Service Truand

Dans les tréfonds d'une usine, plusieurs centaines de mètre sous la terre, passé les engrenages plus gros que certains monuments, les chaînes de production plus longues que les Champs-Élysées et les entrepôts tellement fournis que l'on n'en voyait plus les murs, au bout des couloirs d'or et de moquette aux mille motifs parsemés de distributeurs de boissons, de bonbons et d'autres sucreries, derrière la double-porte en bois massif suffisamment large pour y faire rentrer un troupeau d'éléphants (ou un couple de baleines bleues, suivant les envies), se cachait…

Une simple piscine à balles.
Mais bien sûr, pour respecter la démesure de l'endroit, celle-ci était grande comme un bassin olympique.

Alors que la nouvelle livraison de balles était déversée via un ingénieux système de tuyauterie à air comprimé afin de remplacer les plus vieilles balles au fond du bassin qui prenaient la poussière, un curieux bruit de métal résonna. Le flot de boules en plastique, si puissant qu'un simple humain se tenant à l'embouchure du tuyau aurait probablement été projeté au sol, s'arrêta lentement. Alors que les dernières balles tombaient dans la piscine, la toute dernière balle, bien en retard par rapport aux autres, rebondit sur les parois de la tuyauterie, atterrit au sommet d'un monticule de balles, en chassant une rouge et deux bleues au passage, qui s'en allèrent rouler et se trouver un autre nid en contrebas.

La balle était blanche. Non-colorée. Le trait séparant les deux demi-sphères de plastique était clairement visible.

L'anomalie fut immédiatement repérée par l'occupante des lieux, qui contemplait l'étendue de couleurs sphériques devant elle, assise sur le bord du bassin. Sans hésiter, elle se pencha en avant et tomba lourdement dans le liquide.

L'impact propulsa plusieurs centaines de balles dans toutes les directions.

Le Docteur Isabel Helga Anastasia Parvati Wondertainment V, PhD maîtrisait exceptionnellement bien la brasse en milieu ludique ; elle en avait même obtenu plusieurs diplômes. Aussi, sa tête massive brisa la résistance de la masse de balles comme un brise-glace se frayerait un chemin dans la banquise. Le bruit tonitruant du plastique résonna dans toute la pièce, et les remous manquèrent d'immerger à jamais la balle blanche dans un enfer de boules colorées, mais Isabel n'était pas d'humeur à laisser filer une balle ratée dans sa piscine à boules.

Une fois la balle attrapée, Isabel se hissa à nouveau sur le bord de la piscine, et observa sa trouvaille. Franchement hideuse. Sans couleur, les irrégularités de la sphère de plastique ressortaient et la jointure parcourant l'hémisphère ne faisait qu'attirer l'attention sur les taches grisâtres du plastique normalement recouverts par la peinture.
Une espèce de lune moche.

D'ordinaire, Isabel s'en serait inquiétée. Elle aurait sommé un de ses corgis d'aller sonner les cloches du premier Responsable de Production des Jouets Sphériques venu, de convoquer un Conseil de la Colorimétrie, voire d'aller vérifier lui-même l'état actuel de la PIB1.
Mais aujourd'hui, elle n'était pas de cette humeur là.
Les étoiles de ses grands yeux maquillés étaient couvertes d'un voile d'inquiétude. Elle ne s'était pas coiffée ce matin à cause de ses vilaines pensées ; ses longs et denses cheveux châtains entouraient son visage et ses mains comme les rideaux de végétation d'un saule pleureur.

Elle ne se souvenait que de trois autres fois où ce sentiment l'avait prise : la fois où son père était devenu son père, la fois où il l'avait laissée créer son premier jouet, et la fois où il était mort. Et le point commun de tous ces moments, c'est qu'elle avait dû faire des choix très importants.

Alors, pourquoi ce pressentiment qui la collait depuis ce matin comme un chewing-gum pourri sous sa semelle avait-il atteint son pic en voyant cette insignifiante balle sans couleur ?

Brusquement, son poing se ferma et écrasa la boule de plastique comme un rien, avant de la jeter dans un coin de la pièce.

Elle avait horreur de se sentir responsable de quelque chose. Ce qu'elle voulait, elle, c'était s'amuser. Elle entreprit donc de ne plus écouter ses pensées le temps de quelques longueurs, pour se dérouiller un peu les bras et les jambes. Mais c'est évidemment à ce moment-ci que la porte s'ouvrit, les grincements des gonds faisant presque trembler l'air.

Emma Aieselthorpe-Brown, assistante principale du Dr Wondertainment actuel, entra d'un pas assuré, porte-document à la main, des stylos plein les poches, et un air bien plus déterminé à travailler que dix Isabels.
Elle était accompagnée d'Henry Eeyore, de Reyn Rubberball et d'Ivanka Smurf. Ils suivaient l'assistante en file indienne, comme des canetons.

- M'dame ? Nous sommes prêts pour la présentation des projets.

Isabel ne fit même pas mine d'avoir entendu (il faut dire qu'avec le bruit des balles remuées dans tous les sens, ne pas entendre la petite voix d'Emma était une hypothèse réaliste) ; elle se concentrait pour que sa nage papillon ressemble effectivement à un papillon.

- …M'dame ? Vous avez oublié ?

- Non, rétorqua Dr Wondertainment entre deux mouvements de brasse.

Reyn Rubberball, toujours partant pour être le lèche-bottes de service, s'exclama :

- Je ne pense pas que Madame le Docteur puisse oublier une réunion aussi-

- M'dame, si vous vous en souvenez correctement, je vous accorde dix points supplémentaires sur mon rapport hebdomadaire à destination du Conseil Exécutif.

Une seconde plus tard, un tiers du contenu de la piscine à balles s'envola. Ivanka Smurf se protégea le visage, Reyn Rubberball se retourna et protégea sa nuque contre les milliers de projectiles, et Henry Eeyore ne fit rien.
Deux secondes plus tard, Docteur Isabel Helga Anastasia Parvati Wondertainment V, PhD, se tenait devant eux, fraîchement atterrie sur ses deux jambes. Heureusement, la poussière et les dégâts causés par l'explosion des dalles sous ses pieds étaient cachés par le tapis.

