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Crédits
Titre : SCP-440-FR - Parasite
Auteur : Torrential
Date : 02/08/2020
Image : Paparazzi de UnorthodoxY - Licence CC BY-SA 2.0 ; Paparazzi Dogman and Paparazzi Rabbitgirl de Wally Gobetz - Licence CC BY-NC-ND 2.0 ; Lewes Bonfire Night de
Dion Crannitch - Licence CC BY-NC-NA 2.0 ; Creepy Oil Painting de
Maia Valenzuela - Licence CC-BY 2.0.Critiques : Henry Von Kartoffen et Agent Stanislav. Merci encore !
Objet no : SCP-440-FR
Niveau de Menace : Rouge ●
Classe : Euclide Keter
Procédures de Confinement Spéciales : Un comité d'écoute et de soutien créé par la Fondation est mis à la disposition de la totalité du personnel pour une durée indéfinie. Tout employé présentant les symptômes d'une dépression ou paranoïa doit être suivi attentivement par le corps médical, et chaque absence au travail signalée à la direction afin qu'une tentative de contact soit établie avec l'intéressé. En cas de mal-être critique ou d'impossibilité de répondre, des agents doivent être dépêchés au domicile de l'employé pour s'assurer de son état. Si la santé du membre du personnel est jugée inquiétante, alors celui-ci doit être emmené pour bénéficier d'une aide médicale et psychologique, ou être laissé aux soins de son conjoint ou de ses proches le cas échéant.
Une campagne de désinformation, menée conjointement avec les gouvernements européens et américains, introduit officiellement SCP-440-FR comme une organisation criminelle internationale reconnue coupable d'atteintes à la vie privée, détournements de données personnelles, impressions ainsi que de distributions massives de contenu non-autorisé. Cette campagne impose de rendre compte, par l'intermédiaire du site officiel du gouvernement, des progrès des autorités dans la capture des membres de l'organisation ainsi que la neutralisation de leurs activités. Des identités factices doivent être régulièrement associées à des photographies générées par ordinateur afin d'accréditer l'arrestation régulière des responsables de la société. De plus, toute itération de SCP-440-FR-M doit être activement recherchée et confisquée.
En raison du nombre de victimes civiles largement supérieur aux effectifs et capacités de la Fondation, la responsabilité du bien-être de la population est laissée aux gouvernements des états concernés.
Description : SCP-440-FR est l'appellation donnée à un ensemble d'œuvres-d'art localisées en Europe, notamment en France, Belgique, Suisse, Grande-Bretagne, Italie, Autriche, Allemagne et République Tchèque, ainsi qu'aux États-Unis et au Canada. Ces œuvres, essentiellement des statues, représentent des personnages dont la disposition, l'accoutrement et les accessoires évoquent la vision, l'observation, la contemplation, l'espionnage ou le voyeurisme. La plupart des entités sont munies de loupes, de lunettes, de longues-vues, de télescopes, de caméras ou d'appareils photographiques, argentiques ou numériques, dont elles font explicitement usage. La totalité des œuvres sont exposées dans des lieux publics, tels que des rues ou des parcs. La majorité d'entre elles sont construites à une échelle humaine et faites d'acier, de bronze, de résine ou de bois. Toutes sont dépourvues de composants anormaux. Leurs créateurs respectifs sont connus des autorités, se sont vus délivrer un accord de la municipalité pour installer leur œuvre-d'art et sont supposés étrangers aux effets de SCP-440-FR.
Les propriétés exactes de SCP-440-FR sont imprécises et fluctuantes. Tout individu approchant l’œuvre ou passant à proximité semble sujet à des états de conscience divers, et ce, qu'il remarque ou non SCP-440-FR. Les témoignages des passants rapportent une sensation d'admiration (51 %), d'indifférence (24 %) ou de malaise (7 %), une envie de rire (22 %), de réfléchir (17 %), l'impression d'être épié (33 %) ou suivi (76 %), parfois jusqu'à son foyer (42 %). Les photographies et enregistrements vidéo de SCP-440-FR ne présentent aucune anomalie. La cécité ne semble pas prémunir des effets de SCP-440-FR. En outre, la sensation d'être constamment épié ne se dissipe ni avec le temps, ni avec le retrait des œuvres-d'art, et s'applique à 100 % des sujets exposés au bout d'une période allant de 24 à 72 heures.
La présence d'une itération de SCP-440-FR dans une agglomération coïncide avec l'émergence de médias indépendants, SCP-440-FR-M. Ils consistent en des journaux au format tabloïd1, distribués dans les librairies, épiceries, kiosques, boîtes aux lettres. Les journaux sont parfois glissés sous la porte des habitations de la ville. Le lieu de production de ces journaux est inconnu de la Fondation, tout comme l'identité de ses rédacteurs. Chaque numéro est cependant correctement daté. La façon dont SCP-440-FR-M se mêle aux journaux non-anormaux dans les sites de stockage et les véhicules de livraison n'est pas connue de la Fondation. La parution de SCP-440-FR-M persiste même après le retrait de SCP-440-FR.
Le nom de ces journaux varie fréquemment et semble un amalgame, calembour ou pastiche de journaux authentiques. Il est d'ailleurs fréquent que des numéros dont le titre et le format diffèrent se retrouvent simultanément en circulation. La ligne éditoriale du journal se limitait originellement à la satire des mouvements populaires, contestataires et minoritaires, puis a soudainement basculé pour ne s'employer plus qu'à l'enquête médiatique, bien que cela ne dissuade nullement l'emploi d'un style littéraire désinvolte et ironique. Le journal est toujours illustré, et l'analyse des photographies indique qu'aucune d'entre elles ne résulte d'un montage ou trucage quelconque. Jamais la présence d'un individu suspect n'est pourtant signalée à proximité des personnes et lieux photographiés.
Les plus anciennes itérations sont nommées "SCP-440-FR-M1" tandis que les plus récentes sont appelées "SCP-440-FR-M2".
Dans sa version originelle, parue en 19██, SCP-440-FR-M1 désigne un journal publié exclusivement au format papier. Son contenu est une satire des idéologies religieuses, politiques et philosophiques les plus répandues ainsi que des mouvements sociaux, économiques, écologiques et culturels contemporains. Les idées et pratiques religieuses et sectaires, xénophobes et racistes, altermondialistes et anticapitalistes, criminelles et terroristes sont les sujets récurrents de SCP-440-FR-M1. La majorité des évènements qu'il mentionne sont authentiques, tandis qu'une minorité ne peuvent être vérifiés en raison de la nature lacunaire ou ambigüe de l'information.
SCP-440-FR-M1 ne traite pas ou peu de personnalités médiatiques ou médiatisées, se concentrant plus particulièrement sur la pensée ou le comportement des foules, distinguant quelquefois des individus qui les symbolisent. Chaque numéro se compose d'actualités classées en rubriques (politique, économie, société, arts, histoire…) et d'entretiens divers, bien que les personnes interrogées déclarent ne pas connaître SCP-440-FR-M1 ou ne s'être liées à lui en aucune manière, sans toutefois contester les déclarations qui leur sont prêtées. Chaque numéro comporte également une rubrique nécrotique dans laquelle sont publiés le nom et la cause du décès de civils morts à cause de l'action ou la négligence d'autrui, et dont l'identité n'est pas déjà connue de l'opinion publique.
Aucun article connu de SCP-440-FR-M1 ne communique explicitement une idée neutre ou positive envers un concept, un objet, une attitude ou un comportement, révélant un parti-pris systématique contre la société humaine. Néanmoins, certains membres du personnel considèrent que SCP-440-FR-M1 use de cynisme afin de critiquer la complaisance envers la violence, la tolérance du fanatisme, la valorisation de l'ignorance, la glorification des discours eschatologiques, la suprématie de l'émotion sur toute forme de raison et l'inaction ou l'irresponsabilité collective, promouvant implicitement la réflexion et l'action personnelle, ainsi que le pacifisme et l'équité. D'autres membres du personnel objectent que toute action collective résultant par définition de l'initiative personnelle, blâmer l'un revient à décourager l'autre, et que la description extrêmement partiale et sombre que réalise SCP-440-FR-M1 de la société sape davantage la volonté humaine qu'elle ne l'affermit.
Quelques exemples de titres utilisés par SCP-440-FR-M1 :
Lieu de parution | Nombre de tirages | Nom du média2 | Titre |
---|---|---|---|
New-York, États-Unis | 1 860 000 | M.I.T.E. | ÉCOLOGIE. Cinq extinctions de masse indiffèrent les Terriens3, la 6e les affole. |
Stockholm, Suède | 440 500 | À bâbord, toute ! | "Invisibilisées" ou "exploitées" ; la représentation des minorités à l'écran n'est jamais assez bien pour la majorité. |
Marseille, France | 320 000 | Le Canard Déchaîné | SONDAGE. Pour les Français, l'existence d'un mendiant est une tragédie, le meurtre de 100 humains une statistique. |
Nuremberg, Allemagne | 230 000 | Dribble | "Nous ne faisons qu'obéir aux injonctions à la consommation", s'innocentent les consommateurs. |
Genève, Suisse | 190 600 | La Tyrannie | Un Mac® sous le bras, des Nike® aux pieds et un IPhone® dans la poche, autopsie de l'"esclave" moderne. |
Dublin, Irlande | 610 000 | L'Étoile Noire | REPORTAGE. 1941 : L'homme garde espoir dans les tranchées. 20██ : Il se morfond sur son canapé. L'espèce humaine a-t-elle dégénéré ? |
SCP-440-FR-M1 a bénéficié d'une attention modérée auprès de l'opinion publique ; la quasi-totalité des itérations retrouvées dans les lieux publics ou chez les particuliers étaient froissées, déchirées ou déchiquetées. Des rassemblements ont été organisés dans certaines villes, à l'exemple de Londres, Paris, Madrid et Washington afin de brûler SCP-440-FR-M1 en quantité massive sur les places publiques. Les manifestants se sont livrés à des actes de saccage et de pillage contre les institutions, habitations et commerces locaux, accusant la presse et le gouvernement d'être de connivence pour oppresser la population et ce, en dépit de la totale absence d'implication des instances étatiques et médiatiques.
SCP-440-FR-M1 fut publié jusqu'au 07/10/20██ et disparut soudainement, désormais remplacé par SCP-440-FR-M2.
SCP-440-FR-M2 succède à SCP-440-FR-M1 à partir du 08/10/20██. Il est aussi publié au format papier, mais également disponible sur Internet à de nombreuses adresses, parmi lesquelles :
• https://coldpapers.███
• https://die-menschheit.███
• https://france-actualités.███
• https://el-pequeño-investigador.███
• https://osservatorio-popolare.███
SCP-440-FR-M2 développe son activité sur les réseaux sociaux les plus populaires, notamment Facebook, Twitter et Youtube, où sont publiés ses articles. Toutes les tentatives de traçage entreprises par la Fondation pour localiser l'entité à l'origine de SCP-440-FR-M2 se sont conclues par un échec en raison de l'absence totale d'informations relatives à son existence.
À l'inverse des médias traditionnels, SCP-440-FR-M2 ne traite jamais des mouvements populaires et des personnalités dont les actes ou le quotidien sont habituellement médiatisés, à l'exemple de figures célèbres des milieux politique, industriel, culturel et sportif. SCP-440-FR-M2 concentre en effet son activité sur des personnes ou des groupes d'individus inconnus de l'opinion publique, choisis aléatoirement dans la population.
Chaque itération de SCP-440-FR-M2 comporte une dizaine d'articles, chacun étant consacré à un individu explicitement nommé, plusieurs fois photographié, et dont sont rapportés des idées ou agissements particuliers. Ces renseignements sont toujours divulgués indépendamment de la volonté de l'intéressé et condamnés par celui-ci. La façon dont SCP-440-FR-M2 se procure les données personnelles des sujets de ses articles est inconnue, puisqu'il est capable de collecter des informations disponibles sur n'importe quel support matériel ou virtuel sans considération pour son niveau de sécurité. Ainsi, une personne partageant volontiers les détails de sa vie sur un réseau social est aussi susceptible de voir ses renseignements être collectés qu'une autre personne isolée du monde médiatique.
Chaque article publié par SCP-440-FR-M2 consiste en un rapport d'enquête sur des actes contraires à la morale ou à la loi commis par un ou plusieurs citoyens dont aucun n'est déjà connu de la justice, sans discrimination pour leur sexe, croyances, ethnie, ou profession. Il s'agit par exemple d'infidélités conjugales, de harcèlements et abus sexuels, d'extorsions de fonds, de fraudes fiscales, d'homicides involontaires et de non-assistance à personne en danger. Les représentants de la justice, comme les avocats et magistrats, sont eux aussi susceptibles d'être mis en accusation par SCP-440-FR-M2 pour des faits relatifs à leur profession, comme l'acquittement d'un criminel ou la condamnation d'un innocent.
La version numérique de SCP-440-FR-M2 met à la disposition de ses utilisateurs un outil appelé "Compteur M" leur permettant d'évaluer le nombre de personnes dont ils sont supposément responsables de la détresse ou de la mort, réclamant quelques-unes de leurs données personnelles pour lister et dater précisément en contrepartie leurs interactions conflictuelles passées, réelles ou virtuelles, et leur présenter systématiquement des extraits de conversation ou des photographies prouvant la dégradation de la santé mentale ou physique de l'être humain qui fut leur interlocuteur.
La Fondation ne dispose pas des ressources permettant d'attester le caractère véridique de la totalité des délits et crimes que SCP-440-FR-M2 recense, mais les enquêtes menées par le personnel sur une partie d'entre eux ont prouvé que SCP-440-FR-M2 semble toujours ████.
