SCP-446-FR

Objet no : SCP-446-FR

Niveau de Menace : Jaune

Classe : Sûr

Procédures de Confinement Spéciales : SCP-446-FR doit être conservé dans une unité de stockage pour objets anormaux de 5 × 5 × 3 m, située dans le Site de Stockage-Kybian. Celle-ci doit être maintenue verrouillée par deux serrures : une électronique dont le code est possédé par la Directrice Kathryn Mayers, ainsi qu'une mécanique dont la clef est conservée par la Dre Levrin-Benoist, spécialiste en dangers-cognitifs. Toute représentation de SCP-446-FR, quel que soit son support, doit être supprimée par la Force d'Intervention Mobile Êta-10 ("Ne voient pas le Mal").

Seuls les membres du personnel accrédités, pour des tests certifiés par le conseil du Pôle de Recherche, sont autorisés à manipuler l'anomalie. Celle-ci doit être transportée dans son unité de confinement, et en être extraite uniquement dans les salles d'expérimentation appropriées (aucune vitre d'observation, sas d'entrée, portes sans interstices et équipées d'un store métallique se déployant presqu'immédiatement en cas d'urgence). Dans le cas où l'anomalie serait aperçue hors de son confinement et sans dispositif de protection, deux membres du personnel de Classe D doivent être envoyés afin de recouvrir SCP-446-FR d'un drap suffisamment grand afin de dissimuler complètement l'objet, avant que celui-ci ne soit remmené dans son unité de stockage. En aucun cas ceux-ci ne doivent regarder l'artefact lors de la procédure.

Seuls les Classes-D sont autorisés à entrer en contact visuel avec SCP-446-FR. Dans l'éventualité où une personne serait affectée par l'anomalie, celle-ci doit suivre la formation no 446-FR ("Rééducation des sens") afin de pouvoir réintégrer le personnel1. La cécité soudaine doit être justifiée à ses proches par le Département de Censure et de Désinformation, plusieurs scénarios sont disponibles2.

La moindre trace de Jade Biansson doit être examinée et, en fonction de sa pertinence, remise au Département des Affaires Externes afin de contribuer à sa capture, considérée comme étant de priorité Bravo. Toute piste croisant celle du Groupe d'Intérêt "Et Maintenant, On Est Cool ?" doit être jugée prioritaire, et recevoir en conséquence les ressources nécessaires à son suivi.

Description : SCP-446-FR est une sculpture de 2 m de haut, conçue et ciselée par Jade Biansson. La description précise de l'objet est actuellement indisponible étant donné la nature de son anomalie (voir plus bas). En effet, l'artéfact émet en permanence un puissant danger-cognitif affectant toute personne le contemplant, ci-après dénommée "le Sujet". Cet effet est instantané et se transmet à tous les médias/supports pouvant comporter SCP-446-FR, comme des photographies ou des vidéos. Il n'existe à ce jour aucun moyen de se prémunir de l'anomalie, à moins d'éviter tout contact visuel, ni de s'en rétablir.

Le Sujet, une fois affecté par SCP-446-FR, est aveuglé définitivement3. Les analyses ont permis de montrer que les globes oculaires, ainsi que les nerfs optiques, sont laissés intacts par l'anomalie. La cécité provient en réalité d'un endommagement irrémédiable du thalamus, et plus particulièrement du noyau géniculé latéral. Celui-ci est en effet considérablement atrophié, incapable d'assurer son rôle de relais des informations visuelles. Un examen plus précis montre une nécrose limitée aux extrémités des axones, empêchant toute communication avec le cortex visuel primaire. Il est possible que la vue de SCP-446-FR affecte, par le biais de procédés anormaux, cet élément du diencéphale en submergeant les axones rétiniens d'informations, amenant l'organe à dépasser sa capacité de traitement et à s'endommager de lui-même.

