- Waaah, comment qu'y sont trop bô les locauuux…
L'agent Ravier laissa Coulson passer devant, découvrir les nouveaux locaux de la toute jeune Fondation-FR. Un agent assez gamin, Ravier s'était souvent demandé s'il n'avait pas menti sur son âge à l'embauche.
Herr Falken, chercheur, le rejoignit. Herr que de surnom, c'était un français "pure souche".
- Vous ramènerez éventuellement quelque chose avec vous, la prochaine fois qu'on fera l'aller-retour ?
- Je suis surtout censé veiller à ce qu'il n'y ait aucune brèche de confinement.
- Ces caisses ne contiennent que du matériel informatique, aucune anomalie d'où que ce soit n'occupera ces locaux avant un bon moment. Il faudrait d'abord qu'on en trouve en terre francophone… Et puis c'est votre travail, aussi, quand tous les effectifs seront arrivés, les gardes aussi déménageront tout ça. Vous êtes un garde, et vous êtes là, alors aidez-moi.
Le baby boomer tenait étrangement mieux l'altitude que Ravier. Il connaissait ce pseudo-Frankenstein depuis les débuts de son service. C'était un de ces alsaciens-mosellans à avoir son bac d'histoire sans rien faire, mais à s'être étrangement orienté vers le domaine scientifique lorsqu'il aurait pu décupler les données du département historique de la Fondation.
- Et lui, là, il aide pas ? demanda l'agent en indiquant Coulson.
- Si, dès qu'il aura fini de gambader dans les couloirs. Yéssës-Marïa1, j'espère que l'aération fonctionne, ça sent la peinture fraîche à plein nez. Regarde-moi ça, il y a même encore des peintres !
Ravier salua les travailleurs et demanda :
- Au fait, pourquoi mettre tant de moyens dans ces locaux alors qu'ils sont que provisoires ?
Falken haussa les épaules.
- Ils ont plus d'idées pour dépenser nos impôts. Bah, j'ai vécu vingt-cinq ans à côté d'un lycée provisoire, et j'ai cru comprendre qu'au vu des ressources de la Fondation, un Site provisoire de plus ou de moins, c'est pas grand-chose.
- Mh. Quand est-ce qu'ils stockeront les premières anomalies ?
- Ça gueule un peu en haut pour savoir qui aura quoi. Les ricains veulent pas nous passer leurs skips, ils sont bien trop fiers d'en avoir plein leurs cellules. Même un transfert du Site-06-3 machin, là, ils veulent pas. « Trop risqué », maintiennent-ils. Je crains fort qu'il faille attendre les premières découvertes françaises par des équipes françaises en territoire français. Y a des sectes satanistes, dans le coin ?
- On est un peu isolés pour ça, non ?
- Justement, les coins montagneux déserts, c'est presque parfait pour un petit quatre-vingt-seize tiret deux !
- Un quoi ?
- SCP-zéro-neuf-six, tu connais pas ?
- Si, c'est… C'est pas le truc qui squatte les pixels, là ?
- Le grand keter qui te tue si tu vois son visage.
- Vous parlez de quoi ? demanda Coulson en revenant.
- De ta nouvelle affectation.
- Sérieux ?
Un vétéran aurait qualifié Coulson de jeune con qui ne connait rien à la guerre.
- Quand c'est qu'on aura des trucs comme ça chez nous ?
- Si un jour on attrape notre premier skip français, je te promets que tu pourras entrer son matricule dans la liste de recensement francophone. Il faudra juste pas te gourer et le mettre en zéro-un, cet emplacement est déjà réservé.
- Promis ! lança-t-il avec l'enthousiasme du nouveau.
- Sois juste pas trop pressé, lui rappela Ravier. C'est pas encore demain qu'il se passe un truc en France.
- C'est une fabrique à creepypasta, quoi.
- Exactement. Moi j'trouve ça cool !
- Oeï. Quand c'est qu'on va au bunker ?
L'après-midi touchait à sa fin, mais impossible de s'en apercevoir, avec ce ciel uniforme. Quelques remous nébuleux permettaient de distinguer les nuages, mais outre ceci, le ciel du Bitcherland était de ce gris pâle monochrome si typique du temps d'octobre.