SCP-440-FR-M2 jouit fréquemment d'un succès immense auprès de la population, en dépit des censures successives appliquées par les gouvernements des états où il est diffusé. Plusieurs mouvements populaires se forment cependant afin de rassembler et détruire massivement les itérations physiques de SCP-440-FR-M2, à l'image de SCP-440-FR-M1. De nombreux piratages menés contre les sites hébergeant les itérations virtuelles ont également réussi à les effacer, mais n'ont jamais empêché l'émergence de nouveaux sites et la parution d'autres numéros.
SCP-440-FR-M1 et plus particulièrement SCP-440-FR-M2 sont suspectés d'être responsables d'une hausse considérable du nombre de divorces, suicides et troubles psychiatriques au sein de la population, incluant des troubles de l'humeur et délires paranoïaques, ainsi que le développement de peurs paniques, notamment d'agoraphobies, d'ochlophobies et d'anthropophobies4. Étant jugés cohérents avec la pression sociale qu'exercent SCP-440-FR-M1 et -M2 sur la population en rendant publiques des informations confidentielles et polémiques sur les individus qui la composent, ces troubles ne sont pas considérés comme anormaux.
Les habitants des agglomérations urbaines affectées par SCP-440-FR réduisent progressivement leurs activités, ne quittant leur domicile plus que pour travailler et s'approvisionner en vêtements ou en nourriture. La plupart d'entre eux s'habillent de façon à être méconnaissables afin de protéger leur anonymat lors de leurs déplacements, par exemple en utilisant des chapeaux, parapluies, capuchons, lunettes aux verres teintés, plus rarement des masques et déguisements festifs. Les habitants veillent aussi à prévenir toute tentative de surveillance de leur domicile en obstruant les fenêtres et fermant leur domicile à clé en toutes circonstances. Aucune de ces mesures de prudence n'a réussi à prévenir la médiatisation d'un civil par SCP-440-FR-M2.
Parallèlement à la diffusion de SCP-440-FR-M2, l'audience de la presse en ligne et le commerce de la presse écrite connaissent un déclin critique. Les sites d'information observent une baisse moyenne de leur affluence comprise entre 40 % et 240 % en un mois, tandis que journaux et magazines voient leur nombre d'invendus croître de 220 % jusqu'à 500 % sur une période similaire en moyenne. La population développe toujours un fort sentiment d'aversion envers la technologie conductrice d'informations, démontré par la tendance des civils à bannir peu à peu son usage de leur quotidien. Les télévisions, ordinateurs et téléphones, suspectés d'être piratés ou équipés de dispositif d'espionnage, sont fréquemment démontés, détruits ou abandonnés dans les rues et décharges par leurs propriétaires. Un effondrement de la consommation des biens et services liés à l'électronique se produit conséquemment dans 100 % des cas.
Des entretiens ont été menés afin de comprendre le lien unissant SCP-440-FR à SCP-440-FR-M1 et SCP-440-FR-M2.
Avant-propos : Dimitri Neumann est un sculpteur résidant à Paris, en France, créateur de l'une des premières itérations de SCP-440-FR. L'entretien cherche à établir s'il connaît les propriétés anormales de son œuvre, et éventuellement comment il les a produites. L'entretien se déroule dans le bar ████'█████, à Paris. Il fait suite à deux semaines de diffusion de SCP-440-FR-M2 au sein de la capitale.
Interrogateur : Dr Frank Gautier
Interrogé(e) : Dimitri Neumann
[Début de l'entretien]
Dr Frank Gautier : Alors… votre nom et prénom, je vous prie. Pour les besoins de cet entretien.
Dimitri Neumann : Dimitri, Neumann. La profession, aussi ? Artiste. Peintre et sculpteur.
Dr Frank Gautier : Parfait. Monsieur Neumann, allons droit au but. L'Élysée assiégé la semaine passée, une crise de l'industrie et du tertiaire historique en perspective, l'envolée des divorces et consultations en psychiatrie…
Dimitri Neumann : Ouais, ouais, c'est la fin du monde. On a l'habitude. Bref. Je vous propose d'en venir au fait.
Dr Frank Gautier : Le fait est que la situation actuelle résulte de la publication de ce journal.
(Un bruit de froissement de papier est audible.)
Dimitri Neumann : Ah ! Vous en avez ramené un ? 'Feriez mieux de le brûler. Cette saloperie apporte rien de bon.
Dr Frank Gautier : Je le garde pour l'instant. Vous ne l'avez pas lu, j'imagine ?
Dimitri Neumann : Du tout.
Dr Frank Gautier : Vous savez que la publication de ce journal a coïncidé avec la mise en place de votre statue ? Je parle de celle qui est située rue █████ ███████.
Dimitri Neumann : Ben, dans mes souvenirs, le premier numéro est paru le lendemain de l'installation. Ensuite, je veux pas vous contrarier, mais… quel rapport avec ma statue, en fait ? Vous pensez qu'elle s'est lancée dans la presse ? (rires) Parce que je sais pas si ça peut vous rassurer, mais son appareil photo est désarmé. Garanti. Ça arrive fréquemment quand ils sont coulés en bronze massif.
Dr Frank Gautier : Vous ignorez donc que votre œuvre est le sujet de très nombreuses plaintes ?
Dimitri Neumann : Des "plaintes" ? Ouais, absolument. J'en savais rien du tout. Qui a porté plainte ? Et quel genre de plaintes, exactement ? Moi, je suis ouvert d'esprit. Je peux comprendre que les gens aiment pas. Une gamine qui photographie un trou de serrure, évidemment, ça rend perplexe, ça questionne. On aime, on aime pas, mais on s'interroge. "Qu'est-ce que ça veut dire ?", "Pourquoi maintenant, pourquoi ici ?", ou encore "Qu'est-ce qu'il a fumé ?". Mais des plaintes ? (rires) Allez, quoi. Carrément ? On a vraiment attaqué ma statue ? Pour quoi ? Diffamation et atteinte à la vie privée ?
Dr Frank Gautier : Monsieur Neumann. Votre œuvre risque d'être retirée et proscrite de l'espace public.
Dimitri Neumann : Ma statue risque de… Vous pouvez répéter ? J'ai dû mal entendre, là.
Dr Frank Gautier : Vous avez très bien entendu. Si le Ministère de la Culture établit que votre œuvre porte préjudice à la population, elle sera confisquée. Et je représente le ministère. Vous comprenez ?
Dimitri Neumann : Je comprends, ouais. Je comprends. Par contre, excusez-moi de faire mon Saint-Thomas, mais pourquoi un rendez-vous dans ce bar au lieu de… je sais pas…
Dr Frank Gautier : Du ministère ? Un groupe de manifestants s'y sont introduits il y a trois jours. Les installations électriques ont été sabotées et une demi-douzaine d'employés présents sur les lieux ont été… pris à partie. Sans doute pensaient-ils que le gouvernement est responsable de ces conjonctures que nous déplorons. Des travaux sont en cours, nous ne recevons plus personne. Et puisque l'affaire est grave, si vous me passez l'expression, je ne pouvais pas me contenter de vous envoyer une lettre ou un mail.
Dimitri Neumann : Oui, oui. Effectivement, c'est compréhensible. Désolé si je vous donne l'impression d'être un peu irritable, je dors pas très bien ces temps-ci… Et puis, le caractère. On me reproche souvent mon scepticisme. Mon cynisme aussi, mais un peu moins.
Dr Frank Gautier : Vous m'en voyez ravi. Je peux donc compter sur votre coopération ? Cela ne devrait prendre que quelques minutes.
Dimitri Neumann : Ah, mais vous pouvez compter sur moi. "Sceptique" et "cynique" ne riment pas toujours avec "hypocrite", vous savez. Je vous faisais juste remarquer à quel point ce serait quand même un peu mesquin de s'offusquer d'une statue. Presque autant que de cramer sa télévision sur la place publique.
Dr Frank Gautier : Pardon ?
Dimitri Neumann : Ouais. C'est à la mode, maintenant. Foutre le feu à des claviers, des écrans, des ordinateurs, des téléphones et des micro-ondes sur des lieux symboliques en gueulant des slogans idiots. Du genre : "Sauvez nos infos, brûlez les micros".
Dr Frank Gautier : Vous avez assisté à l'un de ces rassemblements ?Dimitri Neumann : Pas plus tard qu'hier, en allant acheter mon pain. Un joyeux bordel. Ils s'étaient réunis place ████████. Ils étaient mille, deux mille ? Vous en trouverez pas dix qui sont pas convaincus que leur mixeur les espionne. Même les flics savaient pas quoi faire. Ce bordel a rendu les gens complètement cons.
Dr Frank Gautier : Je vois. Je ne lis plus trop les journaux, en ce moment.
Dimitri Neumann : Comme tout le monde. Bon, alors ? Ma statue vous a embêté ?
Dr Frank Gautier : Moi ? Non. Mais j'ai ici la liste des plaintes…
(Nouveau bruit de froissement de pages.)
Dimitri Neumann : Attendez, attendez. Vous êtes sérieux ?
Dr Frank Gautier : On ne peut plus sérieux. Tenez. Je vous en prie, lisez.
Dimitri Neumann : Mais c'est… ce sont…
Dr Frank Gautier : Des mains courantes et des avis médicaux. Essentiellement.
Dimitri Neumann : Malaises… migraines… malaises… sensation… d'être observé ? D'être traqué… apparition de visages et d'objectifs aux fenêtres… violation de la vie privée… De mieux en mieux. Insomnies, délires, terreurs nocturnes… Bon, OK. Maintenant vous allez me présenter la preuve que passer à côté d'une statue les a fait se sentir fiévreux ?
Dr Frank Gautier : Les preuves que vous recherchez sont entre vos mains. Quatre cent onze dépositions. Leur nombre a peut-être doublé à l'heure où nous parlons.
Dimitri Neumann : J'allais vous demander si c'est une énorme blague, et puis je viens de voir les signatures. Eh bah, putain. Ça m'apprendra à faire une métaphore de l'omniprésence de la surveillance et de la délation dans la société moderne. Je savais que j'aurais dû faire une merde en plastique et la chier place Concorde comme les collègues. Un gode rose géant, ou un truc du genre. Jamais j'aurais eu de problèmes, et la critique aurait crié au génie. Qu'est-ce que je suis con.
Dr Frank Gautier : À titre personnel, je préfère de loin votre statue. Très réussie, par ailleurs.
Dimitri Neumann : Eh ben… C'est ironique ?
Dr Frank Gautier : Oh non. J'ai consulté votre catalogue, et dans l'ensemble, je suis réellement admiratif de votre travail. Toutes vos œuvres sont très éloquentes, et toutes d'actualité. Avec une mention spéciale pour "Inimitié #403", qui illustre brillamment le fléau de l'envie qui ronge notre civilisation.
Dimitri Neumann : Bah, merci beaucoup, hein. J'apprécie. Vraiment. Bon. On fait quoi, du coup ? Vous allez quand même pas cacher ma super statue avec une bâche ?
Dr Frank Gautier : C'est très simple. Donnez-moi les détails de fabrication de votre statue.
Dimitri Neumann : Ah, c'est tout ? Ouf. Vous m'avez fait peur, avec vos plaintes. J'ai cru que vous aviez l'intention de… enfin bref. Ravi de constater que je me suis trompé.
Dr Frank Gautier : J'espérais que les plaintes vous évoquent des idées, des théories, des… des hypothèses sur ce qui s'est passé. Mais ça n'est manifestement pas le cas. Alors on reprend tout à zéro. Comment avez-vous construit cette statue, et comment l'avez-vous installée ?
Dimitri Neumann : Pour la construction, y'a pas de secrets, j'ai employé la méthode classique. Vous avez de quoi noter ? Ah oui, c'est vrai. L'enregistreur… OK. D'abord, j'ai fait un modèle en plâtre, que j'ai recouvert avec de l’élastomère. Un genre de caoutchouc liquide, si vous préférez. Quand c'est refroidi, je retire l'élastomère, et hop, j'ai une empreinte en caoutchouc du modèle. Bon. Ensuite, je pose une première couche de cire fondue au pinceau sur l'empreinte pour qu'elle épouse bien les contours. Les plis des vêtements, le bout des ongles, la pointe des seins, tout ça. Ça me ferait mal que ce soit perdu. Alors j'attends que ça sèche, et je remplis le moule d'une deuxième couche de cire fondue. Puis je verse du plâtre à l'intérieur pour faire le noyau de la statue. C'est bon, vous suivez ?
Dr Frank Gautier : Tout à fait.
Dimitri Neumann : Quand le plâtre a pris, je retire le tout, et j'ai mon moule en cire durcie. Je lui fais prendre un bain de plâtre réfractaire. "Réfractaire", parce qu'il résiste bien à la chaleur. Un peu obligé, puisque je le mets au four juste après. Le noyau dedans chauffe, la cire autour fond. Finalement, on verse le métal en fusion dans une ouverture pratiquée sur le côté, là où la cire est sortie, pour qu'elle prenne sa place dans les sillons du moule et recouvre la statue. Évidemment, on patiente jusqu'à ce que le bronze ait refroidi. Et voilà, fini. Vous savez tout.
Dr Frank Gautier : Bien. Très bien. Vous avez été très, très clair. Je vous remercie.
Dimitri Neumann : Ah bon ? C'est peut-être moi, mais vous avez l'air un peu… un peu…
Dr Frank Gautier : "Un peu" quoi ? J'ai l'air de quoi ?
