-
Crédits
Titre : SCP-383-FR - L'Ultime Révérence de Mikko Solheim
Auteur : Torrential
Date : 12 janvier 2020
Images : Manoir (Alojzy Majewski) - Licence CC0 ; Plongeur (Louis Boutan) - Licence CC0 ; Château de Dresde à la nuit (modifié, version originale de F. Edlich) - Licence CC0 ; Carte topographique de Finlande (modifiée, version originale de BishkekRocks) - Licence CC-BY-SA 3.0 ; Cabane abandonnée - Olivier Guillard - Licence CC0.Critiques :
Agent Stanislav,
Alwaid,
Gabitoon,
Henry Von Kartoffen,
Skodamz. Merci à vous !

Photographie réalisée vers 1890, officiellement introduite comme le portrait de la famille Solheim.
Objet no : SCP-383-FR
Niveau de Menace : Orange ●
Classe : Euclide Keter Inactif
Procédures de Confinement Spéciales : SCP-383-FR est présenté au public comme un feuilleton radiophonique dérivé d'un ensemble d'histoires fantastiques écrites entre 1894 et 1956 par un homme de lettres finlandais, Mikko Solheim, traduites et diffusées dans de nombreuses langues en Europe et en Amérique. Chaque nouvelle histoire recensée doit être soigneusement enregistrée et retranscrite par le personnel. Les récits sont ensuite compilés en recueils afin qu'ils soient édités dans autant de librairies et bibliothèques que possible.
Des émissions et articles de critiques littéraires commentant les plus récentes parutions sont diffusés à la suite de chaque nouvelle occurrence de SCP-383-FR. Des reportages dédiés à la vie et à l’œuvre de Mikko Solheim sont également diffusés à intervalles réguliers. Afin de ne pas laisser suspecter un intérêt médiatique excessif ou insuffisant à l'égard de SCP-383-FR, le personnel est tenu de veiller à ce que la fréquence de la procédure de désinformation évolue proportionnellement à l'activité de SCP-383-FR, et qu'elle soit circonscrite aux territoires concernés.
Le service de renseignement est en outre préposé à la recherche active de la mention de l'identité "Étienne Dvořák", "Étienne A. I. Dvořák", ou "Étienne Abraham Isidor Dvořák" parmi les sources d'informations à sa disposition, afin d'en examiner la pertinence et d'ordonner la reprise de l'enquête ou son abandon définitif.
Description : SCP-383-FR est l'appellation donnée à une émission radiophonique pirate diffusée entre 1926 et 1973 en Europe par une station non-identifiée. SCP-383-FR privilégie ordinairement les signaux employés par des studios dont la qualité de l'information est nationalement reconnue, et ce, quelle que soit leur audience1. En raison de l'extrême irrégularité des détournements, de la fluidité de ses transitions et de l'éloquence de ses utilisateurs, la plupart des auditeurs d'une émission détournée par SCP-383-FR semblent incapables de percevoir la mystification sitôt qu'elle se produit, ou bien n'en éprouvent aucun inconfort.
SCP-383-FR fait habituellement intervenir un animateur, SCP-383-FR-1, dont la voix suggère un homme dont l'âge est estimé entre 40 et 50 ans. Supposé polyglotte, il emploie la langue et les idiomes en usage sur le territoire profitant de la diffusion de l'émission, ne conservant qu'un discret accent britannique ainsi qu'un timbre clair et froid. La manifestation de SCP-383-FR succède toujours à la prise de parole d'un invité ou au déroulement d'un intermède musical, substituant à la voix de l'animateur originel celle de SCP-383-FR-1. D'autres locuteurs, dont l'identité n'a jamais été établie, sont régulièrement conviés par SCP-383-FR-1 à se manifester au cours de l'émission. Cependant, leur voix observe systématiquement des variations différentes entre chaque itération du programme, indiquant SCP-383-FR-1 comme l'unique entité récurrente de l'émission.
SCP-383-FR-1, quel que soit le sujet traité lors du détournement du signal, attire aussitôt l'attention de ses auditeurs sur un fait divers inhabituel, généralement anecdotique, récemment porté à sa connaissance. Cette information est secondée d'une succession d'évènements d'intensité croissante dont l'annonce est échelonnée sur plusieurs minutes, chacun étant invariablement lié au phénomène décrit initialement. SCP-383-FR s'étend en moyenne sur deux heures, puis se conclut par un silence d'une durée exacte de dix-neuf secondes et trente-sept centièmes, ponctué de grésillements et parasites, avant que le studio officiel ne recouvre le contrôle du signal.
La réception de SCP-383-FR par la population n'est jamais uniforme. S'il est admis que SCP-383-FR-1 parvient à retenir l'attention de ses auditeurs avec aisance, il a été observé que les sujets adoptent quatre comportements distincts en réponse à l'émission. L'échantillon successivement étudié est le fruit de 10 506 témoignages collectés entre 1927 et 1973 par les autorités de 21 états.
► Cas n°1 (21 % de l'échantillon étudié) : Le sujet est initialement intrigué par les propos de SCP-383-FR-1 et ressent éventuellement une anxiété faible ou modérée jusqu'au terme de l'émission.
► Cas n°2 (39 % de l'échantillon étudié) : L'auditeur éprouve une inquiétude succincte évoluant en un état d'angoisse et d'insécurité dont les symptômes oscillent entre des vertiges, sueurs froides, nausées, perturbations respiratoires voire évanouissements. Des perceptions auditives et olfactives surréelles sont couramment rapportées.
► Cas n°3 (27 % de l'échantillon étudié) : Le sujet est plongé dans un état de confusion ou d'incapacité majeur, souffre de troubles moteurs ou respiratoires et d'une sensation persistante de danger imminent. Des perceptions auditives, olfactives et visuelles surréelles sont toujours rapportées.
► Cas n°4 (13 % de l'échantillon étudié) : L'auditeur ne semble témoigner d'aucune altération physique ou psychologique notable.
De toutes les manifestations de SCP-383-FR, l'une des mieux connues de la Fondation s'est produite dans la nuit du 9 au 10 août 1966, dans la campagne bordant la ville de Gdansk, en Pologne. Les dépositions auprès des autorités locales d'une famille, les Zieliński, joua un rôle précieux dans la compréhension de SCP-383-FR.

Manoir de la famille Zieliński. Photographie d'archive.
Les entretiens sont joints au rapport, à l'exception de ceux conduits avec Adrian et Henryk Zieliński, respectivement âgés de 12 et 9 ans lors des faits, en raison de la grande difficulté pour l'un et de la stricte impossibilité pour l'autre de communiquer, conséquemment à la nuit du 9 août.
Interrogateur : L. Lewin
Interrogé : M. Zieliński
Avant-propos : L'entretien, mené par le lieutenant Leon Lewin, se déroule le 10 août 1966, aux quartiers généraux de la police de Gdansk. Afin de prévenir toute influence mutuelle sur leur version des faits, le lieutenant a jugé préférable d'interroger chaque membre de la famille séparément.
[Début de l'entretien]
Lieutenant Lewin : Permettez que je vérifie (bruits de tapotement)… Ok. C'est à vous.
Marek Zieliński : Je m'appelle Marek Zieliński, et je viens porter à votre attention les évènements qui se sont produits hier soir, le 9 août 1966, à mon domicile, au ██ █████ ████ à Gdansk, où j'habite avec mon épouse et nos trois enfants.
Lieutenant Lewin : Ce que vous m'avez déjà expliqué de votre affaire me laisse croire que vous ne portez plainte contre personne ?
Marek Zieliński : Si une personne est réellement à l'origine de ce qui nous est arrivé, monsieur l'officier, je crois qu'il serait une folie d'envoyer des êtres humains l'arrêter. Non, je ne porte plainte contre personne. Considérez ceci comme une simple main courante.
Lieutenant Lewin : Très bien. Vous ne verrez pas d'inconvénients, j'espère, à ce que le modeste officier que je suis essaie de vous assister de son mieux. Je vous écoute. Dans quelles circonstances tout cela s'est-il produit ?
Marek Zieliński : Il n'y avait pas de circonstances. De circonstances particulières, s'entend. Hier soir, 19h30. Frappantes. Nous étions en train de dîner. Une soirée comme les autres. Et puis ça a commencé. D'abord, nous avons entendu…
Lieutenant Lewin : Ahem. Excusez-moi de vous interrompre. Vous m'avez indiqué l'heure et l'activité, mais je dois m'enquérir de… des personnes qui étaient sur les lieux. Je présume que vous étiez tous les cinq ensemble ? Votre épouse, vos enfants et vous ? Réunis dans la même pièce ? Quels accès à votre demeure depuis l'extérieur ? Des portes, des fenêtres étaient-elles restées ouvertes ?
Marek Zieliński : La porte du vestibule était fermée. Ça, j'en suis sûr. Il me semble que la porte de la cuisine, à l'arrière, l'était aussi. En pleine nuit d'été, vous vous en doutez, la plupart des fenêtres étaient ouvertes. Je parle de celles du premier et du second étage. Nous habitons un manoir, et l'aérer régulièrement est obligatoire pour l'entretien. Nous ouvrons rarement les fenêtres du rez-de-chaussée, par contre. En tout cas, jamais la nuit. Quand j'y repense… quel imbécile. J'aurais dû monter immédiatement aux premiers bruits suspects pour toutes les fermer. Enfin… Il est un peu tard pour s'apitoyer, je suppose. Donc ma femme, nos enfants et moi-même étions attablés. Que dire d'autre ? Nous écoutions les nouvelles en silence, comme à notre habitude. C'est tout.
Lieutenant Lewin : 19h30. Tous les cinq à table. Aucune observation notable. Portes fermées… fenêtres des étages ouvertes… Rien à ajouter ? Bien. Entrons dans le cœur du sujet. M. Zieliński, je veux que vous me racontiez tout ce qui s'est déroulé à votre domicile cette nuit. Mais peut-être désirez-vous auparavant un rafraîchissement ? Vous paraissez éreinté.
Marek Zieliński : Cela dépend. Auriez-vous du café ? La torréfaction m'est égale.
Lieutenant Lewin : Navré. Il n'en reste plus.
Marek Zieliński : Alors je ne prendrai rien, merci.
Lieutenant Lewin : À votre aise.
Marek Zieliński : Je commencerai par mentionner que nous avons l'habitude d'accueillir des intrus dans le manoir. Il a plus d'un siècle, alors évidemment, vous imaginez le nombre de souris, loirs, musaraignes, hiboux, chouettes et chauves-souris qui y ont leurs quartiers. Aussi quand nous avons entendu le plancher craquer, à l'étage, nous ne nous sommes pas tellement inquiétés. Pas encore. Puis ces craquements… ils sont devenus réguliers. Comme des pas. Des pas pesants. Lourds. Très lourds. C'est à peine si on entendait encore la radio. Et là… là, on a compris que ce n’était pas des animaux.
Lieutenant Lewin : Vous dites que "vous ne vous êtes pas inquiétés". Mais des loirs ne font pas craquer le plancher comme le ferait un être humain. Comment avez-vous pu penser un seul instant que c'était des animaux ?
Marek Zieliński : Le bois du manoir est vieux, très vieux. Et très sensible. Les rongeurs qui courent dans les murs ou sous le plancher font quelquefois un sacré tapage. L'un de nos fils a déjà souffert de problèmes d'insomnies, à cause de ça. C'est seulement lorsque j'ai entendu ces bruits de pas que j'ai évidemment pensé à une intrusion.
Lieutenant Lewin : Vous y êtes donc monté…
Marek Zieliński : J'y suis allé avec mon fils aîné. Les deux autres sont restés en bas avec ma femme, dans le salon, qui fait également office de salle à manger. Nous sommes donc montés, et avons fait le tour des pièces, une par une. Ouvert les armoires, soulevé les rideaux, regardé sous les lits. Et… rien. Il n'y avait absolument rien. Ni chouette, ni voleur, ni loir.
Lieutenant Lewin : Avez-vous perçu d'autres sons suspects pendant que vous passiez les pièces de votre demeure en revue ?
(Bref silence.)
Marek Zieliński : Je ne crois pas. Pendant que nous montions les escaliers du premier étage, oui. Les grincements, craquements… ont continué. Je suis formel là-dessus. Et après…. Je suis presque sûr que les bruits de pas ont cessé. Nous avons retourné le manoir de fond en comble. Tout était silencieux. C'est là que nous avons entendu un cri. Ça venait du rez-de-chaussée. C'était ma femme. Nous étions au deuxième étage. J'ai dévalé les escaliers et me suis rué dans le salon. Notre fils me suivait de près. Ils étaient là, tous les trois. Je me souviendrai toujours du visage de mon épouse. Pâle comme la mort.
Lieutenant Lewin : Attendez. Vous n'avez donc fermé aucune fenêtre à l'étage, parmi toutes celles qui étaient ouvertes ?
Marek Zieliński : Oui, c'est exact. Nous n'avons pas… je les ai toutes laissées ouvertes. Je ne savais pas encore que… qu'importe. C'est la vérité.
Lieutenant Lewin : C'est noté. Reprenez.
Marek Zieliński : Quand je lui ai demandé ce qui s'est passé, elle ne m'a pas tout de suite répondu. C'est le cadet, Adrian, qui nous a expliqué. Une douzaine d'individus se seraient introduits dans notre domaine. Ils les ont aperçus par la fenêtre pendant qu'ils déambulaient dehors, dans le jardin. Tous encapuchonnés et habillés en noir. Comme des aliénés échappés de… de je ne sais quelle société secrète. Ils avaient aussi un objet étrange en forme d’œil vissé sur le visage, à ce qu'il semblerait. Et il y avait aussi une histoire de lumière…
Lieutenant Lewin : "Se seraient introduits" ? "À ce qu'il semblerait" ? Vous-même, ne les avez-vous donc pas vus ?
Marek Zieliński : Non. Ma femme et nos enfants, eux, par contre, les ont aperçus. Ils vous renseigneront mieux que moi. Nous avons scruté les fenêtres, en vain. Wilhelm est sorti dehors avec le fusil pour chercher les chiens… nous avons un chenil à côté de la porte secondaire. Il a fait le tour de la propriété avec eux. Je me suis pour ma part efforcé de réconforter mon épouse.
Lieutenant Lewin : Vous n'avez pas évoqué les chiens, tout à l'heure. Ont-ils aboyé, lorsque votre épouse et vos enfants vous ont signalé la présence de… de ces gens ?
Marek Zieliński : Quatre rottweilers. Une femelle et trois jeunes mâles. D'excellents chiens qui nous ont rendu de fiers services. Eh non, ils n'ont pas aboyé. Ni avant leur apparition, ni après. En fait… ils n'ont même pas relevé une piste. Nos visiteurs sont partis sans laisser de trace ni d'odeur.
(Long silence.)
Lieutenant Lewin : Je ne me l'explique pas plus que vous. Mais… voyez. J'en prends bonne note.
Marek Zieliński : Croyez-moi, monsieur l'officier, vous n'avez encore rien entendu.
Lieutenant Lewin : Vraiment ? Si vous vouliez piquer ma curiosité, alors c'est chose faite.
Marek Zieliński : Ev… Mon épouse et moi étions assis dans le salon avec nos enfants lorsque c'est arrivé. Nous habitons à une centaine de mètres de la mer.2 Peut-être l'avez-vous remarqué ? Hier soir, elle était très agitée. Il y avait beaucoup de houle. Assez inhabituel, vous en conviendrez. Les eaux sont calmes, d'habitude, dans la baie. Et puis, peu à peu, les fenêtres se sont recouvertes de buée.
Lieutenant Lewin : Pardon ? De la buée en été ?
Marek Zieliński : Oui, oui. De la buée. Mais le plus détonnant était sa couleur. Indescriptible. Indescriptible, monsieur l'officier. Je n'avais jamais, jamais vu ça auparavant. Des milliers de gouttelettes… qui étaient… non. Indéfinissable. Indicible. Demandez-moi de vous décrire n'importe quelle teinte du nuancier, et je le ferai fidèlement. Mais cette buée, là… n'était pas d'une couleur qui appartenait à notre spectre lumineux. Ni mauve, ni incarnat, ni fauve, ni rien.
(Long silence.)
Lieutenant Lewin : Cette buée se trouvait-elle de votre côté de la fenêtre, ou de l'autre ? J'entends par là : à l'intérieur, ou à l'extérieur ?
Marek Zieliński : À… l'extérieur.
Lieutenant Lewin : Avez-vous pensé à relever la température de l'air, dehors… ?
Marek Zieliński : Justement. Pendant que nous faisions cette curieuse observation, notre fils aîné est rentré presque aussitôt. Avec les chiens. Il nous a parlé d'une température anormale qu'il faisait dehors. Nous sommes sortis pour vérifier. C'était intenable. Pire que la canicule de quarante-sept. Nous nous sommes assurés que la porte de la cuisine soit fermée à clé, et sommes retournés fermer toutes les fenêtres de l'étage. Mes fils se sont occupés du premier, ma femme et moi du second. Elle était… vraiment anxieuse. Elle a insisté pour m'accompagner. Les deux plus jeunes étaient un peu réticents, à cause de… des bruits de pas et des types en noir, quelques minutes plus tôt. Leur frère est venu avec eux, et je pense que ça les a rassurés. J'ai précédé ma femme dans l'escalier. Nous arrivons au deuxième étage, et là, je… face à moi… mon Dieu. MON DIEU.
Lieutenant Lewin : Qu'avez-vous… ?
Marek Zieliński : Un enfant.
Lieutenant Lewin : Un enfant ?
Marek Zieliński : Oui. Un garçon. Il avait l'âge de notre fils aîné. Quinze ou seize ans. Il aurait pu être son frère. Il se tenait là, debout devant moi, au milieu du couloir, l'air tranquille. Peut-être un peu impatient. Comme s'il m'attendait. J'ai entendu ma femme, derrière moi, me demander ce qui se passait. Je ne lui ai pas répondu. L'enfant m'a dit quelque chose… je ne me souviens plus quoi. Puis il m'a fait un signe, comme s'il m'invitait à le suivre. Ensuite, il s'est engagé dans le couloir. Il s'est approché d'une pièce inoccupée, au fond, dont nous nous servons comme d'un débarras, il m'a enjoint à le suivre et a disparu dedans.
Lieutenant Lewin : Avez-vous une idée d'où pouvait venir cet enfant ?
Marek Zieliński : Aucune. Absolument aucune. Je ne le connaissais pas. Moi, je suis resté là. J'ai cru à une hallucination. Belladone, cannabis, jusquiame, racine d'iboga, ayahuasca. J'ai travaillé pour la police scientifique. Je connais une douzaine de drogues qui auraient pu… mais comment ? Comment, monsieur ? Nous n'avons pas de tels produits chez nous. Jamais je n'aurais pu consommer ni inhaler un seul extrait de ces plantes qui aurait été la seule explication de… Jamais.
Lieutenant Lewin : Sans aller chercher aussi loin, peut-être est-il simplement entré par… Vous avez froid ? J’ai l’impression que vous tremblez, un peu. Si vous voulez, je peux…
Marek Zieliński : Non, merci. Je n’ai pas froid. (bref silence) Cet enfant, je l'ai suivi jusqu'à la chambre. Il m'en a fallu, des efforts. Bon sang. C'est à peine si j'osais marcher. Dans ma propre maison ! Je craignais de voir… de le voir… en fait, je ne savais pas ce qui se passerait. Mais quelque chose en lui m'a fasciné. Je devais le suivre. Et quand je suis entré dans la pièce, j'ai manqué de faire un infarctus. Ce garçon, monsieur, ce garçon n'était pas une hallucination. Cet enfant était juste là, face à la fenêtre. Et… il s'est retourné vers moi. Son visage… son expression m'a pétrifié. Je n'ai jamais vu des traits humains exprimer autant d'aménité et de mélancolie… ou de nostalgie… je ne sais pas. De la peine, en tout cas. Du soulagement, aussi. Je lui ai demandé : "Qui es-tu ?". Il ne m'a pas répondu. Ou plutôt, il m'a répondu par un murmure. Je n'ai rien entendu, j'ai tout lu sur ses lèvres. Puis son sourire s'est évanoui. Ses yeux étaient rougis, tout humides à cause de l'émotion. Ils sont devenus blancs et froids. Il m'a tendu la main en me regardant droit dans les yeux. Je l'ai attrapée sans réfléchir. Elle était tiède, je crois… non. Plutôt fraîche, en réalité. Ensuite, il s'est dirigé en direction de la fenêtre, et il est monté sur le toit.
Lieutenant Lewin : Et… vous l'avez suivi ?
Marek Zieliński : Je ne pouvais pas ne pas le suivre. Un magnétisme bizarre, inexplicable. Je ne pouvais pas me séparer de lui. Il a escaladé le versant, et, croyez-le ou non, il a marché en équilibre sur le faîte. Même quand il s'est approché du bord, je ne l'ai pas lâché. Et il s'est immobilisé, la tête levée vers le ciel. Le vide était là, devant nous. Un pas de plus… un pas de plus, et… Seigneur. Mais voici le dénouement. Ce garçon a repris sa marche comme si de rien n'était, comme s'il allait emprunter un escalier qui menait quelque part, tout là-haut. Sauf que ses pieds, monsieur l'officier, ne touchaient plus le sol. Cet enfant s'élevait dans les airs en flottant ! C'est à ce moment que j'ai eu une bouffée d'adrénaline qui m'a sauvé. Je lui ai hurlé de s'arrêter. Je ne sais pas si cela a eu un réel effet, mais je suis aussitôt parvenu à me libérer. Il a fait volte-face. Je m'en souviens encore. Ça a duré une seconde. Un regard pénétrant, interdit. Comme si je l'avais blessé. Comme si je l'avais trahi. Et il s'est décomposé. Désagrégé comme s'il était fait de glace et qu'il était brusquement redevenu liquide. Une pluie fine qui a ruisselé, pour tomber en bas, dans l'obscurité. Et plus rien.
(Long silence.)
Lieutenant Lewin : Monsieur Zieliński, avez-vous des domestiques à votre service ? Un majordome ? Ou une gouvernante ? Une cuisinière, peut-être ?
Marek Zieliński : Nous employons en effet une femme à tout faire.
Lieutenant Lewin : Tiens donc. Me serait-il possible, à tout hasard, de l'interroger ?
Marek Zieliński : Je crains que cela ne soit impossible.
Lieutenant Lewin : Pourquoi cela ?
Marek Zieliński : Elle est en congé. Depuis mardi. Partie voir sa sœur et son oncle à Torun. Elle ne revient que la semaine prochaine.
Lieutenant Lewin : Dans ce cas, puis-je savoir qui a préparé votre dîner, hier soir ?
Marek Zieliński : Mon épouse. Le benjamin l'a modestement assistée. Mais c'est à elle qu'en revient le mérite.
Lieutenant Lewin : Vous ne soupçonnez donc pas… ?
Marek Zieliński : Je vous prie de m'excuser, mais… "soupçonner" quoi ?
Lieutenant Lewin : Eh bien, votre femme d'avoir… utilisé, par inadvertance, bien entendu… un ingrédient qui serait peut-être… C'est une hypothèse, évidemment.
Marek Zieliński : Vous… Monsieur, je vous interdis, en toute politesse, je vous interdis ne serait-ce que de soupçonner ma femme d'être impliquée d'une quelconque façon dans cet incident. Je réponds d'elle comme de moi. Je préfèrerais encore m'avouer coupable de tout… tout ce délire, ce délire surréaliste, plutôt que de laisser planer l'ombre d'un soupçon sur elle. Avez-vous déjà regardé des criminels dans les yeux, monsieur l'officier ? Oui, vous l'avez fait. Vous l'avez sûrement fait. Vous les connaissez. Les pupilles dilatées des hypocrites, les iris froids des meurtriers. Lorsque vous la rencontrerez, regardez bien les siens. Ce ne sont pas. Ceux d'une criminelle. Quant à mon fils, n'y songez même pas.
Lieutenant Lewin : Je regrette que ma question ait contesté l'innocence de votre épouse. Cependant, sachez que je m'adresse à vous en tant qu'enquêteur, et que ma fonction m'impose de considérer chaque personne comme un suspect potentiel, qu'elle se revendique comme témoin ou victime. Vous n'êtes, M. Zieliński, pas étranger aux usages de la police. Je ne peux me permettre d'exclure une hypothèse, même si celle-ci vous blesse, à plus forte raison dans une histoire qui me plonge, comme vous, dans un profond état de confusion. Nous allons à présent reprendre cet entretien, et le poursuivre jusqu'à son terme. Où en étais-je… La rencontre avec cet enfant… quoique plutôt adolescent, selon votre description. Cette rencontre semble vous avoir troublé. Pourquoi n'avez-vous pas tenté de l'appréhender immédiatement ?
Marek Zieliński : Ce garçon avait les mêmes yeux bleus que mon épouse. Bleu cobalt. La même peau. Fine et lumineuse. Ses cheveux, par contre, n'étaient pas les siens. Ça non. Ils étaient bruns et bouclés. Bruns et bouclés…
Lieutenant Lewin : Comme les vôtres.
Marek Zieliński : Comme les miens.
Lieutenant Lewin : Et comment expliquez-vous cette coïncidence ?
Marek Zieliński : Lorsque j'ai aperçu cet enfant, je me suis rappelé… un évènement. Bien antérieur à tout ça. Pas agréable, d'ailleurs. Très personnel, en vérité. Voyez-vous…
(Bref silence.)
Lieutenant Lewin : Soyez assuré de ma discrétion, monsieur Zieliński.
Marek Zieliński : Neuf mois avant la naissance de notre aîné, mon épouse a fait une fausse couche. Ça a été très dur. Elle ne l'a pas bien vécue. Moi non plus, du reste. Nous avions passé tant de temps à aménager, décorer la chambre. Et je me demande… je me demande s'il y a… un lien.
Lieutenant Lewin : Non ? Vous pensez que cet enfant… ?
Marek Zieliński : C'est ce à quoi j'ai instinctivement pensé. Sa ressemblance ne laisse quasiment aucun doute. C'était lui. J'en suis sûr.
Lieutenant Lewin : Qu'a-t-il murmuré lorsqu'il s'apprêtait à sauter ? Ou à "s'envoler", je ne sais plus. Vous avez bien dit que vous aviez lu sur ses lèvres… ?
Marek Zieliński : C'est exact. Juste cinq mots. "Notre musique lui manque, père".
Lieutenant Lewin : Intrigant. Et… ce garçon. A-t-il laissé une empreinte ? Une trace de son passage ? Avant ou… après qu'il s'est, euh… évaporé ? Avez-vous mené des recherches… ?
Marek Zieliński : Ce matin même. Eh non. Non, nous n'avons rien trouvé de concret.
Lieutenant Lewin : Je vois. Et votre épouse, qu'en a-t-elle pensé ? Elle était à vos côtés lors de la mystérieuse apparition de ce jeune homme, n'est-ce pas ?
