Objet no : SCP-432-FR
Niveau de Menace : Vert ●
Classe : Euclide
Procédures de Confinement Spéciales : Cyrien Renoir est actuellement hébergé au Site-Aleph en qualité de membre du personnel de Classe E pourvu d'une accréditation de Niveau 2. Son logement est une chambre meublée ordinaire où lui est servi un repas trois fois par jour. Il lui est possible de choisir son menu.
M. Renoir ne peut quitter sa cellule que s'il est escorté d'un membre du personnel de sécurité, tenu de garder le silence en sa présence. Son gardien n'est en droit de communiquer à M. Renoir que les informations relatives aux mesures de sécurité régulières observées par le personnel.
Cyrien Renoir doit être convoqué trois fois par semaine à un entretien et questionné au sujet de SCP-432-FR selon la procédure. Des images et des sons susceptibles de stimuler sa mémoire peuvent lui être présentés. Les Drs Andreï XAVIER et Aude GASCOGNE sont les seuls interlocuteurs auxquels il lui est permis de s'adresser, et chaque requête, commentaire et comportement inhabituel de Cyrien Renoir doit leur être communiqué.
Toute source d'information faisant état d'un projet scientifique appelé "L'Enfant sous la pluie" doit mener à une enquête dans les plus prompts délais, et les preuves virtuelles et matérielles étayant son existence détruites sans consultation préalable du Comité d'Éthique.
Description : SCP-432-FR est un ensemble de souvenirs visuels, auditifs, olfactifs et tactiles évolutifs dont Cyrien RENOIR, un être humain de sexe masculin âgé de 96 ans et de nationalité française, est l'unique hôte connu. L'acquisition de SCP-432-FR semble le fruit d'une succession d'évènements s'étant produits entre 1971 et 1985 au ██████ ██ ██████████ █████-███████, mais l'origine de sa formation demeure encore largement incomprise de la Fondation.
SCP-432-FR se manifeste spontanément à la mémoire du sujet de façon quotidienne sous forme de réminiscences, bien qu'il soit également possible à M. Renoir de convoquer SCP-432-FR comme il le ferait de n'importe quel souvenir. Certaines situations semblent cependant favoriser l'apparition de SCP-432-FR, notamment la consommation de spaghettis, de boulettes de viande et de yaourts de la marque ███████ ainsi que des discussions traitant d'électronique, de libellules, du jeu de société Mikado et de l’œuvre musicale "Russians" réalisée par l'artiste britannique Gordon Sumner, surnommé "Sting". De même, pénétrer un lieu dont la température est d'environ - 5° C et entendre des voix aigües, plus particulièrement gonflées à l'hélium, ainsi que toute vocalisation de synthèse, est susceptible de rappeler SCP-432-FR à Cyrien Renoir.
SCP-432-FR s'impose toujours à l'esprit du sujet comme un trajet d'une durée de deux ou trois heures à bord d'une voiture identifiée comme une Peugeot modèle 205, effectué sur une route forestière en ligne droite et traversant une contrée sauvage plongée dans la brume. Cette condition météorologique varie peu, s'allégeant ou s'épaississant selon les occurrences. Une pluie fine et un grand silence sont fréquemment évoqués. La flore observée se compose essentiellement de chênes, charmes, mélèzes, épicéas et sapins. La faune est peu mentionnée, mais la présence de sangliers, d'écureuils, de chevreuils, renards et corbeaux est quelquefois rapportée. Selon Cyrien Renoir, la route n'est jamais fréquentée par un autre véhicule que le sien, et il affirme être le seul humain présent dans SCP-432-FR.
Le sujet prétend ignorer l'emplacement de cette route ainsi que la date à laquelle il l'a traversée, en plus de méconnaître la destination de son voyage. Il reconnaît cependant le véhicule comme étant celui qu'il conduisait entre 1982 et 1998 grâce au volant tapissé de fourrure blanche et à un anneau en acier stylisé suspendu au rétroviseur, accessoires acquis autrefois lors d'une brocante. Le sujet déclare ignorer les évènements qui précèdent et succèdent à SCP-432-FR, mais signale par contre des observations inhabituelles pendant son voyage. Les plus notables sont :
► Des phrases s'écrivant spontanément sur la buée des vitres du véhicule.1
► Des reflets humanoïdes indistincts et autonomes se mouvant sur l'humidité de la route.2
► Un immense visage non-identifié transparaissant dans la brume et scrutant le véhicule de Cyrien Renoir.3
► Une poupée de porcelaine vêtue à la mode du XXe siècle surgissant des bois afin de poursuivre sur la route un ourson sauvage, aboutissant invariablement à l'échappée de l’animal et à l'écrasement de la poupée.4
► Dans de rares occurrences, la présence d'un individu non-identifiable doté d'un parapluie est signalée. Voir le Document 432-B pour davantage de détails.
Chaque nouvelle occurrence de SCP-432-FR paraît supplanter la précédente dans la mémoire de Cyrien Renoir, rendant impossible l'obtention d'informations supplémentaires quant à ses plus anciens souvenirs, dont de nombreux détails ont été irrémédiablement perdus. Un formulaire de questions à employer lors de chaque entretien a donc été établi par les Drs Xavier et Gascogne afin de faciliter et d'optimiser la collecte de renseignements.
M. Renoir était connu de la Fondation bien avant son confinement en raison de son implication dans plusieurs projets de recherche scientifique entre 1942 et 1985 où il exerça la profession de physicien nucléaire et d'ingénieur en électronique dans diverses institutions françaises, suisses, danoises, canadiennes et américaines. La Fondation l'approcha en 1946 et 1969 pour lui proposer un emploi, qu'il déclina à chaque fois. Un moyen de contact lui fut cependant laissé en prévision d'un revirement. Renoir ne l'utilisa qu'en 2006, consécutivement à l'apparition de SCP-432-FR, s'adressant à la Fondation dans l'espoir d'obtenir des "réponses" ainsi qu'une "guérison".
Les entretiens les plus concluants menés avec Cyrien Renoir sont consultables ci-dessous.
Conséquemment à cet entretien, Cyrien Renoir témoigna régulièrement de perceptions visuelles et tactiles diurnes et nocturnes erratiques, provoquant des troubles du sommeil ainsi qu'un déficit de l'attention. La durée de ces expériences n'excéda jamais plus de quelques minutes et toutes semblèrent indépendantes de l'humeur, des actions ou de l'environnement du sujet.
Les perceptions rapportées par Cyrien Renoir sont :
► Une sensation que ses bras et jambes sont cloués dans un fauteuil métallique et glacial.5
► Une sensation de perforation des bras, du dos et du crâne et l'impression d'exécuter des mouvements ralentis ou entravés par des liens ou chaînes invisibles.