- Présentation des résultats des recherches pour l'instauration d'un système de service après-vente, ainsi que d'un moyen d'intervention extérieur pour assurer le bon déroulement des opérations commerciales et se charger du rapatriement de propriétés intellectuelles. 15 heures 30.

Le regard du Dr Wondertainment était soudainement déterminé, penché cinq mètres au-dessus d'une assistante peu impressionnée par la taille de sa supérieure.

- C'est ça. Félicitations, m'dame.

Aucun sourire pour la récompenser, mais Isabel avait l'habitude. Les dix points suffiraient.

- Voici les trois Chargés de Super-Missions qui ont travaillé sur le dossier durant ces derniers mois.

Emma se tourna vers les intéressés pour les inviter à se présenter. Les deux plus jeunes hésitaient à se lancer ; c'est donc le plus vieux qui s'exprima en premier.

- Henry Eeyore.

L'homme était âgé, peut-être la cinquantaine, et était pâle comme une craie. Son menton était étrangement bas, comme si sa mâchoire s'était décrochée à l'intérieur de sa bouche et que seule l'élasticité de sa peau la retenait. D'une certaine manière, cela lui permettait d'intensifier de manière presque artistique la mine aigrie qu'il affichait en permanence. Quand il parlait, seul le bout de ses lèvres semblait bouger.
Il était vêtu d'un pyjama-combinaison animale à l'effigie d'un âne. En d'autres termes, le minimum syndical pour travailler à Wonder World™.

- Heu… À moi ? Eh bien, enchanté, je suis super-duper-trop-content d'être ici, je m'appelle Reyn Rubberball, vous avez peut-être déjà entendu parler de moi pour la série des Pistolets à Fléchettes en Mousse Tactiques ?

Personne ne réagit, ni même Wondertainment. Sans doute parce que la question ne lui aurait apporté aucun point cette fois-ci.

- Eeeh… Du coup, voilà, je suis un Spécialiste de l'Armement Fun Non-Létal et…

L'homme était… contrasté. Son corps musclé semblait avoir l'aura d'une trentaine bien entretenue, mais sa tête était toute petite, rousse, marquée par un début d'acné et était recouverte de petits pansements à l'effigie de personnages de dessin-animé, comme une tête de poupon vissée sur un torse de G.I. Joe.
Son costume était un trois pièce ravagé par d'interminables batailles de fusils à peinture, de polochons de combat et de catapultes à purée. Il fallait bien tester les produits.

- …Pour tout vous dire, je commençais à être nerveux, mais je pense que mon projet a de quoi satisfaire tous les besoins requis et-

- Contre Uno.

- Quoi ?

- Feur. Bonjour Docteur, Ivanka Smurf, à votre service. J'ai été fière d'être votre Responsable de Direction Littéraire des Mentions Légales pour une soixantaine de projets suite à la grande réforme du droit d'auteur organisée par le Conseil Exécutif il y a un an, avant d'être transférée à ce poste.

Ivanka Smurf était une femme grande, bien qu'évidemment bien moins grande que le Docteur. Ses cheveux étaient couleur prune. Sa peau aussi, d'ailleurs. En fait, vu que ses vêtements dignes d'une devanture de styliste aussi étaient couleur prune, on pouvait presque dire que Ivanka était une prune en forme de femme.
Ses yeux, en revanche, étaient d'un bleu clair perçant. Tellement perçant que Reyn n'osa pas s'offusquer.

Isabel soupira. D'ordinaire, elle se serait endormie, avec toutes ces petites courbettes, mais, encore une fois, elle se sentait étrangement investie. C'était vraiment désagréable.

- Bon, on joue ça à pile ou face ?

- À vrai dire, m'dame, nous comptions plutôt vous présenter les différents prototypes réalisés, afin de choisir l'approche à adopter pour la suite. De plus, il y a trois projets, donc impossible de jouer ça au pile ou face.

- Pile ou face ou côté, alors.

- M'dame, le Conseil Exécutif ne…

- Ok, ok, j'ai compris.

D'un pas leste mais toutefois retentissant, Wondertainment enjamba ses sous-fifres et mena la marche. Malgré son corps vaguement potelé, elle avait la démarche d'un ministre en chemin vers une affaire qu'il voudrait expédier.
Emma lui emboîta le pas, suivie de ses canetons qui accélérèrent le rythme pour suivre le séisme sur pattes qu'était Wondertainment.

- Dis, Emma…

La Salle des Spectaculaires Spectacles® était, comme son nom le laissait supposer, à l'image de ses représentations. Elle était si gigantesque que les spectateurs des rangs du fond avaient parfois besoin de jumelles. Wondertainment et ses subordonnés semblaient marcher dans un champ de sièges rouges.
Mais à vrai dire, les spectacles étaient si populaires que malgré l'espace, on manquait de place pour accueillir toutes les personnes qui voulaient les voir. Si bien que les ingénieurs avaient dû fixer des sièges au plafond.
Et ça tombait vachement bien, car Isabel adorait voir les spectacles à l'envers. Ça offrait une nouvelle perspective.

- Oui, M'dame ?

- Est-ce que c'est possible, que le Conseil Exécutif se trompe ?

Emma regretta que la Salle soit aussi grande (cela faisait déjà plusieurs minutes qu'ils marchaient). Se trouver derrière Wondertainment ne lui permettait pas d'observer ses expressions, et peu importe ce qu'elle avait derrière la tête, observer son visage suffisait souvent pour savoir ce qui se passait à l'intérieur.
Elle décida d'essayer de deviner.