Cependant, les analyses IRM tendent à montrer que le noyau géniculé latéral n'est pas complètement rendu inefficient. L'organe témoigne en effet toujours d'une activité, qui se répercute sur d'autres zones du cortex cérébral, comme les lobes pariétal et occipital. Plusieurs hypothèses avancent un phénomène semblable à la synesthésie4. Ces modifications diffèrent selon les Sujets, ce qui, couplé à une connaissance encore imparfaite des effets de chaque zone cérébrale, rend toute analyse précise impossible. Chaque Sujet est ainsi affecté de manière différente par SCP-446-FR, sans qu'aucun schéma ne puisse être retenu. Le seul point commun est une représentation distincte du champ du visible5 par le biais des autres sens. Un Sujet est alors capable de voir en utilisant le goût, le toucher, l'ouïe, l'odorat, la thermoception6, la proprioception7, l'équilibre ou encore le sens algique8. Ce nouvel état provoque de prime abord une forte désorientation, puis, après une période d'adaptation variant de 15 à 20 jours, une visualisation de l'espace unique. Ci-dessous, une liste non exhaustive des divers Sujets :

Sujet Méthode de représentation visuelle Commentaire du Sujet Description de SCP-446-FR Note
Roland Derussaux Chaque longueur d'onde9 reçue par la zone fovéale10 correspond à une température, ressentie au niveau du visage. Plus précisément, le violet est associé à une intense brûlure du premier degré, le rouge à une sensation de froid glaciale, tandis que le vert correspond à une température confortable (aux alentours de 20 °C). Certains pourraient penser que j'ai dorénavant une espèce de "vision thermique inversée", comme en sont capables certaines caméras. Mais ils se trompent : je suis bel et bien aveugle. Incapable de "voir" au sens commun du terme. Cependant, je suis capable de déterminer quelle couleur je regarde. C'est peu, mais mieux que rien. Cela me permet de me repérer globalement dans l'espace, et de déterminer à quoi j'ai affaire, voire à qui si vous mettez les mêmes vêtements. Tout ça uniquement en fonction de la température que je ressens. Un peu comme lorsque vous vous tournez face à une cheminée : la chaleur que vous ressentez vous indique où se trouve l'objet. Alors ça n'est pas du tout précis, évidemment, mais comme je l'ai dit : c'est mieux que rien. Des piqures, des centaines de milliers d'aiguilles minuscules qui se plantent dans votre peau. C'est extrêmement désagréable, je n'arrive pas à déterminer si ce sont des brûlures de froid ou de chaud. Peut-être que la ou les couleurs de l'objet s'approchent de l'infrarouge ou de l'ultraviolet, ou alors le mélange résultant est trop bariolé. Le Sujet doit être prévenu quand des couleurs sensibles se trouvent dans son champ de vision, afin de lui éviter toute potentielle douleur. Il est conseillé de porter du vert en sa présence.
Dominique Talon Les distances sont perçues comme une pression au niveau du cou par le Sujet11. Plus l'objet fixé est loin, plus celui-ci a l'impression d'être étranglé. Une limite se dessine aux alentours de 100 m, où le Sujet n'est plus capable de respirer. Un examen médical a permis de mettre en lumière une particularité des aires somesthésiques du cerveau de celui-ci, ces zones recevant des signaux sans que les récepteurs associés soient excités. Je suis condamnée à vivre dans un 16 m2. Rien que le couloir pour y accéder m'est difficile à parcourir, à moins que je ne fixe mes pieds ou le plafond. Enfin, où j'imagine où ils sont : il suffit d'un puits de lumière pour qu'immédiatement j'ai du mal à respirer. Ah ça non, ce n'est pas facile à vivre. Je parviens vaguement à me repérer : lorsque j'ai l'impression de porter une écharpe, je sais que je fixe quelque chose à portée de main. Pour le reste, je me comporte presque comme n'importe quel aveugle, à l'exception que je suis capable de situer des obstacles de temps à autre. Ce, ce n'est pas au niveau du cou que j'étouffe, mais plus haut, comme si c'étaient mes yeux qui suffoquaient. Par là, j'entends que ma "vue" se brouille et s’assombrit, comme si les distances ne cessaient de se modifier. L'objet est immobile pourtant, non ? Le Sujet est restreint à ses quartiers résidentiels, l'extérieur lui étant insupportable.