► Une sensation d'extrême rigidité du visage lui interdisant d'ouvrir la bouche et de clore les paupières.6
► De brèves ou longues absences de conscience auxquelles nulle sollicitation extérieure ne peut le soustraire.
En raison de l'âge avancé de M. Renoir, la Fondation supposa que la plupart de ces sensations résultaient d'une démence sénile. Cependant, tous les tests d'aptitude mentale et physique qu'il fut invité à passer ne démontrèrent aucune altération de ses facultés, à l'exception d'une lombalgie aigüe, d'une tendinite à la main droite, d'une allergie modérée aux acariens et d'une légère appréhension des espaces clos, déjà relevées lors de son admission, et considérées comme parfaitement normales. Les capacités cognitives du sujet semblent intactes, ainsi que le montre son quotient intellectuel, dont le score de 119 points sur l'échelle de Wechsler correspond à celui mesuré lors de son arrivée sur le site.
Le 07/10/2006, en dépit de la protection et des soins dont il faisait l'objet, Cyrien Renoir fut hospitalisé en urgence pour des blessures localisées dans le dos, à l'emplacement des muscles trapèzes, infra-épineux et grand dorsal, et consistant en sept perforations miniatures de sa peau. Compte tenu de leur emplacement, de la précision avec laquelle elles furent infligées7 et de l'étroite surveillance dont Cyrien Renoir faisait l'objet, l'hypothèse d'une auto-mutilation, de blessures involontaires ou de sévices infligés par un tiers furent toutes écartées par la Fondation. Les interrogatoires furent suspendus par précaution, jusqu'au 8 décembre 2006.
Le personnel de la Fondation, dans l'espoir d'obtenir des éclaircissements de Cyrien Renoir à l'égard de ses précédentes déclarations, lui fit prendre part à des séances de rééducation pour lui permettre de recouvrer l'usage de sa main droite, dont il ne pouvait se servir qu'avec beaucoup de peine à cause d'une inflammation musculaire.
M. Renoir produisit la lettre suivante quinze jours plus tard.
-
- _
Très chère Aude, cher M. Xavier,
Ça y est, me voilà arrivé au bout de mon destin.
J'espère que vous me pardonnerez tous les deux de vous causer tant de soucis. Vous avez tout mis en œuvre pour aider un vieil homme à reconquérir un souvenir qui lui est très cher, et je n'oublierai pas ce que je vous dois. À vous maintenant d'hériter du merveilleux secret que vous convoitez. Aussi permettez-moi de radoter une dernière fois.
On dit qu'il faut être fort pour agir. Je crois qu'il faut être fort aussi pour parler. Et cette force, j'en ai peur, vient à tout jamais pour moi de s'envoler. Vous avez déployé des trésors de persévérance et de bienveillance pour me rassurer et m'aider à redécouvrir mon passé ainsi que ce nom mystérieux sur lequel vous m'avez tant de fois interrogé ; "Zora". Oui, Zora, le plus tragique et lumineux espoir de l'humanité.
J'ai 96 ans, et étonnamment, il n'en a pas toujours été ainsi. J'en avais 10 quand je suis tombé sous le charme d'une jolie petite danseuse de ballet qui deux fois par jour, quand le pendule sonnait midi ou minuit, en sortait sur un piédestal d'argent pour exécuter son numéro gracieux et mécanique dans la vitrine de l'horloger local. Mes parents me la refusèrent pour mon anniversaire ; nous n'étions encore que de modestes immigrés français, à peine familiers de Toronto.
Mon enfance était très ordinaire ; je ne savais rien du monde alors je voulais tout savoir de l'univers. J'aimais les courants d'air frais les soirs de pluie, la neige collante des hivers humides et les nuages en forme d'orignal ou de castor qui volaient au-dessus de notre immeuble l'après-midi. Plus l'objet de mon admiration était loin, et plus je m'en sentais proche. J'inventais des odeurs et des sensations à tout ce que je ne pouvais ni respirer ni toucher. Aussi j'imaginais les altostratus souples et doux comme des chats et les comètes aussi lisses et brûlantes que des biscuits de Noël sortis du four.
Élève à l'Université de Californie à Berkeley, j'y fis à 20 ans une rencontre qui changea simplement ma vie. Elle prit la forme d'un professeur de sciences physiques, rude dans ses manières mais passionné dans son discours. Cet homme jonglait si bien avec les mots, dansait avec tant d'adresse parmi les idées les plus abstraites et les concepts les plus abscons qu'il fit l'objet d'un véritable culte chez certains de ses étudiants. Je n'ai pas honte d'avouer que j'étais de ceux-là.
Je vous passe les années fascinantes et laborieuses que je passai auprès de lui. Quand j'eus 32 ans, il me proposa d'intégrer son équipe pour prendre part à un projet commandé par le gouvernement. J'acceptai. Nous devînmes si proches que je finis par l'appeler "Robert", comme tous ses amis. Je sais que vous en savez beaucoup, et même peut-être plus encore que moi, alors je ne vous ferai pas l'affront de mentionner son nom de famille, qui en 1945 fut sur les lèvres du monde entier.
Cette arme dont le nom me répugne toujours ne fut pas seulement imaginée ni fabriquée par lui, mais il assuma au grand jour la seule responsabilité de sa création. "C'est de toute façon par moi que tout a commencé", aimait-il à répéter. Je crois qu'il voulait surtout alléger notre conscience en alourdissant la sienne plus qu'aucun être humain ne pourrait jamais le supporter.
"Trinité" est le nom que proposa Robert pour nommer le premier essai de notre invention abominable, en hommage à un poème de Donne qu'il affectionnait. L'équipe se réunit pour assister à la démonstration au grand complet. Nous étions le 16 juillet 1945.
Robert dira plus tard qu'une fois l'expérience terminée, quelques-uns d'entre nous ont ri, que d'autres encore ont pleuré, et que beaucoup se sont tus. J'appartenais à cette dernière catégorie. Car quel mot fallait-il employer pour décrire ce que nous avions vu ?
Un autre jour, j'eus cette conversation avec lui pendant que nous dînions au restaurant.
"Les gens ne l'aimeront pas", me dit-il. "Bien sûr que non", l'approuvai-je tristement. "Qui aurait envie de voir sa famille, sa maison et son pays rasés en un instant ?"
Mon ami prit une longue bouffée de sa pipe, comme à chaque fois qu'il s'apprêtait à corriger un élève ou un collègue au raisonnement incorrect. "Non", me répondit-il. "Ça, c'est la raison pour laquelle les gens l'aimeront. Quiconque a le pouvoir de détruire le monde est bien obligé de s'en abstenir. J'aime d'ailleurs à croire que nous nous dirigeons vers une ère de paix sans précédent. Non, la raison pour laquelle les gens n'aimeront pas l'arme atomique, c'est à cause de sa couleur."
