Je ne sais pas où est passé l'autre cahier. Je soupçonne vaguement Fern de l'avoir caché. Ou brûlé. Ou peut-être que c'est son chien qui l'a mangé. Je l'entends courir dehors, le long de ce qui reste de la rue.
Il y avait une maison abandonnée où on allait jouer avec ma sœur, quand on était tout petits, à une rue d'ici. Le jardin était rempli d'herbes folles, et toutes les fenêtres étaient cassées. Il y avait un vieux mirabellier noueux devant, et en été, on se gorgeait de fruits sucrés tombés à terre. Tout avait été emporté, à l'intérieur du bâtiment, à part un immense poêle en fonte qu'il aurait fallu faire sortir en détruisant un mur, et des rats nichaient un peu partout. On considérait que c'était notre cabane secrète, parce que comme elle touchait la périphérie extérieure, la frontière qui fait disparaître tout ce qui s'éloigne trop du cœur de 3 Portlands, presque personne n'osait y aller.
Nos grands-parents n'aimaient pas nous y voir jouer, mais moins à cause d'un quelconque danger que parce que nous étions des Marleys, et que, faillite ou pas, jamais des Marleys ne devaient s'abaisser à jouer comme des enfants du bas peuple.
Année après année, nous avons regardé la périphérie l'engloutir, pierre après pierre, tuile après tuile. D'assez près, on sentait comme un crépitement statique, et ça me donnait la chair de poule.
Et puis, un matin, il n'y eut plus de maison du tout.
C'était juste quatre murs vides, me disait ma petite sœur. Les gens étaient partis depuis longtemps, et tous leurs souvenirs aussi. Et la maison avait sûrement été très flattée de nous avoir servi de cabane dans ses vieux jours.
Tout ce qu'il en restait désormais, c'était des souvenirs dans nos têtes, et un jour, ces souvenirs disparaîtraient avec nous, et plus personne ne saurait que cette maison avait existé. J'y ai repensé le soir chez nous, en essayant de m'endormir dans notre chambre à l'étage, fixant le plafond, tournant d'un côté puis de l'autre, sans parvenir à fermer l’œil.
C'était rien du tout. C'était juste une maison.
Juste une maison.
J'ai fait une nouvelle expédition en ville. J'ai encore senti des regards désobligeants à cause de mes vieux vêtements. J’en ai trouvé qui appartenaient à mon père, mais ils étaient déjà usés et passés de mode du temps de grand-père. Mes chevilles et mes poignets dépassent comme des racines noueuses. Moi aussi, je voudrais disparaître dans le sol.
Dès le début des années 70, faute d’ancrage, la maison de famille avait d’ores et déjà presque atteint la périphérie extérieure. Les voisins respectables avaient tous déménagé dans le centre-ville, mais nous, nous étions des Marleys, et les Marleys mettaient un point d’honneur à conserver leur demeure familiale. Faute d’argent pour payer un golemancien ou pour faire transporter le bâtiment pierre par pierre par des thaumaturges, mon père consacrait tout son temps libre à la fabrication d’un dispositif capable de déplacer toute la maison en une seule fois. Il y dépensait presque tout ce que rapportaient ses commandes, mais la honte qui entourait tous les artisans qui vivaient près de la périphérie ne tarda cependant pas à faire son œuvre, et son carnet de commandes se retrouva presque vide.
C’était un simple revers de fortune, disait grand-père. Ces labos qui avaient la mainmise sur l’économie de la ville, ça ne durerait pas. Les gens se lasseraient vite des technologies anormales modernes, et l’artisanat honnête reprendrait un jour le dessus. On verrait bien qui des facteurs d’automates et des golemanciens aurait raison le premier des robots et des écrans.
Du haut de mes huit ans, j’avais dit que peut-être qu’ils pourraient acheter une télé, pour voir, et mon père m’avait collé une claque retentissante.
