mains de gens bien intentionnés, on pourrait… Tu imagines si on pouvait se débrouiller pour que Poutine le voie ? Toutes ces vies sacrifiées, toutes ces destructions… On pourrait arrêter ça !
- Ça arrêterait que dalle ! Même si vous arriviez à passer outre toutes les défenses dont il est entouré… Ils sont des dizaines, des centaines à prendre des décisions pour ce foutu merdier, prêts à prendre sa place ! Et si tu le diffuses, tu laisses forcément des traces. Tu utilises ce truc une fois et tu perds définitivement le contrôle ! »
Les deux thaumaturges n’étaient pas convaincues : les arguments faisaient sens, confusément, mais avaient bien peu de poids face au potentiel salvateur de leur trouvaille. Il devait forcément exister un moyen de faire un usage bénéfique d’un outil pareil.
Olympe sentait leur hésitation, alors elle enfonça impitoyablement le clou :
« On y réfléchit depuis les années quatre-vingt, les filles, d’accord ? C’est pour ça qu’on n’y a pas touché jusqu’à aujourd’hui. On a retourné ce merdier dans tous les sens, on a imaginé tous les scénarios possibles… Maintenant les Russes risquent de le retrouver, ou quelqu’un d’autre, peu importe. On doit détruire ces mémétiques jusqu’au dernier maintenant, on n’a pas le choix ! Même avec la meilleure volonté du monde, c’est une putain de bombe à retardement, rien de plus ! »
La mercenaire se maudissait intérieurement, se traitant d’abrutie finie. Elle aurait dû mettre le feu à ces caisses sans rien dire, et ses alliées n’auraient jamais rien su de tout ça. Ç’aurait été leur faire une fleur. Mais elle avait eu un moment de faiblesse, un besoin de cracher ses arguments à la face de quelqu’un d’autre pour se convaincre elle-même.
Elle les tuerait s’il fallait en passer par là pour mener à bien sa mission, maintenant. Ou elle essaierait.
Ana resta immobile un moment, son regard balayant nerveusement le sol. Puis elle se dirigea vers un des murs de la pièce, sa main suivant lentement le tracé d’un glyphe. Peut-être savait-elle déjà au fond d’elle-même ce qu’elle devait faire, mais ne pouvait tout simplement s’y résoudre.
Seyph, elle, était écœurée. Avait-elle réellement cru qu’à elles trois elles pourraient vraiment changer la face du monde pour le mieux? Sans doute pas. Les choses ne marchaient pas comme ça. Olympe avait raison : l’être humain était tellement imbécile et autodestructeur que même la paix pouvait devenir un outil de mort entre ses mains. Jamais elles n’auraient dû suivre cette quasi-inconnue dans sa lubie idiote. Ce monde merdique ne valait même pas la peine qu’on nourrisse de faux espoirs pour son avenir.
Seconde après seconde, elle s’enfonçait inexorablement dans un marasme de pensées noires et amères. Peut-être s’y serait-elle noyée si une main secourable n’était venue l’en extraire soudainement : Anastasia venait de l’attraper par la manche.
« Seyph, je… je crois qu’Olympe a raison », lui glissa-t-elle avec un demi-sourire mélancolique.
La colère de Camille s’estompa presque aussitôt. Elle avait eu envie d’y croire pour elle-même, bien sûr, mais aussi et surtout pour sa compagne. Maintenant que ses espoirs étaient balayés, elle ne pouvait se permettre de se morfondre dans une misanthropie de bas étage : elle devait être forte, pour elle au moins.
« Je… crois aussi, admit-elle doucement. Je suis désolée, Vadim. J’aurais tellement aimé…
- Je crois qu’on peut encore faire quelque chose de bien aujourd’hui, répondit sa moitié en posant son front contre le sien. On doit détruire ces choses. On trouvera d’autres moyens d’aider tous ces gens qui souffrent, j’en suis sûre. Mais maintenant…
- Maintenant on doit empêcher ces mémétiques de nuire à des innocents », compléta Camille, une détermination nouvelle dans la voix.
Elles se retournèrent d’un même mouvement vers celle qui les avait amenées jusque-là, pour le meilleur et pour le pire. Dans le tourbillon émotionnel qu’était leur situation, elles ne remarquèrent même pas que la main de celle-ci s’était imperceptiblement approchée du holster de hanche qui contenait son arme de poing.