- Bah comme il pleut, c'est boueux, donc c'est moyen pour y aller aujourd'hui. Par contre, si on arrive à se voir ces vacances, on pourrait essayer d'aller dans la maison abandonnée dont tu nous a parlé.
- Celle de mon grand-oncle ?
- Je crois, ouais.
- Elle est où ? demanda Grégoire.
- Dans son village, répondit le S, alias Gui.
Ils étaient trois lycéens déambulant sous la bruine, entre les bâtiments abandonnés d'une ancienne caserne du quatrième régiment de cuirassier de Bitche, ou quoi que ce fût avant. Revenant tout juste d'un café abandonné que les deux gamins avaient longtemps pris pour un orphelinat, Laura pensait déjà à la prochaine fois qu'ils se reverraient. Elle ne les voyait presque jamais.
Elle connaissait l'existence de Gui depuis plusieurs années, mais ne lui parlait que depuis quelques mois. Ayant redoublé, il n'était qu'en première, alors qu'elle, plus petite, était déjà en terminale. Grégoire, lui, était un ELEEC du lycée professionnel d'à côté, lycée nommé "LEP", ce qui valait à ses élèves le surnom de lépreux.
Gui le S, Laura la L, Grégoire l'ELEEC, le redoublant aimait cette disparité qui se dégageait du groupe.
- C'est une vieille maison à colombage à moitié planquée sous les arbres. Tu vois où c'est, l'église ?
- Non.
- Bah tu descends la pente à côté et tu tombes direct dessus, c'est la seule maison entourée de barrières et de panneaux ''Attention, travaux''. Mais j'étais déjà dedans, et il y a que dalle. Il faudra juste un tournevis, parce que depuis la dernière fois, ils ont vissé la porte.
- Comment tu peux visser une porte ?
- J'sais pas. Faudra p'têt' la défoncer, en fait… Vous savez défoncer une porte ?
Question inutile, quitte à entrer par effraction, ils casseraient une fenêtre.
- T'es sûre qu'on risque pas de se faire chopper ?
- Il y a aucune maison aux alentours, à part le voisin ronchon qui est parti en vacances. On est planqué par les arbres et faudrait vraiment le faire exprès pour se faire prendre. J'voudrais juste récupérer quelques photos, quand on y sera.
- Elle est meublée, au fait ?
- Ouais, rien a bougé depuis le départ de l'oncle Ernest, c'est toute une autre époque. Y a des belettes empaillées, une balance de Roberval, des journaux en allemand…
- Ton oncle est mort ?
- Naaan, il est juste à la maison de retraite. Je suppose. C'est vrai que ça fait deux ans que je suis pas allée le voir… Mais on irait là-bas, alors ?
- Ouais, si on trouve le temps…
- Yay ! Vous m'oublierez pas, hein ?
- Ouais, t'inquiète.
Quelque chose de lourd heurta le sol.
- Gui qui casse touuut…
Le Gui susnommé poussa la poignée vers le bas et poussa la porte. Et elle s'ouvrit. Il l'entre-bailla suffisamment pour passer la tête par le battant et regarder ce qui était tombé. Une sorte de planche de bois…
- Je sais pas trop comment ça marche… dit-il en entrant dans la pièce.
- Comment on revisse la porte, du coup ?
- Oh, j'pense que c'est plus la peine.
- Ho bah merde…
- Quoi ?
Grégoire désigna un tas de fourrure informe sur le sol. À y regarder de plus près, c'était un petit animal mort au poil terni. Un chat.
- J'aime pas les chats… lâcha Gui.
Il parcourut du regard le rez-de-chaussée. Un four à l'émail blanc défoncé par la rouille indiquait qu'ils étaient dans la cuisine. L'étagère et ce qu'il voyait du salon donnait une impression de vide trop impersonnelle. Les ouvriers auraient déjà pris des affaires ? Laura ferait une drôle de tête quand elle verrait ses photos de famille sur les marchés aux puces.
- En plus il était con, ajouta-t-il en parlant du chat, pourquoi il est mort là, il aurait pu sortir par la fenêtre !