Tard dans l'après-midi, aujourd’hui, j'ai fini par retrouver l'emplacement de la salle d'enchères qui avait passé commande à mon père d'un automate capable d'arbitrer lui-même les ventes ; c’était sa dernière commande de grande ampleur avant le début de la fin. Comme cet ouvrage était assemblé directement dans la tribune à cause de la place que prenait le mécanisme d'animation spirituelle, mon père avait passé beaucoup de temps là-bas. Je n'aimais pas la façon dont les gens nous regardaient avec mépris en s’attardant sur mes cheveux trop longs et emmêlés, en me faisant sentir comme un moins que rien.
Pour fuir les regards désobligeants, des fois, avec ma petite sœur, nous grimpions sur le toit de la salle en attendant que notre père nous ramène à la maison. L'ardoise chauffait très fort, en été, et on devait faire attention à ne pas glisser en hiver. Une fois, j'ai dû rattraper Fern in extremis près de la gouttière, parce qu'elle avait vu un merle. Elle tenait absolument à donner un prénom différent à chaque oiseau qu'elle voyait passer. Je lui disais que c'était sans doute plusieurs fois les mêmes qui revenaient et qu'elle n'avait aucun moyen de vérifier, et elle riait.
Je suis remonté sur le toit une dernière fois pour en détacher une tuile d'ardoise.
Ça y est, les plans sont enfin terminés. J’ai tout accroché aux murs de l’ancien atelier ; c’est le point le plus éloigné de la frontière périphérique, de toute façon, donc cela va de soi.
Je ne suis jamais allé à l'université. Je ne comprendrai jamais rien ni à la magie traditionnelle, ni à la golemancie, ni à la robotique. Je ne saurai jamais construire quoi que ce soit qui déplace la maison en entier ni même finir ce que mon père avait commencé, car je ne sais pas fabriquer d’automates comme lui. Mais il me disait toujours que j'étais doué pour une chose, une seule, et c'était écouter le langage secret des objets. Ils veulent chacun être posé d'une certaine manière, agencé d'une certaine façon, et ce désir est un liant plus puissant que n'importe quelle substance physique. Parfois, tout petit, j'allais empiler des pierres les unes sur les autres en équilibre sur leurs angles, ou leurs arêtes, ou aussi haut que je le pouvais, pendant des heures. Je pouvais le faire, car je savais qu'elles voulaient le faire.

Un jour, il y a bien longtemps, j’ai demandé à mon père s’il pouvait m’aider à fabriquer une parfaite petite maquette de notre maison – il n’a jamais eu le temps, bien entendu. Tout comme il n’a jamais eu le temps de finir le dispositif qui déplacerait toute la maison. Cependant, ce jour-là, il m’avait mis en garde contre l’idée de "perfection" même, car si jamais notre foyer possédait un génie du lieu et que celui-ci trouvait ma maquette plus à son goût, il se cacherait dedans, et le phénomène serait irréversible.
Je lui avais alors demandé s’il était possible de construire une chose créant un appel, un désir suffisamment intense pour y enfermer quelque chose de plus puissant – est-ce qu’on pouvait voler l’âme d’une forêt ? d’une ville ? d’un peuple ?
Ce jour-là aussi, il m’avait collé une claque magistrale. Mais aujourd’hui, il n’est plus là pour le faire.
Voyez-vous, certains objets veulent être posés d’une certaine façon, et d’autres veulent être réunis. Il leur faut un foyer, ou un ami, ou une main à tenir. Parfois, lorsqu’on ouvre une tombe pour la vider quand une concession a expiré, on découvre un ou deux objets parfaitement intacts, et tout le monde crie au miracle – en réalité, ils étaient exactement là où ils devaient être, par accident. Et parfois, comme un caillou se sent obligé de tomber à terre, ils ne veulent même pas être là, mais se sentent irrésistiblement obligés d’être quelque part.