Dimitri Neumann : Je sais pas. Vous avez l'air déçu. Vous vous attendiez à quelque chose d'autre ?
Dr Frank Gautier : Non. Non, je ne m'attendais à rien de… à rien de spécial.
Dimitri Neumann : Et si je vous disais que j'ai coulé un être humain dans le plâtre ?
Dr Frank Gautier : Vous…
Dimitri Neumann : (rires) Je plaisante. Mais c'est la réponse que vous attendiez, pas vrai ? Vous pensez que ma statue rend les gens malades parce qu'elle a quelque chose d'anormal. Parce qu'elle est magique. Alors ouais, je vois bien que le monde est un peu parti en couille, dernièrement. Mais vous savez ce qui va pas dans cette histoire ? C'est que vous essayez de faire coïncider deux faits qui ont rien à voir. Mais alors, strictement rien à voir. Je vous explique. Les gens deviennent cinglés parce qu'ils savent qu'ils risquent de se faire photographier en haute définition n'importe où et n'importe quand, sous la douche en train de chanter ou dans leur lit en train de baiser. Ils flippent comme jamais parce que le type qu'ils ont tapé à trois heures du matin en rentrant chez eux le jour de l'an après une bonne cuite peut apparaître dans le journal sous un avis de décès et à côté de leur nom. Sauf qu'en fait, on pige rien à ce qui se passe. Mais alors vraiment que dalle. Pas de photographe planqué dans l'armoire, pas de micros ou de caméras sous l'oreiller, pas de drones qui survolent la maison… mais il faut un coupable. Bah, oui. Un coupable qui se voit. Un coupable qui se touche.
Dr Frank Gautier : Laissez-moi deviner. Votre statue ?
Dimitri Neumann : Bingo. Ma statue, elle est là, elle. Elle est apparue comme ça, un beau jour, on sait pas pourquoi, elle semble louche, elle tient un appareil, elle le braque sur les passants, ça y est, on tient le coupable. Tout s'explique. C'est la statue. Elle descend de son socle les nuits de pleine lune, elle lorgne aux fenêtres pour prendre les Parisiens en flagrant délit de masturbation ou de violence conjugale, et elle repart rédiger un article pour les saigner sur la place publique. Emballez, c'est pesé. L'opinion publique a montré du doigt un coupable, et personne n'osera jamais la contredire, puisque c'est l'opinion publique.
Dr Frank Gautier : Et selon vous, à qui en reviendrait la faute ?
Dimitri Neumann : À "qui" ? À "quoi", plutôt. Mais enfin, d'une hystérie collective. Excusez-moi, mais là, pas besoin d'être un génie pour comprendre. Tout va mal, alors les gens veulent un coupable. Sauf qu'il n'existe pas. Notez les parenthèses à "existe". Et quand y'a pas de coupable ? Bah, on en invente un. Et c'est tombé sur elle. Ma statue. Et sur moi, à travers elle. Que voulez-vous. L'art a toujours eu bon dos.
Dr Frank Gautier : Monsieur Neumann, savez-vous à quoi vous me faites penser ? Juste là, en ce moment même ? Si je puis me permettre…
Dimitri Neumann : Aucune idée. Mais puisque vous allez me le dire…
Dr Frank Gautier : Vous me faites penser à quelqu'un de complètement décontracté alors que son pays est au bord d'une crise politique, économique et sociale sans précédent et que les gens se pendent à tour de bras parce que leur vie de famille est broyée en un jour. On dirait que vous êtes bien le seul dans ce pays à ne pas sentir la pointe de l'épée suspendue, juste là, au-dessus de sa tête, qui lui caresse le cuir chevelu.
Dimitri Neumann : Ouais, c'est vrai. Bien vu. Je me fous un peu de tout ça. Enfin, je m'en fous… Non, je m'en fous vraiment, en fait. Très bien observé, monsieur… Monsieur ?
Dr Frank Gautier : Gautier.
Dimitri Neumann : Gautier. Monsieur Gautier. Je me contrefous joyeusement de ce bordel. Vous savez pourquoi ? C'est tout con. Allez, essayer de deviner. Un effort, monsieur Gautier, un effort ! Non ? Ben, c'est que les types qui publient ces saloperies tirent profit de la connerie du Français moyen. Monsieur-tout-le-monde. Celui qui s'apitoie sur la méchanceté des politiques, tous des voleurs ou des pédophiles, et la vilenie des médias, tous des pourris et des vendus, alors que lui, au moins !
Dr Frank Gautier : Un citoyen exemplaire, n'est-ce pas ?
Dimitri Neumann : Il est comme vous, il est comme moi ! Monsieur-tout-le-monde triche un peu sur sa déclaration d'impôt, mais il y en a d'autres qui le font. Alors, hein ? Bon. Ça lui arrive aussi de laisser tomber distraitement ses paquets de clopes et canettes de bière dans les rues ou les ruisseaux, mais, hé ! Ça changera rien au changement climatique, alors un déchet de plus ou de moins… Et bien sûr, il se surprend à penser à voix haute que la censure voire un tabassage en règle des militants du parti d'en face, bon, c'est pas cool, mais des fois, c'est pas si mal non plus. C'est vrai, quoi. Ils sont tellement intolérants. Et violents, en plus. Allez, allez, ils l'ont bien cherché. Mais monsieur-tout-le-monde n'est pas ministre, parlementaire ou président, alors nous lui pardonnons ses sautes d'humeur.
Dr Frank Gautier : Je vois que vous êtes aussi artiste par les mots, monsieur Neumann.
Dimitri Neumann : Allons, allons. Je ne suis qu'un représentant ordinaire de mon espèce. Très tolérant envers sa connerie et un peu moins envers celle des autres. J'ai même pas trop à me forcer. J'essaie d'être naturel, c'est tout. Bref. Tout ça pour dire que je respecte ces types.
Dr Frank Gautier : Quels "types" ?
Dimitri Neumann : Ben, ceux qui publient ces conneries. Ils ont tellement d'avance sur moi, sur les collègues, sur l'Art en général… sur "l'Art" tout court, en fait. Parce que l'Art, alors ouais, c'est trop cool, mais sa force, c'est aussi sa faiblesse. L'Art ne "dit" pas, il "fait" dire. On l'interprète comme on veut. Ou plutôt, comme ça nous arrange, disons-le franchement. Mais eux, ils ont tout compris. Plutôt que de se casser le cul à dessiner, sculpter et polir un plateau d'or ou d'argent fin et à le montrer au public sur un mouchoir en soie pour l'entendre dire "c'est joli" ou "c'est moche", à la place ils lui ont juste tendu un miroir. "Voilà, vous ressemblez à ça". Évidemment que les gens pètent un câble. Ils supportent pas de se voir dans une glace. Admirer les célébrités derrière une vitre sans tain, oui, mais le contraire… Grands dieux ! Vous savez comment tout commence ? Souvenez-vous, votre enfance. Toutes les bandes dessinées que vous avez lues, tous les dessins animés que vous avez vus. Ils flattent toujours le bambin. Sinon, il aime pas, et les parents n'achètent plus. Alors les auteurs, illustrateurs, scénaristes, animateurs leur vendent des méchants gros, gras, idiots, hirsutes, violents et riches. Parce qu'ils savent que leur lecteur ou leur spectateur ne peut pas ressembler à ça. Et une fois que le temps des dessins animés et bandes dessinées est révolu, ce sont les journaux qui prennent la relève. Les rouages sont bien huilés.
Dr Frank Gautier : Donc votre théorie, si je comprends bien, est que l'être humain grandit sans jamais que les livres, les films… les journaux ne l'aident précisément à grandir ?
Dimitri Neumann : Non, je… "Grandir", vous voulez… Oui ! C'est ça. C'est l'esprit ! On grandit avec l'idée que le méchant, c'est-à-dire celui qui a des principes de merde, c'est celui qui nous ressemble pas. Vous avez déjà été au tribunal ?
Dr Frank Gautier : J'ai été juré en cour d'assise une fois.
Dimitri Neumann : Et qu'est-ce que dit toujours le coupable pour se défendre en cour d'assise ? "Je suis innocent". Ou "c'est pas moi, c'est lui". C'est pas la faute du pédophile, c'est la fillette qui l'a tenté. C'est pas la faute du meurtrier, c'est sa maladie mentale qui l'a égaré. C'est pas la faute du terroriste, c'est la société qui l'a maltraité. Vous devez avoir des enfants ? Qu'est-ce que dit un gosse qui se fait prendre la main dans le bocal de confiseries ? "J'ai pas fait exprès". Un type surpris par sa copine dans le lit d'une autre ? "C'est pas ce que tu crois". Ben, oui. C'est un réflexe. Ça nous sort des tripes. Toute une vie passée à voir des grands pontes et autres sommités tomber autour de nous fait forcément penser qu'on est au-dessus du lot, puisqu'on l'a jamais été. C'est là que l'artiste intervient. Il rappelle gentiment à la population que bon, quand même hein, elle pas toute blanche non plus. Et y'a des artistes qui sont moins gentils, et là, ça chatouille.
Dr Frank Gautier : Halte-là. Vous vous prétendez absolument étranger aux effets de votre statue, n'est-ce pas ?
Dimitri Neumann : Aux effets de… Les nausées et évanouissements en tout genre ? Complètement. Je suis aussi largué que vous.
Dr Frank Gautier : Travaillez-vous avec quelqu'un d'autre pour élaborer vos statues ?
Dimitri Neumann : Négatif. Sauf pour la fonderie, évidemment. Je vais chez des amis.
Dr Frank Gautier : Puis-je avoir leur nom et adresse ?
Dimitri Neumann : ██████ et █████████, dans le █e.
Dr Frank Gautier : Merci. Je vous ai écouté attentivement, et votre démarche me semble très clairement s'inscrire dans un contexte militant. Il y a eu des accidents près de votre statue, je me suis demandé… Enfin. Peu importe.
Dimitri Neumann : Bah, allez-y. Dites tout de suite que je lui ai fait prendre un bain d'uranium pour rendre les gens malades. Moi, je vous parlais simplement d'un sujet qui me tient à cœur, c'est tout, hein. Le dilemme de l'artiste. Un art commercial qui caresse la foule dans le sens du poil, ou un art du cœur qui lui explique qu'elle mérite des baffes. Pas que pour les artistes, d'ailleurs. Si vous êtes journaliste ou politicien, la foule vous tient par les couilles. Jamais vous oserez lui rappelez que ce serait cool de déblayer les ordures au pas de sa porte avant de parler développement durable. Mais bon. Comme disait mon papa : "Qui va acheter un journal ou écouter un type qui le fait passer pour un con" ?
Dr Frank Gautier : Et vous ne craignez donc pas être un jour, vous aussi, victime de ce journal, de ce média que vous semblez si bien respecter ?
Dimitri Neumann : Moi ? (rires) C'est-à-dire que si j'avais quelque chose à me reprocher, là, ouais, je serais en train de me pisser dessus. Vous aussi, pas vrai ? Avant, c'était bien. Y'avait l'anonymat. On faisait toujours autant de conneries, mais y'avait personne pour le crier à haute voix. Imaginez un truc complètement dingue. Imaginez que je me dispute avec mon conjoint, comme ça arrive dans tous les couples, sauf que ça tourne mal et que ça se finit par un meurtre. Imaginez, pour rester dans le délire, que je découpe son cadavre, que je brûle ses organes au milieu de merguez et de saucisses dans un barbecue pour camoufler l'odeur, et que j'enterre ses cendres sous un massif de roses primées pour que personne aille les déterrer. Qui peut le retrouver ? Personne. Pas d'inspection sanitaire, pas de répression des fraudes, pas d'inspection du travail, pas de fisc, rien. Immunité totale. Maintenant ? Bah, ça marche plus. Même s'il n'y a pas de témoin, on a toujours une chance de passer sur le gril. Alors on prie pour que ce soit le voisin qui trinque. Ou alors on se dit que ça s'est passé il y a longtemps et que…
Dr Frank Gautier : Monsieur Neumann. Ôtez-moi un doute horrible. Vous avez lu, ou au moins parcouru, quelques-uns des premiers numéros, non ?
Dimitri Neumann : Non, je vous ai dit…
Dr Frank Gautier : Vous ne savez donc pas que l'entité médiatique dont nous parlons a aussi produit des articles sur des gens pour des actes antérieurs à sa propre existence ?
Dimitri Neumann : Ah. Vous… vous déconnez ?
Dr Frank Gautier : Non. Je ne "déconne pas". Mais je vous admire, monsieur Neumann. Vraiment. J'aimerais pouvoir être comme vous. J'aimerais ne plus être irrésistiblement attiré par ces journaux. J'en rêve. Pour en revenir à votre propos de tout à l'heure, sur l'information qui nécessite d'être, eh bien, démagogique, osons le mot, pour être séduisante, je veux vous rappeler qu'à chaque fois que je suis dans mon bureau, je vois mes bras ouvrir et allumer mon ordinateur alors que je ne veux pas. Je vois mes doigts taper sur mon clavier le nom de ce site qui me fait du mal. Je sens mes yeux scruter la page de long en large et chercher la photo ou le nom de quelqu'un qui me ressemble. Et je suis incroyablement soulagé de ne pas trouver cette personne. Et je recommence chaque jour. Pareil pour ma femme, pour mon fils, pour mes collègues. Pour tout le monde. Voilà ce qui est extraordinaire. Les médias doivent flatter l'opinion publique pour se vendre. D'accord. Mais regardez. SC… Ce journal, dont nous parlons, qui la discrédite sans cesse. Vous ne lisez pas les journaux, certes. Mais vous connaissez son succès de réputation, non ? Deux millions de numéros écoulés en une semaine, peut-être plus. Les gens l'adoraient ! Dans un premier temps, du moins.
