Lou sentit son cœur manquer un battement lorsqu'elle ouvrit le message électronique. Un cri de rage pure s'échappa de ses lèvres lorsqu'elle relut le mail. Deux fois, trois fois… ses mains tremblaient de fureur, balayant d'un geste rageur tout ce qui se trouvait sur son bureau. Dossiers, échantillons, livres… - rien n'échappa à sa colère.
"QUELLE BANDE D'ENFOIRÉS !" hurla-t-elle en frappant du poing sur le bois vernis, le faisant vibrer sous la violence du coup. Ses yeux lançaient des éclairs, brûlant de férocité face à cette sentence qui venait fracasser sa réalité.
Situation financière, déficit, licenciements, amnésiques… Autant de mots qui dansaient devant son regard, se moquant de sa compréhension déjà vacillante. Comment osaient-ils la priver ainsi de tout ce qu'elle chérissait ? Tout ce pour quoi elle avait travaillé durant des années ? Autant de concepts qui venaient pulvériser le fragile équilibre de sa vie. Et tout cela pour quoi? Pour finir amnésiée, rejetée, oubliée ?
D'un geste brusque, elle repoussa son écran, comme si ce simple acte pouvait effacer la terrible vérité qui s'y étalait. Mais l'évidence était là, tenace, mordante. Elle allait perdre son travail, ses collègues, sa Chlorophylle chérie. Son monde s'écroulait, emportant avec lui tout ce qui donnait un sens à son existence.
Un nouveau grondement sourd monta du plus profond de sa poitrine. Lou sentit la colère pulser dans ses veines, brûlante, dévorante.
Elle se leva d'un bond, renversant sa chaise dans un fracas qui fit sursauter ses collègues de labo. Ils la fixaient avec une inquiétude mêlée de malaise, ne sachant que faire face à cette explosion de ressentiments. Peu importait. Plus rien d'autre ne comptait que ce maelström d'émotions qui la submergeait.
Son regard se posa alors sur le petit meuble accolé à son bureau. Elle devint livide, son teint passant du rouge au blanc en un tiers de seconde. Elle tendit les mains vers sa plante de compagnie, comme pour s'assurer que cette petite créature était encore là, bien réelle.
Ses doigts tremblants caressèrent ses feuilles frémissantes, cherchant un ancrage, une présence rassurante dans ce chaos qui envahissait son esprit. Elle en oublia presque de respirer, happée par la panique qui l'étouffait. Non, elle ne pouvait pas perdre cela. Pas Chlorophylle.
Un sanglot rauque s'échappa de sa gorge. Les larmes dévalèrent ses joues tandis qu'elle serrait convulsivement le pot contre elle, s'effondrant et se recroquevillant dans un coin du laboratoire.
Des heures passèrent avant qu'elle ne reprenne un temps soit peu ses esprits.
Après ces élans de détresse et de colère, la Pre Piotte sentit peu à peu la résignation s'insinuer en elle. Aussi douloureuse que soit cette capitulation, elle comprenait qu'elle ne pouvait empêcher l'inévitable. Ils avaient déjà décidé de son sort et rien ne pourrait les faire changer d'avis. Elle essuyait rageusement ses larmes d'un revers de manche, et redressa la tête. Sa décision était prise. Il était hors de question qu'elle laisse sa protégée à leur merci. Ce spécimen unique était tout ce qui lui restait de son passé, de sa passion obsessionnelle pour la botanique. Elle ne pouvait pas l'abandonner aux mains de ces bureaucrates sans âme, isolée de ses congénères.
Elle marqua un temps d'hésitation. Cette serre, elle la connaissait bien pour y avoir mené de nombreuses études. C'était là qu'était implantée la colonie originelle de Chlorophylle. Sa découverte. Cette serre était la seule façon de la préserver, car une fois amnésiée, elle en oubliera jusqu’à son existence. Ou du moins, elle l'espérait.
Elle laissa échapper un soupir résigné, puis pénétra dans l'enceinte sécurisée, serrant Chlorophylle contre elle. Les agents en faction la saluèrent avec un respect teinté de pitié, sachant pertinemment ce qui l'attendait. Mais elle les ignora, tout comme le protocole de sécurité concernant cette anomalie. Elle n'en avait plus rien à faire. Toute son attention était focalisée sur la délicate mission qu'elle s'était assignée. Elle s'agenouilla et creusa dans la terre meuble, faisant bien attention à préserver l'intégrité du système racinaire. Puis, avec un pincement au cœur, elle l'y déposa, la recouvrant délicatement.
"Là… bienvenue chez toi…" murmura-t-elle.
Malgré la situation, elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que, d'une manière ou d'une autre, elle la retrouverait. Mais bientôt, tout cela ne serait plus qu'un lointain souvenir. Enfin… un souvenir effacé, inexistant. En dépit de son refus de tout oublier. Jetant un dernier regard vers la serre, elle imprimait son image dans sa mémoire, se raccrochant avec désespoir à ce fragile lien qu'elle avait pu tissé. Qui sait si elle aurait un jour l'occasion de la revoir ? Ou même juste… de s'en souvenir ?