« Alors ? interrogea la flingueuse.
- Il faut que ces trucs brûlent, lâcha Anastasia. Tout de suite. »
Sans un mot de plus, Olympe attrapa le deuxième jerrycan et le vida sur la pile de boîtes, puis tira d’une poche de sa veste en cuir noir un joli briquet ouvragé dont elle fit briller la flamme. Le couple vint se placer à côté d’elle, main dans la main.
Elle jeta l’ustensile et la Paix s’embrasa. Bientôt, il n’en resterait plus que des cendres.
Camille et Anastasia avaient pris place à l’avant de leur voiture de location, sur l’insistance d’Olympe. Elle-même se tenait debout à côté de la portière du conducteur, l’avant-bras appuyé sur le toit du véhicule.
Autour d’elles, à la lueur condamnée d’un soleil qui commençait lentement à décliner, la cour décrépie du SR 255 avait des airs plus morbides que jamais.
« Merci pour votre aide, glissa doucement la mercenaire, le regard perdu dans le lointain. Je sais que c’était pas un cadeau, cette décision. »
Non, ça n’en avait pas été un. Sans doute les deux Mains ne pourraient-elles jamais véritablement se convaincre qu’elles avaient fait le bon choix, et elles devraient désormais vivre avec cette idée. À dire vrai, ça les bouffait déjà.
« J’espère qu’on se reverra, enchaîna leur alliée d’un jour, ses yeux revenant à elles. Vous êtes des filles biens, je crois.
- Attends, quoi ? Tu viens pas avec nous ? s’étonna Ana.
- J’ai encore quelques trucs à régler.
- Hors de question qu’on te laisse ici, s’insurgea la thaumaturge. Et d’abord, t’iras où sans bagnole ? On est facile à vingt kilomètres du village le plus proche !
- Qu’est-ce que tu comptes faire ici, en plus ? ajouta Seyph, sourcils froncés. C’est pas exactement le genre de coin idéal pour du tourisme. »
Elle ne l’aurait pas avoué devant elle, mais laisser la tatouée en tête à tête avec les dangereux secrets de cette base abandonnée la mettait mal à l’aise pour une autre raison : elle ne lui faisait pas encore vraiment confiance. Ce changement de plan soudain et sans justification apparente faisait rugir toutes sortes d’alarmes dans son esprit.
« Je m’en sortirai, leur assura Olympe avec un sourire confiant. Et vous, vous feriez mieux de vous grouiller. Les Russes pourraient débarquer d’une minute à l’autre. »
Les deux amantes se jetèrent un regard angoissé.
« Comment ça ? articula Ana avec un mélange de colère et de détresse. T’es en train de nous dire que tu savais qu'ils allaient se pointer et que t’as rien dit ?
- Désolée. J’avais peur que vous lâchiez l’affaire si je vous disais la vérité.
- Raison de plus pour dégager ! s’emporta Camille. S’ils te trouvent ici avec leur arme miracle transformée en tas de cendres… Merde, je vais pas te faire un dessin !
- Je crois que je saurai me débrouiller, coupa la mercenaire avec un demi-sourire rassurant.
- On va rester et t’aider ! insista Ana, déjà prête à bondir hors de l’habitacle. À nous trois, on devrait bien être capables de…
- Vadim… tenta de la tempérer Seyph, inquiète du tour que prenait la situation.
- Barrez-vous vite, trancha Olympe en maintenant la portière fermée. Vous avez fait votre part du boulot. Vous pouvez être fières de vous. »
Anastasia hésita un instant. Seule, elle serait peut-être restée. Elle n’était pas seule. Elle avait Camille, et Camille l’avait elle. Si elle restait, son âme-sœur resterait avec elle.
Elle ne pouvait pas tout risquer pour une quasi-inconnue qui rejetait leur aide et refusait en plus de leur donner ses motifs. Pas vrai ?
Elle tourna la clé dans le contact, et le moteur démarra avec un vrombissement.
« Fais gaffe à toi, intima simplement Seyph.
- Débrouille-toi pour t’en tirer vivante, compléta Ana. Cette putain de guerre a déjà fait assez de morts comme ça.