- Si c'est à propos de cette initiative, M'dame, je dirais qu'il ne s'agit pas d'une erreur. Nos produits manquent cruellement de moyens de défense une fois sortis des entrepôts, et avoir un service après-vente est un atout majeur pour le commerce de produits particuliers ; les clients ont habituellement peu de contact avec les fabricants et les moyens conventionnels sont souvent dangereux pour eux à cause des organisations de gestion de l'anormal. Venir directement à eux serait assurer une relation de confiance et fidéliserait la clientèle. De plus, le Conseil Exécutif s'inquiète des incidents à répétition causés par les produits de vos prédécesseurs et de leur impact sur l'image de l'entreprise. J'ai également quelques chiffres sur la valeur de l'ensemble des produits confisqués par la Fonda-

- C'est juste que je trouve ça ennuyeux, Emma. Pas très Wonder. Le service après-vente, c'est plein d'adultes qui râlent, pas d'enfants qui rigolent.

- M'dame, je suis sûre que l'on pourra vous satisfaire tout en satisfaisant le Conseil Exécutif.

Isabel se retourna et continua à marcher à reculons, surprise par le ton inhabituellement rassurant et conciliant de son assistante. Elle afficha un grand sourire digne d'un gamin qui sort de son lit le jour de Noël, et se mit à trottiner – à reculons.
Ivanka avait l'air un peu moins sereine et trottina.
Reyn avait l'air complètement sûr de lui et trottina encore plus vite.
Henry ne fit rien et se laissa distancer.

Wondertainment avait bien sûr sa place de choix. Il faut dire qu'un siège normal peinerait à contenir son derrière. Il fallait donc un siège assez grand, rembourré si possible, et avec deux baignoires de popcorn dans chaque accoudoir si on voulait faire des folies. Et Isabel était une pro en folie ; elle avait donc deux baignoires à chaque accoudoir : un accoudoir sucré, et l'autre salé.
Elle s'assit donc avec l'aise d'un pacha :

- Quel est le programme, aujourd'hui ? Le Bal des Bateaux Volants ? Rambo et Juliette ? Mille et Une Explosions ?

- Les démonstrations des prototypes, M'dame.

- Ah oui, zut.

La déception ne l'empêcha pas de jeter une première pelletée de maïs soufflé dans la bouche. Son regard était fixé sur la scène, sur laquelle était déjà installé un petit décor : une chambre d'enfant, une poupée représentant un garçonnet en salopette assise contre un mur en carton-pâte, une toupie en plastique couchée sur le côté et un exemplaire de Gourageux, le Garde du Corps Gorille®, affublé d'un plutôt seyant costume d'agent de sécurité, incluant matraque, casque avec visière et gilet pare-balles. Wondertainment pouffa : la matraque était en fait une aubergine.
Le Gourageux était assis lui aussi, et attendait ses instructions à côté d'une trappe visiblement prête à être ouverte.

Emma attendit l'arrivée d'Henry, qui ne se pressait vraiment pas, pour lui indiquer sa place. Ils s'assirent ensuite, l'assistante installée entre eux et Wondertainment.
Emma sortit son porte-document, feuilleta quelques pages et commença à y griffonner.

- Très bien, donc, tous les prototypes sont prêts en coulisse ?

Les concernés acquiescèrent plus ou moins vivement. Elle se tourna donc vers Isabel.

- Nous allons tester plusieurs scénarios dictés par le Conseil Exécutif. Les Chargés de Super-Missions peuvent donner des instructions à leur prototype grâce à leur micro, mais à tout moment, vous pouvez interrompre le test pour formuler vos remarques, proposer un autre angle d'approche…

- Tiens, justement, dis…

- Oui ?

- Tu es sûre, pour le gorille.. ?

- Ce n'est pas le prototype, M'dame. Ils sortiront de la trappe. Le Gourageux fera le rôle du client, la toupie sera le produit et la poupée représente l'enfant.

- Ah.

Emma l'observa un instant. M'dame la Boss n'avait pas l'air d'avoir tout compris, mais elle savait qu'elle pouvait compter sur ses instincts. Elle n'était pas Wondertainment pour rien. Elle se retourna donc vers les responsables de projets.

- Qui veut commencer ?

Une main couleur prune se leva vivement.

La trappe s'ouvrit rapidement, mais le petit ascenseur éleva le premier projet désespérément lentement. Ivanka décida de combler le vide ; elle tenait son micro comme si on voulait le lui arracher.

- Mesdemoiselles, Mesdamoiseaux, j'ai l'honneur de vous présenter… Le DIPLOMATOU® !2

On vit d'abord sa tête, puis le reste du corps. L'objet ressemblait à un chat roux se tenant sur deux pattes vêtu d'un habit de majordome. Ses grands yeux ronds expressifs scrutaient l'audience comme un gamin perdu. Il semblait nerveux ; sa respiration était rapide, et faisait trembloter son corps comme une bouée de plage au bout d'un gonfleur. C'est là que Wondertainment réalisa qu'il s'agissait effectivement d'un ballon gonflable à l'effigie d'un chat majordome.

- Parfaitement autonome, il peut se dégonfler et se regonfler à volonté en quelques secondes, facilitant le stockage. Au stade final, il sera disponible en plusieurs coloris et plusieurs races de chat.

En guise de démonstration, le Diplomatou s'affaissa comme un flan pendant un instant, avant de brusquement reprendre sa forme initiale. Le Gourageux à ses côtés semblait franchement s'ennuyer. Wondertainment se demanda si un Gourageux ne pourrait pas la remplacer pour ce genre de décisions.
Voyant qu'elle perdait son audience, Ivanka continua avec un surplus d'énergie qui fit sursauter Reyn :

- Le Diplomatou est centré autour du dialogue et de la connaissance. Car, après quelques recherches, j'ai découvert que ce qui frustrait le plus la clientèle en dehors des temps d'attente, ce sont les personnes qui, pourtant chargées de les assister, montrent une cruelle ignorance quant au problème auquel ils font face ou font preuve d'un manque de compréhension quant à leur énervement. Ainsi, les Diplomatous connaissent l'ensemble des manuels d'instruction de toutes les gammes de jouets, jeux de société, produits alimentaires et animaux de compagnie produits par Dr Wondertainment depuis trois ans, et ce, sur le bout des doigts.