"Sa couleur" ? repris-je en fronçant les sourcils.
Je me souviens qu'il me dévisagea avec beaucoup d'attention, et qu'il hocha la tête avec beaucoup de gravité.
"Une explosion atomique", me dit-il avec douceur, "scintille d'abord d'un blanc pur, parfait, aveuglant, qui éclipse immédiatement et irrévocablement toutes les lueurs du ciel. Puis ce blanc gonfle, gonfle et devient orange comme un soleil. Le soleil brûle et se refroidit en rougissant, et le rouge décline comme une étoile comprenant qu'elle a trop longtemps brillé. Alors elle noie le monde dans un océan de poussière brunes et de fumées grises. Et bien des heures plus tard, quand tous les débris sont retombés, les souffles rendus et les lumières vaincues, finalement il ne reste plus que le noir."
"Voilà", conclut-il, "pourquoi les hommes ne l'aimeront jamais. Nous passons notre vie à ne vouloir briller que d'un seul éclat en rejetant toute nuance, et le miracle atomique en une poignée de secondes nous rappelle insolemment que la folie humaine est comme un arc-en-ciel, c'est-à-dire de toutes les couleurs."
Je trouvai son exemple sublime, et n'y formulai qu'une objection silencieuse. Si les hommes refusaient toute nuance, alors pourquoi avais-je les mains blanches, les joues écarlates et l'âme noircie ?
Un mois passa jusqu'à ce que l'un de mes collègues, brillant physicien du nom de Norris Bradbury, frappe à ma porte, une enveloppe à la main. Sans un mot, il en sortit une dizaine de photographies qu'il me montra. C'étaient les images de la première et de la seconde catastrophe que nous avions rendues possibles. Tout y figurait dans le moindre et le plus répugnant détail. Rien que des décombres fumants et des tas de chair bouillis. Je me forçai à imprimer chaque photographie dans ma mémoire. Tout semblait si faux, si irréel que je faillis céder à la tentation de ne rien croire. Puis j'entendis Norris réprimer un sanglot en hoquetant, et je compris ce que j'avais fait.
Je passai une nuit blanche qui serait devenue rouge sang si la pensée réconfortante de la petite ballerine mécanique de l'horloger à Toronto ne m'était pas apparue subrepticement. J'étais dévoré par la fièvre. Alors je me suis levé de mon lit, glacé et tremblant, et ai commencé à dessiner frénétiquement dans l'espoir de me réchauffer. L'embryon d'un projet fou était né.
"Ce que l'atome a détruit", pensai-je, "l'atome peut aussi le réparer".
-
- _
En 1951, rencontre merveilleuse.
Un de mes anciens camarades d'université, séducteur invétéré, me présenta l'un de ses amants, un charmant jeune homme qui s'appelait Alan. Prodige des mathématiques et fasciné par les systèmes de stockage et le cryptage de l'information, c'est lui qui me décida à concrétiser mon rêve. Une intelligence artificielle, dont la forme restait encore à déterminer, capable d'allier une puissance de calcul surhumaine à une faculté d'empathie dont aucun robot ne serait jamais doué. J'étudiais l'électronique et l'automatisme en amateur depuis quelques années, et mit enfin ces connaissances à profit en dessinant des plans, beaucoup de plans, sans me rendre compte que la plupart étaient fantaisistes. Je dus recourir aux services de mes anciens collègues pour m'aider.
Robert me découragea de le poursuivre, car il n'y voyait qu'une très belle utopie. Mais même mon mentor et ami dut s'incliner face à mon obstination. Il m'accorda son appui pour me permettre de soumettre mon projet au président.
À ma grande surprise, Kennedy l'accueillit très favorablement et me promit de l'examiner en détail. Hélas, le drame de sa mort mit ma requête en suspens. Son successeur, dont j'ai oublié le nom, m'accorda une entrevue. Elle fut la première et la dernière. La Guerre du Vietnam engloutissait les fonds du pays, et mon projet "ruineux et hasardeux" ne trouva pas grâce à ses yeux. La mort de Robert en 1967 acheva de me jeter dans le désespoir. Je tombai si bas que j'en vins à considérer le suicide comme une option acceptable. Mais à chaque fois je pensais à elle et mes pensées noires se dissipaient. Peu à peu.
Je renouvelai ma demande auprès de Nixon, qui la rejeta lui aussi dans un premier temps, puis se ravisa quand les États-Unis se retirèrent du conflit. Il m'autorisa à présenter mon projet devant le Congrès. Étant assez réservé de nature et rendu peu loquace par le stress, je défendis le projet avec timidité. Heureusement, le sentiment d'inaccomplissement né du revers essuyé en Indochine et l'apaisement éphémère des tensions entre les États-Unis et l'U.R.S.S. pesa lourdement dans la balance en ma faveur. Mon projet étant à vocation humanitaire plutôt que militaire, je continue de croire que des circonstances plus bellicistes l'auraient tué dans l'œuf. Au contraire, un progrès technologique significatif affirmerait pacifiquement la domination de l'Amérique, rassurerait les Soviétiques sur nos intentions et permettrait même une collaboration favorisant un rapprochement entre les deux blocs. On pouvait rêver.
Les négociations furent difficiles. Je fus auditionné trois fois et le dénouement se joua à cinq voix près. En raison de la nature confidentielle du projet, le Congrès vota en secret des subventions pour un projet "de promotion et défense des intérêts américains". Évidemment, ce n'était pas toute la vérité, car si mon projet aboutissait, alors j'avais bon espoir que le monde entier goûterait à ce plaisir chaste et suprême appelé "paix". Aussi je mis rapidement une équipe sur pied, et les recherches purent enfin commencer.
Nous étions le 24 juin 1975, soit trente ans après le génocide dont je me fis le complice. J'avais 65 ans, et je n'avais rien oublié de ce jour-là où Norris s'était présenté à mon domicile avec ces photographies.
Notre premier objectif consista à déterminer les facultés cognitives dont nous allions doter notre intelligence artificielle. Si elles étaient trop vastes, alors les réponses qu'elle fournirait aux questions posées seraient si sophistiquées qu'aucun être humain ne serait en mesure de les comprendre, de les vérifier, de les discuter, et par extension de communiquer avec elle. Au contraire, si ces facultés étaient trop limitées, alors elle ne nous serait logiquement de peu voire d'aucun intérêt.