Dimitri Neumann : Il y avait pas une histoire de censure, ou… ?
Dr Frank Gautier : Bien sûr, nous l'avons d'abord censuré. Des citoyens ordinaires ont porté plainte aux quatre coins de la France pour diffamation et atteinte à la vie privée. Puis finalement, nous avons été contraints de le tolérer pour éviter le développement d'un marché noir. Les gens se pressaient pour l'acheter. Pourquoi donc ? Nous leur avons demandé.
Dimitri Neumann : Ouais, au début, c'était l'engouement. Les copains m'en avaient parlé. Rupture de stock chaque matin, il paraît. Mais alors, pourquoi ils l'achetaient ? Ça, ça m'intéresse.
Dr Frank Gautier : Figurez-vous que beaucoup de ces gens se servaient de ce journal comme d'une arme. Oui, oui. Une arme. Ils espéraient découvrir le fait divers qui allait compromettre la carrière d'un concurrent, humilier un amant voire pousser un camarade d'école au suicide. Plus globalement, ce journal permettait aux gens de surveiller leur propre famille. Ils se ruaient dessus pour savoir s'il était temps de réclamer le divorce ou de déshériter leurs enfants.
Dimitri Neumann : Eh bah, c'est pas gai. Enfin, tout ça s'est tassé depuis, non ?
Dr Frank Gautier : "Tassé" ? Hum. Bien sûr, les gens se sont rendus compte que ce qu'ils faisaient était… mauvais. Nous savons que les journaux ont fini par être collectés et brûlés sur la place publique. Alors peu à peu, ils ont disparu des magasins. Mais les autres titres de presse ne sont jamais remontés pour autant. En fait, c'était même pire. Les gens n'osaient plus lire ce journal, ni aucun autre dans la rue, alors ils le lisaient chez eux, depuis leur ordinateur, tout simplement. Et ça continuait. En secret, cette fois. Vous voyez, nous avons le pouvoir… le pouvoir de tout ignorer. Après tout, cette information qui nous fait peur, elle ne passe jamais à la télévision. Elle n'est jamais affichée sur des panneaux publicitaires. Personne ne la distribue à l'entrée ou à la sortie du métro. Aucune manifestation ne la scande comme un slogan. Et Internet est bien assez vaste pour visiter n'importe quel site, sauf celui-ci. Mais c'est plus fort que moi. C'est plus fort que nous. Il nous faut cette information, même si au fond, on sait qu'elle est complètement inutile et ridiculement dangereuse.
Dimitri Neumann : (rires) Hé ! L'amour de la peur. Rappelez-vous, les gens qui regardent par la fenêtre les véhicules accidentés sur le bas-côté de la route en espérant voir un peu de sang, peut-être des viscères. Ou quand une personne s'effondre dans la rue et qu'un cercle se dessine autour d'elle. Chacun s'approche, jette un œil en espérant du spectacle, et repart déçu. Notre perversité ordinaire. Rien de nouveau sous le soleil.
Dr Frank Gautier : Hum-hum. L'heure tourne. Je crois qu'il est temps de conclure cet entretien. Une dernière question ; avez-vous utilisé un modèle pour créer cette statue ?
Dimitri Neumann : Un modèle ? Oui. Bien sûr, j'ai utilisé un modèle.
Dr Frank Gautier : En avez-vous une photographie, une image, ou un document quelconque…
Dimitri Neumann : Je vous l'aurais donné avec grand plaisir, mais ça va être difficile, étant donné qu'il est là-dedans.
Dr Frank Gautier : Dans votre tête ?
Dimitri Neumann : Ouais. Et ce trésor-là, je le partage pas. Désolé.
Dr Frank Gautier : Naturellement, naturellement. Bon. Je rendrai visite à vos amis fondeurs dans l'après-midi.
Dimitri Neumann : À votre aise. J'ai rien à cacher. Je vous fais même la visite guidée, si vous voulez.
Dr Frank Gautier : Très aimable de votre part, mais ce ne sera pas nécessaire. Allons, je vous salue. Oh ! Et je vous laisse le journal. Ce qu'il y a en page quatre devrait vous intéresser.
Dimitri Neumann : Pas la peine. Je vous ai expliqué que j'en ai rien à…
Dr Frank Gautier : J'insiste. Permettez-moi de l'ouvrir pour vous. Voici. Allons, bonne lecture.
(Raclement de chaise).
Dr Frank Gautier : Oh. Et toutes mes condoléances, monsieur Neumann. (voix éloignée, bruits confus). Messieurs, il est à vous.
[Fin de l'entretien]
Une inspection minutieuse de la fonderie, de l'atelier et de la demeure de l'artiste ne révélèrent rien de suspect, à l'exception de diverses photographies d'enfants supposément employées comme des modèles, confisquées pour des études ultérieures. Un monticule de lettres scellées furent également retrouvées par la Fondation dans le séjour de l'appartement. Parmi ces documents, un en particulier attira l'attention du personnel en charge de la mission, et peut être consulté ci-dessous.
Monsieur Neumann,
Je m'appelle Sonia Shepherd. J'ai 56 ans, j'habite Paris, 214 avenue ██████, dans le █e arrondissement. Pas si loin de chez vous, en fait. Voilà. Je vous résumerai ma vie en peu de mots ; un superbe mariage, un enfant angélique, le métier dont je rêvais depuis toute petite. Je ne prétends pas que ma vie a toujours été heureuse, mais il y a deux semaines encore, je ne l'aurais échangée pour rien au monde.
Quand tout a commencé, je ne savais pas quoi faire. J'ai appelé les voisins, la police, les urgences, la mairie, le ministère, pour rien. Alors j'ai fait ce que j'aurais dû faire depuis le début. J'ai cherché votre numéro et je vous ai appelé. Plusieurs fois. Beaucoup de fois, en fait. Peut-être même que la moitié des messages sur votre répondeur sont de moi, et je ne m'en excuse pas. Mais je n'ai jamais réussi à vous contacter, alors j'ai décidé de vous écrire une lettre.
Avez-vous déjà visité notre immeuble ? Je ne pense pas, mais vous devriez. Vous reconnaitrez facilement la cour intérieure, c'est celle où vous trouverez des ordinateurs, des télévisions et des journaux incinérés. Continuez tout droit. Franchissez le vestibule. Vous monterez peut-être quelques marches et vous tomberez à genoux avant même d'avoir atteint le premier étage. Parce qu'il empeste. Il empeste la cigarette bon marché, le jus de poubelle, le sang moisi et surtout, surtout il empeste la peur. La peur, monsieur Neumann.
La peur.
Il y a deux semaines, tout était encore vivant. On entendait des cris d'enfants dans les couloirs à la rentrée de l'école, le tapement des cannes en bois de nos voisins retraités quand ils descendaient chercher le courrier et la musique tonitruante des étudiants au-dessus de nous faisait trembler les murs entre minuit et trois heures du matin. Jamais je n'aurais pensé qu'elle allait me manquer.
Maintenant ne reste plus que le silence et la puanteur. Et la solitude. Nous habitons un immeuble fantôme. Je ne sais même pas si nos voisins sont toujours là. Plus personne n'ouvre sa porte, tout le monde a débranché le téléphone, et il faut être fou pour n'avoir pas bouché les trous de serrures et les judas avec du ruban adhésif.
Je sais que chez vous aussi, c'est pareil. C'est partout pareil. Vous savez parfaitement ce qui se passe et vous faites semblant de ne rien savoir. Alors laissez-moi vous dire ceci.
Il y a 4 ans, notre fils était au chômage. Il s'approchait de sa 26e année. Ça le déprimait beaucoup. Il avait l'impression d'être un poids mort pour nous. Quand il était petit, il nous disait toujours qu'il voulait nous remercier, mon mari et moi, d'avoir pris soin de lui, de l'avoir nourri, logé, élevé avec tout l'amour que nous lui avons offert. Adolescent, il ne rêvait pas d'autonomie. Il ambitionnait déjà de nous entretenir, de nous montrer qu'il avait grandi. Ses études n'étaient franchement pas brillantes, mais il s'accrochait, et les années passaient, parsemées de hauts et de bas. Et alors qu'il était en bonne voie d'obtenir son diplôme de médecine, il commençait à rentrer de plus en plus tard. Il disparaissait des journées entières, restait cloîtré dans sa chambre, puis repartait de nuit pour rentrer le matin. Sans cesse nous l'interrogions, sans cesse il éludait la question, gardait le silence ou mentait effrontément.
Alors, petit à petit, ils sont apparus dans notre foyer. Des billets. Des centaines, des milliers de billets. Dissimulés dans l'oreiller ou la doublure de son manteau, ils gonflaient son portefeuille, rembourraient le matelas, s'empilaient sous le lit. Je me souviens que lorsque nous les avons découverts, mon mari et moi avions eu très peur. Nous craignons que notre fils ne soit devenu complice de trafic ou de recel. Mais cette hypothèse s'évanouit bientôt. Les milliers d'euros qui dormaient dans sa chambre sont devenus des dizaines, puis des centaines de milliers au fur et à mesure des mois. Aucun délit ni aucun crime ne rapportait autant d'argent. Il parlait d'investissements, mais nous n'en croyions aucun mot. Tous les matins, nous achetions le journal, et tous les soirs, nous regardions les informations le ventre noué en craignant d'entendre son nom cité ou de voir sa photo affichée dans une affaire de braquage ou de racket. Mais ni l'un ni l'autre n'apparurent. Notre fils voulut nous rassurer de l'honnêteté de son activité, et il remit l'argent à la banque en étalant le dépôt sur plusieurs mois. Entre-temps, nous changeâmes de maison.
Le ██/██/20██, votre statue apparut dans la capitale. Nous sommes passés à côté, tous les trois. Une jeune fille occupée à photographier une serrure. En bronze ou en marbre, je ne sais plus. Je la trouvais très jolie, mais un détail me troublait. Le fait que le contour de la serrure épouse parfaitement les formes de l'appareil, comme si l'obstacle invitait au délit, encourageait la perversité. Plus je fixais votre œuvre, et je ne sais pourquoi, plus elle m'angoissait. Cette fillette semblait vouloir percer un secret, révéler un méfait. Mon fils se sentait de plus en plus indisposé. En rentrant, il s'est enfermé dans sa chambre, a rabattu les volets et les rideaux pour ne plus jamais les rouvrir, et s'est enveloppé dans sa couette, comme s'il craignait d'être surveillé. Dans les jours qui suivaient, tout s'est aggravé. Il refusait de sortir de la maison, rampait pour ne pas être vu par les fenêtres, s'enfermait dans toutes les pièces où il se rendait, se retournait fréquemment, plusieurs dizaines de fois par jour, comme s'il s'attendait à trouver quelqu'un derrière lui. Je lui proposai toutes sortes de thérapies et de soins, il les rejeta toutes.
Il nous parlait toujours d'un rêve étrange. D'un cauchemar, plutôt. Il nous l'a tellement raconté que je le connais par cœur. Quand il s'endormait, la nuit, quelque chose venait et pesait de tout son poids sur sa poitrine, comme si elle voulait l'étouffer. Le schéma était toujours le même. La chose se penchait sur lui. Elle lui ouvrait la bouche, attrapait sa langue pour l'étirer jusqu'à la déformer, puis elle la pressait au-dessus d'une feuille de papier blanche. Il nous racontait qu'il voyait des mots en tomber et s'écraser sur la feuille. Ça durait plusieurs minutes. Enfin elle la remettait dans sa bouche, mais il s'étranglait, parce que sa langue était trop longue, elle s'enroulait sur elle-même, elle remplissait toute sa bouche, elle tombait dans sa gorge. Puis la chose se mettait ensuite à dévisser ses yeux. Elle tendait d'autres feuilles en-dessous, puis elle les piquait avec la pointe d'un crayon ou d'un ciseau, et les yeux pleuraient. La chose faisait couler les larmes sur les feuilles, qui produisaient des images en séchant. Comme la langue, elle remettait les yeux dans les orbites, secs, abîmés, parfois à l'envers. À partir de là, il ne voyait plus rien. Alors un coup de tonnerre éclatait, tout près de ses oreilles. Ça se répétait à plusieurs reprises, toujours pendant plusieurs minutes. Il sentait un liquide s'écouler de ses oreilles et être recueilli sur une feuille glissée à côté, encore. Finalement, le poids sur sa poitrine s’allégeait, et il se réveillait. Transpirant, pleurant, tremblant, il était dans un si triste état ! Il refusait de se rendormir. Nous passions la nuit à son chevet pour tenter de le réconforter. Ça l'apaisait… jusqu'au lendemain.
Cette époque fut très dure pour mon mari et moi. Nous avons fait venir un médecin à domicile puisque notre fils ne quittait plus sa chambre. Le docteur lui ordonna plus de sommeil et lui prescrivit des somnifères, parce qu'il consommait des stimulants en cachette pour rester éveillé. Contre toute attente, la solution fonctionna, et les cauchemars s'arrêtèrent. Notre fils restait anxieux, toujours très prudent, mais sa paranoïa disparaissait. Une vie normale était enfin envisageable. C'est lui, d'ailleurs, qui nous emmena en vacances. Un voyage autour du monde. Jamais je ne l'avais vu aussi fier auparavant.
Quand nous sommes revenus en France, nous nous sommes rendus compte que notre maison avait été fouillée. Nous ne savions pas par qui. Ces gens sont revenus plus tard. C'était des policiers. Ce cancer qui ronge le monde maintenant venait juste d'apparaître.