Exactement comme le génie du lieu de 3 Portlands.
Il est tapi au cœur de la ville comme un bernard-l’hermite dans une coquille, mais au lieu d’en chercher une autre plus adéquate, il repousse toute la ville autour de lui. Vers la périphérie.
Vers le néant.
Et si je peux lui construire une coquille, un réceptacle, un avatar, une allégorie parfaite de ce qui fait que 3 Portlands est 3 Portlands, qui soit capable de l’arracher à la ville physique comme une peau morte à des lèvres gercées et de le piéger pour toujours, tout sera terminé. Enfin.
Le souci, maintenant, ça va être de finir de tout rassembler, niveau matériel. Je ne peux rien fabriquer, car un génie des lieux sent ces choses-là. Non, il va falloir que je continue d'utiliser des objets existants en ne les modifiant quasiment pas, des objets chargés d’histoire et d’âme, jusqu’à ce que l’assemblage atteigne le stade critique et que le génie soit obligé d’y migrer, par capillarité spatio-spirituelle. Je dois me focaliser sur le vrai 3 Portlands, celui d’autrefois, celui qu’on a connu ma petite sœur et moi. Pas cette espèce de parodie magico-technologique bâtarde et mutilée qui a émergé au cours du siècle actuel. Non. Il me faut le vrai visage de la ville, et je vais le lui arracher.
Et la maison arrêtera enfin de bouger. Et tout pourra redevenir comme avant.
Enfin, du moins, c'est ce que j'espère. Tellement de choses du véritable 3 Portlands ont déjà été englouties par la périphérie que j'ai l'impression de construire un château de sable pour arrêter la marée. Mais je suis très patient, ma pelle est solide, et j’ai beaucoup de sable.
J’ai enfin trouvé quelque chose de satisfaisant pour commencer à assembler toute la colonne vertébrale, segment après segment. J’ai sacrifié ce qui restait du dernier montant de la balançoire devant l’endroit où se trouvait l’ancienne maison des voisins d'en face. On passait des heures dessus, avec Fern – parfois, on se balançait à l’envers, et on regardait le ciel multicolore, et on prétendait que c’était un océan et que si on lâchait les chaînes, on allait tomber dedans.
Une fois, grand-mère me poussait sur la balançoire, quand elle pouvait encore marcher, et elle trouvait que j'étais plus lourd que d'habitude. Je lui ai dit que j'avais les poches pleines de cailloux, parce que j'en avais ramassé sur un chemin que j'aimais bien. Elle a répondu que je méritais bien mon nom, alors je lui ai demandé ce qu’il voulait dire. Elle a ri, et elle m’a expliqué qu’Ælfstan, c’était une vieille façon de parler d’une pierre magique, et que j’étais sa petite pierre à elle.
Plus tard, j’ai pensé aux ricochets qu’on faisait avec les cailloux, et j’ai eu l’impression qu’elle me voyait comme un petit objet dans sa poche, qu’elle espérait voir aller très loin.
Avant-hier, j’ai volé une des chaises d’une salle de conférence de l’université où Fern m'avait traîné une fois. Le cuir du dossier est de très bonne qualité et le bois a cet aspect qu’on ne sent que sur celui qui a été manipulé par des centaines de mains pendant des siècles. Aucun vernis, aucun ponçage au monde ne saurait achever un effet pareil. Des morceaux d'âmes sont comme incrustés entre les veines de la matière. Du sable dans le lit d'un ruisseau. Ça sera parfait pour une partie de la charpente. Je me demande s'il sera nécessaire de prendre quoi que ce soit d'autre là-bas ? Mais j'ai encore du temps. Seul le mur le plus proche de la frontière extérieure a été absorbé, et ça n'avance que d’un mètre par an.