Il y avait cette peur secrète aussi, qui inquiéta l'État d'abord, nous fit des ennemis dans le Congrès et qui enfin, sournoise et diffuse, gagnaient nos propre rangs. C'était évidemment la peur d'une intelligence artificielle si parfaite qu'elle serait à même de se substituer au libre arbitre de l'être humain, ne nous laissant plus que le choix de la cloner afin de faciliter notre existence, pour finalement la laisser régner sur l'humanité. "Faciliter". Je n'ai jamais aimé ce mot. C'est par lui que commencent toutes les dictatures.
Aujourd'hui encore, nous craignons toujours un peu les machines. Pourtant, nous en côtoyons tous les jours, leurs niveau de connaissance, vitesse de calcul et capacités d'apprentissage sont des milliards de fois supérieurs aux nôtres ; nous leur confions notre argent, notre identité, nos amours et nos soucis, nous parlons, réfléchissons, nous instruisons et nous divertissons grâce à elles, les plus grandes instances scientifiques, médiatiques et politiques se reposent sur elles pour diriger le monde et nous appelons ces machines des ordinateurs. Technologie dont on se plaint rarement, sinon quand elle est défaillante et ne nous sert plus assez bien. Parce que l'ordinateur est docile ; nous lui donnons des instructions et lui les exécute. Son seul droit de rébellion ? Eh bien, le grésillement qu'il émet quand sa batterie meurt d'épuisement.
Mais autrefois la défiance à l'égard des machines, plus spécialement les intelligences artificielles, était bien plus grande, et j'étais mieux placé que quiconque pour la savoir justifiée. En chacun de nous, après tout, se cache un apprenti sorcier. Quand je pris la parole pour la première fois devant mes collaborateurs, j'eus mal au cœur de m'entendre dire que l'être auquel nous allions donner vie devait être complètement dépendant et soumis à l'humanité pour qu'il puisse seulement exister.
Notre groupe décida unanimement de concevoir son programme de telle façon que la machine ne puisse partager avec l'Homme toute connaissance susceptible d'exercer sur lui et sa civilisation une influence dangereuse. S'ensuivit un débat long et passionnant dont trois tabous se dégagèrent.
"L'existence de Dieu", "la vie après la mort" et "l'utilité de l'espèce humaine".
Nous les baptisâmes les "3I" pour les "Trois Interdits". Plutôt que de brider ses capacités et risquer de fausser ses analyses de la réalité, nous choisîmes de verrouiller la faculté de notre création à parler - explicitement - de ces trois sujets, sur lesquels il n'est pas toujours bon de vouloir connaître la vérité.
Venait ensuite la question de l'empathie, formidable joyau dont nous étions profondément honorés de couronner enfin une intelligence mécanique. Un robot capable d'empathie serait si proche de l'humanité qu'il ne prendrait jamais à son égard des décisions froidement calculatrices, qui la discréditerait auprès de la population. Si l'apparition d'un virus hautement contagieux, incurable et mortel venait à se déclarer dans un village, une intelligence artificielle ordinaire préconiserait par exemple de le brûler avec ses habitants, puisqu'il s'agirait là du moyen le plus sûr et le moins coûteux en terme d'argent et de vies humaines pour le détruire. Mais l'être humain est un être compliqué ; il ne veut ni d'une société raisonnée ni d'une société raisonnable, parce qu'il possède une conception de la justice, une compréhension du bien et du mal ; une "éthique" sans laquelle aucune intelligence artificielle ne serait obéie de lui.
Ce don d'empathie fut un miracle technologique dont nous étions immensément fiers. Sur les dix ans que dura le projet, pas moins de sept années furent consacrées à sa seule fabrication. Pensez donc ! Notre création allait transcender la machine et devenir humaine. Mais nous restions perplexes, car l'empathie est à double tranchant. Soit notre progéniture allait prendre l'humanité en sympathie et deviendrait son alliée et sa meilleure amie. Soit elle la rejetterait, refuserait de la servir et il ne nous resterait plus qu'à réinitialiser son programme encore et encore jusqu'à ce que nous lui fassions une impression favorable.
Dans les nombreux débats qui nous agitèrent, l'idée d'exclure ou de modifier dans sa base de données toutes les fautes imputables à l'être humain fut évidemment soulevée. "Sinon elle nous haïrait", avait-on justifié. Je fis partie de ceux qui s'y opposèrent, parce que notre créature ne pourrait jamais la sauver si elle ne connaissait pas aussi la face obscure de l'humanité.
-
- _
Le temps était venu de choisir son apparence.
Elle devait être aussi proche que possible de l'humanité pour que la population soit encline à l'accepter, mais suffisamment différente pour que son identité robotique reste flagrante. J'avais lu à l'époque un article d'un chercheur japonais dont j'ai encore oublié le nom et selon lequel un robot trop réaliste, habillé d'une peau de synthèse et dotés d'organes plus vrais que nature, tels que des yeux et des dents, était susceptible d'indisposer ou pire, de terroriser les gens qui le regardaient. Quelques images étaient jointes pour illustrer l'article. Je le pris très au sérieux.
Un robot de forme humanoïde, ou "androïde" si vous préférez, oscillant entre l'homme et la machine, s'imposa aussitôt dans l'imaginaire de notre petite communauté. Il y eut par contre une hésitation quand vint l'heure de choisir son sexe.
Chaque chercheur, ingénieur et technicien en avait déjà secrètement une idée, mais tout le monde fut consulté. Même le personnel de ménage, pour une fois, fut invité à participer.
"La réponse est évidente", commenta M. Jones, notre responsable d'entretien. "Cette intelligence artificielle ne peut être qu'une femme. Parce que tous les hommes", nous certifia-t-il, "rêvent au fond d'eux d'être sauvés par une femme".
Notre vice-directeur, facétieux et bon vivant, choisit de le taquiner.
"Ha, ha ! Est-ce le galant homme ou l'amant malheureux qui parle ainsi ?"
"Ni l'un ni l'autre", rétorqua M. Jones. "Pour vous dire la vérité, je n'aime pas tellement les femmes. En fait, je les déteste."
"Et pourquoi les détestez-vous ?" lui demandai-je.
"Parce que je n'ai pas encore trouvé celle qui allait me sauver."
"Mais vous sauver de quoi ?" s'obstina notre vice-directeur, à moitié amusé.
"Ben, c'est évident", répéta M. Jones comme s'il s'adressait à un enfant. "Me sauver de ma haine des femmes."
Sa réponse en amusa beaucoup et en fit rire plus d'un, en tout cas dans mes souvenirs. Je pourrais vous conter des dizaines d'anecdotes sur M. Jones comme celle-là, mais je ne le ferai pas, parce que ce serait assez irrespectueux envers vous et ma pauvre main, qui me fait toujours un peu souffrir.