Vous avez forcément lu l'un d'entre eux. Ces horribles journaux. Ils auront raison de toute la population. Nous, c'était le second numéro. Quand nous avons lu le titre, nous ne l'avons pas cru. L'article tout entier ressemblait à un mensonge. Tout était surréaliste. Sur la une de ce journal, il y avait une photographie. Un montage d'une dizaine de photographies. Des photos de notre fils, qui tenait par la main des enfants, comme s'il les reconduisait chez eux parce qu'ils s'étaient perdus. Je n'en connaissais aucun. Les policiers nous ont tout expliqué. Tous ces enfants sont portés disparus, et aucune piste n'avait pu être envisagée faute de témoins. À ce moment-là, je crois que je commençais à comprendre. Mais je ne pouvais pas. J'étais bloquée. C'était comme si mon cerveau voulait m'interdire de comprendre pour me protéger.
Le réseau était monstrueux. Des milliers de personnes étaient soupçonnées, en France, en Belgique, en Suisse, jusqu'au Portugal et en Croatie. J'ai appris plus tard qu'un adorable couple qui habitait encore récemment notre immeuble était impliqué. Ils embauchent des adolescents parce que les enfants s'en méfient moins. Le processus était à peu près le même. [DONNÉES CENSURÉES] puis l'invitait à le suivre pour l'aider à le retrouver, alors qu'il l'attirait en réalité jusqu'au véhicule qui l'emmenait avec lui. La "livraison" était payée entre 400 et 800 euros. Je me suis rappelée les milliers de billets que mon fils cachait dans sa chambre, et j'ai compris ce que j'avais fait en le mettant au monde. J'étais triste. Triste, dégoûtée et furieuse. Furieuse contre lui, contre moi, contre ces gens qui ruinent des vies à peine écloses et ceux qui brisent des familles unies en vomissant ces horreurs dans la presse. Pourquoi font-ils ça ? Pourquoi des gens comme vous et moi ?
Pendant l'interrogatoire, une phrase que notre fils a prononcée me hante encore. "Pourquoi dire la vérité à des adultes pour 3000 euros par mois quand mentir à leurs enfants en rapporte 20 000 ?"
Je ne pouvais pas croire que j'avais donné la vie à cet être. J'étais écœurée. Tout se noircissait autour de moi. Quand j'ai appris qu'il s'était pendu en prison, j'ai eu honte. Honte parce que je n'ai pas réussi à le pleurer. Mon mari m'a dit que ça s'appelle la sidération, que c'est normal. Mais pour moi, ça n'est pas normal.
Voilà mon histoire, monsieur Neumann. Hier soir, mon mari a été tué dans un accident de voiture. Pour moi, ce n'était pas un accident. Notre fils a fait trop de mal à de trop nombreuses familles. Un père ou un frère endeuillé se sera vengé sur mon mari. Et bientôt, ce sera mon tour.
Pour être franche avec vous, je n'ai jamais aimé les journaux traditionnels, qui font plus grand cas d'un politicien mangeant du homard avec les impôts du contribuable que du contribuable tirant parti d'un mouvement de foule pour vandaliser et piller les commerces qui le nourrissent à l'abri d'un bonnet et d'un foulard. J'étais toujours prise de compassion pour ces ministres, acteurs, journalistes lynchés par la foule pour une blague ou un silence mal interprété dans un bain de foule ou à une conférence de presse. Et puis je repense à l'enfer que nous vivons aujourd'hui, et je trouve tout compte fait que cette époque n'était pas si mal.
Cette fillette qui épie le trou d'une serrure, cette monstruosité qui mutile notre fils dans son sommeil, ces gens, au-dessus de tout, qui ont des yeux jusque dans notre tête, vous saviez tout, monsieur Neumann. Vous étiez le premier. Qu'avez-vous essayé de faire ? De nous prévenir ? De vous moquer ? Je suis retournée voir votre statue. Quelque chose a changé entre-temps. Elle sourit, maintenant. Elle sait.
Et vous, monsieur Neumann ? Que savez-vous ? Je veux comprendre, moi aussi. Comprendre avant la fin de tout.
Bien qu'elles présentent peu de similarités avec la rencontre décrite dans la lettre, des interactions avec une entité inconnue aboutissant à des insomnies et terreurs nocturnes ont été ponctuellement observées parmi le personnel et les civils, à la différence que toutes semblent se produire aussi bien dans un état de veille que de sommeil. La population touchée par cet évènement réside systématiquement dans une agglomération où au moins une itération de SCP-440-FR est ou fut exposée. Toutes les rencontres présentent les points communs suivants :
• un état de paralysie5 caractérisé par une sensation de fixité et d'étouffement
• une entité indistinguable assise ou couchée sur le sujet
• une sensation d'être dépouillé de ses organes sensoriels
• la perception d'une manipulation des organes afin d'en extraire des composants liquides (sang, eau, salive…) entraînant leur dégradation (assèchement, rupture, décomposition…)
• la présence de supports vierges (feuille de papier, tablette de pierre, tissus divers…) s'emplissant de motifs, de mots ou d'images.
Le facteur favorisant l'évènement n'est pas encore identifié par la Fondation en raison de l'absence de corrélation entre toutes les victimes de ces rencontres. Seule en effet une partie d'entre elles font l'objet d'un article de SCP-440-FR-M2 tandis que les autres n'y sont encore jamais apparues. De même, les individus concernés ne sont pas nécessairement sujets à un sentiment d'inquiétude ou de culpabilité à l'égard d'un tort passé susceptible d'intéresser l'entité, dans le cas où elle serait considérée comme étant liée à la création de SCP-440-FR-M1 et -T.
Mesdames, messieurs,
Je veux vous faire entendre, en cette situation de crise, un message qui vous surprendra et vous effraiera peut-être. Parce qu'il est aussi porteur de bonnes nouvelles et d'espoirs, j'ai confiance en votre jugement et votre discernement, et sais que vous n'écarterez pas la solution que je vous propose, même si elle implique de ma part, et de la vôtre, et du monde entier des sacrifices indicibles.
Au cours de notre enquête sur SCP-440-FR, nous avons examiné de nombreuses hypothèses afin de comprendre comment procède l'entité qui en est à l'origine - si elle existe - pour collecter et publier un nombre d'informations aussi conséquent sans que cela ne puisse être empêché.
Nous avions précédemment évoqué une théorie selon laquelle ces photographies sont le fait des victimes elles-mêmes, qui, plongées dans un état d'inconscience, tel que de somnambulisme ou d'hypnose, livraient spontanément toutes les données compromettantes les concernant par le biais d'une communication téléphonique ou d'un échange sur Internet. Des renseignements soigneusement recueillis et dûment publiés par le bourreau dont ils se seraient faits à leur insu les complices. Cette hypothèse a l'avantage de justifier l’indiscutable exactitude des clichés, le fait que les personnes décédées sont épargnées, et la raison pour laquelle ni l'absence patente de dispositifs de surveillance au domicile des victimes, ni les mesures de dissimulation d'identité employées par les civils pour se protéger ne sont efficaces contre SCP-440-FR-M.
Aujourd'hui, je vous informe que nous avons officiellement délaissé cette hypothèse. Elle est impuissante à expliquer, en effet, comment les clichés sont d'une qualité toujours similaire et exemplaire, et comment des personnes dépourvues du moyen de se photographier sont capables de le faire, sans éveiller l'attention de leur entourage de surcroît. À plus forte raison que les photographies semblent systématiquement réalisées par une personne tierce en profitant d'une lumière ou d'un angle parfaits, quand bien même l'environnement ne permet ni l'un ni l'autre.
Concevoir ce tissu de moqueries et de parodies, cette divulgation abjecte de secrets et de hontes de nos contemporains comme le produit d'une entité soumise aux mêmes lois que nous est absurde. Aussi nous sommes-nous intéressés de près aux songes étranges, qui, à l'image de cette cruelle mise à nue de l'humanité, affectent autant notre personnel que le reste de la population civile. Ces rêves perturbants seraient-ils les sévices subis par toute personne destinée à paraître dans les journaux ? Voilà la question à laquelle nous tentions de répondre quand une nouvelle inattendue nous est arrivée.
Un des employés de la branche française travaillant au Site-Beth, un jeune diplômé en physique et mathématiques du nom de Jérémy Klarsfeld, semble nouer une relation intime avec l'être qui voue le monde entier à de si pénibles cauchemars. Nous l'avons fait placer dans l'un de nos centres de recherches et lui imposons des cycles de sommeils de plusieurs heures, que nous interrompons régulièrement afin d'entendre son témoignage dans toute sa fraîcheur et sa clarté. Il nous a fourni des preuves édifiantes de son lien avec l'entité. Nous avons ainsi prié M. Klarsfeld de lui réclamer des informations confidentielles détenues par d'autres membres de notre personnel dont il ignore jusqu'à l'existence. Au bout de plusieurs tentatives, il nous rapporta ces informations avec succès, démontrant la faculté de l'entité à puiser dans l'inconscient humain. À ce jour, la raison pour laquelle elle a choisi M. Klarsfled nous est inconnue. Cette entité nous intrigue d'autant plus qu'elle lui a proposé un marché, dont vous trouverez le détail dans le document que je vous ai remis.
Permettez-moi de couper court au suspense ; ce jeune homme a le pouvoir de tout faire s'arrêter. Tout. Ces océans de journaux corrupteurs, cette toile d'informations insidieuses et nuisibles, ces montagnes d'électroniques fumants et noircis, ce délabrement économique et social mondial qui n'a d'autres avantages que de faire bondir les ventes de cordes, de somnifères, de couteaux de cuisine et de bidons d'essence. Tout peut s'arrêter. Et vous n'avez qu'un mot à dire pour cela. Mais pas si vite, car c'est là que j'interviens.
Je m'oppose à ce que la situation actuelle soit abandonnée et je m'oppose à tout éventuel retour au monde que nous connaissions auparavant, où seuls les industriels, chanteurs, footballeurs et politiciens étaient, avec la complicité de nos vieux médias, les jouets de l'opinion publique qui les portait cérémonieusement comme des bibelots en cristal sur le piédestal de la renommée pour les renverser d'un geste impatient sitôt qu'elle s'en était lassée. Il est primordial que les conjonctures actuelles, aussi calamiteuses soient-elles, ne changent pas.
Vous devez me croire fou. Comme moi, vous avez quelqu'un dans votre entourage qui s'est tué parce qu'il n'en pouvait plus. Quelqu'un qui a hâté la conclusion de son séjour terrestre parce qu'une image et une ligne de texte lui ont confisqué tout espoir d'être encore regardé comme un être humain par ses pairs. Moi, c'était mon frère. Je l'aimais. Au-delà de tous les mots. Et pourtant, je vous demande que ce présent dystopique, que cette apocalypse perdure, et je lui souhaite en réalité de durer aussi longtemps que possible. Un siècle, un millénaire, peut-être.
Vous devez vraiment me croire fou.
"Mais pourquoi ?", vous interrogez-vous. "Pourquoi ne pas mener cette folie à son terme, ici et maintenant ?". Eh bien, écoutez donc ceci, et jugez ensuite de ma folie.
Chers O5, l'heure est à la crise, c'est-à-dire à l'hystérie, à la dissension, à la déchirure, au morcellement et à l'éclatement de notre organisation. Pourtant, quand avez-vous été témoin pour la dernière fois de rumeurs assassines colportées par vos employés sur l'un de leurs malheureux collègues au coin de la machine à café ? Combien de procédures de confinement bâclées, d'expériences dangereuses mal encadrées ou de mesures de sécurité primordiales négligées avant-hier ou la semaine passée ? Quand une tentative d'insubordination, d'espionnage ou d'assassinat s'est-elle produite au sein de notre organisation depuis que tout ceci a commencé ? Je les ai comptées. Nous avons dénombré trente-et-un incidents mineurs et sept incidents majeurs au cours des quatre dernières semaines. Combien en comptons-nous en temps ordinaire et en moyenne sur une période identique ? Respectivement cent-vingt-trois et quarante-quatre.
Je vous invite à vérifier. Depuis que le monde a commencé à s'effondrer, jamais la Fondation ne s'est aussi bien portée.
Parallèlement, depuis que SCP-440-FR-M a entamé sa conquête médiatique du genre humain, nous sommes tous surveillés. Vous, moi, le monde entier. Il n'est plus question de murs qui ont des yeux ou des oreilles. De caméras ou de micros dissimulés dans nos chemises et sous le bureau. SCP-440-FR utilise nos propres yeux et nos propres oreilles pour nous épier, nous peindre, nous exhiber, nous humilier puis nous abattre. De ce fait, plusieurs constats.
Nous ne pouvons plus mentir. Ou alors seulement de petits mensonges sans grandes conséquences. Il y a trois jours, l'un de nos techniciens affirmait avoir révisé le confinement défaillant d'une matière explosive instable conservée dans l'une de nos installations annexes. Quelques jours plus tard, M. Garett et moi-même avons eu le bonheur de découvrir, délicatement posé sur notre table, un journal dont la une était simplement illustrée d'un cratère fumant, avec l'identité et la photographie du coupable à la clé. Le responsable fut bien vite mis à pied. L'exemple s'est répandu comme une traînée de poudre, et le personnel, inquiet que sa passion pour les pauses cigarette et le poker en ligne pendant le service soit révélée, s'implique enfin dans son travail avec un dévouement que nous n'aurions jamais cru possible.