Arlette Paveau À la différence de Roland Derussaux, c'est un goût unique que ressent le Sujet face aux couleurs. Chaque longueur d'onde du visible fixée donne ainsi accès à une saveur particulière, résultant du mélange des 5 goûts. Aucun schéma précis n'a été déterminé, les couleurs semblant être associées à une saveur en se basant sur des souvenirs propres au Sujet. Par exemple, le blanc crème est assorti à la vanille, tandis que bleu ciel est associé à de la lessive12. Je, c'est très confus. Il m'a fallu du temps afin de déterminer quel goût correspondait à quoi, c'est vrai. Mais le plus difficile, c'est non seulement le, le chaos que subissent mes papilles lorsque je me nourris, ce que je, disons vois, n'ayant pas du tout la même saveur que ce que je mange ; mais aussi une grande confusion face à ce qu'évoquent ces saveurs et ce que j'ai en réalité en face de moi. Les goûts inspirent très facilement le plaisir ou le, le dégoût justement. Quand je savoure une poignée de cerises, et qu'en réalité je fixe ma main saigner… C'est difficile. Un goût de terre. Une terre dans laquelle on aurait versé de la peinture à l'huile, chaque pigment apportant une nouvelle saveur. Dès que je regarde un autre élément de l'objet, je découvre quelque chose de nouveau. Il est recommandé de ne pas porter de vêtements jaune poussin en sa présence13.
Liane Blondin Chaque mouvement possède sa propre odeur pour le Sujet. En fonction de la trajectoire et de la vitesse notamment, il lui est possible de sentir une fragrance particulière, à condition qu'il y ait respiration pendant toute la durée de l'action. Les gestes considérés comme rapides sentent pour la plupart mauvais, tandis que ceux lents possèdent une odeur plutôt neutre. On dit souvent que l'on peut sentir la peur, dans les gestes précipités d'une personne par exemple. Et bien moi, c'est au sens propre : je flaire ce côté empressé, sec et peu assuré. Ça a comme une odeur de sueur froide, donc pas très agréable. En plus, je suis obligée de respirer profondément en permanence afin de suivre quelqu'un, ce qui donne des scènes… vraiment dérangeantes. Et ne me parlez pas d'assister à la vie grouillante des sites ou d'observer une rue dynamique : autant me laisser devant une décharge. Avec toutes ces odeurs pestilentielles qui se superposent, je suis limitée aux huis clos et aux interlocuteurs patients si je ne veux pas vomir ou m'étouffer. Ça sent le froid, celui que l'on respire quand on rentre chez soi par une nuit glacée, ou lorsque l'on tombe le nez dans la neige. De là je pourrais dire que l'objet est quasiment immobile, mais c'est ce "quasiment" qui m'intrigue. Ça ne sent pas rien, donc ça doit bouger. Mais pour l'avoir touché, justement non. Donc… je ne comprends pas trop. Le Sujet a demandé à ce que personne ne courre en sa présence.
Marc Clavonce Chaque forme que perçoit le Sujet lui fait entendre une note. Plus la figure est complexe, plus la fréquence est élevée : face à un mur blanc sur lequel est tracé une droite, le Sujet discerne un la-1 (27,50 Hz). La présence de plusieurs formes dans le champ de vision amène à une superposition des notes. Ces sons sont localisés spatialement à l'endroit où le Sujet regarde. Un orchestre chaotique de milliers de sonneries de téléphones fixes sonnant en même temps. Voilà ce que j'entends à chaque fois que j'ouvre les yeux. Et lorsque je tourne la tête, tout s'amplifie et s'affole. Assourdissant. Je n'ouvre même plus les yeux, j'ai peur de subir à nouveau cette effroyable cacophonie. Cet infâme brouhaha est censé me montrer ce que je devrais voir, mais il y a trop, beaucoup trop de choses. Une demi-seconde à peine, et j'ai eu l'impression que toute la vaisselle d'un grand restaurant était jetée au sol. Ou alors un orchestre de milliards de musiciens fous. Insupportable, c'est vraiment quelque chose qui vous attaque la tête sans vous prévenir. Je ne veux pas revoir cet objet, par pitié. Le Sujet s'est donné la mort trois semaines après avoir été affecté.
D-5361 Le Sujet ressent la texture des objets qu'il fixe au niveau des doigts. À noter que, étant donné sa myopie, le Sujet peut être amené à mal percevoir la consistance de ce qu'il observe. C'est particulièrement utile, curieusement. Il faut s'habituer au début, parce que l'on a l'impression d'avoir l'objet entre les mains alors que non, mais je dois avouer que le bénéfice est intéressant. Certes je suis aveugle, et cela ne pourra jamais être compensé, mais je suis capable de déterminer à distance la texture de ce que je regarde. On m'a dit que j'avais eu beaucoup de chance, et que cette sensation nouvelle aurait pu se situer à des endroits plus désagréables. Mais non ! J'ai entendu dire que cela pourrait être utile à certaines personnes. Tant que cela me fait sortir plus rapidement, je ne dis pas non ! L'objet me brûle ! Dès que je pose les yeux dessus, j'ai mal aux doigts ! Ça n'a pas de sens, je suis censé ressentir les textures, pas les températures ! Délibérations en cours afin de déterminer si le Sujet peut être utilisé dans le but de déterminer, à distance raisonnable, la nature de certaines anomalies.