- Ah ouais…
La maison sentait la poussière. Contrairement à ce que suggéraient les panneaux et la façade, le bâtiment était solide et en bon état. Les rideaux arachnéens et tachés de brun, couplés au papier peint doré-terne, donnait une allure irréelle à l'endroit. Des caisses en bois pleines de haricots desséchés, de vieux réveils arrêtés, une balance de Roberval à l'aiguille tordue, des feuilles en allemand, des photos sépia de gens inconnus, les belettes prêtes à mordre… Elle avait eu raison, c'était effectivement une autre époque. La fantasmagorie du moment où la raison d'un homme s'était arrêtée.
- C'était quoi, ça ?
- Eh mais y a encore l'électrique…
Grégoire grimpa quelques marches et s'extasia sur le compteur bourdonnant. C'était bien leur ELEEC, ça. Les interrupteurs étaient tellement vieux et fissurés que Gui n'osait pas appuyer dessus, de peur de cramer la maison. Et de se faire chopper, ce serait con que ça arrive comme ça.
L'étage comptait une petite pièce presque vide, une autre avec de gros et lourds objets non-identifiés sous plastique, et au moins trois lits. Deux douilles d'obus gravées sur une petite commode, les cordes d'alpiniste du jeune oncle Ernest… C'était un grand homme qui avait voyagé, pour son temps.
Mais ces deux-là n'en avaient rien à faire, c'était pas leur famille.
- Putain, ça sent quoi, là ?
- C'était pas le compteur, ça.
- De quoi ?
Une voiture passa dans la rue. Ce qu'il avait pris pour le bruit d'un éventuel autre squatteur n'était qu'un moteur.
- Tu deviens parano…
- Ça va, j'vais pas faire ma Laura…
- Attends…
Il y avait un bruit, encore un étage au-dessus d'eux. Le bruit d'une maquette de train électrique. Non, un autre bruit… Un crépitement. Une série de petits claquements secs et réguliers.
Si Gui avait éprouvé les émotions comme un humain lambda, il aurait ressentit la vague de froid qui traversa Grégoire.
L'ELEEC resta le nez en l'air vers ce qui semblait être le grenier. Au-delà, un trou dans le toit laissait entrevoir une bande de blanc qui était le ciel.
À l'affût, Gui sentit presque littéralement ses oreilles se dresser lorsque le bruit cessa. Il refoula toute crainte et paranoïa et se détendit tout en observant ce qui se trouvait autour de lui. Grégoire était nerveux, ça se sentait. Il se tourna vers lui et murmura :
- Qu'est-ce qu'on fait ?
Il haussa les épaules.
Le S ne put réprimer un frisson lorsque le bruit reprit. Et il se rapprochait, juste au-dessus d'eux, un cognement, comme si un petit objet dur heurtait le sol à intervalles réguliers. Puis le bruit arriva vers l'escalier. Grégoire tendit le cou pour apercevoir quelque chose. Sur un accès d'adrénaline, il dévala presque malgré lui les quelques marches qu'il avait monté, lorsqu'il vit une petite boule rose rebondir sur elle-même dans sa direction.
Pas une boule, un objet. Mais il bougeait trop vite pour pouvoir être identifié. L'automate descendit la volée de marches avant de tomber sur le plancher à leurs pieds.
Un dentier.
- Putain y a quelqu'un.
- Oui, on l'a forcément actionné. Mais je vois pas trop qui s'amuserait à lancer des poupées sur les autres squatteurs.
- L'oncle à Laura ?
Les deux se détendirent. Ils se demandèrent même s'ils ne monteraient pas chopper le troisième squatteur. Par curiosité, Gui se pencha sur l'objet.
- Je me demande juste comment ç…
Et ça le mordit.
- AAAH PUTAIN DE BORDEL DE MERDE !!!
Il agita hystériquement le bras pour se débarrasser de cette chose tandis que Grégoire le regardait avec des yeux exorbités. Bien que flou, son poignet se teintait de rouge. Il ne sut pas trop comment, la chose le lâcha. Sa peau, elle, le brûlait.
Ayant à peine touché le sol, le dentier se remit à claquer de plus belle, encore dans sa direction.