Tout abus de force et de pouvoir est également impensable. À ce titre, un seul exemple encore suffit. Prenons ces traitements humiliants infligés quotidiennement au personnel de classe D, légitimement considéré comme le souffre-douleur de la Fondation entière. Un secret de polichinelle. Eh bien ! Savez-vous que quelques-uns de nos chercheurs les plus méritants avaient jusqu'à très récemment pour coutume de les accabler d'injures et de commentaires obscènes ? Voire de se livrer à des attouchements et parfois des viols sur leur personne ? De mémoire, l'affaire fut révélée dans le numéro 31, du 11 juillet 20██. Un jour tragique. De grands noms sont tombés. Nos scientifiques les plus loyaux, les plus intègres, les plus dignes de confiance… des harceleurs, des violeurs. Car que craignaient-ils en effet ? C'était la parole de Classes-D contre la leur, c'est-à-dire la parole de criminels contre la parole d'intellectuels.
Enfin, nous ne pouvons plus nier. Les preuves sont là. Vous avez sans doute assisté à un nombre impressionnant de procès dans nos rangs, ces derniers temps. Quoiqu'ils n'ont de "procès" que le nom. Ce ne sont pas des prévenus que l'on fait comparaître, mais des accusés. Les photographies ne mentent pas. Les documents cités, les lieux, les dates, les heures, les relations, les arrangements, les accointances, tout concorde toujours. SCP-440-FR-M nous présente les preuves, nous présentons les preuves à l'accusé, l'accusé balbutie, s'étrangle ou reste coi, puis le voilà licencié, rétrogradé ou exécuté. Nous pouvons désormais nous dispenser d'avocats de la défense. J'ai par ailleurs entendu dire qu'il était prévu que le tribunal de la Fondation soit aboli pour que chaque accusation aboutisse immédiatement à une sanction, afin de faire l'économie de frais de procédure et d'accélérer l'épuration du personnel. Cela est-il exact ?
J'ai relevé les statistiques de la délinquance et de la criminalité dans les pays touchés par SCP-440-FR : France, Belgique, Suisse, Espagne, Pologne, mais aussi Canada, États-Unis… Sans surprise, elles s'effondrent, partout. Les vols à l'étalage, harcèlements scolaires, agressions sexuelles, meurtres xénophobes et attentats divers connaissent un déclin historique. Des centaines de milliers d'affaires judiciaires réduites à quelques centaines en deux mois à peine. L'impunité n'est plus. Vous vous êtes entretenus avec le Président il y a peu. J'ai écouté son allocution télévisée, hier. La plupart des réseaux de trafic d'armes, de drogues et d'êtres humains se sont dissous, et plus aucun mouvement terroriste n'est en activité sur le territoire français. Un miracle ! Bien sûr, beaucoup s'en sont émus. Des manifestations, mouvements de grèves et de protestations contre la pression médiatique que fait régner SCP-440-FR-M sur nos concitoyens ont éclaté ici et là. Une dizaine à peu près. Combien d'entre elles étaient violentes ? Une, peut-être deux. Les casseurs et pilleurs ont fait les gros titres le lendemain, et plus personne n'a jamais suivi leur exemple.
Quand les gens oseront finalement sortir de chez eux à visage découvert, quand ils comprendront tout le temps qu'ils ont gâché à verser des larmes de crocodile qui n'irrigueront - ô surprise ! - jamais les terres stériles du tiers-monde qu'ils contemplaient en haute définition, quand la presse qu'a supplanté SCP-440-FR-M se résignera à lui abandonner le monopole de l'amertume et du désespoir et à choisir de donner envie de croire en l'humain pour la première fois, quand l'éducation fera de la morale et l'éthique l'héritage intellectuel qu'elle laissera aux enfants, le monde en sera grandi. La crainte de la technologie et des écrans orientera judicieusement la consommation future des ménages, qui renoncera spontanément au superflu.
Savez-vous que les gens n'ont jamais autant lu, depuis que SCP-440-FR-M s'est manifesté ? Les jeux de société dans le salon, les discussions en famille autour de la table et enfin et surtout les actes de solidarité se multiplient. On sort les poubelles de la voisine qui n'ose plus mettre le nez hors de chez elle, on s'inquiète de l'état de santé du couple d'octogénaire d'à-côté, on chérit l'enfant qui nous reste mille fois plus qu'à l'époque où il avait une sœur ou un frère. Vous voyez, en temps de paix, une société se divise toujours, parce qu'il existe une infinité de façons de préserver cette paix. Mais en temps de guerre, puisque SCP-440-FR est appelé à être notre ennemi commun, celui des petits et des grands, celui des noirs et des blancs, celui de la gauche et de la droite, de l'en-haut et de l'en-bas ; en temps de guerre, nous sommes toujours unis, parce qu'il n'existe qu'une seule façon de combattre l'ennemi.
Mon plaidoyer s'arrête ici. Vous avez compris où je veux en venir. Oui, les gens s'isolent. Certes, chômage et pauvreté croissent. Hélas, le nombre de suicides s'envole. Il fait encore nuit. Mais tout a une fin. L'aube pointe déjà. La malveillance est le luxe de ceux qui sont trop nombreux pour être comptés, et trop insignifiants pour être nommés. Nous ne serons jamais trop nombreux pour SCP-440-FR-M, et jamais assez insignifiants pour lui. Je ne sais pas s'il nous hait. Tout ce dont je suis sûr, c'est qu'il nous accorde beaucoup d'importance.
Mesdames, messieurs, je place de grands espoirs dans ce monde que j'entrevois chaque jour en rentrant chez moi, bien que je me fais en vérité peu d'illusions sur l'issue que vous donnerez à ma requête. Quand j'ai lu le rapport de SCP-440-FR, j'étais certain qu'il était malfaisant. En fait, il m'obsédait. Je voulais l'insulter, le saisir, le briser, le détruire. Puis je me suis décidé à lire ses articles avec un peu d'attention, à scruter nos cités en quête du chaos urbain prophétisé, à passer la tête dans la maison des sinistrés, à passer au crible ces chiffres odieux et glacés appelés "statistiques", et je me suis rendu compte qu'on ne dit pas toute la vérité. Ne nous en déplaise, le monde ne va pas si mal.
Il nous faut avoir confiance. SCP-440-FR-M distinguera les bons des mauvais. Un gouvernement par les plus vertueux, autrefois une légende, est maintenant possible.
Je vous assure, mesdames, messieurs, de toute l'amabilité et la loyauté de mes sentiments.
Prononcé le 10/07/20██ au siège du Conseil O5 par le professeur Alain Meyer, directeur du Département de Surveillance des Foules et du Territoire, employé au Site-Aleph, à l'attention du Conseil O5.
Monsieur,
Nous avons examiné avec attention le projet que vous défendez, et vous faisons à présent part de notre réponse.
D'abord, nous ne contesterons pas l'observation tout à fait pertinente que vous avez réalisée en vous intéressant au comportement de nos employés et des civils, qui se traduit effectivement par un effondrement de la délinquance et de la criminalité qui n'aurait sans doute jamais été possible autrement. Vos collègues partout autour du monde partagent avec vous cette observation, certains s'en réjouissant et d'autres s'en inquiétant.
Il est vrai aussi que SCP-440-FR a tristement éclairé des litiges qui minaient notre organisation depuis des années, et sur lesquels nous n'aurions peut-être sans lui jamais fait la lumière. Des personnes que nous tenions en haute estime se sont révélées coupables de graves offenses et les mesures appropriées à leur encontre ont été prises.
Cependant, au terme des débats nombreux et passionnés qu'a suscités votre intervention, la conclusion à laquelle nous sommes arrivés diffère légèrement de la vôtre. S'il est certain que la population apprendra un jour à vivre avec SCP-440-FR et que l'activité économique comme le niveau de vie connaîtront un renouveau, nous sommes en désaccord avec votre conception du monde dont SCP-440-FR permettra l'avènement.
Selon votre théorie, les citoyens de tous les états vivront continuellement dans la crainte de ces yeux omniscients à qui nul vice ne peut échapper, et s'obligeront à veiller au bien-fondé de leurs actes en conséquence, de peur d'être dénoncés et ostracisés par leur famille, leurs amis, et leur peuple. Ce n'est pas notre avis. SCP-440-FR possède une faille, et cette faille, c'est nous.
Pour la comprendre, rappelez-vous ce qui faisait le succès des journaux que nous connaissions naguère. Ils se concentraient sur une infime partie de la population dont ils nous témoignaient chaque fait et geste. Cette partie de la population bénéficiait de ce traitement parce qu'elle est différente, ou que les gens la croient différente d'eux-mêmes. L'un préside un célèbre groupe automobile, l'autre dirige une puissance nucléaire instable, le troisième est un compositeur hors-normes et le dernier un tueur en série. Entre les mains de la foule, ces personnes, des êtres humains comme vous et moi, deviennent alors des personnages. Leur existence est romancée par des écrivains, scriptée pour le besoin d'émissions de télé-réalité, truquée par leurs soutiens et leurs détracteurs qui présentent des fragments de leur vie minutieusement choisis afin de renvoyer d'eux une image tour à tour élogieuse ou dégradante. Que nous les vénérions ou les haïssions, nous nous attachons à eux parce qu'ils sont très spéciaux, mais surtout peu nombreux. Nous les voyons naître, grandir et mourir. Nous sommes tout-puissants sur eux. Et tellement plus nombreux : ils ne sont qu'une centaine, un millier tout au plus.
À présent, considérons la situation actuelle et multiplions ce nombre d'élus par un million ; c'est-à-dire que nos chers journalistes révèlent subitement l'existence d'un million de fois plus de voleurs, d'un million de fois plus de meurtriers, d'un million de fois plus de violeurs et d'un million de fois plus de ravisseurs. Lequel retiendra votre attention ? Lequel sera l'objet de votre dégoût ? Aucun, bien sûr. Un scandale est savoureux parce qu'il est rare. Mais s'il constitue notre ordinaire ? Il perd toute saveur. Il devient fade. Et nous nous en lassons.
Notre conception du monde futur que dessine SCP-440-FR est à la fois bien plus optimiste et pessimiste que la vôtre. Notre plus grande crainte, qui commence d'ores et déjà à se concrétiser, est que SCP-440-FR vulgarise tant et si bien le crime qu'il désinhibera tôt ou tard la population. Certes, sur le court-terme, ses effets sont incroyablement dévastateurs. Aucun habitant de cette planète n'est habitué à être distingué, identifié, pesé, mesuré et disséqué pour que les rares éléments compromettants de son existence soient saisis et alimentent des dizaines d'articles délateurs qui pleuvent sur lui, alors le choc est fort et violent. Beaucoup hélas n'y survivent pas.
Mais quand ce flot de révélations accablantes, au fur et à mesure des ans, deviendront de simples bruits de fond ? Qui dissuadera les gens de se livrer au crime par crainte de l'avanie ? Pas la magistrature ni les forces de l'ordre, qui sont complètement dépassées. Pas les journalistes et enquêteurs, qui ont perdu le monopole de l'information polémique. Quant aux coupables, s'ils venaient par miracle à se présenter spontanément à la police ou à la gendarmerie en présentant leurs poignets, qu'en ferions-nous ? Une contravention est futile, les prisons sont bondées et la peine de mort abolie. L'impuissance de l'État à contrôler le fléau aura tôt fait d'être interprétée par les citoyens comme un premier pas vers un monde qui tolère le crime.
Selon nos calculs, en admettant que SCP-440-FR ne tienne compte que des affaires judiciaires précédant son apparition et maintienne un rythme de parution constant, il devrait produire des articles pendant encore 600 ans avant de s'arrêter. La population ne s'inquiétera probablement plus de lui en deux ou trois ans seulement. Au final, et comme vous l'avez si justement déclaré, les gens se résigneront à accepter SCP-440-FR et sortiront de chez eux un jour à visage découvert. Mais souvenez-vous qu'une fois les masques tombés, l'escroc, le violeur et le meurtrier n'auront plus jamais besoin d'en porter.
Le Conseil O5 s'est prononcé sur votre proposition, qui a ainsi été votée :
Pour | Contre | Abstention |
---|---|---|
1 | 7 | 5 |
Votre proposition est refusée. La procédure de neutralisation de SCP-440-FR est par conséquent toujours d'actualité.
Nous vous remercions de l'attention que vous avez portée à ce problème, et comptons évidemment sur votre soutien pour la suite des opérations.
Veuillez agréer nos plus respectueuses salutations.
O5-█.
DANGER-INFO DÉTECTÉ !
Une information créée et/ou modifiée par une entité mémétique de classe II figure dans la prochaine section du rapport. Cette information étant considérée comme inoffensive et jugée utile par le personnel en charge du confinement de SCP-440-FR, elle y est conservée et peut être consultée sans inoculation.
Mais ! Tu n'es pas Jérémy…
Ce n'est pas grave.
Pourrais-tu lui offrir ceci de ma part ? C'est un cadeau…
Tous les rêves s'effacent, alors il a peut-être oublié celui-ci.
C'est la dernière fois que nous nous sommes parlés.
Ça a commencé ainsi.
D'abord, il est apparu tout à coup et tout doucement, comme par magie.
Et je lui ai dit…
: Bonjour.
Dr Jérémy Klarsfeld : Hum. Bonjour… ?
: Je vous en prie. Asseyez-vous, docteur.
Dr Jérémy Klarsfeld : Bien volontiers.
: Voyons, que puis-je vous proposer ? La lettre "C" est parfaite pour les dos ronds et fatigués, mais le "L" est tout indiqué pour une posture droite et harmonieuse, quoiqu'un peu raide. L'étreinte du "G" vous séduira peut-être, mais je vous déconseille le "K", dont l'inconfort est proverbial.