Il y eut un silence. Ivanka voulait éviter de tout révéler tout de suite, mais de toute évidence, cette présentation manquait de coordination. Le Diplomatou croisa le regard d'Henry et se jura de ne plus regarder dans sa direction à nouveau.
Emma hésita, puis énonça dans le micro :

- Nous allons démarrer le scénario A.

Le Docteur s'exclama, curieuse et tout sourire :

- A comme Abeille ? Abricot ? Apocalypse ?

- A comme rien du tout, M'dame, le scénario A désigne une situation où le jouet est cassé ou défectueux, et où le client, en conséquence, s'en plaint au service client.

Le Gourageux se mit alors soudainement sur ses pattes arrières, et avança vers le petit chaton de baudruche. Il n'avait pas beaucoup de lignes, mais on lui avait demandé de les apprendre, alors il les avait apprises jusqu'à ce que les dire en devienne une seconde nature :

- Mon jouet. L'est cassé. Fais un truc.

Simple, concis. Problème exposé, demande claire. Le Diplomatou avait tout le nécessaire pour briller.
Mais il était terrifié par l'imposante stature du gorille, penché sur lui comme s'il évaluait sa comestibilité.

- Je c-c-c-constate, cher m-m-monsieur. Si v-v-vous avez quelques c-c-c-compétences en b-bricolage et des outils à d-d-d-d-d-d-disposition, je peux v-vous assister pour d-d-d-d-démonter le jouet et le r-réparer par v-v-vous-même. D-d-dans le c-cas contraire, je p-p-p-p-p-peux v-v-v-v-v-vous g-g-g-g-g-g-g-g-g-g-g-guider à n-n-n-n-notre m-m-m-m-magasin le p-plus p-p-proche afin de le r-r-remp-

Plus ça allait, plus ça empirait. Le gorille de 280 kilos qui louchait d'incompréhension sur le félin n'aidait probablement pas du tout, mais le coup de grâce vint quand il exprima son désarroi :

- Hein ?

Le Diplomatou éclata, ce qui ne fit même pas sursauter le Gourageux.
Le visage d'Ivanka, en revanche, se décomposa et prit une teinte mauve. Wondertainment haussa un sourcil.

- C'est normal, ça ?

Emma soupira et raya une ligne sur son carnet.

La scène nettoyée, le Gourageux à nouveau en place, la trappe se mit à nouveau à s'ouvrir. Isabel était avachie, les mains sur le ventre, le regard levé, d'un air à la fois captivé et légèrement ennuyé du piètre spectacle qu'on venait de lui présenter. Elle était tellement déçue par ce premier acte qu'elle en oubliait de manger ses popcorns, qui commençaient à s'échapper de leur baignoire en se faisant la courte échelle.
Emma se pencha en avant pour vérifier qu'Ivanka ne faisait pas de syncope. Depuis sa cuisante humiliation, elle était restée mutique et silencieuse, le menton pointé droit vers la scène, comme si elle essayait de conserver une pose digne. Mais sa frustration était tellement forte que ses poings et ses jambes étaient pris d'inquiétants spasmes de honte.
« Je lui conseillerai une glace aux anxiolytiques tout à l'heure », se dit-elle avant de se repositionner.
Henry Eeyore, assis juste à côté d'Emma, n'avait pas bougé depuis qu'il s'était installé. Il fixait la trappe avec la passion d'un animal mort. La seule chose qui le différenciait d'une victime d'arrêt cérébral soudain était son lent frémissement des narines, seul indice mouvant de sa respiration.

Reyn Rubberball, lui, était remonté à bloc. Il démarra sa présentation en équilibre sur le gros orteil, et sa voix prit des tons chantants, comme s'il avait gagné l'approbation d'Isabel d'avance. Une fan de la pièce Mille et Une Explosions ne pouvait pas ne pas apprécier son projet.
Sa confiance excédait donc les limites saines pour un être humain normal lorsque la silhouette de son prototype se dessina dans la trappe.

- J'ai remarqué qu'ici, à Wonder World™, nous avons un grand problème. Les acteurs extérieurs ont une vision de nous extrêmement péjorative. Péjorative dans le sens : immatures, faibles, incohérents, incapables d'action forte et brutale.

Son visage s'illumina d'un sourire mélangeant excitation enfantine et férocité.

- Chers amis, le ROBOPOTE®3 est là pour répondre à ces… À ces… Méchantes personnes.

Comme pour combler cette réponse manquant de mordant, le Robopote se dévoila.
Le jouet, si on pouvait appeler ainsi un tas de PVC rigide, était un robot mécanique bipède sans aucun autre atout anthropomorphique ou autre attribut permettant un minimum d'empathie lors d'un éventuel échange professionnel avec lui. En fait, les multiples canons, lames de plastique acérés et autres qualités offensives qu'il possédait imposaient la furieuse impression qu'il n'était pas vraiment fait pour le blabla ennuyeux du service après-vente.

- Pour la faiblesse, nous avons des pistolets à eau capables de délivrer plus de 5 litres par seconde. Pour l'immaturité, nous avons rajouté des balles en mousse avec un noyau en plastique pour faire plus mal (comme ça, ça fait comme les grands). Pour l'action forte et brutale, le Robopote peut vous marcher sur le pied si vous le provoquez trop.

Reyn se recoiffa en évaluant du coin de l’œil la réaction de Wondertainment.

- Et pour l'incohérence… Eh bien, avec tout cet arsenal, c'est à nous de la définir, cette cohérence.

Isabel avait quelques étincelles dans les pupilles, mais rien de plus. Elle restait avachie et le cœur de Reyn rata quelques battements quand il vit qu'elle fit carrément la moue. Il pensait pourtant que la couleur rose vif du prototype lui plairait ?
Emma renifla en cachant son scepticisme :

- Je suppose que vous voudriez commencer par le scénario C ?

Isabel tourna la tête distraitement vers son assistante :

- C comme…

- C comme Conflit, soupira Emma. Ici, le Gourageux est un acteur extérieur hostile qui détient un produit de Wondertainment® sans respecter les règles d'achat ou d'utilisation.