Marek Zieliński : C'est compliqué. Je préfère reprendre. Ce sera plus clair pour vous. Peut-être pour moi, aussi. Après que notre… ce garçon a disparu, je suis rentré dans la maison. Par la fenêtre. Je n'ai pas manqué de la fermer, croyez-moi. Et j'ai pensé à mon épouse. Si elle l'avait vu… Elle est très émotive. Alors je n'imaginais même pas comment elle aurait encaissé. Sauf qu'elle n'était pas derrière moi. Je me souviens l'avoir appelée, mais elle n'a pas répondu. Je suis ressorti dans le couloir en catastrophe. Imaginez ! S'il lui était arrivé la même chose que moi, qu'elle en avait rencontré un autre, et qu'il lui ait pris la main pour l'emmener… mais qu'elle n'aurait pas réussi à… à… J'ai eu peur, monsieur l'officier. Très peur. Je me suis rendu dans les autres pièces de l'étage. Mais elle n'était nulle part. Il y avait juste cette chaleur inexplicable, dehors, qui envahissait toutes les chambres. Et un arôme très particulier, aussi. Enivrant. Une fragrance de… de… jasmin, je crois. Qu'importe. Il me restait encore la salle de bain. (bref silence) J'ouvre, j'entre, je regarde. Personne. Alors sans réfléchir, comme je l'ai fait pour les autres, j'attrape les poignées des battants pour fermer la fenêtre. Mais cette fois, toutes les gouttes sur les vitres ruissellent et rebondissent sur le sol. Oui, oui. "Rebondissent". Comme des billes. Je ne plaisante pas. Devinez ce qui s'est passé ?
Lieutenant Lewin : (rires) Je pense que ce ne sera pas plus incroyable que tout ce qui figure déjà dans votre déposition.
Marek Zieliński : Une flaque. Ou plutôt, "des" flaques. À chaque rebond, les gouttes en laissaient une nouvelle sur le sol. En trois secondes, j'en comptais déjà une cinquantaine sur le parquet. Puis une centaine. Puis un millier. En dix secondes, je marchais littéralement dessus. Plus stupéfiant encore. Ce… cette substance résorbait tous les reliefs qu'elle touchait. Les rainures du plancher. Puis la baignoire, l'évier, les placards, le miroir, lorsqu'elle s'est étendue aux murs, jusqu'à la lampe, quand elle a atteint le plafond ; tout le mobilier a… disparu.
Lieutenant Lewin : Vous voulez dire que cette matière absorbait tous les objets à son contact, c'est bien cela ?
Marek Zieliński : Précisément. En se répandant sur toutes les surfaces, comme une bactérie, une érosion surnaturelle dont mille ans de croissance se seraient accomplis en trente secondes. Et… cette matière s'est mise à bouillonner. Elle gonflait, gonflait et éclatait. Les enflures me faisaient penser à des yeux. Des centaines d'yeux qui se dilataient et éclataient dans un coup de tonnerre. Le bruit était… intolérable. J'ai tenté de me boucher les oreilles avec les mains, mais ça ne servait à rien. J'ai eu l'impression que les bulles se formaient et explosaient dans mon crâne. C'était un supplice. Par terre, à genoux, j'étais prêt à me fracasser le crâne contre le sol pour ne plus rien entendre. Et je l'aurais fait. Oui, je l'aurais fait. Je l'aurais fait si ce concert odieux ne s'était pas arrêté de lui-même. Je ne sais comment ni pourquoi, la couleur de la pièce a changé. Cette couleur que je ne comprenais pas… elle est devenue reconnaissable. Un blanc immaculé. La salle de bain n'était plus qu'une boîte blanche. Et j'étais à l'intérieur. Je ne distinguais plus rien. Parce qu'il n'y avait plus rien. Ni fenêtres, ni meubles, ni portes. Les surfaces étaient parfaitement lisses et égales. Il n'y avait rien. Pas même le moindre son. Rien que le néant. Un néant blanc.
(Long silence.)
Lieutenant Lewin : Eh bien, c'est contrariant. Je ne sais pas quoi dire.
Marek Zieliński : Moi non plus. Je ne fais que décrire. D'abord, j'étais soulagé de ne plus sentir mes tympans se déchirer. Et puis, le silence… le silence, monsieur l'officier. J'ai eu des vertiges. Tout était blanc. Si blanc. Je ne discernais plus rien. J'ai cru… j'ai cru être aveugle. Je marchais à quatre pattes. Je me sentais suffoquer. Haleter. Ça ne m'était pas arrivé depuis la mort de mon père. J'ai tenté de me parler. J'avais besoin d'une voix. Besoin d'entendre… Mais je n'entendais rien. J'ai hurlé. Aucun son ne sortait de ma bouche.
Lieutenant Lewin : Monsieur Zieliński, je ne veux pas vous indisposer avec des détails aussi… Passons, voulez-vous ? Vous avez bien réussi à sortir de cette salle de… de cette pièce ?
Marek Zieliński : Les couleurs…
Lieutenant Lewin : Pardon ?
Marek Zieliński : Elles sont toutes revenues.
Lieutenant Lewin : C'est-à-dire ? "Revenues" ?
Marek Zieliński : Des empreintes de mains. De mains d'enfants. Ont toutes émergées à la surface des murs. De toutes les couleurs. Des peintures primaires… juvéniles. Partout. Partout autour de moi. Partout. Mais certaines étaient étranges… Elles ne comportaient que trois ou quatre doigts. Parfois ils étaient anormalement effilés ou, au contraire, ridiculement petits et boudinés. Je crois que certaines avaient les phalanges tranchées. D'autres…
Lieutenant Lewin : Monsieur ? S'il vous plaît, oubliez cela. Comment êtes-vous…
Marek Zieliński : Vous avez raison. C'est sans importance, n'est-ce pas ? Je nous fais perdre notre temps. Au final, toutes les couleurs ont fondu. Et coulé silencieusement au centre de la pièce blanche. Puis l'amalgame a enflé. La masse se distordait, se gonflait, se dégonflait, comme s'il prenait vie partout à la fois. Une forme absconse, des traits impossibles, une silhouette hideuse. J'étais… Quoi ? Y a-t-il seulement un mot pour exprimer ça ? Non, non. Il n'y en a pas. Aucun mot. Aucun mot.
Lieutenant Lewin : Souhaitez-vous interrompre cet entretien ? J'ai l'impression que vous êtes exténu…
Marek Zieliński : Il était immense. Si grand qu'il était courbé contre le plafond. Sa tête était penchée sur moi. Ouverte comme une gueule muette. Ce… ce… Il me regardait. J'en étais sûr. Il m'observait. Il n'avait pas d'yeux. Ni d'oreilles, ni de bouche. Son visage… des trous partout. Qui bougeaient, se déplaçaient… Je crois qu’il avait un corps, aussi. Pas de bras. Pas de jambes. Ce… cette chose était un jaillissement de couleurs. Imaginez-vous une pluie torrentielle qui se mettrait à tomber, mais dont la chute serait ralentie à l'extrême ? Voilà ce que c'était. Un déferlement de couleurs donnant une fausse impression d'être figée, mais qui en réalité ondule lentement et se rapproche sans cesse. C'était blafard, c'était obscur et écarlate tout à la fois.
Lieutenant Lewin : Je… bon. Vous vous êtes naturellement empressé d'évacuer la pièce ?
Marek Zieliński : Sans porte ? Impossible. Il a approché de moi son… son visage. Informe. Troué. Aqueux… vitreux. J'ai tenté de le fuir, mais à quoi bon ? Ce… cette chose, ce monstre, il pouvait se déformer. Se tordre, se diviser… Il me rattrapait sans effort. Sans se hâter. Sans un bruit. J'ai fini par me recroqueviller, pour mieux me protéger, prêt à bondir si jamais il s'élançait pour frapper. Mais pour une raison que j'ignore, il semblait seulement m'observer. J'ai émis l'hypothèse qu'il percevait son environnement grâce aux vibrations. Alors, je suis resté immobile, craignant même qu'il sente mon souffle. Je ne sais pas combien de temps cela a duré. Une éternité. Je criais en silence. C'est alors que les parois de la boîte ont tremblé. Des coups sourds, de l'autre côté. À plusieurs reprises. Et très fort.
Lieutenant Lewin : Pas si vite ! Reprenez votre souffle, voyons…
Marek Zieliński : Quelqu'un avait réussi à ouvrir la porte. Je n'ai pas vu qui, je me suis jeté en avant, sans desserrer les bras. Une seconde après, j'étais dans le couloir. C'était Eva. Elle a claqué la porte derrière moi. J'étais tellement, tellement soulagé de la voir. Elle m'a prévenu qu'il allait tenter de sortir, qu'il fallait condamner la porte. Il y avait une armoire tout près de nous. J'ai tenté de la pousser contre la porte. Mais elle était trop lourde. Alors je me suis appuyé de tout mon poids dessus. Elle m'a aidé, et nous avons réussi à faire basculer la pièce de bois en travers. Et on est restés là, devant, sans un mot, à attendre. Terrifiés à l'idée que cette chose s'infiltre sous la porte, ou qu'elle la défonce, ou que… On s'attendait au pire… au pire.
Lieutenant Lewin : Mais il ne s'est rien passé ?
Marek Zieliński : Je ne sais pas. La porte est toujours condamnée. Aucun d'entre nous n'a tenté d'y revenir depuis hier soir. Je n'ai toujours pas eu le courage. Cette horrible salle blanche… Quant à mon épou… Eva, elle m'a… attrapé par le bras, comme ça, là. Elle était sereine. Ça m'avait un peu troublé. Je n'y avais pas tellement prêté attention. Sans doute ma panique n'y était-elle pas étrangère… Elle m'a expliqué que nos enfants avaient besoin de moi, en bas. Là, mon sang n'a fait qu'un tour. Je n'ai pas osé imaginer ce qu'il leur était arrivé. Je me suis précipité dans l'escalier. Précipité dans l'escalier…
(Bref silence.)
Lieutenant Lewin : Monsieur, il m'est d'avis que ces évènements vous ont épuisé. Souhaitez-vous vraiment que nous poursuivions…
Marek Zieliński : J'ai couru… J'ai entendu un coup de feu. C'était mon fusil. Celui que j'avais confié à Wilhelm. Il était au premier, avec ses frères. Et mon épouse. Ils étaient montés me chercher.
Lieutenant Lewin : Je… Arrêtez-vous là, je vous prie. Je ne comprends plus rien. Votre femme. N'était-elle pas au second étage, avec vous ? Et malgré cela, vous l'avez retrouvée au premier ? Je n'ai pas rêvé. Vous avez bien dit qu'elle était au second étage ?
Marek Zieliński : Oui. Oui, je l'ai dit. Dit qu'elle y était. Pas dit… que c'était elle.
(Long silence. Une succession de soupirs rauques et un raclement de chaise sont audibles.)
Lieutenant Lewin : Je coupe l'enregistrement. Avec tout le respect que je vous dois, je ne pense que vous soyez en état de poursuivre cette conversation.
Marek Zieliński : Monsieur l'officier… je vous conjure de me croire.
[Fin de l'entretien]
Interrogateur : L. Lewin
Interrogé : E. Zieliński
Avant-propos : L'entretien, mené par le lieutenant Leon Lewin, se déroule le 10 août 1966, aux quartiers généraux de la police de Gdansk. Il succède à l'entretien mené avec Marek Zieliński.
[Début de l'entretien]
Lieutenant Lewin : Madame, bonjour. Asseyez-vous, je vous prie… Je dois vous avertir que cet entretien sera enregistré, afin de faciliter l'examen de votre déposition.
Eva Zieliński : Je n'y vois aucun inconvénient.
Lieutenant Lewin : Parfait. Votre accent me suggère que vous êtes allemande ?
Eva Zieliński : En effet. Je suis née à Stuttgart.
Lieutenant Lewin : Puis-je, si cela n'est pas trop indiscret, m'enquérir de la raison pour laquelle vous êtes désormais parmi nous ?
Eva Zieliński : Oh, elle n'a rien d'extraordinaire. Un différend avec mes parents m'a poussée à partir à l'étranger il y a plusieurs années. J'ai trouvé du travail en Suisse, à Zurich, en tant que fille au pair. Cela m'a permis de financer mes études. C'est aussi grâce à ce voyage que j'ai rencontré mon époux.
Lieutenant Lewin : Quand vous êtes-vous rencontrés, exactement ?
Eva Zieliński : En 1934. (brève hésitation) C'était lors d'une soirée étudiante. Des amis m'y avaient invitée… j'y ai rencontré un jeune homme plein d'élégance et d'esprit qui m'a beaucoup plu. Marek et moi nous sommes mariés quelques années plus tard. En juillet 1939… Le 1er juillet 1939.
Lieutenant Lewin : Je vous remercie. Nous allons donc sans plus attendre, commencer…
Eva Zieliński : En fait, j'aurais une question…
Lieutenant Lewin : Oui ? Laquelle ?
Eva Zieliński : Vous avez interrogé mon mari, n'est-ce pas ? Je pense qu'il vous a tout dit, et… je suppose que vous ne l'avez pas cru ?
(Bref silence.)
Lieutenant Lewin : En toute honnêteté ? Non, je ne l'ai pas cru. Je parle des évènements de cette nuit. C'était trop… trop… Impossible d'y croire. Et pourtant, il y avait tant de force, tant de conviction dans ses mots, que j'étais tenté d'y croire. Vraiment. Mais il se trouve que les circonstances ont réorienté mon opinion de manière assez inattendue. Il y a six ou sept minutes encore, suite à l'entretien que j'ai eu avec votre époux, je discutais de son témoignage avec quelques-uns de mes collègues, et… surprise ! Eux aussi ont eu des échanges pour le moins… incongrus, avec d'autres personnes. Peut-être les avez-vous d'ailleurs croisées dans la salle d'attente.
Eva Zieliński : Vous… Nous ne sommes donc pas les seuls ?
Lieutenant Lewin : Je ne peux l'affirmer avec certitude puisque je n'ai pas encore consulté leurs dossiers. Quoiqu'il en soit, des enquêtes vont s'imposer. Jamais vu ni entendu de dépositions aussi échevelées en vingt-et-un ans de carrière. Mais j'avoue désormais être tenté de penser… (bref silence) qu'il est en effet possible qu'un phénomène se soit déroulé cette nuit, et qu'il nous échappe quelque peu.
Eva Zieliński : Grâce à Dieu ! Nous ne sommes pas fous. Je le savais. (bref silence) J'espère que Marek ne s'est pas montré trop irritable avec vous. Si c'est le cas, je vous prie de l'en excuser. Nous n'avons réussi à nous endormir que vers trois heures du matin, où nous nous sommes réfugiés tous les cinq dans le salon, après avoir condamné le sous-sol et les étages. Je me rappelle qu'il était encore éveillé sur le canapé, l'épée au flanc et son fusil à portée de main, en train de veiller. Lorsque nous nous sommes réveillés… il était neuf heures… il était toujours là. Assis à nos côtés. Les yeux injectés de sang, striés par les cernes, et le teint si blanc… si blanc ! Mais vous le savez déjà.
Lieutenant Lewin : En vérité, l'état de votre mari m'a davantage inquiété que son témoignage, lui-même spectaculaire au demeurant. Il est par contre regrettable que la privation de sommeil n'ait jamais profité à l'objectivité des faits.
Eva Zieliński : Je peux attester ses dépositions. Mon mari n'a rien inventé. C'est la pure vérité.
Lieutenant Lewin : Aussi voudrais-je, madame, vous poser quelques questions afin d'éclaircir ce sujet. M. Zieliński m'a informé des circonstances qui ont vu naître ces évènements. Il a ainsi mentionné une porte d'accès à votre résidence, située dans la cuisine. Fermée, selon ses dires. Était-ce réellement le cas ?
Eva Zieliński : La porte ? Oui, elle était fermée, mais pas à clé. Je le sais parce que c'est moi qui l'ai verrouillée, un peu plus tard.
Lieutenant Lewin : Pensez-vous qu'une ou plusieurs personnes aient pu profiter d'un instant d'inattention de la part de votre époux, de vos enfants et vous pour s'introduire discrètement par cette porte ?
Eva Zieliński : J-je ne pense pas. Nous les aurions entendus. Nous dînions dans le salon, à deux pas de la cuisine. Jamais qui que ce soit n'aurait pu entrer sans que nous… sans que nous le sachions.
Lieutenant Lewin : (raclement de gorge) Y avait-il une échelle, ou n'importe quel autre objet susceptible de faciliter l'ascension des étages de votre demeure à l'extérieur de celle-ci ?
Eva Zieliński : Il me semble bien que nous avons une échelle. Entreposée dans le débarras, au sous-sol. C'est tout.
Lieutenant Lewin : C'est tout. Bon. Je reprendrai avec vous là où je m'étais arrêté avec votre mari… Oh, oh. J'oubliais. M. Zieliński a évoqué des gens vêtus d'habits noirs, de capuchons… et d'un genre d'"œil" ? Ils se seraient introduits dans votre propriété…
Eva Zieliński : Et quelle frayeur ils nous ont causé ! Pendant que Marek et Wilhelm étaient à l'étage pour enquêter sur des bruits de pas que nous entendions au premier… vous en a-t-il parlé, au fait ?
Lieutenant Lewin : Votre époux a signalé un tapage suspect semblant provenir de l'étage supérieur, alors que vous étiez à table. (bruissement de feuilles) Des pas étrangement pesants. "Lourds". "Très lourds", selon lui. Qui lui ont fait penser à des visiteurs…
Eva Zieliński : J'ignore encore de quoi il s'agissait. Mais des visiteurs, nous en avons vraiment eus. C'étaient eux. Ils étaient une douzaine… à peu près. J'étais dans le salon avec Henryk et Adrian, nos deux plus jeunes fils. Nous avions plus ou moins fini de manger. Adrian s'était assis à côté de la fenêtre pour lire, comme il aime le faire. Quoique en attendant le retour de son frère et son père, il le faisait peut-être avec un peu d'anxiété. C'est lui qui a remarqué du mouvement dehors, dans le jardin. Je me suis approchée, et j'ai aperçu une silhouette se diriger lentement et silencieusement vers nous. Puis à côté d'elle, une deuxième, une troisième… et c'est littéralement une procession qui est apparue dans la nuit.
Lieutenant Lewin : Ces personnes vous semblaient-elles menaçantes ?
Eva Zieliński : C'est une question que je ne me suis même pas posée. J'ai tout simplement fait ce qui me paraissait le plus naturel. D'abord, j'ai accouru en direction de la porte d'entrée, dans le vestibule, et je me suis assurée qu'elle était bien fermée. C'était le cas. J'ai fait de même pour la porte secondaire, dans la cuisine. C'est là que je me suis aperçue qu'elle n'était pas verrouillée.
Lieutenant Lewin : Et vous avez très bien agi. Pourriez-vous… me décrire plus précisément ces "visiteurs" ? Leur accoutrement, leurs accessoires… ? Vous ne les aviez jamais vus auparavant, je suppose ?
Eva Zieliński : Jamais. Ils étaient vêtus d'une robe ou d'un manteau noir. Ou peut-être un bleu très foncé ? Je ne sais pas trop. Il faisait nuit, alors on n'y voyait pas grand-chose. Par contre, je crois me souvenir de motifs sur leurs habits. Oui. Des étoiles et des constellations. Peintes ou cousues, je ne sais plus. Elles étaient plus claires. Blanches… Leur visage était invisible. Ils avaient une espèce de… de loupe en forme d'œil qui le dissimulait tout à fait. L'œil était serti dans une spirale. La lumière de la Lune se reflétait dessus, je crois que c'était métallique. Mais le plus étonnant, c'est qu'il s'en servait comme d'un… Le mot m'échappe. Cet objet qui permet de mieux voir le ciel en le grossissant ?
Lieutenant Lewin : Euh… Une lunette astronomique ? Ou un télésco…
Eva Zieliński : Un télescope ! C'est ça. En tout cas, cela y ressemblait beaucoup. (bref silence) En y réfléchissant, je dois avouer que l'œil me faisait vraiment penser à une lentille. Je crois bien aussi qu'il était équipé d'un mécanisme discret, un levier minuscule sur le côté, qui leur permettait d'élever la spirale pour ajuster la position de la lentille.
Lieutenant Lewin : Vous les avez donc vus s'en servir ?
Eva Zieliński : Oui. Contrairement à ce que nous avions pensé, ils ne s'intéressaient pas à nous. Ils ont contourné la maison, de part et d'autre, pour se rendre sur la rive, face à la mer. Ils s'y sont tous déployés, puis ils sont restés debout, immobiles. C'est en les observant par la fenêtre que je les ai aperçus porter la main à leur "œil" et actionner quelque chose.
Lieutenant Lewin : Que fixaient-ils ainsi, selon vous, exactement ?
Eva Zieliński : Selon moi ? Le ciel. J'ai d'abord eu quelques doutes, puisqu'on ne voyait pas leur tête. Mais la direction de leur télescope miniature ne laissait aucun soupçon. Ils regardaient les étoiles. Peut-être étaient-ils des amateurs d'astronomie ? En tout cas, les symboles sur leur manteau étaient sans équivoque.
Lieutenant Lewin : Sans doute, sans doute. Mais pourquoi diantre se seraient-ils rendus chez vous, plutôt qu'occuper un terrain voisin ? Voilà ce qui me rend dubitatif.
Eva Zieliński : Je ne sais pas. Nous bénéficions d'une très belle vue sur le lac, parfaitement dégagée. Aucune lumière de réverbère, aucun taillis d'arbres ne l'obscurcit. Marek et moi aimons nous y asseoir quelquefois la nuit pour y contempler la Lune. Je suppose que le terrain leur a plu à eux aussi.
Lieutenant Lewin : Mais s'ils s'y sont rendus sans hésitation, cela implique qu'ils le connaissaient déjà. Que s'est-il passé ensuite ? J'imagine que ces gens ne sont pas restés lorgner les étoiles sur votre propriété toute la nuit ?
Eva Zieliński : Pas toute la nuit, non. Nous sommes restés un bon moment à la fenêtre, à les surveiller depuis le salon. J'ai pensé qu'il était plus prudent de ne pas attirer l'attention sur nous, et de rester à l'intérieur.
Lieutenant Lewin : Votre intuition était la bonne. Ils ont donc fini par déserter votre jardin ?
Eva Zieliński : À vrai dire, ils ont disparu. Il y a eu un flash lumineux. Très bref. La nuit s'est éclipsée, et le jour est revenu. Ça n'a duré que deux secondes ou trois. Je crois bien qu'un cri m'a échappé à cet instant. La lumière m'a fait penser à une explosion, une immense déflagration comme j'en avais déjà vue photographiée dans les journaux. Sauf qu'elle était dépourvue de nuage. Mais ça emplissait tout le ciel ! Je n'avais encore jamais rien vu de tel de mes propres yeux. Puis tout s'est de nouveau assombri. Les étoiles, la Lune sont réapparues. Et quand la lumière s'est dissipée, toutes les silhouettes avaient disparu. Il n'y avait pas un son, pas un bruit. Sauf cette émission, qui avait repris de plus belle.
Lieutenant Lewin : Tiens. Vous ne l'aviez pas coupée ?
Eva Zieliński : C'est ce que j'ai fait juste après, car ce que j'entendais… m'inquiétait énormément. Oh non. Ne me dites pas… Marek a oublié de vous en parler ?
Lieutenant Lewin : De quoi donc, madame, aurait-il eu tort de ne pas m'entretenir ?
Eva Zieliński : La radio. Il aime l'écouter de temps à autre, pendant le repas. Il y a cette émission littéraire, dont je ne me souviens plus du nom, qu'il prend beaucoup de plaisir à écouter le soir. Mais cette fois-ci, ce n'était que des horreurs. C'était les nouvelles, mais elles étaient inhabituelles. Apocalyptiques, aberrantes… terrifiant. Je l'ai prié de l'éteindre. Ça ne m'était encore jamais arrivé. D'habitude, je m'en accommode bien, mais… c'était insoutenable. Nous étions encore à table. Il a refusé. Il m'a expliqué que tout était pour de faux, que c'était probablement un nouveau concept de l'émission, une fiction lue à la radio. Un roman ! J'étais morte d'inquiétude.
Lieutenant Lewin : Mais cette émission… c'étaient donc les actualités, les informations du soir ? Ou bien une nouvelle à sensations ?
Eva Zieliński : Un reportage d'actualité. Je suis sûre que tout était vrai. Le sujet traité était réellement extraordinaire. Mais si crédible ! Un phénomène inhabituel dans la mer qui a alerté les autorités, je crois. Je… (long silence) non. Rien à faire. Je ne m'en souviens plus. Désolée.
Lieutenant Lewin : Ce n'est rien. Votre mari, lui, ne s'est pas du tout inquiété ?
Eva Zieliński : Précisément. C'est comme s'il n'entendait pas, ou qu'il connaissait déjà. Il y avait bien quelques accalmies dans cette émission, avec des morceaux de musique. Eux étaient plus agréables, plus tranquilles. Encore que… Mais l'émission avait recommencé, recommencé à parasiter le silence, alors que j'étais encore bouleversée par cette explosion de lumière en pleine nuit. Marek était encore à l'étage. J'en ai profité pour éteindre la radio. Il n'a fait aucun commentaire là-dessus lorsqu'il est redescendu avec Wilhelm, et même de toute la nuit.
(Long silence entrecoupé d'un bruissement de feuilles.)
Lieutenant Lewin : Ces sons suspects que vous aviez entendus à l'étage… Ont-ils commencé à se produire avant ou après que cette émission… ?
Eva Zieliński : Pendant, en fait. Je ne dirai pas que ça a coïncidé avec le début. Disons plutôt que ça débuté quelques minutes après que l'émission a commencé.
Lieutenant Lewin : Compris. Vous sentiez-vous alors mal à l'aise ? Je veux dire : sitôt que l'émission a commencé ?
Eva Zieliński : Je réfléchis… (bref silence) non. Pas tellement, non. C'est par la suite que ça m'a déplu, puis inquiétée, de plus en plus.
Lieutenant Lewin : Vos enfants ? Comment l'ont-ils perçu ?
Eva Zieliński : Adrian et Wilhelm étaient comme mon époux. Ils n'ont fait aucun commentaire à ce sujet. Henryk, par contre, me paraissait agité. Il a demandé à son père si ce que l'on entendait à la radio était vrai. Évidemment, Marek l'a démenti. Je comprends que nous ne percevons chacun pas le monde de la même façon, mais tout de même… je ne comprends pas comment il n'a pu ressentir l'atmosphère anxiogène d'une telle émission. Pour des enfants ! Ça ne lui ressemblait pas. Pas du tout. Lui qui est si prévenant…
Lieutenant Lewin : Un changement de son comportement donc, selon vous ?
Eva Zieliński : Oui. Rien de très extraordinaire en apparence, mais pour moi… Attendez. Ça me revient. Un nom…
Lieutenant Lewin : Ah ! Une information relative à cette émission ? Le nom de l'animateur, peut-être ? Il nous aiderait sans doute à identifier…
Eva Zieliński : Non, ce n'est pas ça. Enfin, je ne crois pas. Il s'agit du nom du créateur, de l'auteur de ce soi-disant roman diffusé à la radio. Marek l'avait prononcé. Mikko… Makko Solem… Solheim… Makko Solheim, je crois.
Lieutenant Lewin : "Makko Solheim". Je note. Avez-vous une idée de l’orthographe… non ? Bon, passons. Où en étions-nous ? Oui. Cette lumière immense et soudaine, la disparition de ces curieux astronomes… jusqu'au retour de votre mari. Que s'est-il passé ensuite ?
Eva Zieliński : Je devais avoir un visage effrayant, puisque mon époux a aussitôt accouru pour me rassurer. Ils n'avaient rien trouvé à l'étage, aussi bizarre cela soit-il. Adrian, notre second, leur a tout expliqué. Wilhelm a immédiatement pris les clés et le fusil pour sortir par la porte secondaire et aller jusqu'au chenil, où nous gardons quatre chiens. Je l'ai prié de rester, mais il n'a pas écouté. C'est un très bon tireur. Les chiens lui obéissent au doigt et à l’œil. Il les a élevés avec Marek. Mais cela ne m'a pas empêchée de trouver son initiative très irresponsable. S'il y avait encore quelques-uns de ces gens dehors !