Même en modifiant très peu chaque objet, l'assemblage est long, fastidieux, et terriblement ardu. Certains objets s'accrochent les uns aux autres comme des tiques à un cerf, d'autres se repoussent désespérément, et je dois sans cesse modifier et adapter mes schémas tant il est impossible de prévoir le caractère de chaque élément. Je n'ai jamais eu autant de cals sur les mains.
En pensée, je me réfugie dans la rue de jadis. Je lève les yeux en rentrant le soir avec mon vélo de souvenirs, et il y a de la lumière à la fenêtre de la chambre de grand-mère. Des papillons de nuit s'y agglutinent. C'est toujours sa maison, elle est toujours en vie, et les freins rouillés du vélo grincent dans l'allée qui me ramène vers elle. Aucune photographie ne vaut la réalité presque insupportable des souvenirs. Oh, nous vivions déjà dans l'opprobre général, mais c'était une honte vivante, celle dans laquelle on peut encore se réfugier comme un clochard se réfugie dans une capeline trouée en s'y sentant chez lui.
La rue a cessé d'être une rue lorsque l'étrange crépitement de l'oubli a commencé à la dévorer, et même la honte est devenue froide, une fois le puits du mépris des autres tari. Il faudrait partir, me dit Fern. Il ne reste plus rien ici. Il ne reste que la mort.
Mais tant qu'il reste la mort, rien n'est encore tombé dans l'oubli.
Mon expédition au vieux phare n’a pas livré les pièces que j’espérais – parfois, lorsque j’essaie d’écouter leur langage, ce ne sont pas les objets que j’attendais qui s’expriment. Et oh, que les os de mouettes mortes entre les pierres parlaient fort, et il y en a tant et tant. Elles parlent des vagues, et elles parlent de vengeance. Ma besace cliquetait comme une boite à musique, sur le chemin du retour.
Quand je suis rentré, le stupide chien de ma sœur m’a aboyé dessus et a essayé de mordre mes chevilles nues, comme s’il avait l’audace de croire que j’étais un étranger dans ma propre maison. Et Fern a vu les os de mouettes, et elle s’est mise à hurler.
Ce que je fabrique, qu’elle m’a dit, ça n’est pas 3 Portlands, ni même une version allégorique fantasmée de 3 Portlands. C’est quelque chose qui n’a jamais existé que dans ma tête, c’est quelque chose que j’ai construit artificiellement sur des fondations de légendes avec des os de souvenirs, et on ne peut pas ramener quelque chose qui n’a jamais existé ailleurs que dans une tête. Et elle refuse, a-t-elle crié, de passer le restant de ses jours emprisonnée au milieu de vieux morceaux de charpente, de toiles d’araignées et de débris d'os. Je lui ai dit parfait, d’accord, va-t’en puisque c’est ça, et elle s’est laissée tomber sur le fauteuil en velours de grand-mère, et un nuage de poussière et d’écailles d’ailes de mites s’est élevé.
Elle est restée là à me regarder inventorier les os de mouettes en silence, classant instinctivement ceux qui voulaient rejoindre l’assemblage pour les mettre de côté. Au bout d’un long moment, elle m’a demandé si c’était vraiment ce que je voulais faire de ma vie. Si je n’avais pas envie de vivre pour moi-même, de devenir quelqu’un. Je lui ai dit que je n’avais pas besoin de devenir quelqu’un puisque j’étais déjà un Marley, et que je faisais ce que j’étais destiné à faire depuis ma conception. Elle m’a regardé sans comprendre. Comme si j’avais une vie qui m’appartienne. Comme si j’avais eu le choix un jour.
Elle est ressortie sans rien dire en emportant son fichu chien.
Je viens de retrouver ce cahier dans un pot poussiéreux. Je suis certain que c'est encore un coup de Fern. Ou de moi ? Ou peut-être qu'il voulait aller là, comme ces objets qui s'attirent spirituellement dans l'assemblage. On mettait des bouquets de fleurs séchées à cet endroit, avant. Maintenant, le pot est terni, il y a un scarabée mort au fond, et il est couvert de toiles d'araignées. Si seulement elles faisaient leur travail… Il y a un insecte quelque part dans l'atelier. J’ignore où, exactement, mais je l'entends parfois se poser sur un des schémas accrochés au mur, avec un bruit similaire à celui d'une goutte tombant dans un évier. C’est tout aussi exaspérant.