Se ressaisissant, il recula dans une chambre dans laquelle il monta sur le lit, curieux de voir si la chose en ferait autant. De haut, il observa.
Le dentier passa à gauche, jeta un coup d’œil vers la droite, si tant est qu'un dentier puisse jeter des coups d’œil, et devint soudainement dingue au point de se propulser sur le lit. Gui ne demanda pas son reste et bondit comme il n'aurait pas cru le faire vers les escaliers.
- Grégoire ! T'es où ?!
Plus de Grégoire.
Il dévala les marches – Fuck la discrétion – et se rua aussi vite qu'il put sur la porte. Le ELEEC l'avait déjà ouverte et attendait. Il la claqua, maintint la poignée, et dans un élan de paranoïa, regarda tout autour de lui pour être sûr que la chose ne s'était pas glissée entre ses jambes.
- C'était quoi ? demanda Grégoire.
- Un dentier.
- Le dentier des Werner ?
Les Werner étaient la famille de Laura.
- Un dentier parfaitement normal dans ce village. C'est pas plus mal qu'elle t'ait jamais présenté à sa famille, en fait…
- Ouais… Dis, c'qui me fait juste flipper, maintenant, c'est qu'il arrive à se barrer par la fenêtre cassée de la cuisine, et qu'il revienne là, juste au coin…
- Ouais…
Il y eut un petit silence durant lequel ils fixèrent le bout du réduit d'un mètre par lequel on accédait à la porte d'entrée.
- Bah, c'est… Ce… C'est pas comme si…
- On y va ?
- Ouais.
Il esquissa un pas et se figea.
- Attends… Le bruit, là, c'est dedans ou dehors ?
« Lalala je meu baladeu… Un dentier fantôme, donc… Même pas, un dentier fou ! Encore un truc pour lequel j'aime le Bitcherland… »
En effet, dans quel autre endroit de la France ses amis raconteraient des trucs comme ça ?
Elle faisait la part entre la réalité et la fiction. Elle avait une pensée trop mobile pour qu'on lui fasse croire n'importe quoi. Alors quand elle avait reçu ces messages… Mais qu'est-ce qui leur était passé par la tête ? S'acharner à lui faire croire ça pendant des heures, et se rétracter d'un coup le lendemain… Bah, les humains…
Elle vit les trous dans la porte. Ça tombait bien, elle avait oublié le tournevis. Tout comme elle avait oublié qu'elle leur en voulait d'y être allés sans elle, Gui ne s'était même pas aperçu qu'elle râlait tellement il était obnubilé par son histoire. Elle eut un éclair de génie : Quelques semaines après lui avoir fait découvrir SCP-087, il voulait lui faire croire à un de ces trucs, puis lui faire croire que tout cela était vrai.
« Bien tenté, fieu… »
Toutes les L ne sont pas des hippies raëliennes. Pas toutes, en tout cas.
Elle huma la maison. Elle prêtait une attention particulière à l'odeur d'un lieu, elle avait d'ailleurs remarqué que Grégoire avait la même odeur que la cave de ses grands-parents.
Ces pièces sentaient l'autre temps, le vieux, voire même le sale. Le boulanger devait faire sortir son vieil oncle de sa boutique tellement il empestait. Elle n'avait aucune idée d'à quoi il ressemblait lorsqu'il était jeune, et impossible de savoir qui étaient les gens sur ces photos. Une chose sûre : Il avait vécu. Non pas vivre comme une lapalissade, mais vivre dans le sens profond du terme.
« Roh bah mince alors… » pensa-t-elle en voyant le chat.
Elle déambula dans les pièces du bas, revoyant pour la troisième fois dans sa vie ces belettes, ces objets non-identifiés sous plastique, ces… ces trucs, là, et ces bibelots. Un petit crucifix glissé au-dessus de la porte avec un brin d'olivier, chose qui se retrouvait souvent chez les seniors de la région.
Sans penser à grand-chose, elle monta l'escalier, écouta le bourdonnement du compteur électrique, « Un jour cette maison va cramer et personne va rien comprendre… » et une fois au premier étage, prit quelques secondes pour écouter tous les bruits alentours.