- Mon Robopote est effectivement plus tourné vers les problématiques de défense et d'attaque actuels, bredouilla Reyn.

- Fantastique. Voyons donc. Gourageux ?

Automatiquement, le Gourageux changea de mode. Il retroussa ses babines sans conviction, agita les bras d'une manière faussement menaçante et sortit le début d'une menace avec une intonation encore plus grave que son ton de voix normal :

- Reculez. Ce jouet est à moi. Je suis son propriétaire légal. Agrougrou.

Tout l'arsenal du Robopote se mit alors à viser le gorille déguisé, mais rien ne se passa. Le temps sembla figé un instant, jusqu'à ce qu'une voix métallique et monocorde ne sorte de l'arme ambulante.

- Veuillez rendre immédiatement le produit Wondertainment que vous détenez illégalement. Il n'y aura pas de deuxième sommation.

Ne sachant pas trop quoi faire, le Gourageux reposa ses mains au sol et regarda Emma comme si elle devait lui souffler son texte. Toute l'audience retint son souffle : aucun texte ne fut soufflé.
Wondertainment brisa alors le silence en fronçant les sourcils.

- Pourquoi il ne tire pas ?

Reyn Rubberball se frotta les mains et répondit du tac-au-tac. En fait, il n'avait sûrement pas entendu la question de Wondertainment, les oreilles rendues inopérantes par la confiance perdue, et comptait larguer l'information sans elle.

- C'est une sommation, Madame le Docteur. Pour que le méchant puisse changer d'avis et ne pas faire de mal pour rien.

Le visage fermé, Wondertainment se saisit alors d'un popcorn entre son pouce et son index.
Et le lança sur le Robopote.

Le jouet parut exploser. Une longue gerbe d'eau frappa le Gourageux, accompagnée par de multiples jets de peinture (pour le marquer en cas de poursuite), d'huile d'olive (pour le faire glisser), de poudre à éternuer (pour le distraire) et d'urine de corgi (pour l'humilier). L'animal, bien que maintenant très humide et sale, ne broncha pas d'un poil. Malgré tout, il n'oublia pas la suite de son texte :

- Aïe, aïe, arrêtez, je capitule, joua-t-il avant de tourner la tête vers son public. Scénario C terminé.

Par instinct, Emma, Reyn, Ivanka et Henry applaudirent pour signifier leur appréciation des talents de jeu venant d'un ordinaire jouet de protection rapprochée qui n'était pas censé être capable de telles prouesses. Wondertainment, en revanche, n'applaudit pas, ce qui fit suer Reyn à grosses gouttes.
Emma décida d'enchaîner.

- Très bien. Sur un Gourageux, ça n'a pas beaucoup d'effet, mais c'était un résultat attendu. Sur un humain, la dissuasion, voire la neutralisation, aurait été assurée. Passons maintenant au scénario B.

La voix de Wondertainment retentit alors.

- Attendez.

Reyn sentit son sang se glacer jusqu'à l'orteil sur lequel il se tenait plus tôt. Cette voix était beaucoup trop de choses en même temps. Agacée, ennuyée, inquiète, impatiente, déçue… Le taux d'amusement n'était que d'environ 2%, s'il calculait bien.

- On ne peut pas faire le scénario B.

- Pourquoi, M'dame ?

Son index dodu se leva alors vers la scène de crime.

- L'enfant est mort.

Et en effet, alors que toute l'attention était sur le gorille et le tank sur pattes, Isabel fut la seule à remarquer qu'à deux pas de la scène, la poupée représentant le bambin avait été renversée par le jet d'eau et avait le visage dans une flaque de peinture acrylique.

Reyn s'évanouit.

En bon dernier, Henry se leva pour prendre le micro des mains du corps inanimé de Reyn pris en charge par les Ragondinfirmières®. Il lui fallait toutefois attendre encore un peu : l'équipe des Nettoyeurs Népotistes était encore en train de nettoyer la fourrure du Gourageux tandis que le Robopote était déplacé dans la benne à ordures la plus proche via un électroaimant en forme de tête de girafe.
Les balais astiquaient le sol, tandis que la toupie en plastique légèrement tâchée était remplacée, à l'instar de la poupée, qui reçut d'ailleurs les honneurs funéraires dignes de son sacrifice pour la compagnie.
Pendant que le Gourageux profitait de son toilettage en fermant les yeux, Wondertainment exposa une inquiétude :

- Par contre, Gourageux, n'hésite pas à être, euh… Plus ferme ? Les méchants de la Fondation ne font pas beaucoup « agrougrou » quand ils menacent et séquestrent nos employés. Ils ont souvent des armes qui tuent et crient beaucoup.

Le gorille ouvrit un œil prudent pour ne pas recevoir de savon dans les yeux.

- Je dois improviser ?

Emma et Isabel acquiescèrent en même temps. L'assistante était particulièrement heureuse que sa patronne se mette à s'investir dans cette réunion d'importance, mais quelque chose l'empêchait de manifester cette joie par un exceptionnel rictus : le fait que, même si elle s'investissait, elle n'avait pas l'air de s'amuser. Or, quand M'dame la Boss s'investissait, c'était parce qu'elle s'amusait. Jusqu'ici, il n'y avait jamais eu d'exception.
Et présentement, Wondertainment avait le visage fermé, très fermé. Comme si elle attendait beaucoup de la dernière présentation.

Henry semblait ne pas avoir grand chose à faire de cette pression supplémentaire d'être le seul Chargé de Super-Missions restant pour proposer une solution potable. Il restait là, le micro touchant presque sa lèvre inférieure, ses yeux mi-clos posés sur la trappe fermée, la main gauche dans la poche de son pyjama bourriquet, complètement inerte, mais debout.
Il ne bougea pas jusqu'à ce qu'Emma, une fois les préparations terminées et Reyn remis sur pied, ait donné le départ :

- Le Gourageux est propre et sec, nous pouvons démarrer, Henry.