L'air est rempli de particules qui dansent dans la lumière dorée, celle qui arrive encore à filtrer par les espaces entre les plans sur les fenêtres. Parfois, je m’absorbe dans leur contemplation pendant plusieurs minutes. J’ai du mal à me concentrer.
Il paraît qu'il n'y a aucune maison vraiment hantée. Juste des maisons où tellement de choses se sont passées qu'elles acquièrent leur propre identité, et parfois, elles vous aiment. Et parfois, elles vous haïssent. Peut-être que j'ai tant aimé cette maison qu'elle commence à me haïr.
Je ne sais pas si la maison elle-même a un génie du lieu, comme mon père le soupçonnait. Si c'est le cas, je dois faire très attention à ne pas le capturer à la place de celui de la ville, parce que je n'aurai aucun moyen de le faire sortir, et pas de seconde chance.
C’est juste quatre murs remplis de vieilleries, qu’elle me dit, Fern. Et que je pourrais juste aller dans une autre maison, et même y emporter toutes les vieilleries, si je le voulais, et que tout ça n’a plus aucun sens. Je lui ai dit que ça ne serait plus la maison des Marleys, et quand elle a insisté, je lui ai demandé ce que ça lui ferait si on prenait tout ce qu’il y avait à l’intérieur de son chien et qu’on le mettait dans un autre chien. Elle m’a giflé. Elle ne comprend vraiment rien.
La réserve du vieux théâtre a livré toutes sortes de choses exploitables, mais j’ai choisi un morceau de l’ancien rideau, celui qu’il y avait à l’époque où on allait encore assister à des représentations avec les grands-parents. On n’y est plus jamais retournés quand ils ont commencé à utiliser des robots des labos Prometheus comme machinistes, mais au fond, je sais bien que c’est parce qu’on n’avait plus du tout d’argent.
J’ai découpé le rideau en lanières, et elles s’enroulent à la perfection autour de la rampe prise au grand hôtel, comme des muscles autour d’une jambe squelettique. Lorsqu’on s’aventure suffisamment loin dans cet art, la frontière entre l’animé et l’inanimé devient perméable, et il ne reste plus qu’à passer le bras à travers et à toucher la moelle du réel.
Au fond, j’ai toujours été un objet de plus dans cette ville, dans cette maison. Mais un objet peut faire beaucoup de dégâts, une fois lancé assez fort.
Regarde ton caillou magique, grand-mère, regarde-le bien, regarde-le rebondir encore et encore à la surface, avant de disparaître et d’emporter toute l’eau avec lui au lieu de couler.
Le cahier était enfermé dans la cage thoracique d'un des animaux empaillés que j'ai vidés l'autre jour. Ça faisait si longtemps que je n'avais pas écrit. Le crayon pèse lourd et le cahier est comme mort entre mes mains. Un instant, j'ai eu peur qu'il me morde. Les bêtes mortes ont toujours des dents. Les murs ont des oreilles et les portes ont des yeux. Les objets sont sincères. Seuls les êtres vivants mentent. Et l'homme que tu connais te trahit. Tu demandes où sont tes cheveux, au réveil. Et je ne sais pas. Bon sang, je ne sais pas. Je crois qu’ils sont dans les câbles qui relient les éléments du bras gauche parce que le suaire que j’ai déchiré l’autre jour n’avait pas des filaments assez conducteurs. Je crois qu’il venait d’une des tombes que j’ai vidées dans la ceinture extérieure, celle qui avait une statue sans tête. Dans le suaire, il y avait seulement une pierre percée et un crâne d’oiseau, niché dans le tissu comme un cœur dans un humain. Les lichens sur la statue, c’était les mêmes que ceux des murs du conservatoire. Il n’y a que des lichens qui ont baigné dans la magie pour former ce genre de motifs. Tout est relié ici, tu ne vois pas ? Tout est relié ensemble comme par des fils de tapisserie. Je dis ça et tu dis que je suis l’araignée au milieu, et quand j’ai arrêté de te parler j’étais assis sous l’escalier, là où j’allais quand on me giflait, là où mon père n’arrivait jamais à me trouver. Et le mur crépite. Il crépite si fort que je le sens sous ma langue.