Il régnait un silence de mort.
Soudain, un hurlement strident.
Des gosses passaient dans la rue. Ces petits gamins de quatre ou cinq ans dont on ne sait jamais vraiment s'ils s'amusent ou s'ils fuient, lorsqu'on les entend sans les voir.
Ah, les villageois, les gamins, les vaches dans les prés au loin, cette campagne où l'ont pouvait encore n'avoir que des arbres et du ciel en regardant par une fenêtre…
Des castagnettes jouèrent soudain dans son dos.
- Qu'est-ce que quoi ?
Plus il y réfléchissait, et plus tout cela n'avait été qu'une illusion. Mais il n'avait pas rêvé, ils avaient bien été là… Poursuivit par cette chose ? Ou bien c'était qu'un rêve ? Aurait-il pu faire ce rêve cette nuit et être encore mal réveillé ? Non, la journée était trop avancée. Mais alors quoi? Son imagination était-elle si fertile, débridée que ça ?
Ça ne pouvait pas exister, il ouvrit la porte.
Et effectivement, il n'y avait aucun dentier dans la pièce.
Refermant l'entrée, Gui fit quelques pas en avant, aux aguets. Non, aucun bruit. Il regarda à tout hasard au plafond, mais il n'y avait rien non plus. Tant mieux, qu'est-ce qu'il aurait fait d'un dentier-ninja…
- Laura ?
Sa question sonna dans le vide. Il réessaya avec plus d'aplomb.
- Laura ?
Non, rien. Plus qu'un appel, c'était une véritable interrogation : Pourquoi celle qui répondait toujours dans la minute ne donnait plus signe de vie depuis plusieurs jours ?
Les idées s'étaient alors alignées dans sa tête, et il n'avait trop su quoi penser de sa conclusion :
Il avait parlé du dentier à Laura. Laura voulait aller dans cette maison. Elle n'y était pas allée avec eux. Donc, elle y irait sûrement sans eux. Elle ne donnait plus signe de vie.
« Donc elle s'est fait bouffer par le dentier et je vais bientôt tomber sur son cadavre. »
Lorsqu'on tombe de cheval, il faut tout de suite remonter, il voyait très bien pourquoi. Mais après s'être fait courser par un automate fou, il n'avait pas trop eu le cœur à retourner là-dedans. Et il avait maintenant ce frisson et cette paranoïa que pour une fois, il avait du mal à réprimer. Alors qu'il n'y avait rien. Et qu'il ne pouvait rien avoir, d'ailleurs, ça ne pouvait pas exister.
Se retournant toute les deux secondes, fouillant chaque angle mort du regard, il ne remarqua rien d'anormal. Tout ouïe, il n'entendait rien. Pas le moindre bruit suspect.
Il tenta tant bien que mal de se détendre. Qu'est-ce qu'il avait à craindre ? C'était une peur irraisonnée, il était bien plus grand que ce dentier. Non, c'était une peur irraisonnée parce que les dentiers vivants ça n'existait pas !
Ne quittant pas des yeux le haut et le bas de l'escalier, il grimpa la moitié de la première volée de marches. Une odeur étrange vint à lui. Une odeur malsaine, putride comme ce qu'il avait cru sentir la fois précédente, avec quelque chose de plus… cuivré. Et bien sûr, dès qu'il y a cuivré dans la description d'une odeur, on ne peut que s'attendre à ce que ce soit du…
Un bruit. Mais pas le bruit du dentier, mesdames messieurs tout va bien. Le bruit de… de laine et de ressorts… De quelqu'un sur… Oui, il voyait dans la chambre du premier étage, sur le lit, une masse remuante… Une masse trapue tapie sur elle-même, tremblotante. Et ces cheveux, cette silhouette… Enfin, là c'était dur à dire, mais…
- Laura ?