L'intéressé s'humecta brièvement les lèvres en un bruit sinistre un peu trop bruyant et répondit d'une voix lente et articulée, directe et froide :

- C'est entendu.

Il fit un unique pas. Sur la scène, la trappe se mit à s'ouvrir.

- Avant de parler de mon prototype, permettez-moi de parler un peu de moi-même.

Il se tourna vers Wondertainment avec la fluidité d'une girouette rouillée.

- Comme vous le savez peut-être, je ne suis pas Wonderworldien de naissance, mais j'ai vieilli au service de l'entreprise pendant 30 ans avant de m'installer à Wonder World™ et d'accéder à ce poste. Avant ça, j'étais livreur, principalement pour des missions concernant les productions de jouets. J'ai passé une grande partie de ma vie sur les routes du monde extérieur.

Il scruta les visages. Visiblement, il était parvenu à captiver son auditoire et à le désintéresser de la trappe qui s'ouvrait.

- Et, quelque part, Reyn a raison. Nous sommes trop puérils. Ne pensez pas que nous ferons preuve d'une concurrence forte sur le marché avec des chats mignons qui explosent à la moindre menace ou des jouets à eau à peine capable de mettre au sol un pantin.

Son regard, auparavant morne, plongea dans celui d'Isabel. Elle pouvait apercevoir dans le blanc de ses yeux des veines épaisses, qui pulsèrent lorsqu'il continua son discours.
À côté, Ivanka et Reyn firent de leur mieux pour retenir leurs protestations.

- Madame, vous devriez être la première à le savoir. L'extérieur est hostile. Les organisations de gestion de la magie sont cruelles et n'hésitent pas à tuer ou emprisonner à vie nos employés, nos produits, parfois même nos clients. Les États, lorsqu'ils prennent connaissance de nos activités, confisquent des entrepôts entiers. La concurrence, cachée, n'a pas besoin d'obéir à la loi et a recourt à des méthodes que nous n'osons même pas utiliser.

Il prit une pause et inspira longuement. Les autres retinrent leur souffle.

- Et c'est sans oublier les clients eux-mêmes. Si les enfants pouvaient acheter leurs propres jouets, ça ferait une difficulté en moins, mais nous avons affaire à des adultes humains, rappelez-vous. Un service après-vente devrait alors être confronté, d'un côté, à des acteurs extrêmement violents et sournois, et d'un autre côté, à des clients colériques, hypocrites, menteurs, frustrés, capricieux, malhonnêtes…

Il leur tourna le dos pour créer un effet dramatique calculé. Dans sa tête, les émotions s’enchaînaient froidement, sincères mais mordantes ; vraies, mais anesthésiées par une vie remplie de choses qu'il ne confierait jamais.

- J'aime cette entreprise. Notre pays, aussi. Et je n'ai envie d'envoyer ni nos concitoyens, ni même nos produits les plus conscients, à ce casse-pipe si étranger pour nous.

Il renifla, sans doute pour faire croire qu'il ravalait une larme.

- Et vous savez, moi, je crois à la rédemption. Si ça n'existait pas, je ne serais pas ici, de toute manière.

Il marqua une nouvelle pause. Le silence ainsi créé était si suffoquant que Reyn en retira sa cravate et la posa sur son genou comme un serpent mortel. Il manqua de sursauter lorsque Henry se retourna vers eux.

- Les gens de l'extérieur ne font pas exprès d'être comme ceci. Comme dit, leur monde est dur, bien éloigné de l'atmosphère joviale et positive que nous essayons d'inspirer ici.

Ses lèvres peinèrent à prononcer la suite. Il articula, nettement plus doucement :

- Certains s'y perdent. Ils deviennent les pires d'entre eux par la force des choses, par les traumatismes, les catastrophes, la nécessité, la folie parfois…

Énième pause, mais celle-ci, il semblait en avoir besoin. Pendant un moment, son regard se perdit dans le vague, avant de reprendre :

- Mais en contrepartie, ils obtiennent des choses, des méthodes, des connaissances, des traits de caractère que nous n'avons pas. Et dont je m'apprête à vous faire la démonstration.

Emma leva la main.

- Excusez-moi, Henry… Est-ce que vous êtes en train de nous proposer d'employer des criminels humains ?

Henry rétorqua platement :

- Cela pose-t-il un problème ?

Emma mordit le bout de son stylo, plongée dans l'expression indéchiffrable d'Henry. Puis, comme si elle s'était elle-même accusée d'avoir perturbé sa présentation, elle reprit le cours de ses notes.

- Absolument pas, je voulais juste clarifier.

- Je peux comprendre votre inquiétude, mais n'ayez crainte. Le but du projet est également de mettre en place un beau projet de rédemption : celui de permettre à des malfrats de se repentir de leur vie de crime afin de la mettre au service du bonheur des enfants, de nos clients. Et tous les moyens seront mis en place afin qu'ils ne dévient pas de cet avenir que je leur propose.

Il se tourna vers la scène ; l'ascenseur ronronnait, et le prototype était en route. Il baissa distraitement son micro, et annonça d'une voix forte et assurée :

- Chers collègues. Dr Wondertainment. Je vous présente le premier prototype de KLEPTOY®.

Lentement, il se révéla.
Au départ, on crut à une erreur ; Emma s'attendait à voir un homme épais et balafré, Reyn à une entité ressemblant davantage à un orc d'heroic fantasy qu'à un humain normal, Ivanka à un individu dont le visage serait dissimulé par la capuche d'une longue veste sombre. Le Dr Wondertainment, quant à lui, s'attendait à un homme-bête aux yeux injectés de sang, aux cheveux noirs et sales, à la peau blanchâtre et lisse, léchant le sol pour sentir le goût des pieds des petits enfants afin de les pister et de les croquer dans leur sommeil.
À la place, ils eurent un ourson en peluche.