Est-ce qu’une maison peut souffrir ? Est-ce qu’un objet peut souffrir ?

Le bras gauche fonctionne et chaque pièce glisse comme les grenouilles entre mes doigts quand je jouais dans le ruisseau. Ma petite sœur venait poser une couronne de fleur sur ma tête et riait, et je jetais ça dans le courant, parce que c'était des choses de fille et qu'il fallait que j'aie l'air d'un homme comme papa, et puis elle pleurait. J'ai l'impression de faire la même chose aujourd'hui. Mais les cheveux c'est comme les fleurs sur la colline, ça finit toujours par repousser. Je ne peux pas faire repousser une maison. Je ne peux que vivre dans cette honte infâme en attendant de revoir la lumière, ou le salut, ou la vengeance. Quand on est au fond d'un abîme et qu'on est cerné par la mort et la décomposition, on prend ce qui vient, que ce soit un flambeau, un couteau ou une corde. Les trois peuvent vous sauver ou vous tuer, mais bon sang, vous allez les attraper. Vous allez les attraper si fort que vos mains en seront incrustées. J'ai incrusté les fragments de mosaïque de la place Prometheus dans le troisième visage qui prend peu à peu forme. Je crois que j'utiliserai le vitrail cassé que j'ai récupéré dans l'église des Seelie pour les yeux. Si le génie du lieu est piégé dans ce corps, autant lui donner la plus belle fenêtre sur le monde extérieur, pas vrai ?
Je me suis fait mal sur le verre et j'ai essuyé sur le bois prévu pour le bras droit, à un endroit qui n'était pas aussi poli que le reste. Il a bu comme un ivrogne tombé dans un tonneau. Ma tête tourne. Il faudrait une pièce un peu bombée pour servir de charnière au cou mais si j’en taille une artificielle, le piège ne sera pas fatal au génie. Mais tout sera bientôt parfait. Oui, tout sera parfait.

Je ne peux pas réutiliser de fragment d’une boule de rampe d’escalier de la Mairie, j’ai failli me faire prendre la dernière fois, et je ne peux pas me le permettre. Pas si proche du but. Je le sens, je sens le génie de la ville faiblir de jour en jour, il bouillonne sous sa peau de pierre et de bois, et il ressent l’appel de ma création. Bientôt il ne pourra plus l’ignorer, et il viendra s'y encastrer à son tour. Mais il me faut cette fameuse pièce bombée plate. Un peu triangulaire.
Fern passe tout son temps dehors maintenant, elle ne veut même plus entendre parler de la maison ni de moi. 3 Portlands est immense, et pourtant son désir d’exploration y est presque à l’étroit tant elle en connaît déjà chaque recoin – alors elle s’attarde davantage dans les parties plus récentes, moins familières. La ville entière est sa maison, qu’elle dit, et peu lui importe qu’elle continue d’évoluer, en bien ou en mal. La ville c’est comme les gens, qu’elle dit. Ça change. Ça change tout le temps, et des choses doivent disparaître pour faire de la place pour d’autres. Mais cette maison n'est pas juste une maison, cette maison c’est les Marleys, et ils ne peuvent pas disparaître. C’est une chose qui est plus qu’une personne, plus que plusieurs personnes, et beaucoup plus que moi, et elle part vers le néant, Fern, elle part vers le néant, et moi avec. Petit bout par petit bout.