Son regard fut soudainement attiré par la silhouette familière de ses collègues, en faction non loin de là. Elle en reconnut un aussitôt - c'était Marc, un jeune botaniste au tempérament plutôt effacé, mais dont elle appréciait la rigueur scientifique.
Lou sentit son cœur se serrer en le voyant. Lui aussi allait subir le même sort qu'elle. Le savait-il déjà ? Si c'était le cas, rien chez lui ne le montrait.
Une bouffée d'inquiétude. Marc n'était pas le seul dans ce cas - ses collègues partageaient le même destin tragique. La plupart, étaient des scientifiques et des agents qui avaient voué corps et âme à leur domaine d’expertise. D'autres, aux attributs anormaux, seraient sans doute enfermés comme de vulgaires SCP, voire même éliminés. Tous étaient condamnés à une vie factice et vide de sens. Que deviendraient-ils, une fois privé de leurs souvenirs, de leurs vies ?
Lou ne put retenir un frisson de dégoût à cette idée. Réduire ainsi des personnes qui avaient travaillé si dur à de simples objets d'étude, les priver de leur liberté et de leur dignité… De tout ce qui faisait d'eux des personnes à part entière. C'était une perspective insoutenable. Et pourtant, c'était le triste sort qui les attendaient.
Une part d'elle-même aurait voulu les aider à s'échapper. Mais elle savait que ce serait peine perdue. La Fondation avait malgré tout, bien trop de ressources pour qu'une simple employée comme elle puisse espérer les défier. Elle ne voulait pas mourir.
Un sentiment de culpabilité lui rongeait le cœur. La professeure ne pouvait s'empêcher de se sentir coupable d'abandonner ainsi ses collègues et amis à leur sort. Après tout, ils avaient partagé avec elle tant d'années de travail acharné, de découvertes passionnantes.
Mais à présent, tout allait être irrémédiablement rayé, supprimé. Chacun serait jeté dans une nouvelle vie, privé de ses souvenirs, de ses repères. Certains seraient même enfermés, réduits au silence, oubliés à jamais.
Elle ravala difficilement les larmes qui lui brûlaient les yeux, à nouveau. Elle ne pouvait rien pour eux, pas plus que pour se sauver elle-même.
L'espoir fait vivre, mais la vie est injuste, n'est ce pas ?, maugréa-t-elle.
Alors qu'elle s'éloignait, Lou sentit son pouls s'accélérer. Deux agents armés vinrent à sa rencontre, lui bloquant le passage, le visage grave. C'était l'heure. L'heure de dire adieu à tout ce qu'elle connaissait. L'heure d'oublier tout ce qui donnait un sens à sa vie. Son travail, ses collègues, ses amis.
Les agents l'escortèrent sans ménagement à travers les corridors qu'elle avait arpenté en long, en large et en travers. La Pre Piotte croisa le regard de plusieurs de ses confrères, dont les visages trahissaient la même peur, la même colère, engloutis par la perspective de l'oubli.
Le Dr Topignac était présent, à l'entrée d'une autre pièce. Elle esquissa un sourire fébrile. Ce n'était pas de sa faute, elle le savait très bien. Mais bien celle de ces foutus gratte-papiers.
Les agents la pressait dans la salle aseptisée, le sourire de la chercheuse disparu aussitôt. C'était ici que tout allait prendre fin, ici que son identité serait définitivement annihilée. Une dernière fois, elle chercha autour d'elle une issue, un moyen de fuir cette terrible fatalité. Mais il n'y en avait pas. Elle le savait.
Au moins, elle avait préservé Chlorophylle comme elle le pouvait, la réintégrant dans sa colonie. C'était là, le seul réconfort qu'elle emportait dans ce trou béant qui s'ouvrait sous elle.
Elle s'assied sur le fauteuil d'examen, sous le regard impassible de la jeune femme en charge de la distribution et l'injection des amnésiques. Cette dernière l'observa quelques instants, inscrivant machinalement des notes sur son cliboard, puis se saisit d'une seringue remplie d'un liquide translucide.
- Bien, Pre Piotte. Je vois que vous comprenez la situation. Cela faciliter-…
- JE VOUS EMMERDE TOUS BANDES DE NAZES !
Dans une dernière tentative désespérée, elle hurla à plein poumon, se débattant avec hargne. Les agents armés durent intervenir, empoignant la future-ex-professeure, l'immobilisant avec force contre le siège.
Rapidement, l'aiguille s'enfonça dans sa chair. Lou Piotte sentit le liquide glacé s'infiltrer dans ses veines, engourdir peu à peu son corps, son esprit. Bientôt, elle ne serait plus que l'ombre d'elle même…
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