La masse ne s'arrêta pas. Si, elle stoppa net. Bien sûr, quelque chose n'allait pas, mais ça, il l'avait déjà compris. Maintenant que son angoisse s'attachait à quelque chose de réel, elle se transformait en peur. Et la peur lui était plus facile à réprimer que l'angoisse. Le concret de la crainte annihilait celle-ci…
Il approcha. Il était hyper-conscient du grincement du plancher sous ses pas, et de chaque mouvement de… Laura. Et même si elle avait arrêté le mouvement, quel qu'il fut, qui la faisait bouger ainsi, elle avait encore des espèces de… tressautements, des tics, un tremblotement peu rassurant qui ne présageait rien de bon. Il n'avait pas besoin de grand-chose pour relier ça au dentier.
La masse se tourna alors vers lui.
- Salut.
« Beua-ha-ha-dégueulasse !!! »
- Salut.
Il avait pris ce ton sérieux, sinon grave, sans rien laisser paraître. Il voulait donc croire que tout allait bien.
Mais qu'est-ce que… Sérieusement, elle devait avoir la moitié de la peau du visage qui avait été arrachée on ne sait comment, et des taches rouges non-identifiées – de sang, sûrement – sur les vêtements et sur la couverture du lit. Et des poignées de cheveux arrachées qui pendaient, emmêlées aux cheveux qui lui restaient encore.
Cette demie-vision d’œil sans paupière et de crâne sans peau ni muscle… Dans les jeux-vidéo, dans les films, dans des images quelconques de creepypasta, oui ! Mais comme ça, face à face, pour de vrai sans recours à la fiction possible…
- Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
Les iris glacés du crâne se baladèrent au plafond, puis il… elle… sembla enfin comprendre la question.
- Rien.
L’œil sans paupière le fixa en silence, les muscles parcourus de tics.
- Pourquoi t'es comme ça, d'un coup ? Enfin, pourquoi… Pourquoi t'as le bras droit bouffé ?
- Ah, ouais…
Ça leva le bras droit, deux bâtons blancs et une partie de bras au bout desquels pendaient des morceaux de Laura brunis couverts de sang partiellement coagulé.
- J'aime bien faire ça, quand je te le montre t'es tout blanc.
- Je suis toujours tout blanc.
- Plus que la dernière fois.
- Au quatre cuirassier2 ?
- Non, ici. Dans cette maison.
Une fraction de seconde pour comprendre.
- Vous êtes le dentier… ?
Celui-ci releva un coin de la bouche. Effectivement, elle avait le dentier. Vision bizarre que celle-ci…
- Tu réfléchis bien vite… C'est parce-que tu as… Un QI élevé.
- Vous le sentez ? Ou vous avez accès à ses souvenirs ?
- Elle est persuadée d'être sûre que tout le monde pense aussi… arborescent que vous. Mais c'est faux, en réalité elle n'en pense rien, elle est égocentrique comme tous les humains.
- On en a déjà parlé, tous le monde est effectivement narcissique, même à son propre insu.
- Le petit gnome n'est pas avec toi ?
- D'où est-ce que vous venez ?
- De la bouche de mon propriétaire.
- Et… il est où, votre propriétaire ?
Elle leva les yeux au plafond.
- Là-haut.
- Au grenier ?
- Oui.
Trois secondes passèrent sans qu'aucun des deux ne parle.
- Va le voir.
- Pourquoi ?
- Tu ne veux pas aller le voir ?
- Si. Mais pas avec vous dans mon dos.
- Je passe devant, alors.
- Non. Parce que je veux pas que tu t'approches.
Ça eut une sorte de rire en baissant la tête. Le corps de Laura s'étendit et se releva. Une de ses chaussures était fichtrement abîmée par des traces de griffures. Il retint un frisson en voyant qu'il lui manquait des ongles et qu'au moins deux pendaient.
- Tu ne vas pas t'enfuir, n'est-ce pas ?
- Où est-ce que votre propriétaire vous a acheté ?
Ça le regarda gravement en réfléchissant.
- Nulle part. Laisse-moi tranquille. J'ai toujours été comme ça, depuis la création.
- Comment votre propriétaire peut-il être là-haut s'il est censé être en maison de retraite ?
- Ce vieux sénile voulait récupérer des objets qui n'existent plus depuis déjà des décennies. Navrant, n'est-ce pas ? Sans parler de son chat, sale bête hilarante à tuer de peur…
- Vous avez des souvenirs d'avant votre propriétaire ?