Est-ce qu’elle sait où est passé son chien ? Est-ce qu’elle soupçonne quelque chose ?
Est-ce que les objets longtemps aimés sont des personnes ? Est-ce que les personnes isolées deviennent des objets ?
Il me faut cette pièce. Sans ça, la troisième tête ne peut pas tourner.
les personnes les personnes sont des objets les personnes sont des objets les personnes sont des objets LES PERSONNES SONT. DES OBJETS DES OBJETS DES OB JETS PERSONNES SONT DES OBJETS
OBJETS J’AI MAL PUTAIN LES PERSONNES SONT DES OBJETS
est-ce qu’un objet peut souffrir
est-ce qu’un objet peut souffrir Fern est-ce qu’un objet peut encore marcher
je me servais pas tellement de ce genou
la troisième tête pivote si bien maintenant
elle est revenue avec de quoi manger et j’ai voulu lui montrer le réceptacle mais elle a vu ma jambe et elle est allée vomir dehors
ce qu’elle a apporté c’est un plat d’un des restaurants près du Memorial Park le maïs était délicieux avec la sauce
on allait là-bas dans le parc quand on était petits on faisait voler des cerfs-volants fabriqués par papa et les couleurs du ciel se mélangeaient dedans et c’est encore quelque chose que le grand rien de l’extérieur va emporter
la frontière a mangé le pied de l’escalier et je ne peux plus accéder à l’étage même en passant de côté c’est fini, nos chambres d’enfants étaient là-haut Fern, on s’allongeait sur les tapis à l’époque où il y en avait encore et comme on avait pas de télé on lisait des romans d’aventure et les motifs des tapis devenaient une géographie de rivières et de montagnes et on se perdait dedans
tu soufflais de la poussière dans mon nez et tu riais et je pensais que tout serait éternel mais les tapis et les planchers qui craquent et les chambres et même les enfants ça retourne au néant comme les souvenirs d’un vieillard près de la mort
c’est comme grand-père à la fin, il oubliait tout aussi, je lui tenais la main et il me demandait qui j’étais, et puis il me confondait avec papa et il me disait qu’au moins j’avais eu un beau mariage, et si je pleurais il ne comprenait pas pourquoi parce qu’il parlait de choses heureuses
mais dans sa tête j’avais déjà cessé d’exister
on passe nos vies à remplir nos têtes de souvenirs et ensuite on devrait tous les perdre petit à petit ?
un par un ?
c’est tellement injuste
comme les tuiles du toit qui sont prises une par une dans le crépitement et font entrer les feuilles mortes et les papillons de nuit dans le salon du rez-de-chaussée
ça tombe comme de la neige
il avait la tête remplie de papillons
on perd nos souvenirs un par un et c’est toute notre vie qui s’efface et quand le dernier a disparu il ne reste plus personne à l’intérieur de la personne
il ne reste plus qu’un objet honteux dont on se débarrasse dans une boite et qu’on met sous terre pour ne plus jamais le voir
comme une maison vide comme une cage dont les oiseaux sont partis
mais j’ai bientôt fini Fern
j’ai bientôt fini
elle m’a fait un pansement et elle est repartie dans le monde du dehors
elle est partout dehors et moi je suis nulle part dedans
j’ai fourré toutes les ailes des papillons dans un sac de toile du marché de la place du Piot-chan, avant il y avait du thym éternel dedans je crois, la toile a la même odeur que les tiroirs avec les vêtements de grand-mère, ça bat encore à l’intérieur. maintenant ça sert de poumon principal à la seconde tête, il lui en manquait un et il manquait un lien avec ce marché-là. c’est pour ça que le génie ne cède toujours pas. il ne manque presque rien, presque rien. un cheveu de plus ou deux dans la toile. je teste la tension de mes fils comme l’araignée. la mouche que je veux attraper est un aigle royal à trois têtes mais la toile m’a pris tellement d’années. ses os vont craquer comme du bois mort. son sang va vernir les boiseries. ses plumes vont décorer mes murs. les murs de ma maison, de notre maison Fern.