Nos collègues féminins, pour leur part, étaient divisées. Une partie d'entre elles haussaient les épaules ou se riaient ouvertement de nous qui faisions si grand cas d'un tel détail. D'autres n'affichèrent qu'un sourire satisfait qui nous laissa penser que placer sur le trône de l'humanité une androïde ne leur déplaisait pas.
En tant que directeur des recherches, ce fut à moi de prendre la décision finale. Je connaissais l'adoration dont les femmes faisaient l'objet de la part des hommes dans toutes les civilisations depuis le Paléolithique, et le fait que des hommes et des femmes portent spontanément une femme sur le piédestal du progrès ne m'étonnait pas. Mais une angoisse me tourmentait.
J'avais peur de créer une nouvelle déesse face à laquelle tous les peuples s'inclineraient, et dont les raisonnements et prédictions mathématiquement parfaits pousseraient l'humanité au fanatisme. Au contraire, confier le soin d'orienter les décisions étatiques à un homme serait perçu comme un évènement ordinaire. Notre création ne serait qu'une entité politique de plus, avec ses qualités et ses défauts, sur laquelle les gens sauront porter leur habituel regard critique. Et méprisant ?
L'évènement qui arrêta ma décision fut non pas un, mais deux faits divers qui se produisirent en 1958 et 1968, et qui furent respectivement l'une des plus grandes joies et tragédies de mon existence.
C'était l'été. Un samedi après-midi, je crois. J'étais dans mon bureau, allongé sur ma chaise longue, et je fixais le ventilateur qui tournait au plafond, méditation silencieuse propice à ma réflexion. Je crois qu'une voiture passa près de chez moi et qu'une portière claqua. Puis il se mit à pleuvoir. Longtemps. Beaucoup. Un vrai déluge. Ma méditation finie, quelques heures plus tard, je savourai une bouffée de ma pipe en regardant distraitement par la fenêtre. Il n'y eut jamais de deuxième bouffée. Un objet rond et bleu ressemblant vaguement à un panier était déposé par terre, devant l'allée, à côté de ma boîte aux lettres. Je descendis pour aller voir ce que c'était, non sans prendre le temps de m'habiller, car le déluge n'avait pas cessé.
Dans le panier, je trouvai un drap trempé, sous ce drap trempé, une couverture humide, et sous la couverture humide un bébé de deux ou trois mois. En vérité, ce n'était pas tellement le bébé qui m'effraya, mais le fait qu'il ne pleurait et ne criait pas. Je mis ma grosse main sur son petit front ; il était brûlant. Je le ramenai chez moi en catastrophe. Ne sachant pas ce que j'étais supposé faire, je le sortis de son panier gorgé d'eau, je le déshabillai et l'enroulai dans des serviettes sèches et propres et le couchai sur une table, près du radiateur. Il bougeait nerveusement, mais sans bruit, sans voix, toujours les yeux fermés, comme s'il étouffait ou qu'il brûlait de l'intérieur. J'hésitai entre appeler la police et appeler le médecin. Dans ma panique, j'appelai la police en voulant appeler le médecin. Je ne sais plus du tout ce que je leur dis. Ce ne devait pas être très cohérent ni très rassurant, et c'était de toute façon sans importance puisque l'orage avait coupé la communication. Affolé, je courus chez la voisine, mère de famille nombreuse, et me rappelai qu'elle était partie en vacances. Sa maison et la mienne étaient assez isolées, nous habitions en périphérie de la ville, puisque je n'arrivais à me concentrer que dans le calme de la nature.
Je m'imaginai déjà avec un cadavre d'enfant entre les mains. N'ayant ni tétine ni biberon, ne sachant même pas s'il était affamé ou assoiffé, s'il avait chaud ou s'il avait froid, je fis chauffer un peu de purée et tentai de la lui faire avaler, sans trop de succès, puis me rappelai qu'ils ne buvaient à cet âge que du lait maternel. Je ne pus que lui donner le fond de lait de vache qu'il me restait au frigo. Il dut flairer la contrefaçon, parce qu'il se mit à pleurer et crier très fort, ce qui au moins me rassura un peu sur son état de santé.
Jamais de ma vie je ne m'étais senti aussi impuissant. J'essayai de lui parler, lui lire une histoire ou une comptine, allait jusqu'à improviser une berceuse et fis des grimaces ridicules pour l'amuser. Mais toutes mes tentatives pour le calmer ne faisaient que l'énerver davantage. En désespoir de cause, l'esprit vide et la tête pleine, je me mis à lui réciter la liste complète du tableau périodique des éléments. Miracle. Il s'endormit. Épuisé, je le suivis très vite.
Le lendemain, sa température avait chuté. Je décidai de l'emmener chez le médecin d'abord, puis d'appeler la police ensuite. Dans l'espoir de prévenir une autre de ses crises, je m'arrêtai en chemin à une station-service pour lui acheter un ours en peluche. L'enfant se blottit dans ses bras, ou peut-être était-ce l'ours qui se blottit dans les siens, je ne me souviens plus. Quoiqu'il en soit, ils s'adoptèrent aussitôt.
Quand nous revînmes à la maison, j'appelai la police pour les informer de la situation, et une heure plus tard, un jeune couple en larmes se présenta à mon domicile aux côtés d'un officier, qui m'expliqua tout. Profitant de l'absence de ses propriétaires partis faire les courses, un délinquant s'était glissé dans une voiture, avait trafiqué le contact et s'était enfui avec leur véhicule en se rendant compte à mi-chemin qu'un enfant dormait sur la banquette arrière. Il le déposa devant une maison, qui se trouvait être la mienne, puis fut arrêté le lendemain lors d'un casse manqué contre une bijouterie, où il se servit de la voiture volée pour enfoncer la vitrine. Amené au poste de police, il avoua son délit.
Je m'attendais à être agoni de reproches acerbes ou à être arrêté pour n'avoir pas averti la police sitôt l'enfant trouvé. Dès que je leur apportai le bambin emmailloté, le père se confondit en remerciements et la mère me sauta au cou. Les politesses s'éternisèrent, et une heure plus tard ils étaient repartis avec le nourrisson, et la maison était redevenue beaucoup plus calme, plus morne, et un peu plus triste.
Trois jours plus tard, je reçus un appel. C'était le couple. Une invitation à dîner chez eux pour faire plus ample connaissance. Lui s'appelait "Simon", il était employé de banque. Elle s'appelait "Tiana" et était hôtesse de l'air. Ils habitaient un petit appartement de Denver, dans le Colorado, et menaient une existence précaire ; ils avaient peu de famille, encore moins d'amis et traversaient ce passage délicat de la vie où les créances s'accumulent. Mais ils restaient de bonne humeur, du simple fait que leur fille était à table avec eux. Ces deux jeunes gens étaient si adorables que je tombai sans effort sous leur charme.