- Comptez sur moi. Allez, du vent », ordonna la mercenaire en tapant plusieurs fois sur le toit du véhicule du plat de la main.
Quand elle fut assurée que les deux Mains avaient bien disparu à l’horizon, Olympe regagna l’intérieur du bâtiment principal d’un pas tranquille. Elle se dirigea d’abord vers l’escalier qu’elles avaient empruntés un peu plus tôt et regagna l’entrepôt souterrain.
Des caisses qui avaient contenu les précieux mémétiques, il ne restait que quelques planches calcinées, comme elles s’en étaient assurées ensemble avant de se séparer. Satisfaite, du moins autant qu’on pouvait l’être dans ces circonstances, elle dégaina une bombe de peinture rouge et entreprit de tracer en grand les lettres « BISA » sur le mur adjacent. Si leurs inventeurs revenaient un jour, au moins sauraient-ils que leur création n’était pas tombée entre de mauvaises mains.
Elle remonta ensuite au rez-de-chaussée et entreprit de farfouiller distraitement parmi les quelques reliques qui avaient subsisté jusque-là. Les blouses blanches avaient emporté ou détruit leurs trésors les plus précieux avant leur exode, et le KGB s’était emparé du reste. Elle ne mit la main que sur une poignée d’objets usuels sans âme, capsules temporelles défraîchies qui n’avaient plus d’intérêt pour grand monde.
Au fond, elle et l’Institut se ressemblaient désagréablement : trop souvent ils s’étaient salis les mains au nom d’idéaux qui étaient restés des chimères.
Restait à espérer qu’elle ne finirait pas comme lui.
Une heure passa ainsi, avant qu’un bruit de moteur ne l’attire à la fenêtre. Elle se plaqua au mur et jeta un œil dehors en s’assurant de rester hors de vue : un 4x4 UAZ venait de se garer dans la cours du complexe. Quatre soldats en uniforme et armés jusqu’aux dents étaient déjà en train de s’en extirper.
Elle les observa quelques instants : l’un d’entre eux, sûrement le plus haut gradé, donna quelques ordres à ses subordonnés, puis s’avança vers la porte du bâtiment où elle était planquée. Seul.
D’un geste souple, elle s’empara d’une chaise renversée qui avait dû gésir là pendant trois décennies.
Au moment où il passa la porte, la vigilance du militaire se mua en surprise lorsqu’il la découvrit assise à califourchon face à lui, les bras croisées sur le dossier et un léger sourire aux lèvres.
L’homme la dévisagea un instant, puis secoua la tête comme s’il peinait à croire ce qu’il voyait tout en ne s’étant pas attendu à autre chose.
« Encore là ? lâcha-t-il enfin du ton de la conversation, son regard désormais attiré par les meubles malmenés qui bordaient la salle. T’as de la chance que ce soit moi qui te tombe dessus.
- Je te signale que j’ai monté l’opération parce que tu m’as assuré que ça serait toi qui viendrait, p’tit génie, répondit Olympe tandis que son sourire canaille s’élargissait.
- D’accord, d’accord, tu m’as eu », concéda l’autre en levant les mains en signe de reddition.
Olympe mit a profit son approche pour le jauger furtivement. Le moins qu’on pouvait dire, c’est qu’il avait beaucoup changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Avant la guerre.
Sa peau était plus pâle, ses traits plus creusés : il semblait avoir pris dix ans en à peine plus de deux. Le plus désagréablement perturbant, néanmoins, était son regard : une lueur semblait s’être éteinte dans les yeux bleu glace du soldat, autrefois si vifs. Comme si le peu d’innocence et d’optimisme qui avaient survécu à ses longues années de service à fleur du plus noir de l’âme humaine s’étaient définitivement envolés.
Et pourtant, cet imbécile trouvait encore le moyen de la gratifier d’un franc sourire.
Le leïtenant Martin Filippov était à l’image du pays qu’il servait : la façade tenait bon, mais l’âme était fendue, sclérosée par une invasion dans laquelle il n’aurait jamais dû tremper.
« Tes gars ne vont pas poser problème ? demanda-t-elle en jetant un œil vers l’extérieur.
- Je leur confierais ma vie. En fait, je l’ai déjà fait. On a traversé l’enfer ensemble. »
Il détourna le regard, cette relative victoire suscitant peut-être autant de honte que de soulagement en lui. À moins qu’il n'ait soudainement pris conscience de tout ce que son interlocutrice pouvait y lire.