je pense qu’il manque une longue pièce courbe pour parachever la cage thoracique mais je peux à peine marcher et même la poussière vibre autour de mes doigts et me couvre d’écailles d’ailes de papillons
bon sang il en reste tellement peu de cette maison je vais être à court de pièces et tout ce qui reste, le peu qui reste, tout crépite, tout crépite si fort, si fort
j’ai mal à la poitrine et mes ongles pétillent presque d’être si proches de la frontière périphérique et je ne peux pas changer le pansement tout seul mais je dois finir, je dois finir
je suis un escargot piégé par le froid dans sa coquille et qui recule de plus en plus il reste si peu de la maison si peu si peu presque rien presque mort et si peu de moi aussi
mais le printemps arrive
le printemps arrive et il sera terrible
il sera terrible
il y a un caillou dans ma chaussure et il continue d’y rouler même quand j’essaie de l’enlever et de taper le talon et je ne sais pas pourquoi ça m’obsède plus que tout le reste
j’ai un caillou dans ma mémoire et il y roule et demain, demain il sera toujours là
j’aimerais pouvoir le faire sortir
moi je peux plus
les ælfstan sont des objets
s’il ne reste rien d’autre c’est là qu’il faut se servir
j’espère que la lime est assez affûtée
au moins adam avait dieu pour l’aider à ce moment-là
je ne sais pas combien de temps je suis resté par terre mais au réveil il y avait une pellicule de poussière sur mes paupières et le trou dans ma poitrine était couvert de papillons
pas moyen de distinguer les paillettes de sang séché des écailles c’est comme de la sciure c’est comme des fragments de feuilles mortes
mais j’ai la pièce et c’était tout ce qui manquait
c’était tout
ça a bougé
c’est entré
ça y est
quelque chose est entré dans le réceptacle ça y est
j’ai le génie j’ai la ville j’ai la maison et j’ai nous Fern j’ai nous j’ai ce qui reste de nous
et tout va s’arrêter maintenant et chez nous va redevenir chez nous
ça devait s’arrêter
le nouveau réceptacle du génie est sorti lentement de l'atelier et il s'est assis dehors, mais ça ne s’arrête pas
j’ai mesuré
la maison continue de s’enfoncer dans la périphérie
il en reste si peu. pourtant j’ai le génie pris au piège. je l’ai
mais rien ne s’arrête
je me suis rapproché de la ville avec ma béquille et elle est toujours la même
je ne comprends plus rien
tout semble normal tout continue comme avant dans cette espèce de parodie de ce que la ville était
je crois que mon pansement est infecté et les gens ont peur de moi
ils ont peur de moi
(peur d’un caillou boiteux ?)
je ne comprends plus rien
j'ai vérifié, et la maison elle-même n'avait pas d'âme qui aurait pu rentrer dedans à la place
rien ne manque
rien
pourtant il y a bien quelque chose dedans
NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON NON
JE SUIS DÉSOLÉ JE SUIS DÉSOLÉ JE SUIS DÉSOLÉ DÉSOLÉ JE SUIS DÉSOLÉ JE
JE SUIS DÉSOLÉ
TELLEMENT
JE SUIS TELLEMENT
DÉSOLÉ
JE SUIS
un objet un objet un objet un pot vide sans fleurs fanées un bout d'os un caillou
je suis un caillou
même pas un caillou
je suis rien
une pauvre merde
est-ce que les personnes deviennent autre chose lorsqu’on les jette
lorsqu’une pauvre merde les exploite et les casse
et les abandonne dans le fossé
comme des objets
je suis désolé
fern