Lieutenant Lewin : Vous aviez peur qu'il soit blessé ?
Eva Zieliński : Et comment. J'étais encore sous le choc de l'onde lumineuse, et de ces êtres énigmatiques. Qui étaient-ils ? Pourquoi sont-ils venus chez nous ? Que nous voulaient-ils ? Vous vous en doutez, mais malgré le silence de la radio, je n'étais pas tellement apaisée. Un bref échange avec Marek l'a convaincu d'accompagner Wilhelm au cas où. Mais cela ne s'est pas produit, parce qu'il n'en a pas eu le temps. Wilhelm est revenu presque aussitôt dans la maison avec les chiens. Il faisait une chaleur torride, dehors. Nous avons verrouillé immédiatement la porte du rez-de-chaussée, et sommes montés aux étages pour y fermer les fenêtres que nous avons l'habitude de laisser ouvertes pour rafraîchir le manoir, la nuit.
Lieutenant Lewin : Puisque nous y sommes… vous souvenez-vous avoir aperçu de la condensation se former sur les vitres ?
Eva Zieliński : Mais oui ! Ça m'était sorti de la tête. Une buée incolore… non. D'une couleur… d'une couleur…
Lieutenant Lewin : Une couleur comme n'en aviez jamais vu auparavant, à tout hasard ?
Eva Zieliński : (rires) Je ne vous apprendrai rien de plus que ce que mon époux vous a déjà dit. C'est bien cela. Une indicible buée. (bref silence) Nous sommes donc montés aux étages pour nous occuper des fenêtres.
Lieutenant Lewin : Vous y êtes allée avec votre époux, car vous étiez inquiète, c'est cela ?
Eva Zieliński : Oui. Les enfants étaient ensemble au premier étage, mais je ne voulais pas laisser Marek y aller seul. J'avais un pressentiment… et pourtant, j'étais certaine que les murs de notre foyer étaient encore sûrs. J'ai donc accompagné mon mari au second. Et là… là, il s'est produit un fait très, très surprenant. J'ai cru à une hallucination. Glaçante.
Lieutenant Lewin : Oui, j'imagine qu'il s'agit de cet enfant mystèr… Mais j'y pense ! Je ne vous ai proposé… voyons, qu'ai-je là ? Désirez-vous un peu d'eau ? Je peux vous proposer de la Kinga Pienińska. Voilà presque vingt minutes que je vous fais parler, et je ne vous ai même pas demandé si vous souhaitiez vous désaltérer.
(Son d'un liquide coulant dans un récipient.)
Eva Zieliński : Pourquoi pas ? Merci. (bref silence) Marek m'a parlé de cet enfant, tout à l'heure. Quoique "parlé" est un mot bien ambitieux. Il a tout juste daigné me le décrire. Moi, je n'ai pas eu la chance de le voir. Mon époux m'a précédée dans l'escalier dès le rez-de-chaussée, et lorsque nous sommes arrivés à l'étage, il s'est raidi. Immobilisé. Paralysé. J'ai bien tenté de l'interroger sur ce qu'il avait aperçu, mais ma question est restée sans réponse. Et puis… il s'est mis à progresser, sans un mot, dans le couloir, jusqu'au fond, où il s'est engagé dans une pièce. Comme s'il était réellement fasciné par… cet enfant, je présume ? Cela n'est pas sans m'avoir troublée, et je me suis décidée à le suivre. Mais sur mon passage, une porte, à ma droite, était entrebâillée. C'était la bibliothèque. Lorsque je suis passée devant… j'ai senti que quelque chose m'épiait.
Lieutenant Lewin : Vous n'avez donc ni vu ni entendu cet enfant ? Celui que votre époux prétend avoir rencontré ?
Eva Zieliński : Nullement. Mais s'il dit l'avoir rencontré, alors cela me suffit pour le croire.
Lieutenant Lewin : Merci. Continuez, je vous prie.
Eva Zieliński : Pour commencer, je dois mentionner que rien de ce que vous allez entendre, monsieur, n'est un mensonge. Depuis que cet entretien a commencé, cela était sans doute pour vous et pour moi aussi une évidence. Mais à présent, il me faut réellement énoncer ce serment. Je m'engage à ne vous relater que les faits tels qu'ils se sont passés, aussi irréels soient-ils. Je le promets sur tout ce que j'ai de plus cher. Lorsque je suis passée devant la porte du salon, disais-je, je me sentais observée. Alors, j'ai tourné un peu la tête… et j'ai regardé. Seigneur. Si seulement je m'étais trompée. Il y avait, collé à la fenêtre de la bibliothèque, un œil.
Lieutenant Lewin : Un "œil" ?
Eva Zieliński : Un œil. Grand ouvert et immense. C'était à peine si la vitre me permettait de le distinguer entièrement. Je vous assure, monsieur. C'était comme si un colosse se tenait debout, appuyé sur la façade de notre maison et regardait à travers les fenêtres, comme le ferait une petite fille d'une maison de poupées !
Lieutenant Lewin : Une telle vision vous aura sans doute inspiré une belle frayeur ?
Eva Zieliński : Je vous surprendrais peut-être, mais… non. En y repensant, oui, bien sûr. C'était terrifiant. N'importe qui se serait évanoui. Et je n'aurais pas fait exception. Mais moi qui me trouvais face à cet œil surréel, qui appartenait à quelque géant échappé d'une fable, je n'ai pas eu peur. Stupéfaite, oui, je l'étais. Muette, aussi. Livide ? Peut-être. Mais je n'éprouvais aucune crainte, aucun sentiment d'insécurité. Il y avait bien une part de moi, tout au fond, qui était terrorisée, mais… je me sentais affranchie de cette part. Un peu comme si je l'avais oubliée, délaissée. Ou dépassée. Je suis entrée dans la pièce. J'ai honte de l'avouer, mais j'avais tout à fait oublié mon mari en cet instant. Je ne pensais plus à lui, trop fascinée peut-être par ce prodige. Je me suis avancée vers la fenêtre, délicatement, pas à pas, sans quitter du regard ce véritable abîme oculaire qui me fixait. J'ai attrapé les poignées, et j'ai fermé la fenêtre. Sans un bruit. Il était toujours là, de l'autre côté. Impassible. Ce n'est qu'un cri, à l'étage inférieur, qui a réussi à m'arracher à la contemplation de cette chose. Là encore, ce n'est pas à mon honneur de vous le confesser, monsieur le policier. Mais j'ai bien failli ne pas réussir à me soustraire à ce joug presque surnaturel que je sentais peser sur moi. Cela me rappelle ces nuits au milieu desquelles je me réveillais, paniquée, distinguant une silhouette menaçante dressée au-dessus de moi, dans l'obscurité. Ces nuits où je voulais hurler, mais aucun son ne sortait de ma bouche, et mon corps se refusait à bouger, comme si j'en étais prisonnière. Je me sentais si faible, si faible. C'est quand j'ai entendu le cri d'Adrian que cette sensation de captivité, pourtant infiniment douce, s'est pleinement dissipée. J'ai gagné le couloir, sans me retourner, en refermant soigneusement la porte derrière moi, dont j'ai emporté la clé. Puis je suis descendue au premier.
Lieutenant Lewin : Avez-vous une hypothèse pour expliquer ce miracle ? La libération de cette sensation de… d'hypnose. Curieusement, vous semblez ne l'avoir pas trouvée si désagréable.
Eva Zieliński : En effet. Cet œil qui me scrutait m'a rappelé un souvenir d'enfance. Un peu intime… Bon, peut-être pas tant que cela. Vous en jugerez par vous-même. Mon père n'avait pas l'habitude de hausser la voix, lorsque j'étais plus jeune et indisciplinée. Ni lui ni ma mère en fait. Il procédait différemment. Lorsque je faisais une étourderie, par exemple lorsque j'oubliais un bouquet de roses sur son fauteuil préféré, mon père m'adressait un regard. Mais quel regard ! Aucun mot n'aurait pu être plus éloquent. J'y lisais tout ce qui pouvait me faire regretter ma bêtise. De l'incompréhension, de la colère, de la tristesse ou pire, de la déception. Ça, lorsque j'y avais droit, je n'étais pas fière. Je bafouillais toujours des excuses, comme n'importe quel enfant qui comprend à quel point il a été insouciant.
Lieutenant Lewin : Rien de très agréable, donc.
Eva Zieliński : C'est vrai. Mais cette communion silencieuse avec cette créature, à l'iris noir et profond comme le ciel, m'a rappelé mon père. Et même si ce n'était pas un souvenir très tendre, il n'en reste pas moins le souvenir de quelqu'un que j'ai aimé, et que j'ai décidé de quitter parce que j'ai été inconsciente. Et de ne jamais revenir voir parce que j'ai été sotte.
Lieutenant Lewin : Alors il n'est pas trop tard ? Vous pouvez encore…
Eva Zieliński : Pas dans cette vie-là. Peut-être la prochaine. En tout cas, j'ai bon espoir de l'y retrouver.
Lieutenant Lewin : Euh, je… ex… pardonnez ma maladresse.
Eva Zieliński : Vous n'avez pas à vous en blâmer puisque vous ne pouviez pas le savoir. Et puis, en parler ne me gêne pas. Ces erreurs font partie de mon histoire, alors il me faut bien les accepter.
Lieutenant Lewin : Hum… Voyons… Ah ! Euh, avez-vous senti vous aussi une odeur particulière se répandre dans votre foyer ? Votre mari a rapporté une odeur de lilas… non, pardon. De jasmin. Une odeur de jasmin. Peut-être…
Eva Zieliński : Du jasmin ? Ce n'était pas du jasmin. C'était une autre fleur, une fleur que ma mère m'a fait découvrir quand j'étais toute petite, qui vient des régions chaudes, de l'autre côté de l'Atlantique. C'était sa favorite. Tout comme c'est devenu la mienne.
Lieutenant Lewin : Et cette fleur, quelle est-elle ?
Eva Zieliński : Des cosmos chocolat, monsieur. Leur arôme ne m'a pas trompée.
Lieutenant Lewin : "Cosmos chocolat". Tiens, tiens. Je m'intéresse moi-même un peu à la botanique, à mes heures perdues, mais je n'avais jamais entendu parler de cette plante. Un nom charmant, vraiment.
Eva Zieliński : Son nom scientifique n'a rien à lui envier, croyez-moi (rires) ! Mais voilà, monsieur, ce parfum qui m'a frappée hier soir, et peut-être si bien envoûtée que j'allais oublier de le mentionner.
Lieutenant Lewin : Allons ! Nous mettrons cela sur le compte de vos émotions de cette nuit, et sur vos péripéties dont l'incongruité ferait décidément rougir Kafka ou Potocki3. Vous êtes donc revenue au premier étage de votre demeure, conséquemment au cri de l'un de vos enfants ?
Eva Zieliński : C'est cela même. Adrian, le cadet, tambourinait sur une porte close en hurlant, celle de la chambre d'Henryk. Il était dans un état… Mon Dieu. De la terreur pure. Je n'ai mis qu'une seconde à comprendre qu'au moins l'un des deux autres était enfermé dans la pièce. C'était Henryk. Son frère marmonnait son nom quand il ne le criait pas, la voix cassée par les sanglots. Seigneur. Je l'entends encore résonner dans ma tête. Je l'ai aussitôt écarté pour tenter d'enfoncer la porte. C'est une porte en chêne massif, très épaisse, solide. Je l'ai heurtée jusqu'à m'en déboîter l'épaule. Rien à faire. J'étais impuissante. C'était une torture. Imaginer mon fils en danger et me savoir aussi impuissante m'a retourné le cœur. J'ai dû me mettre à crier aussi, puisque Wilhelm est arrivé en courant. Heureusement, il avait le fusil avec lui. Il a fait sauter la serrure et je suis entrée, en leur ordonnant de rester dans le couloir. La chambre était bien rangée, en ordre, comme à l'accoutumée. Henryk est très jeune, mais aussi très soigneux. Et notre petit garçon était là, à côté de son lit, assoupi contre le mur, face à la fenêtre.
Lieutenant Lewin : En bonne santé ?
Eva Zieliński : C'est ce qu'il m'avait semblé. Je l'ai aussitôt soulevé et emmené avec moi, hors de la chambre. Je n'avais plus confiance dans une quelconque proximité avec ces fenêtres. La sienne d'ailleurs était fermée, et dépourvue de buée.
Lieutenant Lewin : Votre époux… ?
Eva Zieliński : Eh bien ! Wilhelm a entendu quelqu'un descendre du second étage. Par précaution, il s'est approché de l'escalier. C'était Marek. Il semblait soulagé de nous retrouver. Surtout les enfants, qu'il a étreints. Mais lorsqu'il m'a aperçue… Il m'a dévisagée comme si j'étais une étrangère. D'abord, il m'a intimé de ne pas faire un seul geste. Je n'ai pas compris pourquoi. Mais j'ai obéi. Il a ensuite ordonné à Wilhelm, qui était au moins aussi surpris que moi, de lui remettre le fusil, puis d'aller chercher son frère dans mes bras, qu'il a pris dans les siens. Puis son père l'a sommé de reculer, de revenir auprès de lui. Vous rendez-vous compte ? Mon propre époux ne me reconnaissait plus ! Marek s'est avancé prudemment vers moi. Il m'a d'abord pris les mains, et a scruté mes yeux. Et avec quelle intensité ! Je ne sais pendant combien de temps exactement il a fait cela. Mais que ça m'a paru long ! Alors il m'a posé une question. Je ne crois pas qu'il soit utile de la mentionner. C'est une question anodine, à laquelle seuls lui et moi connaissons la réponse. Au final, ce qu'il a entendu l'a apparemment rassuré, puisque j'ai eu l'impression de le délivrer d'un fardeau écrasant. Il m'a bientôt fait part des raisons de sa défiance à mon égard. Figurez-vous qu'il aurait rencontré une autre femme alors qu'il était encore à l'étage, mais exactement à mon image ! Un parfait sosie qui l'aurait secouru alors que lui aussi était piégé… Que tout cela est étrange. Si étrange…
Lieutenant Lewin : Un "délire surréaliste". C'étaient les mots de votre époux. Je comprends mieux, maintenant. (bref silence) Avez-vous songé à quitter votre foyer ?
Eva Zieliński : Partir ? Mais c'était hors de question. Où serions-nous allés ? Nous n'étions pas plus en sécurité dehors que dedans. Avec un enfant évanoui, en plus ! Non, non, nous ne pouvions pas nous le permettre. Nous avons longuement débattu. Vous vous en doutez, chacun avait une histoire surréelle à raconter et voulait se faire entendre. La crise de nerfs nous guettait tous. Puisqu'il était inconcevable pour nous de nous séparer, nous avons décidé de revenir ensemble dans le salon pour y passer la nuit. Il était suffisamment vaste pour que nous nous y reposions tous, et assez proche de la porte d'entrée si nous devions absolument nous enfuir. Il était convenu que Marek assure le premier tour de garde, et qu'il me réveille au bout de quatre heures pour que je m'occupe du second. Mais il ne l'a pas fait. Je ne sais pas pourquoi. Sans doute n'a-t-il pas osé me réveiller.
Lieutenant Lewin : Et c'est ainsi que votre nuit s'est conclue ?
Eva Zieliński : J'ai quasiment terminé. Mais il me reste une confession à vous faire. Elle ne m'est peut-être pas aussi pénible que la disparition d'Henryk et la détresse de son frère, mais elle est si folle, si grotesque, si démente, qu'il m'est inenvisageable de ne pas vous la rapporter.
(Un bref murmure, semblant de l'allemand, devient audible.)
Lieutenant Lewin : Que dites-vous ?
Eva Zieliński : Ce n'est rien. Je me donne du courage. Nous sommes donc… descendus du premier étage, non sans nous assurer d'avoir donné un tour de clef à chaque porte, ainsi qu'à celles du second étage. Lorsque nous sommes arrivés… Seigneur. Par où commencer ? Notre salon était méconnaissable. Je dois préciser que tous les meubles étaient en ordre. Rien n'avait bougé. Pas même les lampes, les tableaux, ou encore les quelques statuettes et portraits qui trônaient ici et là sur les commodes. Mais notre salon ne ressemblait plus à rien de ce que nous connaissions. Tout était recouvert de végétation. On ne voyait même plus le sol. Il était tapissé d'herbes hautes et parsemé de fleurs, comme dans un champ. Les meubles, armoires, étagères, fauteuils, canapés n'avaient pas été épargnés. Il y poussait des trèfles, des chardons, des bleuets, et des coquelicots aussi, me semblait-il. La tentation de croire en une hallucination était grande. Mais nous les avions effleurées, ces herbes, ces fleurs. Elles étaient réelles. Réelles !
Lieutenant Lewin : En avez-vous réussi à en collecter un spécimen ?
Eva Zieliński : Collecter un… Oh. Non, je n'y ai pas pensé. Cela ne pouvait décemment me venir à l'esprit dans ces circonstances. Les preuves, là encore, me font défaut, je le crains.
Lieutenant Lewin : (rires) Rassurez-vous, madame. Jamais une fleur ou quelques brins d'herbes n'auraient été considérés comme une preuve formelle de votre mésaventure. Je préfère largement me fier à votre témoignage.
Eva Zieliński : Je comprends, mais si seulement… Bah. Qu'y puis-je, à présent ? Nous nous tenions donc tous les cinq dans le salon. Et savez-vous ce qui l'éclairait ? La lumière du jour, monsieur. En pleine nuit. La lumière du jour. Comme si le soleil était au zénith.
Lieutenant Lewin : Comme l'explosion lumineuse, précédemment survenue ?
Eva Zieliński : C'était différent. La vague de lumière n'avait duré qu'une poignée de secondes, et était bien, bien plus forte. Presque aveuglante. Mais à ce moment… la lumière semblait naturelle. Elle était plus tamisée. Et perdurait comme si nous avions fait un bond dans le temps, et que nous étions dans une pleine et belle journée d'été.
(Long silence ponctué d'un raclement de chaise.)
Lieutenant Lewin : Madame Zieliński, il y avait autre chose dans ce salon, n'est-ce pas ?
Eva Zieliński : Il y avait, en effet, autre chose. (bref silence) La table et les chaises que nous avions abandonnés plus tôt dans la soirée étaient toujours là. Mais à table, il n'y avait plus nos couverts, ni les reliefs de notre dîner. Il y avait… des animaux.
Lieutenant Lewin : Des animaux ?
Eva Zieliński : Des animaux. Assis autour de notre table. Cinq. Ils étaient cinq. Il y avait… à la place qu'occupait mon mari, il y avait… un verrat. Énorme. Monstrueux. L'odeur était épouvantable. Le seul fait d'y repenser me soulève le cœur. Je n'avais jamais rien vu d'aussi répugnant. À ma place, c'était un oiseau au plumage brun ou beige qui était assis. Une colombe ou une tourterelle, je crois. Elle aussi avait un aspect assez dérangeant, vaguement humain. Et sur les trois sièges qu'occupent ordinairement nos enfants se trouvait une oie… Ou peut-être un jars ? Je ne saurais en être sûre. Il y avait un criquet, une sorte de sauterelle, ça j'en suis certaine. Et enfin, une espèce de cervidé… un faon, je crois.
(Bref silence.)
Lieutenant Lewin : Madame Zieliński ? Il y a un problème ? J'entends par là, un autre encore que vous n'auriez pas évoqué ? Vous me semblez indisposée.
Eva Zieliński : Hormis ce spectacle révulsant qui souille encore mon esprit, je vais bien, merci. Ils étaient là, tous les cinq, en train de… de manger, sans même nous prêter attention, au milieu de notre salon, devenu une prairie. Que s'est-il passé, monsieur ? Pourquoi ? Pourquoi ça ? Ça n'a aucun sens. Que nous est-il arrivé ? Et maintenant, notre plus jeune fils a perdu la parole, et son frère est presque mutique. Pourquoi ? Qu'avons-nous fait de mal pour mériter pareille punition ?
Lieutenant Lewin : Madame, je ne crois pas m'avancer en affirmant que vous et votre famille avez fait preuve d'une bravoure exceptionnelle en endurant une telle épreuve, tout en étant aussi dévoués les uns envers les autres dans une habitation que je soupçonne clairement d'être hantée. Pour ma part, je n'ai aucun doute sur le fait que j'aurais embarqué femme et enfant sous le bras et que nous aurions fui la maison ventre à terre, eussé-je été en robe de chambre et coiffé de mon bonnet de nuit. Bon ! Je vous remercie pour tout. Notre entretien, si vous avez terminé, touche à sa fin. Permettez-moi de vous poser deux dernières questions.
Eva Zieliński : Je vous en prie.
Lieutenant Lewin : Qu'était-il advenu de la buée sur les vitres de votre salon ? Et que s'est-il passé lorsque vous avez approché, j'imagine, ces animaux ?
Eva Zieliński : Je n'en suis pas tout à fait sûre… mais il n'y avait plus de buée du tout sur les fenêtres du salon, lorsque ce spectacle odieux s'est produit.
Lieutenant Lewin : Bien. Quant à ma seconde question ?
Eva Zieliński : Mon époux a tenté de les interpeller à plusieurs reprises… sans succès. Mais dès lors qu'il a touché l'un d'entre eux, ils se sont tous liquéfiés. Littéralement. La végétation s'est aussi estompée, tout comme cette lumière printanière surnaturelle. Et notre salon est redevenu ordinaire.
Lieutenant Lewin : Madame Zieliński, je me répète, mais il le faut. Merci. Pour votre courage et votre témoignage. Toute aberration a une explication, et celle-là, j'en suis persuadé, ne fait pas exception. Allons, bonne journée à vous et puissent vos enfants se remettre de si violentes émotions ! Les progrès de notre enquête vous seront bientôt communiqués.
[Fin de l'entretien]
Interrogateur : L. Lewin
Interrogé : W. Zieliński
Avant-propos : L'entretien, mené par le lieutenant Leon Lewin, se déroule le 10 août 1966, aux quartiers généraux de la police de Gdansk. Il succède à l'entretien mené avec Eva Zieliński.
[Début de l'entretien]
Lieutenant Lewin : Enchanté. Je suis le lieutenant Leon Lewin. Ai-je bien affaire à Wilhelm Zieliński, le fils de M. Marek et Mme Eva Zieliński ?
Wilhelm Zieliński : Bonjour. Oui, c'est moi.
Lieutenant Lewin : Bien. Quel âge avez-vous, monsieur Zieliński ?
Wilhelm Zieliński : 16 ans. Je suis né le 28 février 1950.
Lieutenant Lewin : Excellent. Je souhaiterais vous poser quelques questions concernant les récents évènements que votre famille et vous avez traversés. J'espère que cela ne vous cause aucun désagrément.
Wilhelm Zieliński : Absolument aucun. J'essaierai de répondre de mon mieux à toutes vos questions.
Lieutenant Lewin : Fort bien. M'entretenir avec vos parents m'a permis de mieux comprendre ce que votre famille a vécu la nuit précédente. Sachez que j'en suis sincèrement désolé. Aussi je ne vous interrogerai que sur ce que j'ignore encore, c'est-à-dire ; votre expérience personnelle de… l'incident qui s'est produit à votre domicile la nuit passée.
Wilhelm Zieliński : Bien sûr ! D'abord…
Lieutenant Lewin : Je n'ai qu'une question préalable.
Wilhelm Zieliński : Oh, pardon. Allez-y.
Lieutenant Lewin : Madame votre mère a mentionné la diffusion d'une émission radio tandis que vous dîniez. Qu'avez-vous ressenti pendant que vous l'écoutiez ?
Wilhelm Zieliński : Une émission ? Ah, oui. Cette émission. Ce que j'ai ressenti ? Rien de particulier. Les souvenirs que j'en ai sont assez flous, en fait. Ça parlait d'un phénomène lumineux… Une étoile filante, je crois, qui s'est écrasée dans la mer. La mer ou l'océan, je ne sais plus. Et la mer est devenue "vivante" après ça. L'eau se solidifiait et prenait forme pour ressembler à des êtres humains. Des êtres humains qui étaient, euh, très beaux, très séduisants. Presque envoûtants. Sans doute l'étaient-ils, d'ailleurs, parce que personne ne les connaissait, mais tout le monde leur ouvrait la porte de son foyer. En tout cas, c'est ce qui se racontait.
Lieutenant Lewin : Vous rappelez-vous dans quelle ville tout cela s'est "produit" ?
Wilhelm Zieliński : Ici même ! À Gdansk.
Lieutenant Lewin : Tiens, tiens, tiens. Que se passait-il ensuite ? Une fois que ces êtres surnaturels entraient chez nos concitoyens ? Puisque de toute évidence, personne n'est venu frapper à ma porte.
Wilhelm Zieliński : Ben… C'est confus. J'en garde deux souvenirs. Dans l'un, ils les approchaient pour… hum. Euh… ils repassaient à l'état liquide à leur contact, et pénétraient leurs orifices naturels pour y disparaître entièrement. L'un des témoins avait assisté à la scène et l'avait dépeinte avec force détails. Ça m'avait marqué. L'autre souvenir que j'en garde n'est pas si différent, sauf que les gens ressentaient une furieuse envie de dévorer vivants les êtres d'eau sitôt qu'ils les apercevaient. Et la sensation s'amplifiait au fur et à mesure qu'ils les côtoyaient. Une fois que les gens s'étaient décidés à les manger, ils ne pouvaient plus s'arrêter. Là encore, il se produisait la même chose ; la chair redevenait liquide et faisait gonfler ceux qui la consommaient. Comme des outres si remplies qu'elles menacent de se déchirer. Le journaliste avait employé trois mots bien précis pour décrire les mangeu… enfin, les buve… bref, vous me comprenez. "Boursouflés, claudicants, défigurés".
Lieutenant Lewin : Avez-vous d'autres souvenirs ? Plus vous avez d'informations, mieux ce sera. Nous pourrons peut-être même identifier cette fameuse émission. Alors ?
Wilhelm Zieliński : Un détail m'est resté en mémoire. Lorsqu'ils avaient fini d'ingurgiter ces êtres aqueux, les gens éprouvaient tous un besoin irrépressible de boire encore et encore, jusqu'à errer de maison en maison pour piller toutes les réserves d'eau potable des habitations… Ils étaient tellement monstrueux que pas un seul n'osait les approcher. Personne, y compris leur propre famille, ne les reconnaissait. Et à un moment, il n'y eut plus d'eau du tout dans la ville. Alors… ils se sont dirigés vers la mer. La suite est trop confuse, alors je préfère la taire plutôt que mentir.
Lieutenant Lewin : Je m'en contenterai. Cette émission ne se voulait pas un documentaire, n'est-ce pas ?
Wilhelm Zieliński : Ah, non. C'était un roman lu à la radio, je crois. J'ai eu un doute au début, parce que les dialogues étaient très bien écrits et les intervenants extraordinairement crédibles. J'y aurais même cru si mon père n'avait pas expliqué à ma mère que c'était pour de faux.
Lieutenant Lewin : Merci beaucoup. C'est ce que je voulais savoir. Revenons à présent…
Wilhelm Zieliński : Euh, j'aimerais vous demander…
Lieutenant Lewin : Oui ?
Wilhelm Zieliński : Je ne sais pas si vous savez… Qui est derrière cette émission, exactement ?
Lieutenant Lewin : Ha ! Ha ! C'est bien le problème. En vérité, nous n'en sommes même pas à l'étape du "qui", mais encore à l'étape du "comment". (bref silence) Votre famille et vous écoutiez la radio nationale, qui a été piratée hier soir. Et aux dernières nouvelles, personne ne sait ce qui s'est passé.