- C'est quand même vachement moche, l'alsacien. C'est comme l'allemand, en fait. Des années à lire cette langue râpeuse… Mais c'est étrange de l'affirmer dans cette bouche, elle a horreur qu'on dise ça…
- Vous comprenez l'alsacien ?
- Pour rien au monde je ne reparlerai de cette langue gerbante. Pour rien au monde je ne referait mâcher une viande avariée, pour rien au monde je ne re-goûterais à ces soupes dégueulasses.
Gui le fixa sans rien dire.
- Tu veux que je continue, hein ? Tu m'observes avec la curiosité que tu as lorsque tu observes une bête dans son vivarium. Tu veux tout savoir, tu veux savoir comment une chose comme moi est possible ? Mais qui te dit que je suis possible, au fond ?
- Le fait que je vous voie.
- Mais je ne suis qu'une illusion, sais-tu ? Crois-tu réellement qu'une chose comme moi soit possible dans ce monde ? Constate, … toi, tu glisses lentement vers la folie…
- Mmh… Nan. Je suis sans le monde réel en train de parler à un dentier qui possède le corps d'une amie, amie qui soit dit en passant doit être morte… Mh, dommage. Mais non, je ne suis pas fou.
Le crâne eut vaguement l'air interloqué.
- Tu réfléchis drôlement, pour un humain.
- Les gens comme nous n'ont pas la même conception du monde que les humains.
- Et par nous tu entends…
- Mouais, les gens avec un QI élevé, tout ça, ça aide pas trop pour l'école, la preuve, j'ai redoublé, mais on s'attache moins aux gens, on… Tu fous quoi, là ?
Ça cessa de s'approcher pour reprendre.
- Tu repars dans le même délire narcissique que tous les gens de ton espèce.
- Je décris juste un truc que je constate.
- Je t'ai goûté, la dernière fois…
Il repensa à sa main, sa peau comme partiellement rongée à l'acide…
- Souviens-toi, rappelles-toi cette brûlure, ce…
- Oui oui je sais.
- Tu as un sang très bon.
- Je sais, dit-il avec la demie-fierté des gens qui ont un sang O+.
- Tu me laisserais le goûter à nouveau ?
- Non.
- Et si je te le demande gentiment ?
- Non.
- Siteplé…
Il avait prit la même voix de panda que Laura, et tentait de faire les grands yeux comme elle le faisait jusqu'alors. Surprenant. Perturbant. Morbide, aussi, puisqu'au fond, il y voyait une morte. Mais ces mimiques qui se voulaient kawaï le faisaient plus trop, avec la moitié du visage arrachée. Pas mal, comme vision, ça l'aurait tellement fait, en cosplay… Ça y est, super-sociopathe se réveille.
- Mmh… Non.
Le corps de Laura se rapprocha.
- Ouuh, reste où tu es… siffla-t-il, sentant l'odeur de cadavre s'intensifier, et dérangé par la vision de ce truc réel et sanglant s'approchant de lui.
- Elle t'aimait beaucoup, tu sais ?
- Bah vu comme elle me spammait, oui.
Et ça recommençait, à piquer les mimiques de Laura pour essayer de l'attendrir…
- Ça devient gênant, là. Nan, nous autres sommes clairvoyants, et je vois très bien où tu veux en venir. Et je pense qu'elle aurait appuyé mon avis si elle avait pu, je veux pas faire mon Professeur Stein, mais « Les gens comme nous ne peuvent pas comprendre l'amür » ou je sais plus ce que c'était. Alors c'est pas la peine, quoi que tu fasses, arrête.
- Oh…
Gui prit deux secondes pour considérer le cadavre ambulant auquel il s'habituait.
- Mh-mh, c'est décevant. C'était beaucoup plus cool quand vous étiez un truc gore et mystérieux qui disait des trucs indéchiffrables, là vous devenez juste une sorte de cliché vachement… Vachement bas par rapport à l'image que vous donniez jusque là. Vous piquez la mémoire des gens, alors ?
Une étincelle carnassière sembla s'allumer dans les orbites.
- Tant de choses qu'ils ne sauront pas…
- Qui ça, ils ?