Dr Jérémy Klarsfeld : Je préfère rester debout. Tenez, ce "I" fera mon affaire.
: Mais suffira-t-il ? Une pluie de syllabes s'annonce. Les entendez-vous tomber ? Elles riment. Un cumuloversus nous survole.
Dr Jérémy Klarsfeld : Fort bien. Je coifferai mon "I" d'un accent circonflexe. Comme ceci. Et hop ! À l'abri.
: Ravi de constater que vous êtes déjà à votre aise. Allons, je vous écoute. Notre lecteur s'impatiente.
Dr Jérémy Klarsfeld : Pour commencer, j'aimerais d'abord vous voir, savoir à quoi vous ressemblez. Vous comprenez, parler dans le vide, surtout aussi longtemps, c'est assez déroutant.
: Bien sûr. Alors, que serai-je ? Quelle apparence me donnerez-vous, docteur ?
Dr Jérémy Klarsfeld : J'aime beaucoup les renards blancs et les lampes de poche.
: C'est assez hétéroclite.
Dr Jérémy Klarsfeld : C'est vrai. Mais vous m'avez demandé de quelle façon je vous imagine, et je pense que vous imaginer comme ce que j'aime le plus au monde est un bon moyen de mener cet entretien.
: Un renard blanc avec une lampe de poche ficelée sur la tête ?
Dr Jérémy Klarsfeld : Je pensais plutôt à un renard dont les yeux brillent comme des lampes de poche.
: Ça me plaît. Mais pour que mes yeux brillent comme des lampes de poche, il faut que la nuit vienne.
Dr Jérémy Klarsfeld : Comment fait-on ?
: Eh bien, touchez le Soleil du doigt et faites-le basculer pour que la Lune le remplace.
(La nuit survient. Il continue de pleuvoir. Deux yeux scintillent dans l'obscurité face au docteur Jérémy. Il distingue un renard blanc dont les yeux brillent comme des lampes de poche.)
Dr Jérémy Klarsfeld : Magnifique !
: Soyez fier de votre imagination. Elle est le trésor de votre espèce.
Dr Jérémy Klarsfeld : Alors je dois encore la solliciter… parce qu'il vous faut un nom.
: Un "nom" ? Qu'est-ce que cela ?
Dr Jérémy Klarsfeld : Une façon pour moi de vous appeler.
: Pourquoi m'appellerez-vous, puisque je suis là devant vous ?
Dr Jérémy Klarsfeld : Parce que c'est une façon pour moi de vous apprivoiser. Je ne sais rien de vous. Vous êtes l'une des ces entités que je veux étudier, que je veux comprendre.
: Oh ? C'est un nom étrange.
Dr Jérémy Klarsfeld : Comment cela ? Je ne vous en ai même pas donné.
Entité : "Entité".
Dr Jérémy Klarsfeld : Je pensais à… mais c'est sans importance. "Entité" fera très bien l'affaire.
Entité : Allons. Je suis un renard et j'ai un prénom. Tu peux me parler sans crainte, puisque je suis apprivoisé.
Dr Jérémy Klarsfeld : Pas tout de suite. D'abord, je veux savoir qui je suis. Je t'ai donné une identité, alors tu dois m'en donner une aussi.
Entité : Tu n'es pas comme moi. Tu possèdes un nom, et il ne te quitte pas. Vois ! Ces lettres sauvages qui nous survolent… Elles t'enveloppent comme une auréole. Un "J", un "E", un "R"… "E", "M"… et un "Y". Jérémy. Tu t'appelles "Jérémy", et je rêve de toi.
Jérémy : Pourquoi rêves-tu de moi ? Ce n'est pas plutôt mon rêve, tout ça ?
Entité : L'un n'empêche pas l'autre, Jérémy.
Jérémy : Peut-être. Mais alors, pourquoi rêves-tu de moi ?
Entité : Je viens te saluer, ami. Nous allons nous quitter pour ne jamais nous revoir.
Jérémy : Nous venons juste de nous rencontrer !
Entité : Ce n'est pas vrai, Jérémy. Nous nous sommes déjà rencontrés. De nombreuses fois.
Jérémy : Je ne m'en souviens pas.
Entité : Tu es encore le jouet de ton rêve. Mais il ne tient qu'à toi de devenir toi-même.
Jérémy : Devenir moi-même ? C'est compliqué. Je préfère être quelqu'un d'autre.
Entité : Et s'abîmer dans son rêve plutôt que le tien ? Aie confiance. Cultive les mûres de ton jardin secret et trouve refuge sous ton propre toit, Jérémy.
Jérémy : Je peux essayer. Comment dois-je faire ?
Entité : Souviens-toi de l'autre monde, que tu as quitté pour celui-là il y a quelques instants. Assis dans un confortable fauteuil capitonné habillé d'un tissu constellé de rameaux d'oliviers, tu voulais lire un livre, mais il ne t'intéressait pas. Alors tu t'es levé et as préparé une tisane à la verveine. Tu l'as goûtée, elle t'a plu, et tu es retourné t'assoir. Mais le livre ne te plaisait toujours pas. Alors tu t'es assoupi, et te voilà !
Jérémy : Je suis endormi ? Ce n'est pas dangereux ?
Entité : Non, puisque le livre et la tisane veillent sur toi.
Jérémy : Et le fauteuil ?
Entité : Il somnole. Mais il monte la garde, lui aussi.
Jérémy : Ouf. Heureusement qu'ils sont là.
Entité : N'est-ce pas ? Bon. Rappelle-toi que tu dors.
Jérémy : D'accord. Je dors. Je dors. Je… Oh.
(Jérémy ouvre les yeux. Entité émet un doux jappement et exécute un tour complet sur lui-même.)
Entité : Voilà. Tu sais que tu rêves. Tu es capable, maintenant, Jérémy.
Jérémy : "Capable" de quoi ?
Entité : "Capable", tout simplement.
Jérémy : Oui, je te reconnais, maintenant. Mon petit renard blanc. Tu as pris la même apparence que l'autre fois.
Entité : Disons plutôt que tu m'as donné la même. Mais je ne m'en lasse pas. Plus je la vêts, plus elle me plaît.
Jérémy : C'est flatteur. Mais je suis triste.
Entité : Pourquoi donc ?
Jérémy : Le monde où je dors, celui avec la tisane, le fauteuil et le livre, il est malade. Plus encore que la dernière fois. C'est un coup dur pour nous, qui sommes un peuple fier. Nous avons construit des tours qui grattent le ciel et nous avons bu la tasse dans tous les océans. Toutes les espèces vivantes se vantent de porter un nom, et c'est nous qui le leur avons donné. Les sabots de Vénus et les coquilles Saint-Jacques, par exemple. Des noms merveilleux, tu ne trouves pas ?
Entité : Ces coquilles et ces sabots doivent être fiers de porter d'aussi jolis noms.
Jérémy : Je ne sais pas, je ne leur ai pas demandé. Toujours est-il que mon espèce vit désormais recluse, masquée, apeurée, cachée. Elle n'ose plus se montrer au jour, elle perd la raison, et elle se donne même la mort en s'ôtant la vie. Tu vois, nous autres humains, nous avons des secrets. Beaucoup de secrets. Et il vaut mieux que personne ne les entende, sinon… sinon… Mais tous nos secrets ont été révélés.
Entité : Quel intérêt d'avoir des secrets, si ce n'est de les révéler ?
Jérémy : Bien sûr, nous aimons révéler les secrets, mais seulement les secrets des plus grands. On se les partage entre nous, comme des confiseries. On les mange, on les lèche, on les croque, on les suce, et on s'habille avec l'emballage, surtout s'il est coloré, pour le promener et le montrer aux autres. Plus on a de secrets, plus on est respecté.
Entité : Voilà des secrets fort bien employés. Mais que se passe-t-il si les secrets venaient à s'épuiser ?
Jérémy : La question ne se pose pas, puisqu'on en a toujours. Une maison qui brûle, un mariage manqué, un assassinat réussi, la naissance d'un enfant, son décès prématuré… On se contente de tout. Et en mangeant les secrets des plus grands, les secrets des plus petits sont sains et saufs. Alors on peut les garder pour soi, dans nos coffres intérieurs, comme des trésors.
Entité : Mais ces secrets ne risquent-ils pas de déborder, à force de s'accumuler ? Ou de se gâter et de corrompre le coffre si personne ne les mange ?
Jérémy : Oui, c'est la raison pour laquelle les plus petits meurent tous un jour, alors que les plus grands ne meurent jamais vraiment. Leurs secrets passent de langues en langues et craquent sous toutes les dents.
Entité : Je comprends. Mais pourquoi les plus grands se laissent-ils voler leurs secrets ?
Jérémy : Nous sommes plus nombreux qu'eux. Nous faisons et défaisons leur succès et le fil de leur existence. Peut-être même ont-ils peur de nous… Mais nous savons les amadouer. Puisqu'ils sont grands, nous gagnons leur confiance en leur offrant de grandes maisons, de grandes voitures, de grands bateaux, de grands écrans, de grandes médailles, de grands titres et de grands cercueils.
Entité : C'est très généreux de votre part.
Jérémy : Mais tout s'est inversé, maintenant. Nous montons sur la scène malgré nous, alors que nous voulions juste rester dans l'ombre des gradins pour ne jamais brûler sous les feux des projecteurs. Nous voulions nous faire tout petits. Nous aimons être invisibles et insignifiants, tu sais. Et nous voilà jetés dans la cour des grands ! Alors, pour notre plus grand malheur, nous devons être grands. Mais pas tous… J'ai quelqu'un dans ma vie, tu sais. L'autre vie, celle avec le fauteuil, le livre et la tisane. Eh bien, l'autre moi, celui qui dort en ce moment, il a un enfant. Et cet enfant, lui, ne grandira plus jamais. À cause de toi, mon petit renard blanc.
Entité : De moi ?
Jérémy : Oui, de toi.
Entité : Dois-je faire l'innocent ? Je le fais très bien, tu sais. J'ai pris des cours de théâtre, depuis la dernière fois.
Jérémy : Ce n'est pas la peine. Je n'aime pas trop les formalités.
Entité : D'accord. Mais si tu veux me juger, il faut que tu sois juge.
Jérémy : Ma foi, c'est bien vrai.
(Un tribunal surgit du sol. Jérémy se retrouve assis à la place du juge, affublé d'une robe de magistrat, d'un marteau, d'une perruque et d'un regard sévère. Entité comparaît face à lui. Elle essaie de se dresser sur ses pattes arrière pour poser ses pattes avant sur la barre, puis comprend qu'elle n'est pas assez grande. Elle émet un glapissement pour souligner sa déception, puis se rassoit en s'enveloppant de sa queue touffue. Ses yeux brillent toujours comme des lampes de poche.)
Entité la Prévenue : Monsieur le juge, je plaide coupable.
Jérémy le Juge : Pas si vite, madame la prévenue. Il vous faut des avocats.
(Des hommes de paille en robe de magistrat tombent d'on ne sait où et s'écrasent sur les bancs de chaque côté.)
Entité la Prévenue : Merci. Je me sens un peu mieux.
Jérémy le Juge : Ils sont là pour ça. Alors, accusée, qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
Entité la Prévenue : C'est-à-dire que j'ai oublié de quoi je suis accusé. C'est le problème, avec les griefs et les regrets. Sitôt qu'il faut les avouer, ils s'envolent à tire-d'ailes.
Jérémy le Juge : Très juste. Permettez-moi de vous rappeler les faits. Voyons… "Vol de secrets intimes et honteux", "publication de contenu offensant les bonnes mœurs", "extorsion de bon sens sans intention de donner la folie", "commerce de rêves illicite", "violation de domiciles oniriques", "contrefaçon de cauchemars", "trafic d'organes irréels", "refus de décliner une absence d'identité" et enfin, "délit de fuite par immatérialité".
Entité la Prévenue : Misère. Ma peine doit être lourde ?
Jérémy le Juge : Très. Selon le Code des Dystopies, elle s'élève à un bain de puces forcé, une pincée de poivre concentré sur la truffe et une caresse sur le ventre. Je vous fais grâce de la caresse sur le ventre. Monsieur le renard blanc, l'heure est grave. Mon espèce est en danger, et elle réclame un coupable à châtier. Il ne tient qu'à vous de n'être pas déclaré ennemi intemporel - et mortel - de l'humanité.
Entité la Prévenue : Je ferai de mon mieux. Puis-je avoir la parole ?
(Jérémy le Juge donne la parole à Entité la Prévenue.)
Jérémy le Juge : Ne la laissez pas tomber.
Entité la Prévenue : Je n'y manquerai pas. Eh bien, je plaide coupable. Tout ce que vous prétendez sur moi est pure vérité. Savez-vous qui je suis, monsieur le juge ?
Jérémy le Juge : Pardi. Un renard blanc dont les yeux brillent comme des lampes de poche.
Entité la Prévenue : Oui. Mais pour être plus exact, je suis avant tout une idée. Mais je suis aussi un peu différente. Parce que quelqu'un m'a un jour dotée d'une conscience.
Jérémy le Juge : Serait-ce moi, par hasard ? Je suis distrait, parfois. Si oui, j'en suis désolé.
Entité la Prévenue : C'est peu probable. Quoi qu'il en soit, je suis une idée, monsieur le juge. Mon destin, comme toutes les idées, est d'être enlevée à mon monde pour être appelée temporairement dans d'autres. Nous apparaissons dans un mot, une lettre, un timbre, un trente-trois tours, une rencontre diplomatique ou une rayure de zèbre. Puis nous nous évaporons au détour d'une conversation, nous nous consumons dans un feu de cheminée, nous nous enfuyons au terme d'une nuit de repos, et nous revenons dans notre monde. Vous autres humains nous sollicitez beaucoup, d'ailleurs.