Wilhelm Zieliński : "Piratée" ? Comment ? Ah oui, vous ne savez pas…
Lieutenant Lewin : Ne m'en demandez pas trop. Je ne connais pas grand-chose à tout ça. Voilà ce que j'ai compris. Quand un signal est émis à une fréquence précise, il voyage dans l'air d'une antenne à l'autre sous forme d'ondes. Électromagnétiques. Vous suivez ? Votre radio capte le signal et vous le traduit en son. Bon. Sauf que hier, c'est un signal d'une fréquence quasi-identique à celle de la chaîne nationale qui a non seulement été émis, mais qui en plus était si puissant qu'il a surclassé l'original jusqu'à l'effacer. Littéralement. Sur tout le territoire.
Wilhelm Zieliński : "L'effacer" ? Je n'aurais jamais imaginé que… Mais si le second signal était plus fort que le premier, corrigez-moi si je me trompe, ça veut dire qu'il était très proche… de tous les récepteurs à la fois ? Comment…
(Bruits d'un coup sourd sur la table.)
Lieutenant Lewin : On sait pas. On sait rien. Sauf la façon dont ça va finir. Les Soviets vont mettre la main sur l'affaire, et hop ! Aux oubliettes. (bref silence) Mais tant que nous, nous nous en souvenons… Je vous propose de repasser à vos impressions sur l'évènement. Vous dîniez avec votre famille et des sons étranges suggérant une présence vous sont parvenus. C'est bien cela ?
Wilhelm Zieliński : Euh… Oui. Je les ai très distinctement entendus.
Lieutenant Lewin : Et vous êtes ensuite monté explorer les étages du manoir accompagné de votre père ?
Wilhelm Zieliński : Exactement. Je peux vous en parler, parce que ça, je m'en rappelle bien. Il m'avait confié son fusil et lui s'était muni d'une épée.
Lieutenant Lewin : Seigneur. Je plains les mulots un peu indiscrets qui auraient eu le malheur de croiser votre chemin.
Wilhelm Zieliński : (rire) Vous voulez parler des loirs ? Il y en a plein, chez nous. Bon, on y est habitués, maintenant. Non, ce que j'appréhendais, c'était de tomber nez à nez avec un inconnu. Quoique même si c'était un voleur, il ne craignait pas grand-chose. Mon père pratique l'escrime depuis qu'il a mon âge. C'est un épéiste remarquable, vous savez. Un peu moins depuis son inflammation des tendons, évidemment. Il n'empêche. Je suis sûr qu'il l'aurait réduit à l'impuissance sans même le blesser.
Lieutenant Lewin : (à voix basse) Peut-être aurait-il mieux valu qu'il s'agisse d'un cambrioleur, en définitive.
Wilhelm Zieliński : Vous dites ?
Lieutenant Lewin : Je repensais aux déclarations de vos parents, et je me surprends à regretter qu'il ne se soit pas agi d'un simple voleur, au lieu de… Excusez-moi, je nous distrais. Alors, cette inspection. Avez-vous vu ou entendu quoi que ce soit de suspect ?
Wilhelm Zieliński : Non. Rien. Absolument rien. Mais il y avait quelqu'un, c'était sûr. Les craquements du parquet ne mentaient pas. Une présence… Mais nous n'avons rien trouvé.
Lieutenant Lewin : Jusqu'à ce cri…
Wilhelm Zieliński : Oui, un cri. Très bref. C'était ma mère. Mon père vous en a forcément parlé. Ni lui ni moi n'avons réagi tout de suite. Ça nous a paru complètement… dingue. Je n'avais encore jamais entendu ma mère crier. Ce n'est pas son genre. Mon père aime bien me raconter la fois où ma mère allaitait Henryk, mon petit frère, dans le salon… jusqu'à ce qu'un frelon entre par la fenêtre. Ma mère n'a fait aucun mouvement pour le chasser. Elle l'a laissé se poser sur le front d'Henryk, puis elle l'a saisi par l'abdomen entre le pouce et l'index. Mon père était assis juste à côté d'elle, en train de lire son journal. Il n'en aurait jamais rien su s'il n'avait pas entendu un vrombissement furieux. Le frelon se débattait comme un diable. Mais ma mère ne l'a pas lâché. Elle s'est levée et elle l'a jeté par la fenêtre, avant de la refermer. Puis elle s'est rassise, comme si de rien n'était. Tout ça, sans même réveiller mon frère, qui s'était endormi contre elle. Désolé pour l'anecdote, mais j'ai pensé que vous comprendriez mieux. Pourquoi je ne pouvais pas croire que c'était elle. Elle qui criait.
(Bref silence, puis bruits de griffonnages sur une feuille de papier.)
Lieutenant Lewin : Votre père et vous avez ensuite accouru… ?
Wilhelm Zieliński : Mon père, oui. Je lui ai emboîté le pas presque immédiatement. Quand nous sommes arrivés en bas…
Lieutenant Lewin : Attendez. N'avez-vous rien remarqué d'anormal lorsque vous avez entendu votre mère crier ?
Wilhelm Zieliński : Non, pas que je me souvienne.
Lieutenant Lewin : Une lumière étrange, dehors, par la fenêtre, peut-être ?
Wilhelm Zieliński : Non, vraiment, monsieur. Rien de tel.
Lieutenant Lewin : Bon, je n'insiste pas. Veuillez continuer, s'il vous plaît.
Wilhelm Zieliński : Euh… oui. Nous sommes donc revenus dans le salon. Adrian - c'est mon autre frère - nous a expliqué ce qui s'était passé. C'était très bizarre. Une intrusion sur notre domaine. Ils étaient plusieurs. Apparemment, ils portaient des manteaux noirs avec des symboles dessus, et des caméras… Non, oubliez ça. Franchement, je me souviens plus trop de leur description. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'il y avait des étrangers dehors. Alors, je suis sorti pour libérer les chiens et faire le tour de la maison avec eux.
Lieutenant Lewin : Et vous avez découvert quelque chose ?
Wilhelm Zieliński : (bref silence) Absolument rien. Il n'y avait personne. Aucune trace de pas dans l'herbe, aucune piste à relever pour les chiens, pas un bruit, pas une ombre. Rien que le silence. Par contre…
Lieutenant Lewin : Oui ?
Wilhelm Zieliński : Il faisait une chaleur… Je sais qu'on est en été, mais là… c'était un supplice. Je me suis pas attardé dehors. Il y avait personne, alors je suis rentré. Et je me suis rendu compte que… non, c'est un détail. Je pense pas ça vaille la peine…
Lieutenant Lewin : Si. Ne craignez pas de me faire perdre mon temps. L'affaire est complexe, et manifestement grave. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de snober les détails. Monsieur Zieliński, s'il vous plaît, dites-moi tout.
Wilhelm Zieliński : Ben, il faisait une température caniculaire. Horrible. Pire que tout ce que j'avais connu. Pour vous dire la vérité, je me sentais tellement humide, tellement poisseux, que j'avais l'impression que je sortais de la mer. Au début, c'était encore supportable, je pensais que c'était normal. Mais au bout d'une ou deux minutes… ça allait plus du tout. J'avais la respiration saccadée, la poitrine oppressée, l'air me manquait…. j'ai cru que j'allais tourner de l'œil. Quand je suis rentré dans le manoir, ça a été une délivrance. Puis, sans réfléchir, je me suis passé la main dans les cheveux, et… je me suis aperçu que je ne transpirais pas. J'ai vérifié mes habits, mon corps… tout secs. Pas une goutte de sueur. Alors qu'il faisait littéralement une chaleur tropicale.
Lieutenant Lewin : Donc tout s'est amélioré, une fois à l'intérieur ? Avez-vous fait un malaise, avant ou après cette aventure ? De manière générale, êtes-vous sujet à… ce genre de problèmes ? Bronchite, emphysème… asthme ?
Wilhelm Zieliński : Pas du tout ! J'ai l'habitude de l'effort. Je pratique intensivement la course en club, la chasse et la randonnée comme loisirs. Jamais je ne pourrais m'autoriser ces sports avec des difficultés respiratoires. Notre médecin me félicite toujours pour ma condition exemplaire. De toute manière, ma respiration est revenue à la normale quand je suis rentré dans le manoir. Bon… peut-être pas tout de suite… mais pas longtemps après, en tout cas. Ah oui, je faisais aussi de la natation et de la plongée, avant.
Lieutenant Lewin : Tiens ? Et pourquoi avez-vous arrêté ?
Wilhelm Zieliński : Pour une raison que je n'ai pas envie de mentionner.
(Bref silence.)
Lieutenant Lewin : Excusez-moi. Vous avez raison. C'est votre vie privée. J'ai tendance à divaguer… N'en parlons plus.
Wilhelm Zieliński : Excusez-moi aussi, alors. Je vous ai répondu un peu brutalement. Je n'ai jamais voulu arrêter la natation. Surtout la plongée. Je rêvais d'en faire mon métier, quand j'étais enfant. Je m'entraînais souvent dans la mer. (bref silence) J'avais même une monitrice, qui m'a tout appris. Elle s'appelait Cassie…
Lieutenant Lewin : Cassie Stasiak ?
Wilhelm Zieliński : Vous la connaissez ?
Lieutenant Lewin : Pas personnellement. Je ne pratique pas la plongée, et je nage à peu près aussi bien qu'un cochon d'Inde arthritique. Mais j'ai entendu beaucoup de bien d'elle. La petite Cassie… Rousse, mignonne ? Oui, je me souviens d'elle. On avait été contacté, à l'époque. Elle avait, quoi, quand c'est arrivé ? Vingt, vingt-deux ans ?
Wilhelm Zieliński : J'avais 14 ans, elle en avait 18.
Lieutenant Lewin : Ah ? Elle faisait plus âgée, sur les photos. Mais ! Wilhelm Zieliński… vous ne seriez pas le garçon qui était avec elle, quand ça s'est produit ?
Wilhelm Zieliński : C'était moi. J'étais déjà venu au commissariat pour être interrogé.
Lieutenant Lewin : Donc c'était bien un accident de…
Wilhelm Zieliński : Un accident de décompression. Nous n'étions pas à une très grande profondeur. Trente mètres environ. On revenait d'une séance d'entraînement d'une heure ou deux. On en faisait deux fois par semaine, pour préparer le concours d'été. Mais à la remontée, mon détendeur s'est bloqué. C'est la première fois que ça m'arrivait en presque deux ans de pratique.
Lieutenant Lewin : Le "détendeur" ? C'est cette espèce d'embout, de tuyau, relié à la bouteille, qui vous permet de respirer, c'est ça ?
Wilhelm Zieliński : C'est ça. Le mien a cessé de fonctionner sans crier gare. Vous savez, en plongée, on utilise une corde marquée pour connaître la hauteur à laquelle on se trouve, et faire des pauses régulières pour laisser le temps au corps de réguler la quantité de gaz accumulé dans les profondeurs qui circule dans le sang.
Lieutenant Lewin : Bien sûr, les fameux paliers de décompression. Votre amie ne les a quand même pas négligés ? Je crois qu'elle était une professionnelle ?
Wilhelm Zieliński : Elle était une championne, oui. Elle avait remporté deux concours nationaux, et fini deuxième à une compétition internationale. (bref silence) Enfin. Cassie devait partir un peu plus tôt ce jour-là, alors elle m'a précédé dans les paliers. Mais quand mon détendeur s'est détraqué et qu'elle m'a vu me débattre, elle est redescendue vers moi pour me faire respirer dans le sien. On est remontés comme ça, en alternant. Elle le faisait successivement passer dans sa bouche, puis dans la mienne. Le problème, c'est que nous étions désynchronisés par rapport aux paliers de décompression. La situation était horriblement inconfortable, sinon carrément anxiogène, pour elle et pour moi. On a voulu sortir de l'eau trop rapidement. À six mètres de la surface, elle a fait un malaise. Au moment de me tendre le détendeur, elle s'est recroquevillée. Elle avait les deux mains crispées sur la poitrine. Moi, j'étais au bord de l'asphyxie. Je lui ai remis le détendeur dans la bouche, et je suis remonté à la surface pour reprendre ma respiration en urgence. J'ai replongé, malgré la nausée. Mais je ne la voyais déjà plus. Elle avait disparu.
Lieutenant Lewin : Vous n'avez pas appelé à l'aide ?
Wilhelm Zieliński : Pourquoi faire ? Il n'y avait personne. Que nous deux. Je suis allé chercher les secours juste après. Je ne sais même pas pourquoi. Je voulais mourir. J'ai vomi un nombre incalculable de fois en chemin, et je me suis même évanoui à la fin. J'ai été hospitalisé. Chaque jour, je priais pour que je m'en sorte pas. La nuit, j'avais des visions… Mais je m'en suis sorti. Et elle… Si elle ne s'était pas retournée pendant la remontée, elle serait à ma place, toujours en vie.
Lieutenant Lewin : Laissons le passé là où il repose. Vous n'aviez aucun contrôle sur ces évènements, et avez même fait ce que vous étiez supposé faire pour la sauver. Vous êtes d'accord ? Ça n'a pas suffi. C'est ainsi. J'ai même entendu dire que vous avez travaillé pour financer sa pierre tombale et que vous l'entretenez régulièrement. Vous vous êtes largement rachet…
Wilhelm Zieliński : Vous vous souvenez de son père, que vous aviez convoqué au commissariat ?
Lieutenant Lewin : Monsieur, je suis désolé, je n'aurais pas dû…
Wilhelm Zieliński : Vous vous souvenez de ce qu'il a dit quand il appris que sa fille était morte ?
Lieutenant Lewin : Monsieur, j'aimerais que nous revenions…
Wilhelm Zieliński : "Bon débarras". "Bon débarras". Il a dit : "Bon débarras". Il m'a même asséné une tape amicale sur l'épaule, en me remerciant de lui avoir rendu service.
Lieutenant Lewin : Monsieur Zieliński…
Wilhelm Zieliński : Ce déchet… cet immondice… sale fumier… C'est elle, qui devait vivre. Pas moi. ELLE !
Lieutenant Lewin : Je coupe l'enregistrement.
[Interruption puis reprise de l'entretien]
Lieutenant Lewin : Reprenons. Vous êtes donc rentré vous abriter chez vous, au manoir, à cause de la chaleur extrême qui régnait dehors. J'ai à ce sujet une question qui m'est venue à l'esprit. Vos chiens étaient-ils avec vous ? Est-ce qu'ils souffraient de la chaleur, eux aussi ?
Wilhelm Zieliński : Les chiens ? Mais oui ! C'est vrai, ça. Un peu plus et j'oubliais de vous en parler. Je n'ai pas eu l'impression qu'ils haletaient. Plus qu'à l'accoutumée, je veux dire. J'avais peur qu'ils meurent de chaud, alors je les ai ramenés à l'intérieur. Quand je leur ai présenté à chacun une gamelle d'eau… ils y ont à peine touché. Je me souviens aussi avoir examiné leur poil, mais il était lisse et sec. Comme s'ils n'avaient pas été affectés.
Lieutenant Lewin : Aucun jappement ou aboiement inexpliqué ? Pas une seule piste flairée ?
Wilhelm Zieliński : Non. Rien de tout ça. Ils sont très bien élevés. Ils n'aboient qu'en cas de menace ou s'ils ont levé un gibier. Comme un lapin ou un sanglier. Mais hier soir… Je comprends vraiment rien. Des gens sont entrés et ils n'ont rien senti. Il faisait une chaleur suffocante et ils n'ont même pas gémi. (bref silence) J'ai préféré qu'ils passent la nuit dans la maison. Même s'ils sont restés dans leur panier toute la nuit à nous regarder courir dans tous les sens.
Lieutenant Lewin : Ainsi, cette atmosphère surnaturelle a épargné vos animaux. Très, très intéressant. Je vous propose de passer au reste, si vous le voulez bien. Permettez… je reprends. Vous êtes rentré chez vous, et êtes désormais en compagnie de madame votre mère et monsieur votre père, plus vos deux frères. Tous les cinq dans votre foyer, réunis dans votre salon, au rez-de-chaussée. Cette chaleur anormale investissant votre maison, vous décidez de vous séparer en deux groupes pour fermer les fenêtres des deux étages de votre maison, ceux du rez-de-chaussée l'étant déjà. Confirmez-vous cette version des faits ?
Wilhelm Zieliński : Tout à fait. Vous avez bien résumé. Nous nous sommes donc séparés. Les parents sont allés au deuxième, et Adrian, Henryk et moi au premier.
Lieutenant Lewin : Rappelez-moi quel âge ont vos frères ?
Wilhelm Zieliński : Henryk est le plus jeune, il a 9 ans. Adrian est son aîné de trois ans. Ils étaient très nerveux. Je ne pouvais pas les en blâmer, étant donné ce qu'il s'est passé. Je leur avais proposé de se disperser pour que nous répartissions les pièces, mais ça ne les a vraiment pas enchantés. Henryk n'a pas voulu me lâcher. Même Adrian était assez réticent. Je les ai convaincus d'aller tous les deux, puisqu'ils n'auraient eu qu'à traverser le couloir pour me rejoindre au besoin… Rien à faire. Ils ne voulaient pas. Alors on est restés ensemble. Excusez-moi, j'ai la gorge sèche. Serait-il possible…
Lieutenant Lewin : Mais bien sûr ! En plus, je vous fais parler avec la lumière du soleil dans les yeux. Décidément, quel hôte médiocre je fais. Permettez que j'abaisse les persiennes… Mieux. Je vous attrape un verre. Des glaçons ?
Wilhelm Zieliński : Avec plaisir.
Lieutenant Lewin : Et voici jeune homme !
Wilhelm Zieliński : Merci, merci beaucoup. Hmm. D'abord, nous nous sommes occupés de la chambre des parents. Rien de très exceptionnel à signaler, sinon qu'il y avait beaucoup de buée sur les vitres. Comme sur toutes les fenêtres de la maison, d'ailleurs. Impossible qu'ils aient oublié de vous l'indiquer. La couleur de cette buée…
Lieutenant Lewin : "Indescriptible", c'est ça ?
Wilhelm Zieliński : Alors vous êtes au courant. Pas la peine de m'étendre dessus, donc. Nous sommes passés à ma chambre, puis à celle d'Adrian. Ça a commencé… à quel moment, déjà ? Oui ! Ça me revient. Nous étions dans la chambre d'Henryk. Il se sentait mal. Je lui ai proposé de se mettre au lit, bien qu'il était encore tôt.
Lieutenant Lewin : Quelle heure, à peu près ?
Wilhelm Zieliński : De mémoire, nous étions aux environs de 20h. Peut-être plus 20h30. Je lui ai donc suggéré de se coucher et de nous laisser faire les autres pièces. Il a refusé. J'ai insisté à plusieurs reprises, en lui promettant de revenir le voir juste après, mais il est têtu. La simple idée de rester seul le terrorisait. Je n'exagère pas. "Le terrorisait".
Lieutenant Lewin : Et avez-vous… une hypothèse sur la cause de cette peur ? Pas les inconnus qui sont entrés chez vous, tout de même. Si ? Ou bien y avait-il autre chose ?
Wilhelm Zieliński : Pas de cause spéciale, que je sache. Ou alors… ou alors il n'en a rien dit. À un moment, il se sentait nauséeux. Je l'ai fait asseoir sur le lit. C'est à cet instant que je lui ai conseillé de se coucher, pour se reposer. Mais il ne voulait surtout pas s'allonger. Un bruit le perturbait. Des gouttes d'eau, qui tombaient sur le plancher. Le hic, c'est que ni Adrian ni moi ne les avons entendues. Mais Henryk répétait qu'il entendait des gouttes d'eau tomber. Ça semblait l'obséder. J'aurais voulu rester avec lui pour l'interroger, pour mieux comprendre ce qui lui arrivait. Mais je n'ai pas pu. La température grimpait tellement dans la maison que c'en était presque malsain. J'ai dû le laisser avec Adrian pour m'occuper des autres pièces. J'avais prévu de revenir ensuite. J'avais… pardon. J'aurais voulu…
(Long silence)
Lieutenant Lewin : Un trou de mémoire ?
Wilhelm Zieliński : Non, non. Je n'ai rien oublié. Et j'ai honte. Tellement honte. Je… Pour vous faire un schéma, le premier étage comporte huit pièces. Là, c'est l'escalier. À gauche, c'est la chambre d'Henryk, puis en face, celle d'Adrian. La pièce directement adjacente, c'est ma chambre. Celle de nos parents est en face, c'est-à-dire à côté de la chambre d'Henryk. Voilà pour les quatre premières. La salle de lecture jouxte ma chambre et fait face à deux chambres d'invité. Une salle de bains est ici, et les toilettes sont là. Vous voyez ? Moi, j'ai laissé Henryk dans sa chambre avec Adrian, et j'ai continué à faire les autres pièces de cette rangée. Il n'y avait rien de notable dans la première chambre d'invité, mais c'est là que j'ai vraiment commencé à la sentir… cette odeur de rose.
Lieutenant Lewin : Ah, ha ! De "rose", cette fois-ci. Je note.
Wilhelm Zieliński : Pardon ?
Lieutenant Lewin : Ce n'est rien. Reprenez, s'il vous plaît.
Wilhelm Zieliński : Il n'y avait rien d'anormal dans la première chambre. Rien. Tout était parfaitement normal. Par contre, dans la deuxième… dans la deuxième… Pardonnez-moi si je balbutie autant. C'est tellement fou. Tellement dément… Non. Vous ne me croirez pas.
Lieutenant Lewin : Pour rien au monde je ne m'autoriserai à vous juger. Parlez sans crainte.
Wilhelm Zieliński : En fait… la chambre dont je vous parle, comme d'autres d'ailleurs, n'a pas toujours été une chambre d'invité. Elle a été aménagée à cette fin par la suite. C'est mon père qui me l'a expliqué. Dans sa jeunesse, c'était une salle de jeu. Et dans cette salle de jeu, lorsqu'il était en vacances chez ses grands-parents, mon père jouait avec d'autres enfants du voisinage, qu'il invitait parfois au manoir. Il me les a montrés dans un album photo, il y a longtemps.
Lieutenant Lewin : Et donc ? Cette deuxième chambre ? Qu'y aviez-vous trouvé ?
Wilhelm Zieliński : Ce que j'y ai trouvé ? Un… Deux garçons. Deux garçons et une fille. D'une dizaine d'années. Un peu moins pour la fille. Je lui donne sept ou huit ans. Tous les trois vêtus à la mode d'autrefois.
Lieutenant Lewin : Deux garçons et… Ces enfants n'étaient pas dans votre maison lorsque vous l'aviez inspectée avec monsieur votre père. Je me trompe ?
Wilhelm Zieliński : I-ils n'auraient jamais pu l'être. J'ai à peine entrouvert la porte que la fillette m'est rentré dedans. Le garçon courait aussi vers moi, mais il s'est figé dès qu'il m'a aperçu. La fille, elle, a eu un mouvement de recul assez violent. J'ai dû lui faire sacrément peur. Elle a bondi en arrière quand elle a vu mon visage. Le troisième enfant était tout au fond, contre le mur, la tête cachée entre les mains, en train de compter à voix haute. Il a dû m'entendre entrer, puisqu'il s'est retourné. Et là, c'est moi qui a bondi en arrière. C'était mon père. Enfant. Avec ses deux amis d'antan. Je sais que c'est impossible, mais… c'était eux. Je les ai reconnus. Même l'ameublement de la pièce. Elle était exactement comme avant. Plus de lit, ni de tables de chevet et d'armoire. Si, l'armoire y était toujours, mais placée différemment. Tout était fidèle à la photographie. Un grand tapis bleu, avec des trains et des soldats miniatures jetés un peu partout. Des chaises, des coussins et des matelas rangés contre les murs. D'autres détails m'échappent, c'est tellement flou… le choc, j'imagine.
Lieutenant Lewin : Le "choc" ? Ah oui, à cause de… cette vision ?
Wilhelm Zieliński : Ah non, pas du tout. Je faisais référence à la porte que je me suis prise dans le crâne quand j'ai sursauté. Ça m'a mis à moitié K.O. Ce qui s'est passé pendant ce temps… ben, je m'en souviens plus trop. Je ne me remémore que la personne qui m'a aidé à me relever.
Lieutenant Lewin : L'un des deux enfants, peut-être ? Ou votre père ?
Wilhelm Zieliński : Non, non. Eux, je ne les ai plus revus, depuis. C'était… mon frère, Adrian. Venu me chercher en panique.
Lieutenant Lewin : Votre vision est donc antérieure au choc. Ces "enfants" - je parle de votre père et de ses amis - étaient-ils toujours là après que votre tête a heurté la porte ?
Wilhelm Zieliński : J'ai eu l'impression d'être observé, pendant que j'étais par terre, mais… ce n'était peut-être qu'une impression. De toute manière, quand je me suis relevé, tout était revenu à la normale. Plus d'enfants, ni de jouets, ni de cache-cache.
Lieutenant Lewin : Vous affirmez positivement avoir établi un contact physique avec l'un de ces enfants ? La fillette que vous évoquiez…
Wilhelm Zieliński : Aussi réelle que vous. Je sais, c'est ahurissant. Mais je refuse de croire que c'était une hallucination. Elle m'a heurté. Juste là. Comme ça. Je l'ai sentie.
Lieutenant Lewin : Vous m'avez dit que votre frère paniquait ?
Wilhelm Zieliński : Oui. Henryk était vraiment agité, et son état avait en fait empiré, alors Adrian était parti au second pour chercher les parents, mais il m'a expliqué qu'il n'y avait plus rien à étage. Les portes, les lampes, les commodes, les tableaux, même le sol, disparus. Ne restait qu'un long tunnel noir. Sans fin.
Lieutenant Lewin : Un long tunnel noir… Avez-vous vu ce tunnel ?
Wilhelm Zieliński : Non, mais… je n'ai pas eu besoin de le voir pour le croire. Adrian était dans un tel état… Et franchement, était-ce moins impossible que ce que j'avais vu, moi ? Ce genre de choses, ça ne s'explique pas. Je l'ai cru, c'est tout.
Lieutenant Lewin : Poursuivons. Qu'est-il advenu de votre frère, Henryk ?
Wilhelm Zieliński : Il était toujours dans sa chambre, où Adrian l'avait laissé. Adrian, d'ailleurs, n'allait pas mieux. Comme Henryk. Il s'était mis à parler exactement comme Henryk. Il entendait des gouttes tomber, mais il ne savait pas où exactement. Et puis… et puis il m'a semblé les entendre, moi aussi. J'ai scruté la pièce, en pensant qu'une canalisation avait cédé. Mais dans ce cas, il aurait dû y avoir une fuite ou une flaque quelque part. Mais non, rien de tel. En vérité, ce son d'écoulement ne venait pas de la chambre, mais du couloir. Il y avait de l'eau qui suintait du plafond. Pas beaucoup. Juste un petit peu. Mais elle s'écoulait à plusieurs endroits, et c'était troublant, parce que chaque fuite était espacée d'intervalles réguliers. Ce qui m'a interloqué aussi, c'est que quand nous sommes montés à l'étage, je veux dire, avec mon père d'abord, puis mes frères ensuite ; il n'y avait aucune fuite au premier. Donc… elles sont apparues pendant que nous étions dans la chambre. Mais, coup de théâtre : il n'y a aucun passage d'eau entre le premier et le second étage. En fait, il n'y a même pas une seule canalisation. Tout est dans les murs.
Lieutenant Lewin : Cette eau. Était-elle aussi… de la même couleur… ?