Addendum 446-FR : Circonstances de récupération

Le 2 janvier 2005, la découverte d'une petite cellule d'anartistes dans la ville d'Ivry-sur-Seine14, affiliée au Groupe d'Intérêt "Et Maintenant, On Est Cool ?", amena la Fondation à intensifier la surveillance de l'endroit. Les postes stratégiques (commissariats de police, hôpitaux et musées entre autres) furent mis sur écoute, et un Poste d'observation fut installé à [DONNÉES SUPPRIMÉES]. Un mois plus tard, un appel suspect fut intercepté. La destinatrice, Estelle Crête, incitait le Crédac15 à modifier le programme de l'exposition "Point de vue" de Simone Decker. Mlle Crête insistait notamment sur le fait que l'une des collaboratrices de l'artiste, Jade Biansson, devait se voir refuser l'emplacement qui lui avait été proposé. Cette demande fut rejetée. Les arguments avancés, flous et peu crédibles, convainquirent les agents de la Fondation de focaliser leur attention sur cette personne.

Photographie.PNG

Photographie de Jade Biansson.

Les suspicions s'avérèrent exactes lorsque cette même personne rappela le lendemain, réitérant sa requête sur un ton bien plus stressé. Décision fut prise d'inspecter le domicile des deux individus, colocataires. Lors de la fouille de celui-ci, 3 membres du personnel ainsi que 2 civils16 furent affectés par SCP-446-FR lors de la découverte de l'objet. La suspecte principale ne fut pas retrouvée, ayant fui au préalable ; tandis que l'appartement en lui-même ne révéla aucune information utile. Une fois l'anomalie sécurisée, le Crédac fut informé de la disparition de Jade Biansson et incité à retirer le nom de cette personne des dépliants de l'exposition. Estelle Crête fut mise en garde à vue et ainsi interrogée sur les activités de sa colocataire. La retranscription de l'entretien est disponible ci-dessous :

Interrogée : Estelle Crête
Interrogatrice : Dre Levrin-Benoist


Dre Levrin-Benoist : Bonjour, comment allez-vous ?

Estelle Crête : Heu, bonjour. Un peu stressée mais ça va.