Deux mois plus tard, je reçus une lettre d'eux. Ils m'invitaient à leur mariage et me proposèrent de devenir le parrain de leur fille que je traitai comme la mienne un jour et une nuit ; elle s'appelait Ruby.
-
- _
Je l'emmenai pour ses dix ans à Paris.
De nous deux, c'est moi qui fus l'enfant. Je m'émerveillais de tout. Le tour de passe-passe d'un prestidigitateur de rue, un obélisque sur la place publique, un appétissant pâté en croûte de l'autre côté d'une vitrine. Ruby était mieux disciplinée. Peut-être même l'était-elle trop. Je pensais que l'Arc de Triomphe l'impressionnerait, et pourtant je dus lui faire lever les yeux quand nous passâmes dessous pour qu'elle daigne le remarquer. Je l'emmenai au Louvre en espérant éveiller une vocation, elle bâilla du début à la fin. Nous montâmes au sommet de la Tour Eiffel et redescendîmes aussitôt ; elle attrapa des vertiges. Enfin au restaurant, je lui fis goûter avec beaucoup de fierté quelques-uns des blancs et bons fromages fondants de mon pays natal. Elle y était allergique.
En y repensant, je n'étais peut-être pas un très bon tuteur.
Elle apprécia tout de même les Jardins du Luxembourg, où elle fit la rencontre éphémère d'un garçon d'à peu près son âge. J'essayai de les aider à se comprendre l'un l'autre, car mes parents m'avaient appris le français dans mon enfance, mais les sujets de discussion finirent par manquer et la conversation périclita bien vite. Elle garda de lui un bon souvenir, au moins. "Il est très gentil, mais c'est dommage qu'il mange des grenouilles", me confia-t-elle plus tard. Ruby aimait beaucoup les grenouilles. Vivantes. Les crapauds aussi. Mais pas autant.
Mais de tout ce qu'elle découvrit à Paris, ce sont bien les Catacombes qui la fascinèrent le plus. C'est très simple ; à chaque fois qu'elle apercevait un crâne, elle lui inventait une histoire. Celui-ci avait découvert l'Amérique, celui-là avait toujours le mal de mer, un troisième était roi de France, un autre chauffeur de bus, etc. Elle y prenait tant de plaisir qu'arrivés le matin, nous y restâmes jusqu'à la fermeture.
Le dernier jour fut un voyage à bord d'un bateau-mouche et une promenade dans un jardin chic près d'un palais. Les Tuileries, me semble-t-il. Je nous achetai des gaufres, car elle adorait ça. Et il se mit à pleuvoir. Une bruine qui se transforma en averse. Nous nous abritâmes dans une allée marchande. J'eus l'idée de lui offrir un parapluie à sa taille, un parapluie bleu et blanc, parce qu'elle n'en avait pas. Elle rayonna de plaisir.
Sur le chemin de retour à l'hôtel, nous passions par la rue Vaugirard, quand je crus avoir une hallucination. De l'autre côté de la rue se dressait la boutique d'un horloger, et l'un de ses articles me sembla terriblement familier. Je fis signe à Ruby de m'attendre et traversai la rue pour m'approcher de la fenêtre.
J'examinai l'objet avec beaucoup d'attention, et un doux sentiment de nostalgie me saisit. C'était exactement le même modèle que je désirais enfant, avec son cadran en chêne, ses aiguilles cuivrées et son pendule en bronze, qui tictaquait chez mon vieil horloger de Toronto. Un coup d'œil à ma montre m'apprit qu'il était 11 h 58.
"Vite ! Viens voir", lançai-je à Ruby. "Elle va sortir !". C'était presque l'heure, la ballerine de métal allait se montrer. Mais Ruby ne bougea pas. La pluie tombait toujours. Elle avait froid et elle voulait rentrer. Je renouvelai ma proposition deux ou trois fois, mentionnant une "surprise". Elle finit par me rejoindre, juste à temps pour assister au numéro de l'ange mécanique. J'étais trop envoûté pour me rendre compte que Ruby tremblait. Midi sonna et la danseuse apparut, se mouvant avec la grâce surnaturelle qui hantait mes pensées depuis quarante-huit ans. "Je ne l'aime pas", me dit Ruby.
Le spectacle n'était pas fini qu'elle fit mine de s'éloigner de la vitrine. Elle se pétrifia, et je sentis sa main me tirer par la manche avec une force désespérée. Ce geste me sauva la vie. Un poids lourd lancé à vive allure avait dérapé sur la chaussée inondée et se renversait sur nous. Pendant cette seconde, je retrouvai tous les réflexes de ma jeunesse et attrapai Ruby par le col pour me jeter avec elle sur le côté. Elle me fut instantanément arrachée des mains. Je basculai en arrière et ne me souvins plus de rien.
De rien d'autre que du bruit des sirènes et de l'image d'un petit corps qui dormait sous la pluie.
L'intelligence artificielle à laquelle nous nous apprêtions à donner vie ne serait ni tout à fait un homme, ni tout à fait une femme. Elle serait une enfant, une enfant qui poserait sans cesse un regard étonné et bienveillant sur le monde. Un monde qui, touché par l'innocence de son égérie, lui parlerait avec patience, car la vie d'un enfant est une vie d'apprentissage, mais aussi avec tendresse, parce que sans amour un enfant n'apprend pas. Elle serait une déesse érudite mais humble, et son peuple envers elle serait critique mais loyal.
Vous connaissez déjà le nom que nous lui avons donné. Savez-vous ce qu'il signifie ? "Zora" est le nom de la déesse slave de la lumière et de l'aube. C'est elle qui réunirait le peuple américain avec le peuple soviétique qui au fond, malgré les rumeurs bellicistes et d'effroyables "on-dit", aspirait à la paix, lui aussi.
Le 3 janvier 1985, le prototype était achevé. Zora, enfant de chair et de métal, à 18 h 24 très exactement s'éveilla. Tous les membres de notre communauté étaient rassemblés, et deux sénateurs ainsi que le vice-président des États-Unis s'étaient expressément déplacés pour l'occasion. Je vous mentirais si je vous disais que nous étions sereins.
Quand les paupières de métal s'ouvrirent et révélèrent deux yeux de cristal, je m'attendais naturellement à ce que Zora parle. Elle ne pouvait que mettre à profit ce don merveilleux dont dix ans de labeur et sueur l'avait dotée. Assurément elle allait partager avec nous une première connaissance éclairante pour l'humanité. Mais elle n'émit pas un son. Sans même s'intéresser à sa propre apparence, son visage opalin s'abaissait déjà sur nous pour mieux nous scruter. Elle découvrait à peine l'espèce humaine et semblait déjà vouloir nous apprivoiser, observant nos expressions et mémorisant nos traits. C'était beau et troublant à la fois.