Il n'en était pas moins particulier à regarder, car il était loin d'avoir les proportions d'un ours en coton classique. Sa tête et son torse restaient inchangés, mais ses jambes, au lieu d'être de gros boudins douillets, étaient étirés à l'extrême et semblaient former deux traits rigides lui permettant de se tenir debout. Mais le plus frappant était ses bras : au lieu de finir en moignons pelucheux, ses bras se finissaient en deux mains énormes qui constituaient presque 40% de sa masse corporelle et touchaient presque le sol.

- Il est minus, remarqua Wondertainment.

Il n'était effectivement pas très grand. Un mètre, tout au plus.

- Il n'a pas besoin d'être grand. Sa taille lui permet de mettre davantage ses interlocuteurs en confiance lors d'interaction avec des enfants, par exemple, mais également d'être plus efficace pour la récupération de produits volés.

Reyn protesta.

- Où sont ses canons, où sont ses armes ? Comment peut-il se faire respecter s'il n'a rien pour menacer ?

- N'interrompez pas ma présentation.

Reyn se tut.

Wondertainment scanna le prototype de haut en bas. De couleur marron, le pauvre ours en peluche semblait avoir des portions entières de fourrure noircies, comme s'il avait passé de longues heures à se laver au chalumeau. L'une de ses oreilles était partiellement calcinée, et Isabel se demanda même s'il n'était pas beige à l'origine, sa couleur initiale pouvant avoir été détériorée par les brûlures à répétition. Elle remarqua également de nombreuses fermetures éclairs qui lui parcouraient les doigts, et se demanda à quoi cela pouvait-il bien servir.
Pendant un court instant, elle en vient à se demander quel était le rapport entre ce jouet abîmé et un criminel humain. Puis, elle croisa son regard, pourtant constitué de deux uniques boutons noirs, et comprit.
Le criminel était à l'intérieur.

- Les yeux sont très expressifs, nota Isabel.

- Le visage est encore expérimental. Les futurs modèles auront droit à un redesign, notamment pour rajouter encore davantage de possibilités d'expressions faciales via de nouveaux yeux et une mise en avant du sourire. Il y aura également d'autres modèles d'animaux disponibles.

Voyant que le Gourageux semblait étrangement mal à l'aise, Emma pressa le pas.

- Commençons le scénario A.

Le Gourageux s'avança, mais sembla mettre, par instinct simiesque, une distance de sécurité. Il récita la même réplique que tout à l'heure.

- Mon jouet. L'est cassé. Fais un truc.

Le Kleptoy avait les bras ballants et paraissait prêt à proposer son royaume pour une bonne clope. Il se tourna vers le gorille, qui faisait bien cinq ou six têtes de plus que lui, et le toisa. Une voix grave émana de ses entrailles de tissu.

- Ok. Testons-le.

Le Gourageux cligna des yeux. Emma ne semblait toujours pas prête à lui glisser la réplique, il décida donc d'improviser et de suivre la consigne du curieux petit jouet. Après un pas de côté, sa gigantesque main se saisit de la toupie et la fit tournoyer d'un seul geste. Immédiatement, la toupie se mit à léviter, à faire quelques zigzags autour d'eux ponctués de quelques loopings avec la légèreté et l'étrangeté d'un OVNI et se reposa exactement à l'endroit où elle avait été actionnée. Le tout fut si rapide qu'un observateur normal n'aurait même pas eu le temps de comprendre ce qu'il voyait.
Le Kleptoy annonça alors sa victoire :

- Il est réparé, on dirait.

Complètement désemparé, le bout des doigts tremblant, le Gourageux plaida de l'aide vers Emma avec une moue désespérée face à un scénario si peu prévisible. Emma siffla et lui envoya un mouvement de menton signifiant clairement « Prends l'exercice en main ».
Ayant été créé pour obéir, le Gourageux n'hésita pas beaucoup. Dans son poing droit, il se saisit de la toupie, leva haut le bras, et lança le jouet au sol qui se brisa en de multiples morceaux de mécanisme plus ou moins ésotériques.
Le silence créé par cette audace dura un temps, temps durant lequel le Gourageux sembla faire turbiner son cerveau artificiel pour larguer sa prochaine bombe :

- Maintenant, l'est cassé. Fais un truc.

En réaction, le Kleptoy se désintéressa du gorille et s'adressa à l'audience.

- Sérieusement ? Il vient de l'éclater au sol devant moi. Ça doit bien enfreindre une ou deux de vos règles de marketteux, non ?

Emma acquiesça comme s'il venait d'énoncer une vérité absolue.

- Oui, c'est vrai. Passons au scénario B… B comme Blessure. Ici, l'enfant a été blessé par le jouet car lui ou ses responsables légaux n'ont pas respecté les consignes d'utilisation. En réaction, l'adulte contacte le service après-vente en urgence et s'en plaint à l'employé.

- Vous voulez dire, blessé par le jouet qu'il vient de déglinguer ?

- …Pour les besoins du test, disons que la blessure date d'avant cet incident.

- Mh. Ok.

Le Gourageux perdait clairement ses moyens. Même s'il était normal que le prototype se débrouille bien, l'humiliation causée par le fait qu'il était montré en position de défaite, même symbolique, blessait sa fierté animale.
Il charcuta sa réplique avec de nombreuses hésitations, en mimant un agacement typique d'une créature qui n'a jamais eu le droit de s'énerver :

- Mon enfant a été blessé à cause de votre mauvais… produit ! Je demande remboursement.. ! Ah, le remboursement du jouet, mais des soins de mon enfant, aussi.

Le Kleptoy se passa la main sur le visage, et désigna de l'autre le ventre du gorille.

- Bon, écoute-moi, gros cul. Il a quel âge, ton gamin ?

Wondertainment sursauta, à l'unisson avec tous les autres, sauf Henry. Le vilain mot que le Kleptoy venait de prononcer, c'était son fonctionnement normal ?
Elle perdit quelques couleurs, mais au fond d'elle, quelque chose brisait les tabous et les interdits pour atteindre plus important : l'amusement.

- Gr… Gros c… Il a, hm, il a 5 ans trois quart.