Dre Levrin-Benoist : Je peux comprendre, ces interrogatoires peuvent paraître impressionnants de prime abord, mais ce n'est qu'un bête jeu de questions/réponses. Vous n'avez rien à craindre, tant que vous dites la vérité. Vous êtes prête ?

Estelle Crête : Mmh, allons-y.

Dre Levrin-Benoist : Bien. Pour commencer, que savez-vous de votre colocataire ?

Estelle Crête : C'est-à-dire ? C'est très vaste comme question.

Dre Levrin-Benoist : Disons, comment l'avez-vous connue ?

Estelle Crête : Heu, c'était à une soirée, il y a trois ans de ça.

Dre Levrin-Benoist : Développez, je vous prie.

Estelle Crête : Je l'ai tout de suite remarquée : elle se comportait si bizarrement. Elle touchait tout, toute la nourriture, toutes les tables, tout le monde… Ça m'a beaucoup intriguée. Donc je lui ai parlé, on s'est bien entendues. Puis on s'est revues, on s'est rendues compte qu'on avait beaucoup de choses en commun, alors on a continué à se voir. Jusqu'à ce que l'on décide de faire une coloc : ça nous rapprochait toutes les deux de notre travail et de nos études, en plus de diminuer le loyer pour chacune. Et puis, et puis voilà.

Dre Levrin-Benoist : Je note, je note. J'ai pu lire que Mlle Biansson avait notamment participé à certains projets du Crédac, c'était donc une artiste ?

Estelle Crête : Même si elle ne l'a jamais dit explicitement, je ne pense pas me tromper en vous répondant que oui.

Dre Levrin-Benoist : Quel domaine en particulier travaillait-elle le plus ?

Estelle Crête : Elle touchait à tout. La sculpture, la musique, le dessin, la cuisine… Incapable de rester plus d'une journée sur un même projet. Jade voulait tout voir, tout sentir, tout goûter. Pour vous dire, une pièce entière de l'appartement était quasiment réservée au stockage de ses projets.

Dre Levrin-Benoist : Mmh, vous voulez parler de celle en face de la porte d'entrée ? Que je ne me perde pas. S'il existe une cave, un garage ou quoi que ce soit d'autre qui aurait échappé à la vigilance des forces de l'ordre…

Estelle Crête : Non non, rien de tout ça. L'appartement fait seulement cinq pièces : une chambre, une salle d'eau, la pièce de vie, son atelier et notre espace de rangement. Enfin, c'était une autre chambre à l'origine.

Dre Levrin-Benoist : D'accord. Parlons de cet atelier justement. Sa porte était fermée à l'arrivée des forces de police. Était-ce une habitude de sa part ?

Estelle Crête : Avant, non. Je venais souvent afin de la voir à l'œuvre, discrètement et silencieusement, avant de vite repartir afin de ne pas la déranger. Mais depuis quelques semaines, Jade s'enfermait toute seule pendant de longues heures. Au début, je me suis dit que c'était pour ne pas être interrompue par mes va-et-vient, mais j'ai bien vite écarté cette hypothèse quand je me suis aperçue qu'elle était allée jusqu'à boucher la serrure, afin que je ne puisse pas l'espionner. Jade prenait aussi bien soin de ne sortir de son atelier que lorsque j'étais sortie, et de fermer la porte à clef.

Dre Levrin-Benoist : Un changement brusque ou progressif de son comportement ?

Estelle Crête : Ça a été très soudain. Du jour au lendemain, lorsqu'elle a su qu'elle participerait à cette exposition. Jade n'arrêtait pas de répéter qu'elle allait enfin accomplir sa "grande œuvre". J'étais à la fois très contente pour elle, mais aussi un peu inquiète.

Dre Levrin-Benoist : C'est-à-dire ?