- Si je peux tout te dire, c'est parce que je sais que toi tu ne survivras pas. Tu es tellement innocent… Un bisou d'adieu ? minauda la chose en tendant trop avidement le cou.
Et prise de judo dans ta gueule ! Il dévala les escaliers sans se soucier de si ça le suivait ou non, ouvrit en grand la porte et se tira le plus vite possible de cette maison, trop pressé de retrouver les voitures les piétons et la civilisation.
« Avec ta chair dissoute, au moins, tu te souviendras de moi. Ta chair brûlée, si tendre… »
- Nombre de pertes ?
L'Agent du détachement francophone récemment muté en Moselle fit les comptes.
- Deux morts et un blessé.
- On va dire que ça va, alors. L'anomalie ?
- Coulson revient, monsieur.
Livide, le jeune avançait parmi les autres agents, tenant la bête à bout de bras.
- Quand t'as fait les comptes, t'as inclus les cadavres ?
- Non, effectivement. Ça fait deux cadavres de civils et deux agents morts au combat. On a aussi trouvé les traces du passage d'autres personnes, une fois qu'on les aura identifiées on enverra la FIM Delta-0 les interroger et les amnésier.
- OK. Alors, gamin, cette première récupération ?
- C'était… pas mal… Attends, tu peux juste me tenir ça ?
Ravier prit soigneusement la feuille de carton et le saladier retourné tandis que le jeune allait vomir contre un tas de bois avoisinant. Entre les deux objets, un dentier ronchon, un peu ensanglanté.
- SCP-002-FR…
- On irait le ramener à Aleph ? Les cellules sont provisoires, mais elles sont libres…
- Si les ricains croient qu'on va leur laisser…
- Aujourd'hui… huit novembre ? De l'année ████, le premier objet anormal français a été capturé.
Falken se tourna vers le gamin.
- Et comme promis, Coulson, c'est toi qui entres le matricule dans la base de données.
- Ouais !
Le bleu fraîchement revenu via l'escorte de l'anomalie s'assit aussitôt à la place du chercheur et remplit tout le peu de paperasse qu'il restait.
- Et c'est ainsi que fut créé, èsse cé pé, zéro, zéro, trois, èf èr, acheva-t-il en appuyant sur la touche Entrer.
- …
- …
Ravier se pencha vers l'écran, incertain de ce qu'il avait entendu.
- Quoi ?
- Mh ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- SCP-003-FR ?
- Bah oui, vous aviez dit de pas le mettre en zéro-un parce que c'était déjà pris, alors…
Il sembla planter deux secondes avant de se reprendre.
- Ah merde…
Falken explosa.
- Mais bon sang on a pas encore inventé l'édition de page ! Depuis le temps que je leur demande ! Ça va prendre des plombes de modifier ça !
- Roh, quand même pas…
- Bon, bah y a plus qu'à… Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Hé, lança un autre agent débarquant dans la pièce, c'est le seul ordinateur libre ? On a découvert un truc de malade dans un camp de concentration, et… Ouais, enfin dit comme ça, voilà, mais il faudrait rapidement créer l'emplacement du dossier pour qu'on puisse transférer les données de ce truc dans la base de donnée principale… C'est faisable ?
- Eh bien, oui, je suppose ?
Le chercheur regarda Coulson avec ses gros sourcils froncés.
- SCP-002-FR, donc… Déguerpissez, vous deux.
Ravier et Coulson sortirent dans le couloir.
- Bravo, je sais pas si j'aurais fait mieux.
- C'est grave ?
- Il va falloir décaler ça, maintenant. Encore que je pense pas qu'ils soient prêts à perdre leur temps là-dessus.
- C'est pas grave, alors ?
- Ça fout un peu le bordel, mais à part ça, ça va.
- C'est si dur que ça, de renommer un dossier ?
- Avec ce matos dans cette base de données avec ce niveau de sécurité et de paranoïa, oui. Mais t'inquiète pas, un jour on renommera en deux secondes n'importe quelle page, et ce jour-là ils rectifieront le tir.
- S'ils ont pas la flemme.
- Bien sûr, s'ils ont pas la flemme… Mais t'étais obligé de te gourer, aussi ?