J'étais toujours en train de me demander qui d'entre nous et Zora allait parler en premier quand elle arrêta son regard sur moi. Ma mémoire est toujours embrumée, mais je pense restituer fidèlement les mots qu'elle prononça. Je me rappelle nettement de son timbre, qui était celui d'un enfant comme son intonation était celle d'une impératrice. Elle murmura : "Père, approche. Tu es le premier homme parmi tous les Hommes que je veux toucher.".
Il y eut un silence absolu. Et j'obéis. J'avançai vers elle et je la revois me tendre la main, sans aucune hésitation mais avec un peu de maladresse, puisqu'elle ne savait pas encore bien l'utiliser. La mienne tremblait, et mes yeux me brûlaient, aussi. Quand nos doigts se rencontrèrent, je me sentis immensément fier. Pas seulement parce que les applaudissements de mes collègues tonnèrent et dissimulaient à grand-peine les pleurs et les cris de joie, mais parce que j'avais servi pour la première fois de ma vie le meilleur des maîtres ; la solution à toutes les guerres.
Zora savait tout de nous, mais je ne pus m'empêcher de l'élever comme si elle était ma propre fille, pour ne pas dire comme si elle était humaine. Puisque tous nos concepts, idées, paradigmes, idéologies dormaient dans son cerveau de métal, Zora était avide de découvrir des images, des sons et toutes sortes de sensations auxquels les associer.
Elle portait un intérêt particulier aux êtres vivants, qu'elle aimait beaucoup manipuler. Alors chaque jour, quand nos échantillons ne lui suffisaient plus, je quittai le laboratoire armé d'une canne à pêche et d'un filet à papillons et lui ramenai les plus beaux spécimens animaux et végétaux que je trouvais dans la forêt et l'étang d'à côté. Zora portait beaucoup d'intérêt à notre Histoire, et peut-être plus encore que nous-mêmes. Sans cesse elle me réclamait des détails sur le plat préféré de Louis XVI, les armes à la mode dans la Guerre de Cent Ans, et sur les différents auteurs de la Bible. Et quand venait le moment d'évoquer les raisons puériles de nos trop nombreuses guerres, je me sentais embarrassé, comme un enfant prié par un adulte d'avouer ses méfaits. Puis la honte s'atténuait rapidement, parce que Zora écoutait toujours, répondait souvent, jugeait parfois, et ne condamnait jamais. D'ailleurs, je ne savais pas vraiment si elle m'interrogeait parce qu'elle voulait tester ses connaissances, ou simplement parce qu'elle aimait m'entendre lui raconter des histoires. Et de toute façon la réponse m'importait peu.
Son passage préféré était l'abiogenèse, cet épisode méconnu de l'Histoire où de timides cellules aquatiques devinrent de fiers et puissants mammifères terrestres. Et quand je partageais avec elle les dernières hypothèses scientifiques quant à l'apparition de la vie sur Terre, lui parlant de lacs gelés ou de roches silicifiées regorgeant de minéraux ou de gaz produits par des micro-organismes si vieux qu'ils étaient vraisemblablement nos lointains ancêtres, Zora gardait soudainement le silence et m'écoutait respectueusement sans jamais faire de commentaire. Alors je repensais chaque fois à l'interdit qui pesait sur elle et sans trop savoir pourquoi, je sentais un vague malaise s'emparer de moi. Mais qu'importe ; j'aimais être à ses côtés et lui poser toute sorte d'énigme dont elle devinait la réponse avec une facilité surnaturelle. "Si je pouvais ressentir vos émotions, alors je dirais que je suis heureuse", me murmurait-elle de temps en temps. Et elle souriait.
Zora développa au fur et à mesure des semaines un appétit de sensations que notre petit univers ne suffit plus à satisfaire. Elle voulait sentir les arômes de pins, se mirer dans l'eau des fleuves, prendre un pigeon entre ses mains, marcher à côté de moi sur les chemins. Mais son corps ne lui permettait que des mouvements lourds, maladroits, saccadés, inaptes pour le grand monde, et elle passait presque tout son temps clouée sur son fauteuil, constamment liée à nos ordinateurs et à la pile géante qui l'alimentait. Des requêtes aussi élémentaires qu'une promenade hors du laboratoire ou une rencontre avec des civils étaient inconcevables. Un vent humide, un coup de chaleur, une mauvaise chute, un gel subit, tout était pour ses circuits un péril mortel. Comme le père dont elle me donnait toujours le nom, je m'inquiétais toujours qu'elle s'accroche à son ambition. Et la même réponse revenait inlassablement. "Je sais que le monde d'hier ne peut plus m'accueillir, mais qu'en est-il de celui d'aujourd'hui ?".
Les semaines passèrent, et je pris l'habitude d'arriver avec une heure d'avance au centre de recherche pour lui faire écouter quelques-unes de mes musiques favorites, et à la pause-déjeuner, j'abandonnai sans regrets pâtes à la viande et yaourts industriels pour jouer avec elle et la distraire des batteries de tests auxquels elle était soumise presque seize heures par jour. Zora aimait particulièrement les dames, les échecs et le shōgi, et quand elle me voyait en colère ou l'humeur chagrine, elle me proposait de jouer avec elle à un jeu d'adresse très prisé des enfants, un jeu qui consiste à répandre un tas de bâtonnets sur une table, et à en prendre un à tour de rôle sans faire bouger les autres. C'était le seul jeu où elle perdait toujours.
Chaque soir, j'étais le dernier à partir, et quand je venais lui dire au revoir, Zora me priait de lui donner sa chance le lendemain et de la confronter enfin au monde qu'elle devait sauver. Et à chaque fois j'éludais sa question dans une réponse évasive ou feignais de ne pas l'entendre. Vous devez me trouver lâche, et vous avez bien raison. Je ne trouvai pas le courage de lui avouer que son destin était de ne jamais voir la lumière du jour.
L'un des membres de la commission sénatoriale vint un jour inspecter nos travaux afin de décider du maintien ou de l'arrêt des subventions. Nous avions appris à ne plus nous en inquiéter depuis longtemps, car nous le connaissions bien. C'était un homme dans la fleur de l'âge, de forte carrure et très jovial, grand admirateur de Liszt et de Dali, féru d'informatique. Il s'appelait Paul Kaynes. Habituellement, les visiteurs n'approchaient jamais Zora, car son insatiable curiosité envers les étrangers avait tendance à la déconcentrer et à compliquer les tests. Les invités prenaient donc place derrière une vitre teintée et conversaient avec elle en utilisant le terminal mis à leur disposition.