Wilhelm Zieliński : Je ne sais plus. Dans mes souvenirs, elle est plus opaque… Navré. Je ne sais pas. Mais moi, je voulais comprendre ce qui se passait. Le couloir n'est pas très bien éclairé, surtout la nuit, mais j'ai trouvé que les fuites avaient quelque chose de… de bizarre. J'ai pris une lampe pour illuminer le plafond et mieux voir à quoi elles ressemblaient. Et… j'ai vu… des traces. Des traces de pas. De… de… aucune idée de ce que c'était. Ça ressemblait vaguement à des pieds humains. Mais en beaucoup, beaucoup plus gros. Imprimés au plafond, tout ruisselant. L'eau venait de là. Il se dirigeaient vers la chambre d'Henryk. Je m'y suis précipité.
Lieutenant Lewin : Vous vous souvenez de leur destination. Mais d'où provenaient ces pas ?
Wilhelm Zieliński : D'où ils venaient ? Je n'en sais rien… De l'autre chambre de réserve, je crois.
(Long silence)
Lieutenant Lewin : Monsieur ? (Bref silence) Monsieur Zieliński ? Un autre rafraîchisse… Allons ! Vous n'allez pas me faire un malaise ? Mons…
Wilhelm Zieliński : Ça va. Je vais bien, merci. C'est cette image. J'ai fait des cauchemars cette nuit, c'est sûr. De toute façon, il ne pouvait pas en être autrement. Mais cette scène, je ne suis même pas sûr d'en avoir rêvé. Elle était irréelle. Henryk. Il était à genoux sur son lit, complètement arqué, tordu en deux. Comme si son corps était saisi d'un spasme si violent qu'il allait lui arracher le tronc. Mais le pire ! Sa bouche, ses narines. Il en sortait de l'eau. Des litres et des litres d'eau. Ça ne s'arrêtait pas. Il ne contrôlait plus rien. Juste ses yeux. Je les revois, tournés vers moi, inondés de larmes. Il ne pouvait plus respirer. J'ai essayé de tout lui faire vomir en lui ceinturant l'abdomen. Mais ça n'a rien fait. Sinon empirer la situation.
Lieutenant Lewin : Ce n'était donc ni de la salive, ni des glaires, ni aucune autre matière d'origine organique ? Uniquement de l'eau ? Que votre frère vomissait par litres entiers ?
Wilhelm Zieliński : Je sais que c'est impossible. Un corps humain ne peut pas contenir autant d'eau. Et ne peut certainement pas la rejeter ainsi. Je ne fais que rapporter ce que j'ai vu et entendu. Mais pas seulement. Cette eau, je l'ai sentie ! Je l'ai touchée… Elle n'était pas normale. Vous ne devinerez jamais pourquoi. Cette eau, qu'expulsait mon frère malgré lui, elle ne se répandait pas sur le sol. Non. Elle tombait à l'envers. Elle se déversait au plafond.
Lieutenant Lewin : Au plafond ? Vous voulez dire qu'elle s'élevait ? Dans les airs ?
Wilhelm Zieliński : C'est ça. Elle jaillissait dans un sens ascendant. Pas une seule goutte n'est retombée. Elle se répandait en haut, elle tapissait le plafond, comme un miroir. "Comme un miroir" parce que l'eau reflétait parfaitement la pièce. Je pouvais nous y voir tous les trois ; Adrian, Henryk et moi, ainsi que tous les meubles de la chambre. Mais cette eau, elle était si noire, si noire… quasi-impénétrable.
Lieutenant Lewin : Je comprends. Du moins, je fais de mon mieux pour. Mais le plus important est : comment avez-vous sauvé votre frère ?
Wilhelm Zieliński : Je n'ai pas pu. J'ai essayé de lui faire vomir toute cette eau, ça a été un échec. Ça… ça m'a rendu fou. Je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais rien faire ! Mon petit frère se noyait littéralement dans cette marée immonde qu'il vomissait, et je ne pouvais rien faire. (bref silence) Ce n'est pas tout. L'étendue d'eau, au plafond, j'ai cru y voir des formes étranges dedans, qui y remuaient. Je n'en suis pas sûr, parce que je ne distinguais pas grand-chose, et que j'étais bien plus préoccupé par l'état de mon frère, mais il m'a semblé identifier des êtres humains. Enfants et adultes. Qui m'ont paru très malformés. Mais je ne sais pas si c'était la réalité, ou qu'une d'illusion d'optique les déformait.
Lieutenant Lewin : La liste s'épaissit d'un nouveau mystère. Mais, dites-moi… personne n'a accouru entre-temps ?
Wilhelm Zieliński : Personne. Il n'y avait que nous trois. Henryk était inerte, sans couleurs… la tête rejetée en arrière… l'eau continuait à jaillir… Il avait les yeux convulsés. Adrian était resté derrière moi, dans l'embrasure de la porte. Il n'arrivait même plus à pleurer. Il ne comprenait pas. Comme moi. Comme tout le monde. Je lui ai crié d'aller chercher les parents. Évidemment, j'avais oublié qu'il n'y avait plus d'étage, ni de parents. (reniflement) Finalement, Henryk a cessé de… vomir l'eau. Mon frère est retombé inerte sur son lit. Je n'ai pas eu le temps de le mettre en lieu sûr. L'eau, tout en haut, s'est mise à s'agiter, à tournoyer, de plus en plus vite. Jusqu'à former un énorme tourbillon. Comme les maëlstroms, des histoires que je lisais quand j'étais petit. Et tout à coup, pendant une fraction de seconde, j'ai eu une sensation inexplicable. Un mini-vertige, une confusion passagère… Puis mon corps a été arraché du sol. Littéralement. Et je suis tombé… tombé vers cette étendue d'eau, comme si elle m'avait happé. Ou que la gravité avait été renversée. Ça n'a duré qu'une seconde. L'instant d'avant, j'étais à côté du lit, avec Henryk dans mes bras. L'instant d'après, je coulais à pic. Seul. J'étais dans l'eau. Je coulais, mais à l'endroit, cette fois. Je tombais, mais vers le bas. Euh, je ne sais pas si… Vous me suivez ?
Lieutenant Lewin : O… oui. Je crois.
Wilhelm Zieliński : Je me noyais. Mais sans mourir, vous comprenez ? Je n'avais plus d'air dans ma poitrine. Je respirais de l'eau. De l'eau glaciale. Si froide que je sentais des cristaux se former autour de mes os. Et je continuais à sombrer, mais je ne mourrais pas. Non. L'eau s'engouffrait dans mon nez, ma bouche, ma trachée, mes poumons, mais je ne mourrais pas. Je ne voyais plus rien. Je sentais deux billes de glace logées dans mes orbites, deux orbes de givre qui se fissuraient. J'ai dit que j'ai eu la sensation de tomber "en bas", mais pour moi, il n'y avait plus d'en-haut, ni d'en-bas. Il n'y avait plus que le froid. J'avais l'impression qu'un géant m'appuyait de plus en plus fort sur la poitrine pour me faire vomir l'air que je n'avais même plus, qu'il m'écrasait du pied pour m'envoyer au fond de l'abîme. Je n'entendais que mon crâne et ma cage thoracique qui se comprimaient de plus en plus, de plus en plus, de plus en plus. Je ne voulais plus que mourir. J'espérais que j'allais mourir. Je voulais juste en finir. Je voulais juste (reniflement)… merci.
Lieutenant Lewin : Écoutez… je suis peiné d'avoir sous-estimé la douleur d'un tel effort de mémoire. Honnêtement, c'est un peu frustrant de le confesser. Votre affaire me passionne, voyez-vous. Vraiment. Elle me fascine autant que je me sens impuissant à la résoudre. À défaut de vous garantir la réussite de la police, j'hésite à vous recommander les services d'un exorciste. Mais à défaut d'un spécialiste… Voulez-vous que nous arrêtions cet entretien ici ?
Wilhelm Zieliński : Pas question. Je veux continuer jusqu'au bout.
Lieutenant Lewin : Je ne veux pas vous contraindre à…
Wilhelm Zieliński : Vous ne me contraignez pas. J'ai commencé, et maintenant, je veux juste en finir avec tout ça. Et ne plus jamais avoir à en parler.
Lieutenant Lewin : C'est entendu. Voyons. Il nous reste… quatre minutes d'enregistrement. Cela vous suffira-t-il ?
Wilhelm Zieliński : Trois suffiront. J'ai presque fini, de toute façon.
Lieutenant Lewin : Alors, c'est à vous.
(Bref silence)
Wilhelm Zieliński : Je n'ai pas immédiatement compris où je me trouvais quand j'ai rouvert les yeux. Il faisait tout noir. J'étais effondré contre une surface dure, rugueuse. Mais enfin, peu importe. Je n'étais pas mort. J'ai avancé à tâtons et j'ai compris que j'étais dans la cave. Comment je suis arrivé là ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je suis remonté quand j'ai entendu ma mère, qui pour la deuxième fois de sa vie, criait. Pas un cri de surprise, ou une quelconque exclamation, cette fois. Un cri glacé, déchiré. Un cri de peur. J'ai pris le fusil et j'y suis allé.
Lieutenant Lewin : Fusil avec lequel vous avez défoncé la porte de la chambre de votre plus jeune frère, dans laquelle votre mère tentait d'entrer, pour le secourir.
Wilhelm Zieliński : Elle en a sorti Henryk. Il était inconscient. Mon père nous a rejoint à peu près en même temps, et il s'est passé l'inconcevable. Quand mon père est descendu de l'étage, et qu'il a aperçu ma mère, avec Adrian dans ses bras, il l'a mise en joue avec le fusil. Puis il lui a… aboyé un ordre. "Toi, tu reposes mon fils". C'est mot pour mot ce qu'il lui a dit. Vous devez penser qu'à côté de tout ce qui s'est passé, cette scène n'est certainement pas la plus terrifiante, ni la plus incroyable. Pour nous, ma mère, Adrian et moi, si. Si, c'était le plus effroyable. Oui, c'était le plus douloureux. C'était le pire. J'ai seize ans, et je ne peux même pas vous citer une seule autre fois où mon père a parlé à ma mère comme il l'a fait hier soir. Et quand il a dirigé son fusil sur elle, là… là, je pense que c'est l'évènement qui a fini d'achever Adrian. J'étais mort de peur. Je sais qu'il était arrivé quelque chose à mon père aussi, pour qu'il agisse comme il l'a fait. C'est évident. Mais voilà ce qui s'est produit. Mon père n'a plus été lui-même pendant un moment critique. Il aurait pu… Je ne sais pas ce qu'il a chuchoté à ma mère, ni ce qu'elle lui a murmuré en retour, mais il a compris ce qu'il a failli faire, et lui a demandé pardon.
Lieutenant Lewin : Puisque nous y sommes… J'ignore s'il vous l'a expliqué, mais votre père a possiblement couru un grave danger, et ce, à au moins deux reprises. La seconde, c'est une femme semblable à votre mère, en tout cas selon ses dires, qui l'a sauvé. Il a vraisemblablement pris l'originale pour la contrefaçon, et cru que votre mère n'était pas ce qu'elle semblait être. Surtout qu'elle tenait votre frère.
Wilhelm Zieliński : Je sais. Un "doppelgänger". Et je le crois. Comme j'ai cru Adrian quand il m'a raconté, avant qu'il ne se mure dans le silence, qu'il n'est jamais venu me trouver dans la chambre des invités, où j'ai confronté les trois enfants. Parce que c'est la pièce dans laquelle eux se seraient trouvés quand moi, je les aurais abandonnés. Une soi-disant crise de panique. Je ne fais que vous rapporter ce qu'Adrian m'a raconté. Moi, les abandonner. Ha ! Suite à quoi Henryk et lui se sont mis à ma recherche, mais ils ne m'ont jamais trouvé. Le second étage s'était pour eux bel et bien volatilisé… mais aussi le rez-de-chaussée, le sous-sol, tout. Adrian m'a décrit l'étage comme l'unique partie du manoir qui subsistait en flottant dans… le vide. Un vide noir où brillaient plein de petites lumières. Je crois qu'il parlait de…
Lieutenant Lewin : Du vide spatial ? Ah, oui. De mieux en mieux. Mais alors vos frères ne se sont jamais quittés ?
Wilhelm Zieliński : Si. Par, contre, la raison qui les a séparés… Adrian voulait nous retrouver, nos parents et moi. Mais Henryk… ne voulait pas. Quelque chose dehors l'obsédait. Il a même tenté de le rejoindre. Adrian a refusé de le laisser seul pendant qu'il fouillait l'étage, pour une raison évidente. Sans surprise, Henryk ne l'entendait pas de cette oreille. Il a couru s'enfermer dans sa chambre. Adrian ne l'a pas rattrapé à temps. J'ignore pourquoi, mais par chance, il n'a pas fait le grand saut.
Lieutenant Lewin : Et ainsi la boucle est bouclée. Néanmoins, l'expérience de vos frères, ou tout du moins de votre frère Adrian, est radicalement différente de la vôtre, que vous prétendez pourtant avoir vécue avec eux. Comment expliquez-vous cela ? Devons-nous y voir d'autres sosies ?
Wilhelm Zieliński : Je ne sais pas. Peut-être. Ou peut-être étions-nous ensemble tout ce temps, mais que nos sens ont été abusés par une… une forme de… d'illusion, qui nous a fait croire que nous étions… différents ? Mais pourquoi ? Je veux comprendre, moi aussi, ce qu'il s'est passé. Mais je pense que si jamais j'en suis un jour capable, la tentation de tout oublier risque bien de l'emporter.
Lieutenant Lewin : Merci pour tous ces renseignements, monsieur Zieliński, je… Oh ! Une dernière chose. Vous êtes revenus au salon, conséquemment à vos retrouvailles à l'étage ? Et vous avez aperçu ces animaux dîner à votre table.
Wilhelm Zieliński : Des animaux ?
Lieutenant Lewin : Vous n'avez rien vu de tel ?
Wilhelm Zieliński : J'ai vu autour de cette table quatre êtres parfaitement humains et en excellente santé. On ne peut plus épanouis. D'ailleurs, j'étais l'un des quatre. J'ai eu un peu de mal à me reconnaître. Ce qui n'est pas étonnant, vu que j'avais quinze ou vingt ans de plus. Par contre, je ne connaissais pas les deux enfants, assis à côté de moi.
Lieutenant Lewin : Vous aviez mentionné quatre personnes.
Wilhelm Zieliński : La quatrième est en fait la première que j'ai reconnue. Elle aussi était plus âgée. À peine plus âgée. Je suis sûr que… vous en connaissez une. Une de ces personnes que le temps semble toujours épargner. C'était son cas. Elle avait la même silhouette svelte et musclée, le même teint laiteux doré par le soleil…
Lieutenant Lewin : Vous plaisantez.
Wilhelm Zieliński : Mêmes yeux de jade, même regard pétillant…
Lieutenant Lewin : Impossible.
Wilhelm Zieliński : Mêmes tresses flamboyantes, même sourire cristallin.
Lieutenant Lewin : Non ?
Wilhelm Zieliński : Si.
(Long silence)
Lieutenant Lewin : Je pense que je peux considérer cet entretien comme terminé ?
Wilhelm Zieliński : Oui… (reniflement) Merci.
[Fin de l'entretien]
Un total de dix-huit enregistrements de SCP-383-FR ont été réalisés ou confisqués par la Fondation. Pour une raison qui demeure obscure, ceux-ci semblent dépourvus d'effets surnaturels. En effet, tous les membres du personnel les ayant écoutés ne rapportent aucune perception anormale, ni ne présentent un comportement atypique. Tous se sont accordés cependant sur l'évocation du nom de "Mikko Solheim", signalé dans sept des dix-huit enregistrements. Celui-ci est introduit comme un personnage de second plan, généralement un invité spécial ou un civil qu'interrogent les journalistes dépêchés sur le terrain par SCP-383-FR-1 pour enquêter sur différents phénomènes. Les dépositions des anciens témoins de SCP-383-FR se souvenant du nom de "Mikko Solheim" l'attribuent toutefois presque unanimement4 à un romancier finlandais dont l’œuvre aurait inspiré le projet de l'émission, consistant en l'explication d'un phénomène fictif de manière authentique. En raison du nombre largement supérieur de civils reconnaissant Mikko Solheim comme un véritable artiste plutôt qu'un personnage de fiction, la Fondation a fait le choix d'officialiser cette version des faits.
Le plus ancien extrait que s'est procuré la Fondation d'une émission détournée par SCP-383-FR date vraisemblablement d'entre 1929 et 1935 et peut être consulté ci-dessous. Un accès aux autres enregistrements et à leur retranscription peut être délivré par le Département des Archives et des Médias selon le niveau d'accréditation du membre du personnel.
Le contenu de l'émission pirate, reproduit à l'écrit, ne représente aucune menace pour ses lecteurs.
[00 m. 00 s.] ████ ███████ (Animateur originel) : Mesdames et messieurs, bonsoir. Vous écoutez actuellement YleisRadio Oy, première émission radiophonique de Finlande, et j'ai le plaisir de vous retrouver ce soir pour notre émission spéciale "L'Avènement des Légendes", au cours de laquelle nous accueillons un conteur émérite de notre pays, qui partagera avec nous un récit mythique d'une des plus fines plumes de notre temps. Mais auparavant, et parce que toute légende doit se voir introduire dignement, nous profitons ensemble d'un agrément musical en compagnie de l'Orchestre Philharmonique d'Helsinki, sous la direction de Robert Kajanus, qui se fait pour vous, ce soir, l'interprète de la cinquième symphonie du talentueux Jean Sibelius.
[Intermède musical]
[13 m. et 34 s.] SCP-383-FR-1 (Première intervention de l'entité) : Chers auditeurs, nous sommes contraints de suspendre momentanément notre programme en raison d'une nouvelle importante qui vient de nous être communiquée. Un bulletin m'informe en effet que l'eau potable de plusieurs habitations situées au nord et à l'ouest de notre pays aurait subi une variation de couleur inexpliquée. Bien que notre connaissance de cet incident soit encore très sommaire, s’expliquant notamment par le faible nombre de personnes concernées et leur difficulté à s'accorder sur la nature de cette couleur controversée, nous prions tous nos auditeurs vivant dans les provinces d'Oulu, de Vaasa, ainsi que de Turku et Pori de faire preuve de vigilance à l'égard de l'eau dont l'aspect leur paraît inhabituel. Une enquête sanitaire est actuellement en cours pour déterminer les causes de cet évènement et nous communiquera prochainement ses résultats. Nous nous excusons auprès de nos auditeurs pour cette brève interruption. Vous écoutez YleisRadio Oy, et nous reprenons immédiatement notre programme musical avec la cinquième symphonie de Jean Sibelius.
[Intermède musical]
[18 m. et 55 s.] SCP-383-FR-1 : Mesdames et messieurs, de nouvelles informations relatives à la pollution de l'eau signalée dans une multitude de foyers à l'ouest et au nord du pays nous forcent à repousser de nouveau notre programme. Outre le fait que le nombre de ménages affectés par cet incident croît sensiblement et que l'enquête visant à identifier le facteur coupable est toujours en cours, un couple vivant à Turku a rapporté que deux de ses enfants, ayant consommé de l'eau potable, sont tombés dans un état cataleptique, proche du sommeil, dont aucun stimulus n'a réussi à les réveiller. Ah, mes excuses. Une correction s'impose ; ce n'est non pas une, mais trois familles qui sont concernées, trois familles de Turku, Oulu et Tampere, qui nous font savoir que deux enfants en bas âge, une femme et deux hommes adultes, dont un nonagénaire, sont plongés dans un état léthargique. Si leurs jours ne semblent pas menacés et qu'il n'est pas encore certain que tous aient récemment consommé de l'eau, aucune explication n'a encore été proposée quant à cette dégradation soudaine de leur santé. Nous recommandons à nos auditeurs d'être attentifs à toute couleur ou dépôt suspect, et d'utiliser leurs installations domestiques, que ce soient à des fins nutritives ou hygiéniques, avec la plus grande prudence. Vous écoutez YleisRadio Oy et nous concluons enfin, dans l'attente de nouvelles informations, la cinquième symphonie de Jean Sibelius.
[Intermède musical]
[23 m. et 10 s.] SCP-383-FR-1 : Chers auditeurs, chères auditrices. L'affaire de l'eau dénaturée, reconnaissable à sa couleur extraordinaire, indéfinissable, et présente dans de nombreuses sources à travers notre pays, a tout à l'heure été officiellement déclarée comme impropre à la consommation par les services sanitaires de Finlande. Le sud de la province d'Oulu, l'ouest de celle de Vaasa et l’entièreté de la province de Turku et Pori sont tout à fait gagnées par le phénomène, qui étend son influence depuis peu jusqu'à Häme et Kuopio. Plus inquiétant encore : le nombre de victimes de cet énigmatique sommeil comateux s'élève, selon les derniers relevés, à vingt-quatre… pardon. À trente-et-une recensées. Tous les médecins locaux disponibles se sont rendus auprès des malades dans l'espoir d'établir un diagnostic. Nous suivons avec attention leurs progrès. Je passe à présent aux premiers comptes-rendus des experts, dont les échantillons aqueux ont d'ores et déjà été analysés. Un examen rigoureux a révélé que la teinte anormale de l'eau des foyers de population est possiblement liée à la présence d'une algue microscopique d'une variété jusque-là non-répertoriée. Les effets exacts de son ingestion sur l'organisme humain ne sont pas encore connus, à l'exception de ce qui s'apparente à de puissantes propriétés hypnotiques. Mais ne tirons pas encore de conclusions hâtives. Nous recevons dans quelques minutes un spécialiste pour nous apporter sur cette affaire les éclaircissements dont nous avons besoin. Mesdames, messieurs, restez avec nous sur YleisRadio Oy pour suivre en direct les avancées de cette enquête nationale.
[Intermède musical]
[28 m. et 38 s.] SCP-383-FR-1 : À tous nos auditeurs, nous sommes de retour et bien décidés à sonder le mystère de la "Ternissure", l'hôte indésirable de l'eau courante de notre pays, que les médias nomment déjà ainsi. Je suis en compagnie de Mme Heidi Alhanko, ingénieure en hydrologie, océanologue et professeur honoraire à l'Université d'Helsinki. Mme Alhanko, bonsoir.
[28 m. et 44 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Bonsoir.
[28 m. et 46 s.] SCP-383-FR-1 : Mme Alhanko, j'irai droit au but. Que savons-nous précisément de cette pollution aquatique qui corrompt actuellement les réserves d'eau potable de notre pays ? Y a-t-il un lien entre la prolifération de cette algue et les malaises qui se multiplient au sein de la population, figurant déjà au nombre d'une centaine selon les plus récentes données ?
[28 m. et 53 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Comme vous l'avez évoqué tout à l'heure, nous avons émis une hypothèse selon laquelle l'absorption de cette algue entraîne un sommeil léthargique en raison des spores sédatives, des alcaloïdes proches de la morphine, qu'elle émet régulièrement. Mais cela reste au stade d'hypothèse, car nous ne disposons pas de la preuve que tous ceux ayant consommé de l'eau corrompue sont victimes de ce syndrome, et nous ne comprenons en outre pas comment une algue microscopique, même présente en grande quantité, peut exercer un effet aussi dramatique sur l'organisme. Nous avons cependant réalisé deux… observations que j'aimerais partager avec vous.
[29 m. et 00 s.] SCP-383-FR-1 : Nos auditeurs seront ravis de les entendre. Que sont-elles ? Rien qui puisse assombrir davantage cette soirée troublée, j'espère ?
[29 m. et 05 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : À défaut de la troubler, je pense qu'elles la bouleverseront. Plusieurs équipes dépêchées par l'université et divers centres de recherches ont effectué des relevés de l'eau utilisée dans les foyers, mais aussi de l'eau de plusieurs étangs, lacs, et fleuves sur le territoire. Nous en avons très vite tiré une conclusion inquiétante. Savez-vous laquelle ? Chaque échantillon analysé démontre la présence de cette algue en quantité quasi-similaire, peu importe l'environnement testé, alors que nous ignorions jusqu'à son existence.
[29 m. et 18 s.] SCP-383-FR-1 : Vous pensez donc, Mme Alhanko, que cette algue serait apparue subitement ? Aujourd'hui même ?
[29 m. et 21 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : En fait, comme beaucoup de mes collègues, je n'aime pas le mot "apparition", qui suggère la manifestation spontanée et injustifiée, presque magique, d'un micro-organisme. Je préfère le terme de "croissance". Puisque selon la théorie la plus communément avancée, cette algue proliférait déjà dans nos eaux, mais sa présence était encore trop ténue pour être détectée.
[29 m. et 32 s.] SCP-383-FR-1 : Je comprends. Et puisque cet organisme continue à se multiplier, nous sommes en droit de craindre, dans un futur proche, son omniprésence. Oh ! Un instant, je vous prie. On me remet un rapport. Voyons… De bonnes nouvelles pour nos auditeurs ? Hum. L'alerte a été donnée dans deux nouvelles provinces : Uusima et Mikkeli, tandis que les alertes se généralisent à Hâme et Kuopio. Je répète pour nos auditeurs ; les ressources d'eau potable des provinces d'Oulu, Kuopio, Vaasa, Mikkeli, Hâme, Turku et Pori sont susceptibles d'être souillées. Nous vous recommandons de restreindre autant que possible l'utilisation d'eau, ou le cas échéant, d'en examiner attentivement l'apparence, et d'en proscrire l'usage si sa couleur est suspecte, tant que dure cette situation. Situation qui, au demeurant, devient alarmante. Professeur, si cette algue vous était jusque-là inconnue, j'ose imaginer que vous avez quelques théories pour expliquer sa "croissance" soudaine ?
[29 m. et 41 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : J'en ai pour ma part une seule, très échevelée, mais aussi très séduisante. Cette algue, selon moi, viendrait… du ciel.
[29 m. et 46 s.] SCP-383-FR-1 : Du ciel ? Ce parasite serait donc selon vous tombé du ciel ? N'est-ce pas une théorie un peu… fantaisiste ?
[29 m. et 50 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Et pourtant ! Vous n'êtes pas sans savoir que les précipitations de ces derniers jours furent très abondantes. En particulier celles qui s'abattirent sur à peu près tout le pays dans la nuit du 15. Bien sûr, cette pluie ne présentait aucune couleur anormale. Mais comme toutes les pluies, elle a empli les lacs, les torrents, les ruisseaux, les fleuves, et même la mer. Elle a pénétré la terre pour grossir les nappes d'eaux souterraines… dans lesquelles nous puisons pour approvisionner en eau potable la population. Mentionnons aussi que l'algue dont nous parlons est d'une taille si infime qu'elle peut se fondre aisément dans une goutte d'eau, ce qui facilite inévitablement son infiltration dans les sols.
[30 m. et 10 s.] SCP-383-FR-1 : Soit. Mais tout ce qui tombe des cieux y est préalablement monté. Alors, comment… ?
[30 m. et 16 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : C'est là qu'intervient notre seconde observation. Cette microalgue est dotée d'une étonnante faculté. Nos connaissances sont là encore très rudimentaires, mais nous savons qu'elle est capable d'absorber l'oxygène de son environnement pour le stocker dans sa membrane, pour se gonfler peu à peu. Une phase primitive de son cycle de vie. Vous devinez la suite. Une fois suffisamment emplie d'air, elle s'envole comme un ballon. Jusqu'à être crevée par la pression atmosphérique ou le froid glacial des hautes altitudes, nous ne le savons pas encore, pour ensuite retomber. Non sans avoir été au préalable déportée par les vents.
[30 m. et 29 s.] SCP-383-FR-1 : Votre théorie présente immédiatement plus d'attrait, professeur, et… Oh. Voulez-vous ajouter quelque chose ?