Estelle Crête : Elle est devenue très tendue, fébrile, frénétique. Elle qui avait toujours été très curieuse, voilà qu'elle se focalisait désormais uniquement sur son travail. Plus rien d'autre ne l'intéressait. Auparavant, une sortie dans le parc, un petit restaurant ou un passage chez un fleuriste suffisait à l'éloigner de son atelier afin qu'elle puisse se détendre un peu, mais là… Jade en était presque arrivée à travailler nuit et jour afin de terminer à temps. On aurait dit qu'elle était habitée, que quelque chose la poussait.

Dre Levrin-Benoist : Ou quelqu'un.

Estelle Crête : Heu, qu'est-ce qui…

Dre Levrin-Benoist : Une simple intuition. Avait-elle des connaissances qui auraient pu ainsi, disons l'aliéner ?

Estelle Crête : Justement, bonne, bonne intuition. Elle appartenait à une espèce de club d'artistes. Jade se rendait parfois aux réunions, le jeudi ou le vendredi soir. Ça a d'ailleurs été sa seule habitude de maintenue pendant cette, heu, période chargée.

Dre Levrin-Benoist : Je note, je note. Auriez-vous une idée de l'identité des autres membres ou du lieu de rendez-vous ?

Estelle Crête : Pas du tout, désolée. C'est à peine si elle évoquait ça devant moi.

Dre Levrin-Benoist : Tant pis, merci tout de même pour cette information. Quant à son œuvre, son grand projet, auriez-vous d'autres renseignements quant à sa nature ?

Estelle Crête : Désolée, mais elle préférait tout garder secret. De toute façon, je ne suis pas sûre que j'aurais pu vous transmettre ses intentions ou son message sans commettre d'erreurs. Parfois, moi-même je ne la comprenais pas trop dans ses démarches. Mais celle-ci me semblait si, si envahissante, que je dois vous avouer que j'ai un peu paniqué. Jade avait l'air de mettre tellement d'elle-même dans son travail que ça en devenait angoissant. Elle ne faisait plus que ça. Et dire que je n'ai même pas essayé de la raisonner avant…

Dre Levrin-Benoist : Ça n'est pas grave, vous avez fait de votre mieux.

Estelle Crête : Mais tout de même, le fait qu'elle se soit enfuie en tout abandonnant, ça me désole. Pourquoi aurait-elle fait ça ? Qu'a-t-elle tenté de créer ?

Dre Levrin-Benoist : C'est ce que nous allons justement chercher à déterminer. Merci pour votre témoignage, il nous sera précieux.

Estelle Crête : Pensez-vous que Jade reviendra ? Au moins achever ce qu'elle avait commencé ?

Dre Levrin-Benoist : Il est encore trop tôt pour le dire. Veuillez passer dans la pièce à votre droite, je vous prie.

Estelle Crête : D'accord. Au revoir.

Dre Levrin-Benoist : Au revoir.


Discours de clôture : Un amnésique de Classe A fut administré à Mlle Crête. La disparition de Jade Biansson fut classée en tant que fait divers, aucune mesure de dissimulation supplémentaire nécessaire à ce jour.

La fouille de l'atelier révéla un brouillon de discours ou de note d'intention, disponible ci-dessous :

Je suis née aveugle. Déjà dans le ventre de ma mère, une malformation génétique, ou le destin, a fait que mes yeux n'étaient pas capables d'appréhender notre monde physique à travers la lumière. C'est un fait : il n'y a là rien à regretter, c'est comme ça. Je ne me suis jamais sentie démunie, inférieure, handicapée par rapport aux autres. Juste différente. Comme être gauchère face à une majorité de droitiers. Quelques subtilités à s'intégrer dans un monde, une société qui n'est pas parfaitement conçue ou adaptée à votre situation. Rien de grave. Déjà à cette époque, je trouvais que l'on donnait une bien trop grande importance à la vue. Je veux dire, nous avons cinq sens, et pourtant la surdité, l'agueusie, l'anosmie et l'hypoesthésie semblent être des pertes bien moindres. Nous avons modelé notre environnement afin que tout puisse avant tout passer par la vue. Toujours la vue.