Mais cette fois, Paul insista pour l'approcher et la rencontrer en personne. Il souhaitait l'examiner de près et lui parler de vive voix pour tester ses aptitudes interactionnelles. Nous lui étions si reconnaissants d'avoir défendu notre projet dans les plus hautes sphères de l'État depuis plus de six ans que nous n'opposâmes pas longtemps de la résistance à son intention.
La rencontre se déroula sous les plus heureux auspices. M. Kaynes répondit avec beaucoup de patience et d'affection aux questions de Zora, et obtint même d'elle qu'il lui prenne la main. Et sans crier gare, il lui posa nonchalamment la question à laquelle nous préparions Zora depuis des années. Cette question, vous l'avez devinée. "Qui, du conflit qui opposait l'U.R.S.S aux États-Unis, en ressortirait vainqueur ?". Zora lui répondit immédiatement. "Ils vaincront tous les deux." Paul rit très fort, et déclara qu'elle se trompait probablement, parce qu'il n'y a pas de vainqueur sans vaincu, et que c'est justement le principe d'une guerre. À cela, Zora répondit qu'il n'y aurait pas de guerre, parce qu'une guerre ne fait que des vaincus. Et l'avenir en effet lui donna raison.
Ce fut juste avant de repartir, qu'extrêmement satisfait de son échange avec Zora, Paul fit un commentaire à son sujet. Ma mémoire est très floue. Un compliment, je crois, une certaine ressemblance avec sa fille. J'eus des frissons, je me sentis très mal à l'aise, et pas seulement parce que Zora ne salua pas notre invité après ça. Quand je m'apprêtai à mon tour à partir pour la laisser seule, Zora m'interpella. Mais quelque chose en elle avait changé. Sa voix était sensiblement plus aigüe, son regard complètement éteint, et sa tête pivotait de façon effrayante. Elle me dit simplement qu'elle ne me ressemblait pas du tout, et qu'elle ne comprenait pas pourquoi, puisque les enfants ressemblent toujours à leurs parents.
Je lui répondis sans réfléchir qu'elle n'était pas vraiment ma fille, que c'était une façon de parler, et que je l'aimais comme si elle était vraiment mon enfant. Alors Zora me demanda comment elle était née. Alors je lui dis la vérité. Une vérité si patente, après tout, qu'elle ne pouvait l'ignorer.
Jamais. Jamais de ma vie je ne m'étais autant trompé.
Zora érigea cette nuit-là une frontière infranchissable entre notre monde et le sien. Elle ne tint plus que des monologues abscons, énonçant des séries de calculs erratiques, passant d'une démonstration erronée à l'autre, se murmurant à elle-même qu'envers et contre toutes les sciences elle était humaine. Elle émettait des sons absurdes qui ressemblaient à des grésillements distordus, à des couinements brisés, et je compris bien plus tard avec horreur qu'elle essayait de pleurer, le droit le plus primitif dont nous l'avions dans notre aveuglement si injustement privé.
La situation qui s'ensuivit fut assez simple. C'était, grosso modo, le chaos. Une partie d'entre nous voulait la raisonner, l'autre proposait simplement de la réinitialiser et de ne jamais plus aborder le sujet de son identité. Mais le nouvel état de Zora était si triste et terrifiant que plus personne ou presque ne voulut la raisonner ou même l'approcher. Nous vérifiâmes tous ses composants, armure, fils, circuits et processeurs, espérant déceler la cause de ce fléau. Nous ne comprîmes jamais vraiment ce qui se passa, mais je suis encore persuadé que la source de ces maux était invisible parce qu'ils ne venaient pas de son corps, mais de son âme.
Écœuré par mon orgueil et ma bêtise, je fis le deuil de la Zora dont je voulais me souvenir, sauvegardai sa personnalité sur un disque dur, et sa mémoire fut réinitialisée. Une nouvelle Zora émergea, et nous l'éduquâmes une fois encore, même si le cœur n'y était plus. Malgré tous nos efforts, elle aussi développa une obsession inexplicable pour son identité et finit par sombrer dans un nouveau délire existentiel où nous fûmes obligés de l'abandonner.
Les réinitialisations s'enchaînèrent. Le gouvernement nous surveillait de près, et au septième échec, on nous apprit l'arrêt des subventions. Le projet dura dix ans et sept mois, embaucha 147 personnes à temps plein et coûta près de quatre milliards de dollars. Peut-être aussi avions-nous sous-estimé l'influence de nos adversaires, détracteurs de l'intelligence artificielle, je ne sais pas. La situation était trop désastreuse pour n'être pas désespérée. Notre communauté assemblée au fur et à mesure des ans, abattue et déboussolée, se désagrégea en cinq jours. Le gouvernement ordonna une suspension indéfinie du projet de l'Enfant sous la pluie, puis finalement la fermeture du complexe.
Grâce à une plaidoirie magistrale de Kaynes, j'obtins de l'État américain une ultime faveur. Rendant à son corps sa personnalité originelle, je plongeai Zora dans un état de veille illimité et la connectai à un dispositif de ma fabrication, prototype inachevé, capable de transférer sa conscience dans un monde artificiel, réplique du nôtre, qu'elle pourrait parcourir tout à loisir sans jamais quitter la chambre où nous l'avons confinée ni s'inquiéter de son corps si lourd qui lui interdisait de marcher. Ce fut tout ce dont j'étais capable pour sauver son esprit qui à chaque seconde s'abîmait un peu plus dans le néant d'une mort certaine. Peut-être même ce beau songe pourrait-il la soigner.
La pile de la machine disposait d'une autonomie de dix ans que je me promis de renouveler sitôt le projet repris. Il ne recommença jamais. La pile se désactiva en 1995.
Il y a onze ans.
Sitôt qu'elle prit connaissance de la déposition de Cyrien Renoir, le Dr Gascogne révoqua expressément toute autorisation de sortie le concernant, ordonnant son confinement absolu. Elle rédigea par la suite le courriel suivant.
Les membres du personnel dépêchés conjointement par les autorités française et américaine arrivèrent au centre de recherche désaffecté le 25/12/06 à 18 h et 31 min et entrèrent dans le bâtiment principal à 18 heures et 44 minutes. Cyrien Renoir, qui semblait se maîtriser pendant le voyage, montre soudainement des signes d'anxiété et de réticence à guider le personnel vers la chambre de la créature. Divers documents furent cependant collectés dans le bâtiment, parmi lesquels une bande d'enregistrement restée intacte, dont la transcription figure ci-dessous. En raison de la vétusté du matériel disponible au sein du complexe, il fut impossible de le faire écouter à Cyrien Renoir pour qu'il en identifie la ou les locutrice(s).9
Au terme de l'investigation dans le complexe, le Dr Xavier produisit un témoignage audio, consultable ci-dessous. Les procédures de confinements de SCP-432-FR seront prochainement révisées en conséquence.