[30 m. et 34 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Euh ! Quelques-unes de nos équipes, qui inspectaient les lacs dans les régions à l'est, ont aperçu des gens… boire de l'eau. En boire beaucoup, beaucoup, beaucoup. Cela nous a intrigué.
[30 m. et 42 s.] SCP-383-FR-1 : Intéressant. Continuez. Qui étaient ces gens ?
[30 m. et 45 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Justement. Nous ne savons pas. Ils étaient agenouillés au bord de l'eau et avaient la tête complètement immergée. Ils étaient vêtus d'un genre de feuillage. Les équipes les avait pris pour des animaux… elles n'ont pas osé les approcher. Peut-être savez-vous… Excusez-moi, c'est sans importance. Oubliez cela. Je nous égare.
[31 m. et 04 s.] SCP-383-FR-1 : Vous êtes sûre que vous ne voulez pas… ? D'accord. C'est tout à votre honneur. Revenons à la question sanitaire. Notre public se questionne ! L'eau nous est indispensable. Sinon primordiale. Que recommandez-vous donc de faire aux familles dont l'eau potable est polluée ?
[31 m. et 16 s.] "Heidi Alhanko" (SCP-383-FR-2) : Si l'eau est corrompue, alors… je crois qu'il ne reste rien d'autre à faire qu'à en condamner la source. Les réserves d'eau indépendantes, comme celles qui sont stockées en bouteille, sont à conserver précieusement. Leur utilisation doit être rationnée. Des distributions seront peut-être organisées. Mais en attendant… il faut juste nous y préparer. Et tenir bon.
[31 m. et 27 s.] SCP-383-FR-1 : Des mots qui ponctuent parfaitement cette intervention. Merci, professeur. Chers auditeurs, en l'attente de nouvelles informations sur la situation du pays, restez avec nous sur YleisRadio Oy pour faire honneur à l'étoile montante d'Helsinki, Uuno Klami ! Nous écoutons… la Suite du Kalevala.
[Intermède musical]
[34 m. 07 s.] SCP-383-FR-1: Mesdames, messieurs. Notre programme de ce soir, grâce auquel nous comptions vous régaler de notre émission "L'Avènement des Légendes", est, je le crains, définitivement contrarié par un nouveau bulletin inédit qui vient de me parvenir. Je demanderai préalablement à nos auditeurs de garder leur calme et d'écouter l'annonce qui va suivre jusqu'à la fin et avec la plus grande attention. Les services de sécurité ont ordonné il y a quelques minutes encore un repli de la population habitant les rives du Golfe de Botnie vers l'intérieur des terres. À l'heure actuelle, ce sont les provinces d'Oulu et Vaasa qui sont concernées. Les villes de Rauma, Pori, Kristinestad, Narpës, Vaasa ainsi que les diverses municipalités bordant la côte sont toujours en cours d'évacuation, bien que les raisons d'un déplacement aussi massif et soudain de la population ne nous ont toujours pas été communiquées par les autorités. Nous pouvons supposer que cela est le début d'une manœuvre de sécurité afin de prévenir toute consommation de l'eau contaminée. Restez avec nous pour suivre le cours de ces évènements décidément peu ordinaires, dont nous ne manquerons pas de vous tenir informés en temps réel. Et à présent, retrouvons sans plus attendre l'orchestre du grand Kajanus.
[Intermède musical]
[39 m. 45 s.] SCP-383-FR-1 : Mesdames, messieurs. Des nouvelles récentes nous sont arrivées et devraient, je l'espère, rassasier votre légitime curiosité quant à l'évènement aussi spectaculaire qu'inexpliqué se déroulant en ce moment même à l'ouest de la Finlande. Rappelons d'abord aux auditeurs qui nous ont récemment rejoints qu'un retrait de grande ampleur a été ordonné par les autorités dans les régions jouxtant le Golfe de Botnie et s'étendant du nord d'Oulu à l'extrême-sud de Turku. Si vous résidez par hasard dans l'un des foyers de population en cours d'évacuation et que nul ne s'est encore manifesté à votre porte, nous vous prions de prêter attention à toute forme d'agitation environnante, et de vous munir du strict nécessaire afin de vous préparer à la désertion de votre demeure. Si une personne dépositaire de l'autorité publique vous prie de quitter votre foyer, veuillez obtempérer et ne pas refuser aux forces de l'ordre la mise en sûreté de votre personne. Les raisons de cet exode nocturne, qui n'est pas sans interloquer nos compatriotes, dont certains ont été brusquement arrachés à la douce étreinte du sommeil, sont encore incertaines. Aussi notre correspondant local, Gary Ahonen, actuellement en direct depuis Vaasa, s'apprête à faire la lumière sur cette décision énigmatique du gouvernement. Gary, c'est à vous !

Lieu de l'évacuation inexpliquée de la population mentionnée dans SCP-383-FR-α5. Passez le curseur sur la carte pour l'agrandir.
[41 m. 36 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Cher Andreï6 et chers auditeurs, bonsoir. C'est en effet avec stupeur que de nombreux habitants, ici, à Vaasa, ont été réveillés par les forces de l'ordre mais aussi la sécurité civile, dont les services ont été réquisitionnés afin de faciliter la manœuvre d'évacuation organisée par le gouvernement. Mais pourquoi diantre arracher nos concitoyens à une nuit si paisible et si claire ? Les gendarmes et pompiers interrogés se sont refusés à tout commentaire, ou bien se sont montrés très peu loquaces à ce sujet, laissant deviner qu'ils n'en savaient guère plus que nous. Un moyen, peut-être, de contenir un possible effet de panique, qui aurait tôt fait de se propager parmi la population ? Quoiqu'il en soit, le nom de cette algue qui a corrompu l'eau de nombre de foyers est encore sur toutes les bouches. La crainte d'une pénurie d'eau potable en pleine saison humide est palpable. Autour de moi, des personnes âgées progressent dans la nuit en se soutenant dans un effort mutuel, et des enfants encore hagards, la bouche pâteuse et les yeux noircis par la fatigue, quittent calmement la ville aux côtés de leurs parents munis de lampes de poche, escortés vigilamment par la police. Tous se dirigent en direction de camps dressés par les autorités à trois kilomètres à l'est d'ici. Mais arrêtons-nous un instant. Je viens aussi de remarquer une curieuse procession. Oui ! Des gens, là-bas, sont transportés sur des civières ! Des blessés ? Allons les voir ! Excusez-moi. Pardon. Pardon. Oh, excuse-mon petit, je ne t'avais pas vu. Pardon. Pardon. Monsieur ! Avez-vous un moment à m'accorder ? Puis-je savoir qui vous transportez ainsi ?
[42 m. 10 s.] SCP-383-FR-4 : Qui… Vous êtes qui, vous ?
[42 m. 13 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Gary Ahonen, journaliste. Je travaille pour YleisRadio Oy, première émission de Finl…
[42 m. 18 s.] SCP-383-FR-4 : Rien à foutre. Dégagez. Je suis pas d'humeur. Juste, dégagez.
[42 m. 22 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Monsieur, permettez-moi d'insister. Comment pourrions-nous savoir…
[42 m. 25 s.] SCP-383-FR-4 : Je vous ai dit…
[42 m. 27 s.] SCP-383-FR-5 : Laisse, Ari. Continue d'avancer, on va pas s'éterniser. Je m'en occupe. Monsieur, il n'y a rien à expliquer. On sait pas plus que vous ce qui se passe. Le type que vous voyez allongé là, c'est notre frère. Il a bu de l'eau, il a vu la couleur, il ne s'est pas méfié. Il s'est évanoui juste avant l'annonce des autorités. On a pas réussi à le réveiller. Même le médecin a rien pu faire. Voilà.
[42 m. 41 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Ah ! C'est donc l'une des fameuses victimes de l'intoxication. Mais… "Évanoui" ? J'ai l'impression qu'il bouge… Il parle !
[42 m. 45 s.] SCP-383-FR-5 : Il est comme ça depuis tout à l'heure. Il délire. On a même cru qu'il allait suffoquer. Il nous a fait vraiment peur, à mon frère et moi. Il parlait d'eaux profondes, de sable vivant, de voix dans les abysses… Incompréhensible. Mais le pire, le pire… Putain, merde. Et voilà, ça recommence. Ari ! Stop ! STOP ! Faut le reposer.
[42 m. 58 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Je m'écarte. Quelque chose ne va pas. Le monsieur couché sur la civière a du mal à respirer. Sa gorge est obstruée… Ça remonte ! Va-t-il vomir ? Non. On le retourne… Si ! Il… Mais c'est… Oh !
[43 m. 11 s.] SCP-383-FR-4 : Ça suffit. Laissez-nous. Tout de suite. Partez, tant que je suis encore poli.
[43 m. 15 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Incroyable ! Chers auditeurs, me croirez-vous ? De l'eau de mer ! Le monsieur étendu sur la rivière avait la poitrine remplie d'eau de mer ! Pouah ! Je sens la salinité d'ici. Comment est-ce possible ? L'algue que cet homme a ingérée jouerait-elle un rôle dans cet évanouissement, ces hallucinations, ce reflux gastrique ? Je paierai cher pour connaître la réponse. Qu'est-ce qu'il m'a fait peur, d'ailleurs ! J'ai bien cru qu'il allait se noy… s'étouffer. Mais toujours et encore, la question insolemment persiste ; que fuyons-nous ? Qu'est-ce qui a donc inquiété l'État au point de prendre la décision aussi drastique de cet exil ? Figurez-vous qu'il se répand une rumeur lancée par un groupe de pêcheurs rentrés au port il y a quelques heures, et qui pourrait bien nous renseigner. Je les aperçois justement. Ils sont là, à côté de moi…. Je les approche… Messieurs… messieurs ! Une déclaration pour la presse ! Une hypothèse à partager avec nos auditeurs sur les raisons de cette brusque évacuation ?
[44 m. 08 s.] SCP-383-FR-6: (voix inaudibles)
[44 m. 12 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Veuillez parler plus près du micro, je vous prie. Comme ceci.
[44 m. 18 s.] SCP-383-FR-6 : …sait pas trop. Il y avait une lueur, au fond de l'eau. On l'a vue tout à l'heure, en remontant les filets. Une lueur dorée. Comme si un phare encore intact y avait sombré. Et puis, la mer était mauvaise. Ça ! Les vagues étaient d'une violence ! Vous les avez vues ? On dirait que quelque chose s'agitait, là-dessous.
[44 m. 32 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Chers auditeurs, entendez-vous cela ? "Une lumière au fond de la mer", dites-vous, monsieur ?
[44 m. 37 s.] SCP-383-FR-6 : C'est ça. Une lumière jaune, orangée. Vraiment bizarre. On avait du mal à la distinguer au début, à cause des déferlantes. J'ai bien cru qu'elles allaient nous faire chavirer, d'ailleurs. Et puis, il commençait à faire sombre. Alors la visibilité était franchement pas terrible. Mais ça nous a permis de mieux la voir. Ça faisait comme un halo. Je sais pas ce qui l'émettait, mais bon sang, ça devait être foutrement puissant. On naviguait à combien, tout à l'heure, de profondeur ? Cent ou cent-vingts brasses7 ? Hein, Misha ? T'en dis quoi ? Ouais, ouais, c'était à peu près ça. Alors, voilà, on savait pas trop quoi penser. (voix inaudibles) Un sous-marin ? Ça fait pas de la lumière comme ça, un sous-marin. Là, on parle presque d'un soleil immergé ! Enfin, façon de parler…
[44 m. 50 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Oui, monsieur ? Une autre déclaration ?
[44 m. 54 s.] SCP-383-FR-7 : Un peu, que je veux. Mon pote, là, il a oublié de vous dire que l'eau était bouillante ! Tous les poissons qu'on a remontés flottaient déjà à la surface. Je ne plaisante pas. Un cimetière à ciel ouvert. Ça sentait la mort. Une première en quarante ans de métier ! Et je vous raconte pas la galère que c'était pour rentrer au port. Alors, là. Parce que oui, en plus des vagues, y'avait la fumée ! L'eau s'évaporait littéralement.
[45 m. 06 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Y aurait-il donc, selon vous, une activité sous-marine inexpliquée ? Sismique, volcanique, je ne sais pas. Une mer agitée, qui chauffe jusqu'à s'évaporer, une lumière mystérieuse qui scintille dans les profondeurs. N'est-ce pas étrange ? D'ailleurs ! Monsieur, de quelle couleur était l'eau de mer ?
[45 m. 10 s.] SCP-383-FR-7 : L'eau ? Bah… Comme d'habitude, je crois. Si vous pensez à cette algue qui colore l'eau de telle façon qu'on la reconnaît plus… moi, je l'ai pas reconnue. Je parle de l'algue, hein. Vous pensez qu'il y en a dans la mer aussi ? Bon Dieu. J'espère que vous plaisantez. (voix inaudibles) Quoi ? Je discute avec le monsieur, là. (voix inaudibles) Ok, j'arrive ! Excusez-moi, monsieur le journaliste, faut que je vous laisse. Je vais donner un coup de main pour porter les malades. Alex', tu viens ?
[44 m. 17 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Je vous laisse, alors. Merci et bonne soirée à vous, messieurs ! Chers auditeurs, au moins ces évènements lugubres ont-ils le mérite de révéler les plus nobles valeurs du cœur de l'Homme. Dix secondes, je vous prie. J'escalade… han ! un talus, pour mieux scruter l'horizon. Voyons, il semble y avoir du mouvement en direction de la mer. Nous sommes actuellement à plus de deux kilomètres du rivage, et pouvons pourtant entendre d'ici les eaux se déchaîner. Le vent se lève… Mais ! Oh ! C'est un souffle d'air brûlant qui nous fouette le visage. En plein automne ! C'est complètement insensé. Et là-bas, au fond…
[46 m. 23 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Gary ? Que se passe-t-il ? Nos auditeurs frémissent d'impatience de vous entendre.
[46 m. 27 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Ce n'est rien, mon cher Andreï. Un vent marin souffle. Fort. Je n'ai pas plus d'explication que vous quant à ce qui est en train de se passer. Même nos amis de la police et des secours, comme tout le monde désormais, ont interrompu leur marche silencieuse pour scruter l'horizon. Nous voulons compren… [bruits parasites] …ne voyons rien.
[46 m. 59 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Hum. Notre communication paraît sujette à des interférences. Je répète pour le besoin de nos auditeurs fraîchement arrivés. Les rivages de notre Golfe de Botnie sont donc balayés par des vents chauds violents et inhabituels en cette saison, mais surtout, les profondeurs de ses eaux recéleraient de surcroît une lumière suspecte émise par quelque machine ou créature inconnue. C'est assurément un véritable roman qui s'écrit ce soir. Mais que nos auditeurs se rassurent ! Nous menons l'enquête pour vous cette nuit, et je vous garantis que nous écrirons ensemble l'ultime chapitre de ce sinistre prologue. Revenons à vous, Gary. Que voyez-vous, maintenant ? La communication semble exécrable. M'entendez-vous seulement ?
[47 m. 48 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Je vous reçois cinq sur cinq, Andreï. Nous avons été malmenés par une puissante bourrasque. Que nos auditeurs m'accordent un moment pour m'en remettre. Mes yeux sont brûlés par le sel. Le temps décidément [bruits parasites] n'arrange rien à ce mystère. Messieurs les policiers nous enjoignent à presser le pas. Il y a des évènements dont nous ne sommes pas supposés être témoins. [bruits parasites] Mais qu'ouïs-je ? Serait-ce l'orage ? Pas possible. Je ne vois aucun nuage. C'est autre chose. Qu'est-ce que cela pourrait bien… Ça recommence ! Andreï, chers auditeurs… entendez-vous cela ? Ce grondement sourd qui résonne dans le ciel. Comment l'expliquer ? La lumineuse et tranquille voûte étoilée que je distingue n'explique pas ce rugissement ne pouvant décemment provenir d'une anomalie météorologique. Nous espérions trouver des réponses, mais voilà que les questions à la place s'amoncellent. Revenons sur terre et voyons aux alentours… Sans surprise, les gens sont au moins aussi inquiets, sinon terrifiés que moi. J'en veux pour preuve quelques parents dévoués serrant leurs enfants dans leurs bras, craignant probablement le pire, tant le vent [bruits parasites] nuit est exceptionnelle ce soir.
[Silence d'une durée de 5 secondes]
[49 m. 45 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Gary ? Gary, êtes-vous toujours avec nous ?
[50 m. 01 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Je le suis, Andreï, je le suis. La communication a, semble-t-il, été coupée, mais la voici rétablie. Quoique cela est sans importance en comparaison du miracle qui s'est produit.
[50 m. 07 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Un "miracle" ? Allons, Gary. Ne nous faites pas languir. Nos auditeurs s'impatientent.
[50 m. 012 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Tous les gens qui m'entourent et moi-même sommes stupéfaits de constater que plus un souffle d'air n'est perceptible. Le vent, qui je le rappelle, menaçait quelques secondes plus tôt de nous happer, s'est subitement tu. Aucune perturbation n'est observable dans le ciel, toujours aussi dégagé et vide d'hypothèses. Je ne crois pas qu'il soit téméraire de soutenir que ce que nous sommes en train de vivre est bien au-delà de notre compréhension.
[50 m. 34 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Aucune autre remarque pour nos fidèles auditeurs dont la curiosité est très certainement à son paroxysme ?
[50 m. 40 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Aucune autre, Andreï, j'en ai peur. À l'exception… à l'exception peut-être de ce silence absolu qui nous enveloppe à présent. Le vent ne soufflait plus, voilà que désormais les oiseaux ne chantent plus. Même les gens qui se trouvent à mes côtés, et qui ont encore le courage de parler, hésitent à murmurer. J'ai comme le sentiment que quelque chose de grand, d'immense, au-dessus de nous, se prépare en ce moment. Très chers auditeurs, cette connexion intime entre les éléments, la mer et le ciel, l'eau et le vent, nous ferait croire qu'ils sont de connivence pour dissimuler à l'humanité un terrible secret. J'espère, pour vous, en être le témoin cette nuit.
[50 m. 57 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Merci beaucoup, Gary, et prenez soin de vous. Ainsi donc s'apaise cette succession d'imprévus climatiques à l'ouest de notre plat pays. Chers auditeurs, restez avec nous pour connaître le dénouement de ces évènements, que nous sommes déterminés à percer à jour. Mais il est temps de vous remettre de vos émotions grâce aux Quatre Légendes de Sibelius, qui, animées par la gestuelle experte de Robert Kajanus, vous porteront en des temps reculés où, sur nos contrées, s'écrivaient des sagas mythiques.
[Intermède musical]
[1 h. 16 m. 00 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Mesdames, messieurs. Vous êtes avec nous sur YleisRadio Oy, première émission radiophonique de Finlande. Je voudrais être pour vous ce soir le porteur de rassurantes nouvelles. Nos plus récents auditeurs ignorent peut-être encore le départ précipité de la population habitant l'ouest des provinces d'Oulu et Vaasa, et désormais de Turku et Pori, pour des raisons qui demeurent brumeuses. Mais voilà que d'intrigants évènements ont été signalés cette fois-ci non plus aux abords de la mer, mais plus loin dans les terres, nous forçant ainsi à délaisser l'ouest pour le nord-est du pays. Des témoignages édifiants font état d'inquiétantes apparitions ayant tenté d'approcher des familles résidant dans les villes de Nurmes, Kuhmo, Kajaani et Iisalmi. Aucun de mes mots ne pouvant rendre justice à l'effroi qu'elles ont inspiré aux habitants, je crois qu'il vaut mieux pour nos auditeurs de s'armer de courage pour les entendre de vive voix. L'un de nos journalistes, Ludvig Nummi, s'est rendu sur le terrain afin de recueillir des renseignements inédits. Écoutons-le.
[1 h. 16 m. 54 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : À tous nos auditrices et auditeurs ; bonsoir. Je me vois d'abord obligé de vous reprendre, Andreï, car ce ne sont plus seulement de sinistres apparitions, mais également des meurtres commis avec une sauvagerie et une minutie macabres qui viennent de m'être à l'instant confirmés par la police. Permettez-moi de me situer. Je me trouve présentement dans le centre-ville de Kuhmo, où les habitants s'organisent avec les forces de l'ordre afin de patrouiller aux abords de la ville et dissuader toute nouvelle présence indésirable, depuis la venue d'un groupuscule d'êtres monstrueux dont la seule description m'est en vérité si pénible, que si je ne la faisais pas par nécessité pour l'information de notre audience, mes lèvres, croyez-le bien, garderaient obstinément le silence.
[1 h. 17 m. 24s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Soyez brave, Ludvig. Nos auditeurs méritent tous les sacrifices.
[1 h. 17 m. 30 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Alors je vous prie de tous m'écouter attentivement, parce que ni vous ni moi n'aurons envie de m'entendre répéter une fois que j'aurai terminé. Je voudrais vous entretenir de l'apparence de ces… ces créatures. Elles auraient surgi il y a une heure à peine, aux environs de minuit, alors que les habitants étaient pour la plupart endormis. Leur origine comme leurs motivations sont inconnues, mais un témoin déclare les avoir aperçues surgir de la forêt et s'engager dans le sentier en direction de la ville pour emprunter silencieusement l'avenue principale et se disperser dans plusieurs rues afin de pénétrer les habitations. Le fait le plus troublant étant selon lui l'absence totale d'hésitation de ces êtres, comme s'ils connaissaient parfaitement les lieux. Venons-en, chers spectateurs, à leur aspect. Tous les habitants que j'ai interrogés s'accordent sur leur forme humanoïde ainsi qu'une stature élevée. Tous également mentionnent deux paires d'antennes fixées sur le front, immenses, semblables à celles de monstrueux insectes. Un linge noir envelopperait leur visage, bien que la forme de leur crâne suggèrerait qu'ils sont humains, mais dépourvus de cheveux, ainsi que de toute pilosité. À propos de leur crâne, un détail alimente d'ailleurs déjà abondamment les spéculations des gens d'…
[1 h. 18 m. 49 s.] SCP-383-FR-9 : [voix inaudibles] …POUR MIEUX REVENIR ! JE LES AI RECONNUS, JE LES AI RECONNUS ! LES ÉMISSAIRES DES NUITS IMMOLÉES, C'ÉTAIENT EUX, C'ÉTAIENT EUX ! Lâchez-moi, mais LÂCHEZ-MOI ! Ce que nous sommes pour eux ? Des animaux, des animaux !
[1 h. 18 m. 50 s.] SCP-383-FR-10 : La ferme, pour l'amour de Dieu !
[1 h. 18 m. 51 s.] SCP-383-FR-11 : Mais faites-le taire !
[1 h. 18 m. 54 s.] SCP-383-FR-12 : [voix inaudibles] …taré. Putain, mais il m'a mordu. Mais il est enragé !
[1 h. 18 m. 56 s.] SCP-383-FR-13 : Aidez-moi, AIDEZ-MOI ! Je vais pas le retenir longtemps.
[1 h. 18 m. 58 s.] SCP-383-FR-14 : C'est bon, on le tient ! Attachez-lui les mains. Y'a un médecin par ici ?
[1 h. 19 m. 03 s.] SCP-383-FR-8 : [voix indistinctes et bruits de lutte] Du bétail, DU BÉTAIL QU'ILS PROFANENT POUR CIRCONSCRIRE VOTRE ÂME DANS LEURS DESSEINS, et… la paix, LA PAIX, SALES RATS ! Ne les laissez pas faire… S'ILS PERCENT VOTRE SECRET, VOUS PERDEZ TOUT, vous perdez tout… MAIS NOUS RÉSISTERONS ! Nous résisterons….
[1 h. 19 m. 12 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Ludvig, je crois deviner qu'un cas de folie s'est déclaré tout près de vous, n'est-ce pas ?
[1 h. 19 m. 18 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : J'ai bien peur en effet que les évènements abominables qui se sont produits tout à l'heure continuent encore de faire des victimes. C'est un forcené que l'on emmène, un pauvre hère aux yeux convulsés par la rage ! Il tombe à genoux. On le relève… Dommage, il trébuche de nouveau. L'endroit est bruyant et très agité. Je prends mes distances… Revoilà notre forcené sur pied, bâillonné et menotté. Il s'éloigne sous bonne garde. Oh, oh ! Que vois-je là ? De la foule s'est réunie autour d'une maison, à deux pas d'ici. J'accours. Essayons de glaner quelques informations. Impossible de jeter un œil à l'intérieur, tous les volets sont fermés. J'aperçois une femme âgée, recroquevillée sur le seuil. L'ambiance n'est pas aux réjouissances. J'informe nos spectateurs que je me tiens tout près de l'une des scènes du crime ! On tente de la rassurer, mais cette femme semble… anéantie. Je vais tenter de l'interroger. Excusez-moi mesdames… Je souhaiterais passer. Monsieur, je suis de la presse. Voyez ma carte. Ce n'est que l'affaire de quelques minutes. Je vous en prie ! L'affaire est trop grave pour que nos auditeurs soient maintenus dans l'ignorance. Madame. Madame ? Bonsoir. Permettez que je m'introduise. Je m'appelle Ludvig Nummi. Je suis journaliste. Vous êtes… ? Évidemment, si vous préférez l'anonymat, ce que je comprends parfaitement, ne vous donnez pas la peine de décliner votre identité. M'accorderez-vous tout de même un peu de votre temps ? Je sais que cela vous est pénible, mais il vous faut témoigner. Nos concitoyens doivent savoir. Il en va de leur sécurité. Madame, je vous en prie. Que s'est-il passé ?
[1 h. 20 m. 01 s.] SCP-383-FR-15 : Écoutez, monsieur…
[1 h. 20 m. 03 s.] SCP-383-FR-16 : Trois, ils étaient trois. Dans le salon, autour du corps de mon mari. Aleksi, ils l'ont, ils l'ont… Il n'avait aucune chance. Ça n’était pas des êtres humains. Aucun être humain, même fou à lier, ne peut agir comme ça. Des démons, c'étaient des démons. Personne ne peut… personne.
[1 h. 20 m. 12 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Madame, sachez bien que mes sentiments, ainsi que les pensées des auditeurs qui nous écoutent en ce moment dans toute la Finlande, portent ensemble le fardeau de votre deuil. Je suis moi-même un homme bien facile à émouvoir, alors il m'est d'autant plus aisé de vous comprendre. Puis-je vous demander votre nom ?
[1 h. 20 m. 18 s.] SCP-383-FR-16 : S-silvia Kalevi.
[1 h. 20 m. 20 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Madame Kalevi, qu'avez-vous découvert à votre domicile cette nuit ? Et dans quelles circonstances tout cela s'est-il produit ?
[1 h. 20 m. 25 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Je… je dormais. Je m'étais couchée de bonne heure, comme j'en ai l'habitude. [reniflement] Aleksi n'était pas avec moi. Il était dehors, dans son atelier, occupé à réparer le vélo de notre petit-fils, qui l'avait abîmé hier dans une chute. Il lui avait promis qu'il serait réparé demain. Alors il y a veillé. Je le connais, il y serait resté toute la nuit s'il n'avait pas terminé. C'était un homme de parole, monsieur. Tout le monde ici vous dira la même chose de lui ! Il travaillait encore quand je me suis endormie. Je me rappelle le son de son marteau, qui battait le métal. Et puis, j'ai été réveillée au milieu de la nuit. Je ne sais pas par quoi. Il n'y avait plus aucun bruit, dehors. Juste le silence. Personne non plus, à mes côtés, dans notre lit. Mais il y avait de la lumière dans le salon, qui filtrait sous la porte. J'ai appelé Aleksi, en pensant que c'était lui. Nous n'avons jamais eu de cambrioleurs, vous comprenez. Jamais je ne me serais méfiée. [reniflement] Mais je n'ai reçu aucune réponse. Alors je me suis habillée, j'ai ouvert la porte, et… et je les ai vus, dans le salon, tous penchés sur le corps de mon mari, comme des charognards abjects !