Il attrapa à son tour une chaise et se laissa tomber dessus plus qu’il ne s’assit.
« Heureuse de te voir encore entier, avoua Olympe avec une douceur qui ne lui était pas coutumière. Ça m’aurait vraiment fait chier qu’un type comme toi crève pour assouvir les projets impérialistes de cette ordure de Poutine.
- Toujours les grands mots, hein ? C’est pas passé loin, pourtant. J’ai été blessé deux fois. J’en reviens pas de dire ça, mais l’Insurrection du Chaos m’a peut-être sauvé la vie. Ils ont profité de la guerre pour foutre le boxon au pays, alors ils nous ont rappelés en urgence. »
L’expression de la mercenaire se fit plus dure.
« T’aurais dû déserter dès le début. C’est pas toi, ça, Martin. Avec tes antécédents, t’aurais eu aucun mal à trouver un job à la Fondation, à la Krasnaya ou n’importe où ailleurs. »
Le Russe eut un rictus amer.
« Je pouvais pas laisser mes gars.
- Et ça justifiait de prendre part à un massacre pareil ?
- Les soldats ont rarement le privilège de choisir leur guerre. »
Les arguments étaient boiteux, beaucoup trop pour justifier ce qu’il avait enduré et infligé, et il le savait. Mais Olympe n’insista pas. Il avait déjà assez souffert, continuait à souffrir. Elle ne lui planterait pas un poignard supplémentaire dans le cœur.
De quel droit l’aurait-elle fait ? Elle n’était qu’un flingue à louer. Son job de mercenaire avait beau n’être qu’une couverture, un moyen de gagner sa croûte, il la forçait constamment à traîner ses propres principes dans la boue et elle-même n’avait le plus souvent même pas droit au réconfort d’une fraternité d’armes.
Ils restèrent assis sans piper mot pendant de longues minutes, leur mélancolie muette à peine troublée par les éclats de voix étouffés des subordonnés de l’officier au-dehors et les bruissements d’une nature qui avait ici repris ses droits depuis longtemps.
« Il aurait voulu être là, lâcha finalement Filippov. C’était pas possible, mais il aurait vraiment voulu. »
Elle faillit répondre que c’était sans doute mieux ainsi, mais le souvenir encore frais des caisses de l’Institut s’embrasant sous ses yeux l’assaillirent, et elle sut seulement répondre :
« J’aurais… vraiment eu besoin de lui, maintenant. »
À nouveau ils se turent. À eux trois, ils formaient décidément un sacré trio de paumés.
Des paumés qui, malgré les doutes et la douleur, n’avaient jamais cessé d’avancer.
Trouvant un peu de réconfort à cette idée, la mercenaire bazarda subitement son spleen dans un recoin de son esprit comme elle avait toujours su si bien le faire. Elle se leva, s’épousseta et se dirigea d’un pas décidé vers la porte.
« Bon, tu me fais une place dans ton carrosse ? J’ai pas franchement envie de me taper vingt bornes à pattes, surtout avec la nuit qui va tomber. »
Il se mit debout à son tour, s’étira et, avant qu’ils ne sortent, lui demanda nonchalamment :
« D’ailleurs… Qu’est-ce que l’Institut avait planqué ici, en fin de compte ? »
Elle se figea, hésita un moment puis lâcha avec un rire aigre :
« La paix dans le monde, peut-être. »
Il resta silencieux quelques instants, puis commenta :
« Ça aurait pu être bien. »
Elle se figea.
Ces cinq mots lui tombèrent dessus comme autant de blocs de granit, charriant tout le poids de deux années d’une guerre incroyablement sanglante. D’interminables nuits passées sous le feu de l’artillerie, dans le froid et la boue des tranchées, au milieu des carcasses de véhicules calcinées et des balles sifflant au-dessus de votre tête. Des camarades qui vous meurent dans les bras. Des ennemis auxquels vous arrachez la vie. Des civils dont vous pulvérisez l’existence.
Elle ravala péniblement les larmes qui l’assaillaient et, chassant la boule qui s’installait dans sa gorge, elle répondit :
« Oui. Ça aurait pu être bien. »