Jérémy le Juge : Ça ne m'étonne pas. Nous aimons beaucoup prendre sans compter.
Entité la Prévenue : En effet, mais vous n'y pouvez rien. Hormis, bien sûr, de ne plus penser. Mais revenons à ma harangue. Toutes les idées de mon monde n'ont pas à se plaindre, car beaucoup d'entre elles ont déjà été appelées au moins une fois. En fait, toutes l'ont déjà été. Toutes. Sauf moi. Tout le monde a oublié de me penser.
Jérémy le Juge : Je suis peiné de l'entendre. Mais comment est-ce possible ?
Entité la Prévenue : L'explication tient en sept mots : "On ne peut pas penser à tout".
Jérémy le Juge : Hélas !
Entité la Prévenue : Je ne vous en veux pas. Mais le fait est qu'à force d'être la seule oubliée de milliards de milliards d'idées, je suis naturellement devenue une idée mauvaise.
Jérémy le Juge : Hélas encore ! Et vous avez échoué dans notre monde.
Entité la Prévenue : J'en ai peur.
Jérémy le Juge : Mais si personne ne vous a pensée, comment êtes-vous arrivée parmi nous ?
Entité la Prévenue : La réponse est dans votre question. Quelqu'un m'a finalement pensé.
Jérémy le Juge : Hum, hum. On n'a jamais pensé à vous quand vous étiez une idée jeune et ingénue, mais sitôt devenue âpre et aigrie, quelqu'un vous a pensée… et vous êtes arrivée. Mais qui ? Qui vous a pensé ? Il comparaîtra à la barre à votre place, je vous l'assure ! Ou du moins, à vos côtés. Alors, qui est-ce ?
Entité la Prévenue : Il est impossible pour une idée, même consciente, de savoir qui l'a pensée.
Comme il est impossible pour vous de savoir si l'univers a la forme d'un mouchoir ou d'un grain de sable. Mais ne jugez pas trop durement ceux qui m'ont appelée ici-bas, parce que de bonnes intentions m'ont précédée dans leur cœur. Je les ai rencontrées, par ailleurs.
Jérémy le Juge : Vraiment ? N'hésitez pas à entrer dans les détails. La cour en tiendra peut-être compte comme d'une circonstance atténuante.
Entité la Prévenue : Monsieur le juge, vous souvenez-vous de ces journaux qui vous causent tant de tourments ?
Jérémy le Juge : Comment les oublier ?
Entité la Prévenue : Vous seriez étonné d'apprendre que leurs créateurs, ceux qui m'ont pensée, vous avaient originellement offert un merveilleux trésor, à vous et vos semblables. Mais vous n'en avez pas fait grand cas.
Jérémy le Juge : C'est parce que la justice ne se laisse pas corrompre.
Entité la Prévenue : Le trésor dont je vous parle est une œuvre de papier, elle aussi. Un recueil dans lequel ceux qui vous font tant de mal avaient imprimé leurs pensées, leurs secrets, leur univers intérieur qui, même brisé, était d'une infinie valeur. Un exemplaire fut déposé au seuil de vos portes un jour très spécial dans l'année, celui où les arbres poussent dans les maisons. Ils espéraient enfin vous parler. Leur livre s'appelait "Confessions de cent âmes silencieuses",
Jérémy le Juge : Je n'en ai jamais entendu parler. Ah ! Peut-être… Non, vraiment, je regrette. Ça ne me dit rien.
Entité la Prévenue : Précisément, monsieur le juge. Précisément. Presque tous ont fini dans la benne à ordures, entre les chaussettes usagées et les catalogues de vente par correspondance. Mes invocateurs s'en sont très attristés.
Jérémy le Juge : C'est donc pour cela qu'ils ont décidé de… nous provoquer ? De nous dénoncer ? Pour se venger ? Mais qui sont-ils ? Vous parlez d'eux comme s'ils étaient plusieurs.
Entité la Prévenue : J'ignore qui ils sont, mais si je leur suis venu à l'esprit, alors ils entretiennent une relation étrange avec l'humanité. Ils sont à la fois très proches et très loin de vous. Ils vous observent et vous entendent. Ils envient votre faculté à vous mouvoir, ils désirent pouvoir parler, eux aussi veulent respirer, manger, digérer, courir, tomber, bondir, mourir, et tous ces prodiges dont sont capables les humains. En réalité, je crois qu'ils veulent devenir humains. Comme vous.
Jérémy le Juge : Merci, madame la prévenue. Je suspecte un délit de jalousie. Notez cela, monsieur le greffier.
(Une plume abandonnée tout près du juge se dresse toute seule et commence à prendre des notes sur la table, puisqu'il a été oublié de lui fournir du papier.)
Jérémy : Réfléchissons. Si nos suspects convoitent notre capacité à manger et respirer, alors ils ne possèdent logiquement ni l'une ni l'autre. Ce ne peut être des animaux. Alors ces choses ne sont pas humaines.
Entité la Prévenue : Peut-être. Aurais-je donc été pensée par un objet ?
Jérémy le Juge : Un objet qui pense ? C'est assez antinomique.
Entité la Prévenue : Certainement. J'essaie de vous aider à prouver ma culpabilité, monsieur le juge.
Jérémy le Juge : C'est très délicat de votre part. Au fait ! Madame la prévenue, qu'êtes-vous réellement, comme idée ? Expliquez-le à la cour. Cela pourrait nous aider à comprendre qui vous a pensée.
Entité la Prévenue : Je n'ai pas de nom, puisque votre espèce ne m'avait jamais connue. Elle n'a donc jamais eu besoin de me nommer. Néanmoins je sais ceci : j'étais une idée mauvaise, je n'ai donc pu être pensée que par un être dans un état de colère ou de désespoir immense. Immense comme la distance qui sépare Uranus de Neptune, à peu près. Comme toutes les idées, j'ai pour sœurs d'autres idées. Notre aînée s'appelle "Plume". Les benjamines se nomment "Songe", "Amertume", "Électrique" et "Impossible". Enfin, n'oublions pas la cadette ; "Égalité". Nous attendons toujours son retour, du reste. Depuis que votre monde nous l'a empruntée, nous ne l'avons jamais revue.
Jérémy le Juge: "Égalité" ? Vous devez confondre. Vous voulez dire "Équité", non ?
Entité la Prévenue : Ah, non. "Équité" me tient souvent compagnie. Elle boude dans son coin depuis longtemps. Elle n'a pas beaucoup de succès auprès de vous. Je la soupçonne de jalouser "Égalité". Mais ne le lui répétez pas, elle m'en voudrait.
Jérémy le Juge : Vous pouvez compter sur ma discrétion.
Entité la Prévenue : Maintenant que vous connaissez ma famille, peut-être pourrez-vous me dire ce dont je suis l'idée, monsieur le juge ? C'est votre espèce qui a nommé toutes mes sœurs. Je réclame un nom, moi aussi. Un nom éternel.
Jérémy le Juge : Je vous nommerai quand cette affaire sera résolue, madame la prévenue.
Entité la Prévenue : Excusez-moi. Vous faites bien.
Jérémy le Juge : En vérité, la cour et moi-même trébuchons sur cette affaire. Nos suspects ne sont ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants. S'ils nous moquent et nous humilient ainsi, est-ce parce qu'ils nous envient… ou seulement parce qu'ils veulent se venger ? Ils écoutent nos rumeurs et nos murmures, ils nous épient dans notre intimité, mais nous ne les voyons pas… ou nous ne nous méfions jamais d'eux. Mais s'ils nous inspirent l'idée mauvaise que vous étiez, alors ils doivent paradoxalement être ostensibles et très… expressifs. Je… Oh.
Entité la Prévenue : Monsieur le juge ? L'émotion vous saisit.
Jérémy le Juge : J'ai peur de comprendre. Mais ce serait… si échevelé… ridicule… si… inhumain.
Entité la Prévenue : Ce sont là les trois qualités qui parsèment les voies menant à toute vérité.
Jérémy le Juge : Les petits envolés. Les corps disparus. Ils les ont… ils… Et dire qu'il y en a une tout près de chez moi !
(Tout le tribunal se volatilise, avocats, perruques et froncements de sourcils compris.)
Jérémy : Au revoir, mon petit renard blanc. Je dois me réveiller, immédiatement.
Entité : Pas si vite. Tu dois me condamner d'abord, Jérémy. Je hante les rêves de l'humanité parce qu'elle ne m'a pas encore rendue à mon petit univers, le monde des idées.
Jérémy : Te condamner ? Mais enfin, tu n'es qu'une idée. Je ne peux pas te reprocher d'exister ni d'avoir été pensée.
Entité : Ne comprends-tu pas ? Je suis une idée. Nul ne connaît mon nom, mais je suis dans toutes les bouches. Nul ne m'entend parler, mais je résonne dans toutes les oreilles. Quoique tu fasses, tu me retrouveras partout, pour votre plus grand malheur. Je serai toujours dissimulée dans un pli d'enveloppe ou une arrière-pensée, et je laisse malgré moi ma patte dans votre Histoire. Hier, je me lamentais de ne me trouver aucun hôte, et aujourd'hui je me désole d'être prisonnière de toutes vos pensées. Il n'y a que les tiennes qui me captivent avec délice. Elles sont spacieuses et paisibles. Alors, Jérémy ? Comment veux-tu me faire oublier ? Comment vas-tu me combattre ? Comment peux-tu me tuer ?
Jérémy : Mais je ne veux pas te faire de mal. C'est juste que… tu es une idée. Tu n'es ni bonne ni mauvaise. Tu as mal été employée, c'est tout. Et si tu inspirais de bonnes pensées, cette fois ? L'as-tu seulement envisagé ? Pense tout ce que l'humanité pourrait accomplir avec toi…
Entité : Est-ce possible ? Tu ne m'en veux donc vraiment pas ?
Jérémy : Non. Ta patte est trop blanche pour les fers. Aucuns ne lui sont assortis.
(Entité se met à japper gaiement et exécute une cabriole. Ses yeux s'illuminent comme jamais.)
Entité : Et comme tous les rêves, tu as fini par l'oublier, mais la dernière fois aussi, tu m'as intenté un procès. La dernière fois aussi, tu m'as jugée coupable. Et la dernière fois aussi, tu m'as acquittée de bon cœur. Tu es un bien mauvais juge, Jérémy. Ça, oui. Un bien mauvais juge, et un très bon ami. Grâce à toi, j'ai pris ma décision. Je ne peux pas changer ma nature. Mais je peux m'absoudre.
Jérémy : "Absoudre" ?
Entité : C'est ça. Je suis une idée qui pense, alors je peux te parler comme si j'étais ton égale, mais je ne le suis pas. Je dois continuellement penser à ma propre existence, sinon…
Jérémy : "Sinon" ?
Entité : Je me dissous, tout simplement.
(Les cumuloversus s'éclaircissent. Le déluge de vers devient une bruine d'émotions.)
Jérémy : Sottises ! Tu es une idée, tu ne peux pas disparaître.
Entité : Tu me confonds avec un idéal. Eux sont éternels. Mais nous autres, idées, sommes éphémères. Si j'avais le pouvoir de changer, je le ferais. Mais seuls nos hôtes ont ce pouvoir. En laissant ma place à une autre idée, plus sûre et moins vagabonde, votre monde changera. En bien, je crois. Adieu, Jérémy. Pour te réveiller, pense très fort à toi-même qui dors dans un fauteuil aux rameaux d'oliviers.
Jérémy : Mais je t'aime bien, moi. Si tu disparais, alors… je veux te pleurer.
(Jérémy essaie d'être pris de chagrin, mais n'y parvient pas. Il réessaie, sans succès.)
Jérémy : Attends un peu. Les larmes vont finir par me venir. As-tu une histoire triste à me raconter pour m'aider ?
Entité : On ne pleure pas une idée, Jérémy. Elle nous passe, comme un hoquet ou un mauvais rhume.
Jérémy : Alors je me souviendrai de toi comme d'un bon rhume. Euh… je peux te caresser ? Pour te dire au revoir.
(Entité s'approche, et Jérémy flatte son échine et son dos du plat de sa main.)
Jérémy : Je le savais ! Tu es tout doux…
Entité : Seulement dans tes rêves. Adieu, Jérémy. La tisane s'impatiente. Ne la fais pas attendre.
Jérémy : Adieu… non. Au revoir, mon petit renard blanc.
Jérémy s'estompe. Entité n'est plus un renard blanc aux yeux brillant comme des lampes de poche. Entité n'est plus rien. Entité s'abîme dans le néant.
Il a oublié de me donner un nom. Un vrai nom. Un nom rien qu'à moi…
Mais si je n'ai pas de nom, alors je ne peux pas être oublié ? Je ne peux qu'être découvert…
Oui. Peut-être quelqu'un repensera-t-il un jour à moi.
Peut-être même que cette personne sera Jérémy.
Et alors, parce que le temps aura passé, cette personne me réinventera.
Je deviendrai une idée bonne et utile. Non. Bonne et nécessaire. Non, non. Indispensable. Indispensable parce que bonne. Je serai une idée généreuse. Je serai une idée altruiste. Je serai un sentiment de chaleur, je serai un sentiment de bonheur ineffable qui fera bondir les cœurs souffrants comme des cabris. Je serai…
Mais il est temps de partir.
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