[1 h. 21 m. 04 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Seriez-vous capable de nous faire une description de ces gens ? Je ne connais d'eux que quelques détails sommaires, que ces messieurs de la police ont été bien obligeants de me donner. Nos auditeurs n'en savent guère plus que moi.

Lieu de l'apparition des entités et du déroulement du massacre mentionnés dans SCP-383-FR-α8. Passez le curseur sur la carte pour l'élargir.
[1 h. 21 m. 10 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Ce ne sera pas difficile. Leur image me hante. Me hante, monsieur ! Ils étaient grands. Si grands ! Bien plus grands que mon mari, qui lui-même n'avait pas à rougir de sa taille. Ils ressemblaient à des espèces de locustes, ou des mantes religieuses, à cause des antennes énormes qui leur mangeaient le crâne, et ils étaient habillés d'un large manteau de plumes. Mais peut-être que ça n'était pas un manteau ? Et ils avaient cette chaîne, aussi. Une chaîne en argent enroulée autour de la main, comme un chapelet. Un cadran y était suspendu. Qu'est-ce que c'était ? Je ne sais même pas. Une boussole ? Une montre ? Ils étaient occupés à le scruter, lorsque je les ai surpris. Mon pauvre Aleksi, ce qu'ils ont fait de son corps ! Je ne le reconnaissais même plus.
[1 h. 21 m. 55 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Ses assassins doivent être confondus, madame. Continuez, s'il vous plaît. À quoi ressemblaient-ils ? Ne portaient-ils pas, par hasard, un bandeau sombre, qui leur voilait le visage ?
[1 h. 22 m. 08 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Vous êtes bien renseigné. C'est ça, leur visage était caché par ce tissu, qui s'enroulait autour de leur tête comme un serpent. Il n'y a que les lâches qui dissimulent ainsi leur identité. Mais ce qui m'a frappé, monsieur, c'était leur crâne ! Ouvert en deux, comme un fruit trop mûr ! Il y avait un objet, dedans. C'était rond et blanc, un globe mou parcouru de veines qui palpitait comme un cœur… Leur cerveau !
[1 h. 22 m. 39 s.] SCP-383-FR-15 : Excusez-moi de vous interrompre, mais ce n'était pas leur cerveau. Je les ai aperçus, moi aussi. Ce qui émergeait ainsi de leur crâne fissuré, c'était un œil !
[1 h. 22 m. 46 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Un œil ? Logé dans leur crâne ? Voilà qui est étrange. Si je devais vous départager, et sans vouloir vous offenser, monsieur, la thèse d'un cerveau me paraît plus cohérente.
[1 h. 22 m. 58 s.] SCP-383-FR-15 : Je ne crois pas que cela soit moins étrange que ces horreurs répugnantes qui ont débarqué ici et perpétré cette boucherie ignoble. C'était bien un œil qu'ils abritaient dans leur crâne. Un œil perpétuellement tourné vers le ciel ! Je le sais bien, ils sont passés sous ma fenêtre. Et vous, vous les avez vus, au moins ? Savez-vous comment leurs mains et leurs pieds étaient faits ? Ils avaient des griffes. Ou plutôt devrais-je dire des serres ! Oui, monsieur. Des serres affilées. Qui couperaient la chair humaine comme un poignard éventrerait un chiot. Eh ! Si vous avez des doutes, osez donc un regard à travers cette porte. Les traces de sang et de boue qu'ils ont laissées sont éloquentes, je crois.
[1 h. 24 m. 12 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Non. Je ne veux plus voir ce spectacle immonde. Fermez-moi cette… porte ! [claquement sourd] Je suis désolée, monsieur l'agent, mais je ne peux pas. C'est au-delà de mes forces. Mon Dieu ! Rendez-le-moi. Aleksi, Aleksi, Aleksi !
[1 h. 24 m. 17 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Madame ? Je… Oh ! Elle s'en va ! Voilà qui est embarrassant. Je crains d'avoir été malhabile. Pourvu que notre audience me le pardonne. Notre échange l'aura sans doute blessée. Je la rattrape. La voilà qui s'enfuit vers son jardin, pour trouver refuge… dans une petite cabane en bois. Serait-ce l'atelier de son défunt époux ? Madame Kalevi ! Non, attendez ! S'il vous plaît, ne fermez pas la porte. Pas avant d'avoir entendu ce que j'ai à dire. Tenez, un mouchoir. Je suis vraiment navré. Cet évènement est tout récent, et j'ai eu la maladresse de le traiter devant vous comme un vulgaire fait divers. Je suis impardonnable.
[1 h. 24 m. 38 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Vous êtes gentil. Je suis désolée pour la scène que je vous ai faite. Je ne supporte pas la foule, et en plus, mon mari est mort. Mort, monsieur. Mort. C'est fini. Je ne le verrai plus jamais. Jamais plus je n'entendrai sa voix rude et pourtant si douce me souhaiter bonne nuit. Jamais plus le trésor de force et de bonté qu'il dissimulait dans ses mains ne fera sourire un enfant. C'est… c'est dur. Vraiment dur. Mais ce que vous avez dit tout à l'heure… m'a parlé. Vous avez raison. Il ne sera pas mort en vain. Tout le monde doit connaître la vérité. Tout le monde doit savoir ce qui lui est arrivé. Accordez-moi quelques secondes, je vous prie. Juste le temps de… de…
[Silence d'une durée de 12 secondes ponctué de reniflements]
[1 h. 25 m. 17 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Tenez. Je vous remercie. Ça va mieux. Puisque vous me le demandez, monsieur Nummi, j'en déduis que vous ne savez pas encore ce que ces criminels ont fait des habitants de notre village ?
[1 h. 25 m. 23 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : En réalité, les témoignages que j'ai collectés sont très modestes, sinon assez pauvres. J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un procédé de dissection irréprochable, mais on m'a pourtant assuré que c'était un massacre d'une extrême barbarie. D'ailleurs, je vous avoue que récolter des informations n'a pas été chose facile. Peu de gens ont bien daigné me répondre, et on m'a poliment prié de ne pas m'attarder près des deux ou trois maisons "visitées" vers lesquelles je me suis hasardé. J'imagine que les circonstances ne sont pas très favorables à l'attention médiatique.
[1 h. 25 m. 41 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : C'est parce que nous n'avons pas tellement l'habitude des journalistes. Le deuil, aussi, monsieur, assombrit plus notre jugement qu'il ne l'éclaire. Je crois que… venez. Venez ! Je vais vous montrer, ce qu'ils ont fait de mon époux. Pourquoi vous l'expliquerais-je ? Après tout, aucun mot n'est jamais plus vrai que la réalité.
[1 h. 25 m. 51 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Certes, mais… madame ? Êtes-vous certaine qu'il ne vous sera pas trop… hum, pénible de revenir là-bas ?
[1 h. 25 m. 59 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : C'est trop tard pour ça, monsieur Nummi. Ce souvenir restera gravé en moi jusqu'à ma mort, comme une plaie jamais cicatrisée. Je ne peux plus en avoir peur, maintenant. Je n'en ai plus le droit. Allons ! Venez.
[1 h. 26 m. 04 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Bien, bien, bien. Je suppose que je vous suis. Madame Kalevi ! Pas si vite, je vous prie ! J'emmène notre public avec moi, et il pèse lourd. Je parle évidemment du récepteur, comme l'auront compris nos auditeurs. Mesdames, messieurs, n'y voyez aucune offense. Vous non plus, Andreï. Voyons… les gens s'écartent sur notre passage… nous entrons dans la maison. Enfin ! Me voilà dans le vestibule, et… ce que je crois distinguer ne présage rien de b…
[1 h. 26 m. 45 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : [voix inaudibles] Voici, monsieur. Votre curiosité est satisfaite, je crois, maintenant.
[1 h. 27 m. 58 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Je… C-c'est… Je vais vous décrire ce que je vois. Je crois cependant qu'il serait plus prudent… Correction : je prie nos auditeurs de s'assurer immédiatement qu'aucun individu jeune, que pas une personne âgée ou sensible ne se trouve à proximité d'eux, ou bien soit susceptible de m'entendre d'une manière ou d'une autre. Je suis on ne peut plus sérieux. Il m'est formellement impossible d'édulcorer cette scène de crime tant cela est d'une crûdité qui défie l'entendement. Misère de misère… Êtes-vous prêts ? Bon. Allons-y. Face à moi est étendu un corps, qui est résolument celui de… euh, d'un être humain. Il est… ouvert. En deux. La peau a été, semble-t-il, incisée depuis le crâne jusqu'au sexe et rejetée à l'extérieur, sur les côtés, pour être fermement épinglée au sol en de multiples endroits à l'aide de… de vis. Je m'approche pour les examiner. C'est cela. Des vis en argent. J'essaie d'en ôter une, mais… Impossible. On dirait qu'elles sont soudées au parquet. Je ne sais pas avec quelle force elles ont été enfoncées, mais la mienne est bien peu de chose en comparaison. Elle est insignifiante, en vérité. N'ayons pas peur des mots.
[1 h. 28 m. 23 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Je ne vous sens guère rassuré, Ludvig. Serez-vous à même de parachever la description de cette scène macabre à nos auditeurs ?
[1 h. 28 m. 30 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Oui. Oui, je le ferai, pour eux, pour vous tous, mesdames et messieurs. Je continuerai, jusqu'au bout. Passons à l'intérieur. L'intérieur du corps, s'entend. Les organes ont de toute évidence été… manipulés. Les viscères, plus particulièrement les intestins, ont été agencés de manière à former une spirale. J'ignore la signification de ceci. Le cœur est méconnaissable, tant il est écrasé. Seigneur. Les yeux sont toujours là, à moitié délogés de leur orbite. Injectés de sang. Ils me donnent l'impression d'être hallucinés. Je peux presque lire sur les pupilles intactes la terreur qui a saisi ce pauvre homme alors que ces créatures l'ont dépecé. Mais qu'est-il arrivé au cerveau ? C'est comme s'il était… enflé. Oui, le cerveau de ce malheureux a presque doublé de volume. Sa boîte crânienne fendue ne peut même plus le contenir sans le comprimer. Mais si ce monsieur se trouvait dans son atelier, pourquoi est-il mort dans ce salon ? Ces créatures l'auraient-elles traîné jusque-là ? Non, peut-être que je fais erreur. [voix inaudibles] Pardonnez-moi ? C'est aussi votre avis, monsieur l'agent ? Oui, c'est évident. Monsieur Kalevi a été emmené ici contre son gré. Là ! Et ici. Et là encore. Ces légères traces de griffure qui parsèment le plancher sont évidemment les siennes. Rien de comparable avec les puissantes serres de ces émissaires nocturnes qui jonchent le sol et qui l'ont elles sévèrement malmené. Voyons ses doigts… Chers spectateurs, quelle horreur ! Il a si bien tenté de leur résister que ses ongles se sont brisés. Certains sont mêmes usés jusqu'au sang. Mais un détail me chiffonne…
[1 h. 30 m. 45 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : [propos inaudibles]
[1 h. 30 m. 50 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Pardonnez-moi ? Madame Kalevi ? Qu'avez-vous dit ?
[1 h. 30 m. 54 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Plus je le contemple, et moins il me fait peur. La mort de mon Aleksi est pareille à la nuit et au givre. À force de la côtoyer, j'apprendrai peu à peu à l'aimer. Voyons, monsieur le journaliste. N'a-t-il pas l'air de dormir paisiblement ? Et vous, monsieur l'officier ? N'êtes-vous pas d'accord avec moi ?
[1 h. 31 m. 05 s.] SCP-383-FR-17 : Madame Kalevi ? Tout va bien ? Vous ne devriez pas continuer à rester ainsi, à fixer le corps de votre époux. Je ne crois vraiment pas que cela soit bon pour vous. Mes collègues ne devraient plus tarder à arriver. Nous allons l'emmener pour une autopsie. Vous comprenez ?
[1 h. 31 m. 10 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Je comprends très bien, monsieur le policier. Alors laissez-moi le regarder juste encore un petit peu. Quel mal y a-t-il à cela ? Vous-même, me semblez plus indisposé que je ne le suis moi-même. Monsieur Nummi ? Monsieur le journaliste ? Ressentez-vous aussi cette atmosphère de plénitude, autour de vous ? Toute cette quiétude, cette paix dans laquelle nous a déjà précédés mon Aleksi bien-aimé ?
[1 h. 31 m. 21 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Euh… pour être honnête, de tous les mots qui occupent mes pensées, la "paix" est bien le seul qui en soit absent. Avec l'allégresse, et l'indifférence, aussi. Êtes-vous sûre que tout va bien, madame Kalevi ?
[1 h. 31 m. 28 s.] SCP-383-FR-17 : Laissez. C'est le choc. Madame Kalevi, suivez-moi, je vous prie. Vous aussi, monsieur. Vous en avez assez vu. Je vais condamner les lieux en attendant que les enquêteurs et la médecine légale aient terminé leur travail dans les autres habitations.
[1 h. 31 m. 33 s.] "Silvia Kalevi" (SCP-383-FR-16) : Bien sûr, je peux partir sereinement, moi aussi. Où allons-nous, monsieur le guide ? Ils sont si nombreux à nous guetter tout là-haut. Et nous somme si petits face à eux. Je crois… qu'il vaut mieux attendre leur venue en fermant les yeux.
[1 h. 31 m. 48 s.] "Ludvig Nummi" (SCP-383-FR-8) : Excusez-moi mesdames… messieurs. Ouf ! Me revoilà dehors. Jamais respirer de l'air frais ne m'aura fait autant de bien. Je crois qu'il n'est pas trop présomptueux d'affirmer que nous venons de perdre madame Kalevi. Espérons qu'elle se remette de ces évènements d'une cruauté inouïe et recouvre toutes ses facultés. Je suis vraiment, vraiment peiné pour elle. Mais son comportement… Elle scrutait les entrailles de son mari avec tellement d'intensité. Vous allez trouver cela étrange, peut-être malsain, mais j'ai cru qu'elle y avait vu quelque chose. Elle avait l'air fascinée… Andreï. Je crois que je vais rendre l'antenne. Je me sens… pas dans mon assiette. Mais alors pas du tout. Au revoir, chers auditeurs. Au revoir. Et, bonne nuit.
[1 h. 32 m. 24 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Comment cela ? Vous nous abandonnez, Ludvig ? La liaison a été coupée. J'en déduis que ces évènements n'ont exercé sur lui une influence guère positive. Un comportement inhabituel, mais à l'égard duquel nos auditeurs seront sûrement compréhensifs. Bien. Mesdames, messieurs. Vous écoutez YleisRadio Oy, première émission radiophonique de Finlande, et je vous annonce que nous allons recevoir dans quelques minutes un porte-parole du gouvernement, qui a manifesté le souhait d'adresser à la population un message d'urgence, en réponse évidemment à l'empoisonnement de l'eau, ainsi que la série d'assassinats réalisés cette nuit par des êtres énigmatiques dans un nombre de villes dont la liste ne cesse de s'allonger. Nos auditeurs qui ont courageusement traversé avec nous ces épreuves se souviennent de Kajaani, Iisalmi, Nurmes et Kuhmo que je mentionnais tout à l'heure. Mais je suis au regret de vous informer que l'extrême-nord de notre beau pays n'a pas été épargné. Les autorités m'indiquent que les villes d'Inari, de Sodankylä et de Ranua ont également été traversées par ces visiteurs. Leurs déplacements nous suggèrent qu'ils semblent porter un intérêt aux plus vastes foyers de population, mais ignorent les villages et hameaux, pour tous invariablement converger en direction de la mer. Nous défendons absolument à nos auditeurs de chercher à interagir avec ces individus. Je vous en refais une description rudimentaire ; ils sont de taille imposante, possèdent des antennes proéminentes, leur visage est masqué, leurs membres pourvus de griffes acérées, tous sont habillés d'un manteau de plumes. Nous vous prions en outre de vous cloîtrer chez vous, et de ne laisser paraître aucun signe indiquant votre présence, comme des sources de lumière ou de musique. Si les forces de l'ordre venaient à s'enquérir de votre situation, elles annonceront explicitement leur présence à votre porte, ces êtres n'étant pas supposés être doués de parole. Enfin, nous vous recommandons, si cela n'est pas déjà fait, de renoncer à vos déplacements et de regagner votre foyer dans les plus brefs délais, ou le cas échéant, de trouver refuge dans un lieu sûr. Souvenez-vous que rien au monde ne justifie de mettre en danger votre vie. Aussi protégez-la à n'importe quel prix. Oh ? Chers auditeurs, il semblerait que notre invité soit sujet à un contretemps. Mais ne nous impatientons pas pour autant ! Nous allons très bientôt découvrir ces réponses que vous et moi souhaitons connaître si ardemment. Restez avec nous sur YleisRadio Oy ! Je vous propose de patienter en vous laissant bercer par la symphonie n°7 de Jean Sibelius, sous la direction de celui que l'on ne nomme déjà plus ; Robert Kajanus.
[Intermède musical]
[1 h. 58 m. 24 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Mesdames et messieurs, auditeurs insomniaques et acharnés, nous y sommes enfin. Accueillons notre invité, le porte-parole du Ministère de l'Intérieur ! Monsieur Solheim, bonsoir.
[1 h. 58 m. 30 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Bonsoir Andreï. Je vous remercie, vous et votre équipe9, de me permettre de m'exprimer ce soir à votre antenne. Mes salutations les plus chaleureuses aussi à tous les Finlandais qui nous entendent en cette heure d'une dureté inexprimable. J'adresse en outre mes plus sincères condoléances à tous ceux dont les proches ont succombé en cette nuit cruelle.
[1 h. 58 m. 44 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Et c'est une nuit, M. Solheim, qui est hélas encore loin d'être finie. Aussi je vous propose d'entrer immédiatement au cœur du sujet ; pourquoi avoir ordonné cette évacuation expresse des régions côtières de notre pays, dont un récent bulletin m'apprend qu'elle s'étend actuellement… d'Hanko… jusqu'à Kokkola ? Ce sont des centaines de milliers de nos concitoyens qui sont condamnés à l'exode. Mais que lis-je encore ? Selon nos collègues de Stockholm, nos voisins suédois connaissent une situation similaire à la nôtre. Un rapatriement de la population résidant à l'est de leur pays a été ordonné, de façon à ce que toutes les villes et tous les villages bordant le Golfe de Botnie soient désertés. Si cela est dû à l'eau, pourquoi fuir des régions aussi spécifiques alors que la corruption frappe tout le territoire ? Ce n'est plus seulement l'algue, n'est-ce pas ? M. Solheim, vous comprenez. Il nous faut des réponses.
[1 h. 59 m. 06 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Je n'irai pas par quatre chemins : c'est une machination. Une odieuse machination. Les gouvernements suédois et finlandais n'ont jamais ordonné à leurs citoyens de délaisser ainsi leur résidence. Nos plus hauts fonctionnaires m'ont certifié qu'ils n'ont donné aucune injonction de ce genre. J'appelle tous ceux qui m'entendent de ne surtout pas céder aux sollicitations de ceux qui vous appellent à les suivre et de vous barricader chez vous. Je me répète : ni policiers, ni gendarmes, ni pompiers n'ont été missionnés auprès de la population. N'ouvrez votre porte à ces gens sous aucun prétexte.
[1 h. 59 m. 21 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Mais, monsieur Solheim, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas ?
[1 h. 59 m. 24 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Jamais je n'ai été aussi sérieux de toute mon existence. Andreï, comment pourrions-nous avoir eu l'irresponsabilité d'engager des centaines de milliers, peut-être même un ou deux millions de civils, dans un déplacement de foule aussi massif, imprévu, à une heure impossible et dans des conditions climatiques ridiculement hostiles ? C'est de la folie ! Ayant eu vent de ces agissements, nous vous avions adressé tout à l'heure, ainsi qu'à toutes les autres stations radio touchant une vaste audience, un message au nom du gouvernement à diffuser pour démentir notre implication et protéger nos concitoyens de cette mystification. Mais il semblerait que ce message n'ait pas été transmis. Alors, me voilà.
[1 h. 59 m. 36 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Je comprends parfaitement, M. Solheim. Mais ce fameux message… nous ne l'avons jamais reçu.
[1 h. 59 m. 41 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Et vous conviendrez que cela est fâcheux. Supposons que la liaison ait été parasitée. Ce ne sera qu'une autre coïncidence qui s'ajoute à une liste déjà prodigieusement longue. D'abord, une activité sous-marine suspecte, captée dans le golfe par nos sismographes. Puis des émissions sonores non-identifées audibles dans toute la Finlande dont l'origine troposphérique ou stratosphérique est toujours discutée. Un exode de la population en direction des terres brillamment coordonné, et… une quasi-impossibilité de transmettre des consignes pour l'en dissuader. Du hasard ? Allons bon.
[1 h. 59 m. 50 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Une ingérence de l'URSS, peut-être ?
[1 h. 59 m. 54 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : C'est la première hypothèse que nous avons envisagée, et nous l'avons bien vite écartée. Nous savons de source sûre que les Soviétiques sont étrangers à ces évènements. Aucun de leurs effectifs n'a été identifié sur le territoire, et leur technologie ne peut décemment abuser au moins deux états. Et de quelle manière ! Aussi serai-je bref. Chaque seconde qui s'écoule et pendant laquelle nous n'agissons pas est une perte cruciale. Des camions sont en route pour approvisionner la population en eau potable le temps que nous comprenions comment traiter les sources contre l'algue. L'un de vos employés est-il toujours aux côtés d'un groupe d'exilés ? Il nous faut reprendre d'urgence la situation en main. Nous sommes sans nouvelles des effectifs qui ont été envoyés à leur rencontre, et si nous sommes impuissants à les joindre avec nos propres moyens, alors j'espère que vous ne verrez aucun inconvénient à ce que nous utilisions les vôtres.
[2 h. 00 m. 10 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Mais… bien sûr que non. L'un de nos employés se trouvait justement tout à l'heure à Vaasa. Lui pourra transmettre votre message et nous informer de la situation. Un instant, je vous prie… Voilà. Gary ! Bonsoir. Me recevez-vous ? Gary ? Ah, c'est ennuyant. Il semble y avoir un problème. Je réessaie… Gary, m'entendez-vous ? Gary ? Hum. Excusez-moi. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je refais une autre tentative.
[2 h 00 m. 19 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Andreï ? Andreï ? C'est bien vous ? Quelle joie. Enfin !
[2 h. 00 m. 23 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Gary ! C'est bien moi. Je suis en compagnie de monsieur Solheim, porte-parole du Ministère de l'Intérieur, et de nos auditeurs aux quatre coins de la Finlande qui espèrent de nous, et de vous maintenant, des informations décisives. Quelle est la situation, de votre côté ? Je vous en prie, parlez !
[2 h 00 m. 28 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Nous avons été trompés. C'est un miracle que tant d'entre nous ont survécu. Oui, chers auditeurs. Certains des nôtres ont perdu la vie cette nuit. Alors que nous nous replions en direction de la terre promise par nos autorités, nous nous sommes retrouvés face à des êtres irréels, qui ont fondu sur nous, à la faveur de l'obscurité et du silence. Une meute de loups n'aurait pas mieux égorgé des brebis. J'épargne à nos auditeurs leur description et celle de leurs victimes, qui sont au moins aussi cauchemardesques l'une que l'autre ! Ces créatures n'ont fait aucune distinction. Aucune. Hommes, femmes, vieillards, enfants, valides et infirmes, ont été éviscérés comme des animaux et, de ce que j'ai pu entrapercevoir, disséqués comme des sujets de laboratoire. Ça été le chaos. Ceux qui se trouvaient en tête de file n'ont pas même eu le temps de réagir. Ces démons, chers auditeurs, avaient une vitesse et des réflexes surhumains. Ceux qui sont restés paralysés à la vue des premières victimes n'ont pas non plus été revus. Je ne parlerai pas des malheureux qui ont essayé de les secourir. Ni de ceux qui n'ont pas été assez rapides pour fuir. Je tairai finalement la lâcheté de ceux qui portaient les victimes de l'intoxication et les ont abandonnées pour sauver leur vie. Parce que nous avons tous fui et opté instinctivement pour la seule possibilité qui s'offrait à nous ; regagner la ville que nous n'aurions jamais dû quitter.
[2 h. 00 m. 48 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Non, vous… Oui ! C'est cela ! Où êtes-vous, là, maintenant ? Les habitants sont-ils de retour chez eux, à Vaasa ? Sont-ils en sécurité ? Qu'en est-il des gens qui vous ont incité à partir ?
[2 h 00 m. 52 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-2) : Évanouis dans la nature. Cher Andreï, chers auditeurs, monsieur le porte-parole. Nous sommes de retour. Les anges anadyomènes nous appellent auprès d'eux. Tout ce massacre, toute cette peur… mais nous ne vous en voulons pas. Parce que cette nuit, cher public, cette nuit est promise à un heureux dénouement.
[2 h. 00 m. 56 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Excusez-moi, mais de quoi parle-t-il ?
[2 h. 00 m. 59 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Un instant. "Anges" quoi ? Et comment cela, "évanouis dans la nature" ? Gary, je ne vous suis plus. De quoi ou de qui parlez-vous ?
[2 h 01 m. 07 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-2) : De nos sauveurs. Des êtres si nobles et majestueux que les déferlantes de la mer se courbent sous leurs pas. Nos auditeurs seraient bien infortunés de ne jamais les rencontrer. Ils sont hauts comme des enfants et aussi gracieux que des cygnes. Je parie que vous vous demandez comment nous pouvons les distinguer alors qu'il fait nuit noire. La réponse est merveilleusement simple. Leur lumière, Andreï ! Elle irradie de leur corps. Ils sont là, tout près ! Je les vois de mieux en mieux. Je m'approche. C'est bien ça. Leur peau… est translucide. C'est de la poussière d'étoile qui coule dans leur veine. Quelle beauté !
[2 h. 01 m. 16 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : Mais vous avez perdu la tête ? Ne les laissez pas vous approcher ! S'ils sont comme les autres… Monsieur, m'entendez-vous ? Partez immédiatement ! Ces gens que vous apercevez sont peut-être dangereux. Monsieur ? Bon sang, mais dites-lui de s'enfuir, enfin !
[2 h 01 m. 22 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-2) : Fuir ? Fuir ? Ha ! Ha ! Ha ! Entendez-vous cela, chers auditeurs ? Fuir ! Pour aller où ? Il n'y a, monsieur, plus que la mort qui nous attend sur terre. Nous avons déjà été détournés de la quiétude des flots par notre instinct humain. Le vent rugissait et les eaux grondaient, et nous nous sommes laissés intimider ! Quelle erreur ! Nous l'avons payé cher. Mais parce que nous sommes par nature si frêles et si impressionnables, ces créatures que nous appelons "anges" ont apaisé la mer pour nous. Ils nous ont pardonné pour avoir ainsi douté d'eux.
[2 h. 01 m. 33 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Gary, où êtes-vous ? Pourquoi entendons-nous aussi distinctement la mer ? Vous êtes sur la grève, n'est-ce pas ? Vous ne devriez pas…
[2 h 01 m. 36 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Allons, allons ! La mer… n'est pas si froide, finalement. J'ai par contre la curieuse impression que mes pieds s'enlisent dans le sable. Oui, c'est vraiment curieux. Un autre prodige, encore. Et le plus grand d'entre eux est imminent. Chers auditeurs, cher Andreï : le moment est historique ! Nous sommes quelques centaines, pardon, plusieurs milliers à délaisser le rivage pour trouver refuge dans la mer. Les anges eux aussi sont de plus en plus nombreux. Ils viennent nous accueillir, en émergeant des eaux, les uns après les autres, comme de bienveillantes lucioles. Ah ! Mes jambes ! J'ai l'impression qu'elles vont se dérober sous moi, céder aux abysses. M'élèverais-je moi aussi un jour pour marcher comme eux sur les flots ? Je l'espère de toutes mes forces.