L'ourson haussa le ton, visiblement excédé.

- Bordel, mais t'as vu à combien il allait, ce jouet, non ? Tu l'as testé avant de le filer à un marmot si jeune, au moins ? Cette merde en plastique allait au minimum à 80 kilomètres par heure. Je sais pas, fous-lui un casque, au minimum. Mais viens pas chialer qu'il s'est ouvert le crâne avec ensuite.

- Hm, la Toupie Voltigeuse Furtive® a un d-détecteur de c-collision.

- Faudrait savoir, il peut se blesser avec, oui ou merde ?

Emma griffonna sur ses papiers. Wondertainment lut par dessus son épaule « Rappel clair des règles de sécurité qui auraient dû être respectées. Tenue en respect du responsable légal. ».

- Scénario C, conflit direct, enchaîna Emma sans perdre plus de temps.

La vision du Gourageux se brouilla. Tout allait soudainement si vite. Il devait jouer le méchant, maintenant ? Il se saisit mécaniquement de son aubergine-matraque et fit mine de la lever, mais un soudain brasier lui fit faire plusieurs mouvements en arrière. Un peu plus et ses poils de nez allaient commencer à roussir.

En face de lui, la peluche était en feu.
Les fermetures éclairs s'étaient ouvertes, et les neufs cercles de l'enfer en sortaient. Des langues de flammes bleues léchaient le sol de la scène et donnaient au Kleptoy l'allure d'une comète fraîchement tombée du ciel. Heureusement, le bois de la Salle des Spectaculaires Spectacles® était ignifuge pour parer aux multiples problèmes qu'auraient pu causer la pièce Mille et Une Explosions. La chaleur, elle, était insupportable ; le Gourageux recula encore de trois sauts en poussant des petits cris plaintifs.
Dans la fournaise, une main provocatrice émergea et lui fit signe d'approcher.
Une main en tissu, qui pourtant ne brûlait pas.

- Eh bien, connard ? Viens voir papa.

C'en était trop pour le gorille. Le feu et les gros mots sont les pires cauchemars des animaux, en particulier ceux de Wonder World™. Il s'enfuit de la scène et fila comme un missile dans les coulisses, détruisant plusieurs décors au passage.
Wondertainment se leva et ovationna la peluche criminelle, imitée timidement par Ivanka et Reyn tandis qu'Emma se frottait le front avec son stylo : il y avait encore beaucoup de problématiques à régler, même si le prototype choisi était ce « Kleptoy ». Était-il vraiment adapté ? D'où sortaient ces flammes ? À sa connaissance, rien de Wonder World ne pouvait produire un tel incendie, et s'il s'agissait d'un projet personnel d'Henry, il faudrait discuter sécurité. Et surtout, comment avait-t-il pu mettre un criminel dans un ours en peluche ?

Mais elle entendit les petits rires de Wondertainment alors qu'elle se précipitait vers Henry pour lui poser mille questions, parfois plus pertinentes que les siennes, parfois étranges, mais sans doute importantes pour M'dame la Boss, et d'autres sûrement très inutiles mais qui avaient le mérite de l'amuser. Emma poussa alors un soupir, sourit et invita Reyn et Ivanka à quitter la Salle des Spectaculaires Spectacles®.

De toute évidence, Wondertainment avait compris l'importance de ce service client et avait atteint le niveau de motivation typique d'un Docteur, le genre de motivations qui, elle le savait, garantissaient un projet mené à bien.

Elle laissa donc Wondertainment et Henry Eeyore s'occuper seuls du projet KLEPTOY®.

« Alors ? »

« Tout s'est très bien passé. Vous avez été très naturel et votre performance a été remarquable. Le Docteur est très emballé. Félicitations, Nounours. »

« M'appelle pas comme ça, merde. »

« Désolé, mais vous allez devoir vous y habituer. Wondertainment apprécie votre style, et quand je lui ai dit qui vous étiez, elle s'est tout de suite dit que vous devriez occuper une position d'importance dans ce nouveau service. »

« Quoi ? Non, non. Non ! Tu m'as dit qu'après ça, c'était fini, enfoiré ! Que je repartais ! »

« Soyez raisonnable. Vous avez l'habitude de mener un grand nombre de personnes, vous avez le tempérament idéal, et… »

« …Et vous avez surtout besoin de Pardon. »

« Entre autres. Mais vous savez que ce n'est pas que ça. Si ça avait été le cas, je ne vous aurais pas choisi parmi les autres prototypes pour présenter le projet, Nounours. »

« Appelle-moi encore une fois Nounours et je t'encule à sec, espèce de fils de- »

« Allons, allons. »

« Ghhh… ! »

« Restons child friendly, d'accord ? Ou je serai obligé d'activer à nouveau le Outchie-Doutchie. C'est entendu ?»

« … »

« Allons. »

« C'est entendu, Eeyore. »

« Merveilleux. »

« Je peux pas vivre comme ça, Eeyore. Personne ne pourra vivre comme ça. Personne n'acceptera. »

« Ne vous inquiétez pas pour vos futurs camarades. Vous avez eu une nouvelle vie pénible jusqu'à présent car nous n'en étions qu'aux balbutiements et nous avons essuyé quelques échecs. Mais maintenant, grâce à la validation de la Big Boss, fini les caves de Wonder World et les situations de crise gérées sous le manteau. Nous aurons les moyens. Les gros moyens. La pénibilité du travail sera compensée par des temps libres dignes des hautes sphères du Palais Bourbonbon®, et chaque truand, de la petite frappe au meurtrier en série, en oubliera sa vie de crime et vivra heureux comme s'il était redevenu gamin.»

« Je m'en branle, Eeyore, pauvre taré. »

« Allons, allons. Si vous êtes sage, peut-être que vous bénéficierez de quelques privilèges. Vous avez de la famille à revoir, non ? »

« … »

« Viendra bientôt le jour où vous me remercierez, et ce, sans gros mots. En attendant, direction votre caisson, Monsieur Chappell. Un navire vous attend. »

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