Un jour, par miracle, je l'ai recouvrée. Sans aucun explication, mes yeux se sont concertés et ont décidé que j'étais restée dans l'ombre trop longtemps. Je dois vous avouer que, de prime abord, j'ai trouvé cette expérience quelque peu désagréable. Je faisais face à quelque chose, la lumière, que j'avais bien du mal à appréhender. À force de vivre dans l'obscurité, ce véritable brasier de couleurs est fort douloureux pour des mirettes à peine réveillées. L'on est éblouis, presque incapables de faire face à cette peinture bariolée toujours changeante, toujours plus absconse, toujours fulgurante. Voire aveuglante, amusant. Les premiers instants furent difficiles, je vous l'avoue. Parfois, je refusais d'ouvrir les paupières, trop craintive face à cette douleur. Les faisceaux de lampe me forçaient à battre en retraite, le ciel me plongeait dans une souffrance absolue, et que dire de la fois où, par fougue, j'ai regardé directement le Soleil…

J'ai fini par m'habituer, pour enfin découvrir toutes ces subtilités qui m'avaient échappé jusque là. Ce fut, pour sûr, une des périodes les plus excitantes de ma vie. Lorsque je pus enfin supporter la luminosité, à l'aide de solides lunettes de soleil au début, je pus profiter de choses qui m'étaient jusque là interdites. Les couleurs, les ombres, les contrastes, les tons, les accords, les teintes, les peintures, les photographies, les brillants et les mats, les paysages, les cieux, les regards des autres, les iris, les taches de rousseur, les sourires et les clins d'yeux… Une époque riche, si riche en découvertes. Peu à peu, voir est devenu normal. Je finissais par être comme tout le monde, par rendre ce sens indispensable, par croire que la vue, c'était la vie.

Quelle arrogance que voilà. Je me suis perdue et ai oublié d'où je venais. Mais je me suis reprise. La vue, la vue n'est qu'un sens parmi les autres. Il y a tant d'autres manières de percevoir quelque chose, sans pour autant le voir. Quand vous sentez la musique vibrer en vous, quand vous humez l'air ambiant pour en déterminer le temps, quand vous entendez une maison vivre à travers les grincements des parquets et des portes qui claquent, quand vous reconnaissez la chaleur d'un corps contre le vôtre… Tant de possibilités, toutes plus créatives, intelligentes et originales les unes que les autres. Mais tout ceci est occulté par la vue, toujours la vue. Si "efficace", si "objectif", si "commun" que les autres sens sont supplantés.

Et le pire dans tout ceci, c'est que nous sommes comme obligés de faire un choix. Il y aura d'un côté les personnes qui voient, et de l'autre celles qui ne peuvent pas, obligées de se rabattre sur leurs autres sens. Les gens normaux et les autres. Pathétique. Cette distinction m'est insupportable. Et pour avoir été dans les deux camps, aucun ne vaut plus que l'autre. Ou nous sommes privés par défaut, ou nous négligeons. L'on est en manque ou l'on en a trop.

Et je ne veux pas avoir à faire un choix. Je veux à la fois continuer à profiter de toutes ces couleurs, mais aussi conserver cette approche si personnelle et originale de notre environnement. Voir sans arrêter d'entendre, de goûter, de toucher et de sentir.

Et la solution est à chaque fois un compromis, un savant mélange des deux. Il ne sert à rien de chercher à appartenir à un camp ou à l'autre : faire partie des deux à la fois. Voir sans voir, mais à travers ses autres sens.

Profitez donc de cette solution que je vous offre. Laissez ces naïves personnes s'ouvrir, comprendre, innover. Voilà le maître-mot : créer de nouvelles façons de percevoir, afin que chacun puisse exprimer toute sa créativité pour comprendre le monde. Que se frottent les lumières, que l'on déguste les panoramas, qu'exhalent les contrastes et que chantent les couleurs !

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License