[2 h. 01 m. 52 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Gary ! Reprenez-vous ! Je ne vous reconnais plus. Que diable vous ont donc fait ces créatures pour se rendre maîtresses de votre jugement ?
[2 h 01 m. 56 s.] "Gary Ahonen" (SCP-383-FR-3) : Ce qu'ils ont fait ? Ha, ha ! Andreï, ils ont fait tout ce qu'un homme comme moi pouvait espérer, en adoucissant sa peur et flattant ses espoirs. Ça y est… ils ne sont plus qu'à quelques brasses de moi. Je commence à comprendre. Leurs pieds sont portés par des ailes. De plumes ? D'écume ? Mais les miens… j'ai l'impression qu'ils sont lestés. Comme si j'avais chaussé des semelles de plomb. Je… ne pourrai pas nager. L'ange. Qu'il est beau ! Il m'invite à le rejoindre. L'eau me monte jusqu'aux genoux… jusqu'aux hanches. Tenir. Je peux l'effleurer. Presque… l'effleurer. Chers auditeurs, Andreï, désolé. C'est profond, trop profond. Je ne vous emmènerai pas [bruits parasites] avec moi en bas.
[Brefs sons parasites aigus puis long silence]
[2 h. 02 m. 30 s.] "Andreï" (SCP-383-FR-1) : Le signal a été interrompu. L'émetteur aurait-il été immergé ? Et Gary ? Non. Non, ne perdons pas espoir. Je tente de le recontacter.
[2 h. 02 m. 34 s.] "Mikko Solheim" (SCP-383-FR-18) : C'est trop tard pour lui, j'en ai peur. J'implore, au nom de la nation, tous les Finlandais de ne pas céder à la panique, ni aux sollicitations des individus non-identifiés en activité sur le territoire, et de se cloîtrer chez eux jusqu'à l'aube. L'armée est probablement déjà déployée à l'heure qu'il est. Je suis sûr que la situation sera sous contrôle dès demain. Je vous adresse au nom de notre pays tous nos vœux de courage. Et souvenez-vous qu'une lumière, aussi ténue soit-elle, finit toujours par poindre au bout de la nuit.

Photographie retrouvée dans le journal d'Étienne Dvořák10.
SCP-383-FR fut officiellement classé comme un phénomène surnaturel en 1930, bien que son activité fut portée à l'attention de la Fondation dès 1925 en Finlande grâce aux plaintes successives déposées par les studios de diffusion radiophonique dont l'émission fut détournée, ainsi qu'une partie de l'audience affectée par l'anomalie. Toute enquête menée sur l'origine du signal pirate échoua cependant du fait de l'impossibilité d'identifier ou de localiser une antenne capable d'émettre un signal optimal sur tout le continent.
Une activité suspecte au sein de l'Université d'Helsinki fut découverte en 1928 grâce à la fouille des archives de sa bibliothèque. L'enquête se conclut par la découverte d'une collection d'ouvrages encyclopédiques et ésotériques non-anormaux, dont certaines pages étaient annotées. L'interrogation du personnel de l'université et l'examen des correspondances internes laisse suspecter l'existence d'une association étudiante, dont la liaison avec SCP-383-FR est sûre, mais l'étendue de cette implication incertaine. Pour davantage d'informations à ce sujet, veuillez consulter les document 383-FR-5 à 383-FR-9.
Les présents documents sont issus d'une correspondance entre le Doyen de la Faculté des Sciences de l'Université d'Helsinki, Antti Kanerva, et un professeur agrégé d'astronomie de l'Université d'Helsinki, Riku Wuori.
██████████████
15 Mai 1893
M. Riku Wuori
Monsieur,
J'ai récemment appris la nouvelle de l'offre que vous fait l'Université de Harvard et tenais personnellement à vous féliciter de cet heureux évènement, qui couronne dignement vos discrètes mais indéfectibles années de service au sein de notre établissement. Je vous sais très attaché à vos fonctions ainsi qu'à la Finlande, mais n'ayez pas honte de nous quitter pour embrasser une expérience nouvelle ! Le directeur est l'un de mes amis, et je vous promets que vos talents seront bien employés là-bas.
J'ose par ailleurs m'enquérir de votre opinion au sujet d'une rumeur qui persiste à rôder dans les couloirs de notre université depuis quelques mois déjà. Vous n'ignorez pas que je n'accorde d'ordinaire que peu d'importance aux futilités, fussent-elles audacieuses voire impertinentes, que s'échangent quelquefois nos étudiants. Mais il m'incombe de vérifier la légitimité des activités qu'ils coordonnent entre nos murs. Cette légende ne se réfère pas tellement à un élève en particulier, mais cite trois d'entre eux, qui figurent, sachez-le, parmi les plus méritants. Il s'agit de Peter Jones, étudiant en quatrième année de Littératures et Langues Anciennes, de Niko Laine, en cinquième année d'Histoire, et d'Étienne Dvořák, le Français qui étudie présentement sous votre direction.
Un différend a opposé ce dernier à M. Lamka, notre bibliothécaire, qui s'est refusé à lui prêter un manuscrit original, une pièce unique et l'une des plus anciennes de notre collection. S'en est suivi des protestations houleuses de la part de notre étudiant, qui a convoqué le besoin de ses études pour justifier son emprunt. M. Lamka n'a cependant pas cédé, et l'affaire aurait pu en rester là. Mais voilà que l'on m'apprend ce matin la disparition pure et simple de l'ouvrage !
Une enquête de la police sur un délit commis au sein de notre établissement serait une publicité dont nous nous passerions volontiers. Aussi le recteur m'a-t-il confié le soin d'intéresser toutes les parties à cette affaire en espérant remettre la main sur l'ouvrage. Il s'agit du troisième volume de la collection des "Expéditions d'Outre-Ciel" d'Eloysius Sjöström, datée du XVIe siècle, dont la valeur est peu, sinon pas estimable. Égarer cette œuvre serait une perte considérable pour notre université.
En toute confidence, je m'étonne de l'emportement d'Étienne à l'égard de ce livre. C'est un garçon très aimable et d'une intelligence peu commune. Il aurait parfaitement été capable de négocier auprès de nous son emprunt. Quelque chose dans son attitude m'échappe. Suite à nos sollicitations, il a accepté - de mauvaise grâce - de nous présenter la chambre qu'il partage avec Niko et Peter pour que nous l'inspections. Nous n'y avons évidemment rien trouvé.
Je sais que vous l'assistez personnellement dans certains de ses travaux. Vous serait-il possible de tirer parti d'un cours particulier pour lui soustraire une confidence quant à l'emplacement de ce livre ? Et s'il l'ignore, alors je vous en prie, tentez d'obtenir de lui le moindre indice susceptible de guider nos recherches. Souvenez-vous que s'il est impliqué dans cette affaire, alors il en est sûrement de même pour ses deux camarades, dont il est très proche.
Je compte sur votre discrétion et vous remercie de votre vigilance.
Cordialement,
Antti Kanerva
P. S. : Auriez-vous à tout hasard jamais entendu parler d'une entité quelconque nommée "Loge d'Obsidienne" ? J'ai surpris cette expression un peu fantaisiste dans une ou deux conversations entre élèves, et je m'interroge sur son lien possible avec l'affaire qui nous préoccupe.
███████████
18 Mai 1893
M. Antti Kanerva
Monsieur le Doyen,
Je tiens à vous remercier pour votre sollicitude. L'offre que me fait Harvard est, il est vrai, séduisante. Mais jamais elle ne le sera pour moi autant que les nuits passées à errer entre les lacs et les bois de la taïga sous un ciel où ondule la paix boréale. Ma décision est prise. Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne quitterai pas notre pays.
Conformément à vos souhaits, j'ai interrogé Étienne au sujet de la disparition de l'ouvrage. Je n'ai pris aucun détour. Vous savez à quel point je méprise les sous-entendus et autres circonlocutions, qui auraient de toute façon été une insulte à son intelligence. Et puis il y a entre lui et moi une relation tout à fait cordiale qui m'a poussé à lui poser la question avec honnêteté pour l'inviter en retour à délier son cœur. Je vous retranscris sa réponse, mot pour mot.
"Je suis, monsieur, au moins aussi affligé que vous de la perte de ce livre. Cette œuvre avait le pouvoir de conclure des années d'un patient labeur dont je m'apprêtais à cueillir le fruit, et j'apprends que tout cela est perdu, peut-être même irrémédiablement. Puisqu'une force sur laquelle je n'ai manifestement pas le contrôle l'a décidé, alors qu'il en soit ainsi. Je souhaiterais à présent que nous n'en parlions plus."
Et parce que je vis bien que cette affaire le contrariait profondément, peut-être au moins autant que M. Lamka, je choisis de ne pas insister. Étienne, monsieur le Doyen, est étranger à cette affaire. J'en suis persuadé. Son seul tort, si je puis dire, est de porter un grand intérêt au livre qui est justement porté disparu. J'ignore si ses camarades ont un rapport avec ce qui me semble un vol manifeste. Mais entendez-moi bien : je réponds de l'innocence d'Étienne.
Je continuerai évidemment à enquêter dans la mesure de mes possibilités, mais crains fort de n'avoir aucun indice à vous proposer à l'heure actuelle. Cette affaire m'intrigue autant que vous, jusqu'à cette "Loge d'Obsidienne", qui me semble un nom de société secrète, et que je n'avais jamais entendu jusque-là.
Bien à vous,
Riku Wuori

Abri supposément utilisé par Étienne Dvořák, Niko Laine et Peter Jones. Photographie réalisée en 1893 par les autorités finlandaises.
La consultation des archives de l'université confirma que l'individu de nationalité française et tchèque nommé ÉTIENNE ABRAHAM ISIDOR DVOŘÁK étudia bien à l'Université d'Helsinki entre 1891 et 1893 en Faculté de Sciences Naturelles. PETER JAHDEN THEODORE JONES et NIKO LUUKAS MARIA LAINE, respectivement de nationalité britannique et finlandaise, étaient également adhérents de l'école durant cette époque.
Une note manuscrite émise par Niko Laine à l'attention probable de Peter Jones, confisquée par un enseignant et conservée par la direction de l'université dans le cadre de son enquête, permit de localiser une habitation abandonnée près de la ville d'Hanko, située au bord du Golfe de Finlande à l'Ouest d'Helsinki, présentée comme un lieu de rendez-vous. Un journal signé de la main d'Étienne, du matériel de plongée usagé et une embarcation vétuste y furent retrouvés.
Seuls les extraits du journal les plus pertinents ont été reproduits. Une demande de permission de lecture de la version complète du journal peut être déposée auprès du Département des Archives et des Médias.
Je m'appelle Étienne Dvorák, et ceci est mon journal.
Si tu as la chance de le tenir entre tes mains, sache que ce n'est pas un hasard. J'écris toujours pour être lu deux fois, et je ne me relis jamais.
Allons. Insuffle une seconde vie à ces vieilles pages ! Et surtout, n'aie pas peur. Pourvu que tu sois un être humain qui ne craint pas de voir son espèce déchue au rang d'insectes, ou de pantins.
Écoute plutôt.
7 novembre 1891
J'ai quitté Paris et ma mère le cœur lourd, mais c'est l'âme légère que j'arrive aujourd'hui à Helsinki. La beauté sauvage de cette contrée me console de ce que je perds pour accomplir l'impossible. Puis-je le retrouver un jour, et réconcilier enfin le rêveur et le rêve.
Que mes sentiments se tempèrent. Il est temps de songer à m'établir dans mon nouveau pays.
10 novembre 1891
Et voilà. Un jeu d'enfants.
Je pense que mon entretien avec le doyen de la Faculté a suffi à m'acquérir son amitié, ou au moins sa sympathie. Je participerai aux examens d'admission spéciale dans quelques jours, formalités qui signeront normalement mon accession au rang d'étudiant.
Le brave homme a fait l'effort de balbutier quelques mots en français pour me mettre à mon aise. "Monsieur Dvorák… Soyez le bienvenu en Finlande !" a-t-il ânonné. "Arvon Herra Kanerva, Kiitos lämpimistä tervetuliaisista. Voit luottaa, että otan avomielin vastaan mahdollisuuden opiskella yliopistossanne.11" lui ai-je tout naturellement répondu.
Et avec quel silence il l'a accueilli ! Son sourire s'est évanoui. Il m'a dévisagé avec stupeur pendant quelques secondes. Avant d'éclater de rire et de me serrer la main en redoublant de chaleur.
Ma foi. Ça ne commence pas si mal.
21 novembre 1891
Je serais sot d'attendre les résultats des épreuves pour fouiller avec avidité la bibliothèque - ô combien admirable ! - de l'institution. J'ai d'ores et déjà identifié une douzaine d'ouvrages qui devraient m'apporter des connaissances authentiques et précises sur la géographie et l'histoire des lieux. Mais n'omettons pas les faits divers jusqu'aux récits de légendes, dans lesquels sommeillent quelquefois de ténébreuses vérités.
Qu'il me tarde d'être officiellement membre de l'université pour emprunter ces ouvrages et en faire l'usage escompté.
Patience.
31 novembre 1891
"Un Français crédule espérant voyager sur la Lune échoue en Finlande et se lie d'amitié avec un jeune Britannique collectionneur de porcelaines Ming."
Ne serait-ce pas là un titre dans lequel mordrait avec délice le public d'une presse à sensation ? C'est peu probable. D'abord, parce que je serais bien fou de livrer mes renseignements si durement gagnés aux gâte-papiers locaux. Ensuite, parce que la lubie du Britannique précédemment évoqué ne se limite pas aux porcelaines Ming, mais à toute la céramique produite sous les dynasties Yuan et Qing.
La veille encore, j'étais déterminé à enquêter seul. Et me voilà déjà flanqué de cet Anglais enjoué et simple d'esprit avec qui je partage d'ailleurs un appartement. Je n'ose pas lui dire que sa compagnie me pèse. La vérité est que j'ai toujours eu de la peine à froisser les adultes animés d'un entrain et d'une candeur juvéniles.
Je suis faible.
7 décembre 1891
Je ne pensais pas faire cette confession un jour tant elle me désole, mais je le dois bien.
Exceller dans mes études tout en me consacrant à mes recherches m'est de plus en plus difficile. L'avance que j'ai sur le programme ne me suffira bientôt plus. J'ai en fait renoncé jusqu'à mes sorties quotidiennes pendant lesquelles je m'adonnais à la musique dans le calme de la forêt. Par chance, les enseignements d'astronomie et d'océanologie, sur lesquels je fondais beaucoup d'espoirs, me sont extrêmement utiles. Mais je brûle de me rendre à Hanko pour confronter mes clichés avec la réalité, en réaliser de nouveaux, questionner les habitants, consulter les archives ou effectuer les mesures. Je tairai les bulletins maritimes des trente ou quarante dernières années qu'il me reste encore à disséquer.
En cette période de l'année, le Golfe est gelé. Nul besoin d'embarcation pour s'y déplacer. Si je savais ses coordonnées, il me serait si facile de me rendre à l'emplacement du tombeau ! Quoique aucune expédition ne serait de toute façon possible avant le printemps. Et quand bien même elle le serait… J'ai retenu la leçon qu'un funeste destin enseigna jadis à l'équipage du Sampo. Les profondeurs glacées de la mer sont là où Tuoni a ses quartiers d'hiver.
15 décembre 1891
Alors que j'étais resté seul - du moins le croyais-je - à la bibliothèque pour achever avec délice la lecture du "Bestiaire Mythologique des Créatures de nos Océans" de Théodore Bailius, voilà que mon livre, posé devant moi sur la table, gagna nonchalamment la voie des airs. C'était en réalité Trévor Desarcs, compatriote pernicieux que je soupçonne d'être de connivence avec la direction de l'Université de Paris pour me suivre jusqu'en terre boréale et saper jusqu'aux plus humbles des plaisirs que la cadence de mes études me permet encore.
En fait, Trévor n'est pas si mauvais garçon. Il est très curieux et plein de bonne volonté, mais quelquefois si mesquin et obstiné qu'il en devient dangereusement nuisible. Les forces de la nature, ayant fomenté un complot contre ma personne, m'ont doté d'un corps chétif et lâche à ma naissance, peut-être inspirées par quelque mangouste ou suricate, tandis qu'elles ont pris pour modèle le colosse de Rhodes lorsque leur est venue l'idée absurde de bâtir celui de Trévor. Je le priai donc poliment de me remettre ce livre d'une valeur inestimable. Ce démon feignit de ne pas m'entendre, proférant des sarcasmes selon lesquels il trouverait peut-être dans ce chef-d’œuvre le secret de mon comportement studieux. Je me répétai. Sans succès.
Une idée tordue parvint au cerveau malade de ce philistin, sans doute exaspéré par mon flegme apparent. Voulant mettre à l'épreuve mon intérêt pour ce livre, il l'agita avec ostentation au-dessus de la lampe dont je me servais pour lire. La flamme commençait à peine à lécher le cuir avec appétit que je me suis jeté sur l'inconscient pour lui arracher le précieux ouvrage. Il eut un mouvement de recul qui nous évita sans doute le pire, et nous tombâmes tous les deux à terre.
Hélas ! Pour comble de malheur, il remit la main sur le livre en premier. Je n'essayai même pas de le lui reprendre, tant il le brandissait au-delà de ma portée, et que faire des bonds pour tenter de m'élever à sa hauteur aurait malmené durement ma fierté. À ma surprise, un bras plus épais et musculeux que celui de Trévor lui confisqua subrepticement le Bestiaire. Je reconnus la silhouette trapue de Peter, qui s'inquiétait de ne pas me voir rentrer avec lui, comme je le lui avais promis plus tôt ce matin. Connaissant ma fascination pour la lecture, il s'était rendu à la bibliothèque et devina ma situation sitôt qu'il nous aperçut. Le brave garçon ! Je l'avais mal jugé. Trévor ne tenta même pas de contester la possession de l'ouvrage. Il haussa les épaules dans un soupir et prit congé de nous, puisque se disputer avec quelqu'un de sa constitution était de toute évidence trop inégal pour lui. Mais l'essentiel est que je rentrai finalement en possession du livre.
Un grand poète dit un jour : "Si l'être humain découvrait la plus noble sagesse à laquelle aspire son cœur et son espèce, elle n'aurait nulle besoin d'être protégée ; il s'acharnerait lui-même à s'en ôter l'usage."
Comme je comprends ces mots, à présent.
16 décembre 1891
J'ai beaucoup réfléchi à l'incident d'hier, et je me rends désormais à l'évidence : de l'aide ne serait pas superflue. Peut-être même un assistant serait vital à la réussite de mon projet. Et pour cela, quel autre candidat que Peter ? Intègre et serviable, il est peu investi dans ses études, qu'il a probablement choisies plus par désœuvrement que par intérêt, pour satisfaire, à ce qu'il paraît, les exigences un peu excentriques de ses tuteurs.
Je ne m'étonne même pas de le voir actuellement faire reluire consciencieusement un service de porcelaine antique alors que se profilent les examens dont les matières lui sont vaguement connues de nom. Un désintérêt aussi manifeste en son avenir me laisse penser qu'il ne s'enfuira pas si je lui propose de se joindre à moi pour exhumer de l'oubli un être dont l'histoire est si absconse et démesurée qu'aucune légende ne pourrait décemment la conter.
18 décembre 1891
Les vacances sont enfin là.
Devrais-je rentrer en France, comme j'y comptais ? J'ai écrit à Mère. Elle me répond que ça n'est pas la peine, et qu'elle se porte à merveille. Une séance assidue de prières a permis, m'assure-t-elle, de revivifier son cœur, qu'elle n'entendait plus battre depuis des semaines. Elle me conjure de rester étudier en Finlande pour remporter mon diplôme, et me promet de veiller à laisser la lumière pénétrer en elle chaque jour pour préserver son foie et ses poumons de la putréfaction.
Si elle savait. L'accomplissement d'un quelconque parcours diplômé, fut-il parmi les plus prestigieux au monde, fera-t-il seulement taire les deux voix qui me susurrent nuit et jour à l'oreille ? La première, où scintille la raison, m'implore de prendre peur et de rentrer au plus vite auprès d'elle avant qu'elle ne soit perdue pour de bon. La seconde, où tinte la folie, m'invite à me dévouer corps et âme à mon plus grand dessein, me rappelant que concrétiser le rêve de ceux que l'on aime vaut bien mieux que leur offrir sa misérable présence pour leur faire l'aumône de deux mièvreries et trois larmes impuissantes.
À laquelle des deux ferai-je la sourde oreille ?
25 décembre 1891
J'ai profité d'un dîner en ville, au Karhu, à notre table favorite, isolée à souhait, pour enseigner à Peter l'objectif véritable de mes fastidieuses soirées à la bibliothèque. Il fut surpris d'apprendre que je n'étais pas un forcené de l'astronomie, mais m'écouta jusqu'au bout, sans m'interrompre. Sitôt que j'eus terminé, il me posa deux ou trois questions pour éclairer certains points, puis conclut en m'assurant de son total soutien. Et, comme si de rien n'était, se resservit une part de mustikkapiirakka.12
C'est tout. Pas une objection, pas un ricanement, ni même une contestation. Peter me croit vraiment.
Je suis livré à un monde où ceux qui m'ont enfanté ont perdu la vie ou la raison, où ceux qui m'ont enseigné se sont mis à me jalouser, où ceux qui m'ont pris en amitié ont été accablés par l'opprobre public, et toi Peter, qui me connais pourtant à peine ; toi Peter, à qui je raconte une fable d'un autre temps, tu me crois sans me juger, ni me moquer.
Merci, mon ami. Même si tu ne saisiras jamais toute la gratitude et le soulagement que je place en ce simple mot, que j'ai trop longtemps refusé à mes pairs. Merci.
13 janvier 1892
Nous progressons. J'ai repéré une cabane décrépie, à quelques pas du Golfe, que nous pourrions occuper dès cet été, en tant que base d'opérations. Par chance, le propriétaire a accepté de me la louer pour quelques pièces. Soucieux d'assortir un navire à notre luxueux laboratoire, j'ai réussi à dégoter un esquif dont même les termites se refusent à trouer la coque, qui fera un digne véhicule pour inaugurer le premier contact entre l'humanité et une légende antédiluvienne ressuscitée. Quoique ce qui ne peut mourir ne peut tout fait revenir à la vie.
Autre bonne nouvelle, et pas des moindres. J'ai réussi à extorquer au personnel une précieuse confidence. Il semblerait que le témoignage du miraculé du Sampo soit toujours conservé dans les archives de Tempere. Je prie pour qu'il y soit encore. Ce serait une occasion inespérée de trouver les coordonnées exactes de l'Hauta. Si je ne craignais pas son haleine, j'embrasserais presque le bibliothécaire, que j'ai dû m'abaisser à attendrir avec des velléités d'élève modèle, pour sa "coopération".
Surprenant, toutefois, qu'il ait été si réticent à me livrer cette information.
29 janvier 1892
J'ai reçu aujourd'hui une lettre, mais elle n'était pas de la main de ma mère. C'était le vicaire de sa paroisse. Celui-là même qui avait déjà tenté d'infléchir mes projets avec deux ou trois télégrammes affolés.
Évidemment, je craignais le pire à cause de la récente conversion de ma mère à la religion, l'une des nombreuses tendances fâcheuses qu'ont les moribonds avec celle de se laisser pourrir sur le plancher et de léguer à leur descendance une flaque nauséabonde et un air vicié. Mais je me trompais. J'ignore pourquoi, parmi ses centaines ou milliers d'ouailles, Mère a retenu l'attention de ce curé (quoique j'en ai une idée, mais me garderai bien d'offenser son état ecclésiastique). Il semble avoir saisi un fragment du feu invisible qui la consume, et cela suffit désormais à le faire entrer dans la confidence.
"La foi de votre mère me semble sincère, mais je dois vous avouer que sa santé morale et mentale me préoccupe. Elle ne paraît pas habiter tout à fait son propre corps, et a développé comme vous allez le constater une approche abominable, ineffable de la religion, qui est en fait à l'opposé même des enseignements de notre Seigneur. J'ai cru comprendre que vous êtes sa seule famille, et me suis permis à cet effet de vous écrire pour vous informer de l'évènement effroyable qui s'est produit aujourd'hui, et m'a décidé à agir. Cela s'est déroulé pendant la matinée de ce mercredi 12 janvier. Alors que la messe s'achevait et que les paroissiens se retiraient les uns après les autres pour gagner le parvis, votre mère s'est approchée et m'a fait part de son désir de s'entretenir avec moi au confessionnal. J'ai évidemment accepté.
Jamais je n'avais entendu des mots aussi crus articulés avec une telle légèreté. Je vous en prends comme témoin. Votre mère, selon ses dires, voit ses propres veines se départir de leurs couleurs sitôt que la colère ou le chagrin la prennent - des sentiments humains qu'elle s'accuse de ressentir ! - et la nourriture qu'elle consomme ne lui procure aucune satiété, ce qu'elle justifia en convoquant l'hypothèse selon laquelle ses organes digestifs, en expiation de quelques péchés d'attention ou d'amour, auraient dégénéré. Plus incroyable encore, votre mère m'a rapporté des visions dans lesquelles elle distingue nettement sa chair s'émietter jusqu'à laisser ses os à nu, et d'autres encore dans lesquelles elle se voit elle-même couchée dans son lit, enveloppée dans ses draps, la peau exsangue et les orbites caves, comme si ses yeux s'étaient arrachés à leur socle de chair et vagabondaient dans l'obscurité de son foyer pour l'épier. Il y a aussi cet abîme dont elle m'a parlé, qui creuse sa poitrine chaque jour là où elle devrait normalement sentir les pulsations de son cœur, ce fossé qu'elle appelle familièrement "le puits où sommeillent mes eaux noires" et qui, j'en ai peur, menacent de l'engloutir.
Et de ces châtiments qu'aucun crime ne pouvait justifier, votre mère a dit : "Je remercie le Ciel que mon passage de la vie au trépas soit une rédemption aussi gracieuse." Il n'y à là aucune Grâce, et s'il y en a, elle ne vient certainement pas de notre Père. Votre mère, monsieur Dvorák, souffre. Elle souffre au-delà de tout ce que vous et moi pouvons imaginer. Elle souffre tant que le fil de sa vie ne s'effiloche plus que parce que les démons de ces hallucinations qui la tourmentent sont désormais ses nouveaux tisserands. J'ignore quelles sont les raisons qui vous retiennent à l'étranger, monsieur Dvorák, car aucun diplôme, aucun prestige au monde ne justifie de laisser dépérir ceux que l'on aime. Je vous en conjure ; revenez auprès d'elle. Si sa maladie venait à s'ébruiter, elle risquerait l'internement psychiatrique, et je n'ai aucune confiance dans les traitements qu'on lui administrera pour la guérir. Et si ma requête vous paraît déraisonnable, sachez que vous êtes le seul dont elle n'a plus que le nom sur les lèvres."
Hélas.
Bienvenue dans mon triste monde, petit curé. Dis-moi, crois-tu que c'est parce que ma mère me terrifie ou bien parce que je désire la sauver, que je la fuis ainsi ?
5 février 1892
J'ai décidé aujourd'hui que Niko Laine m'était antipathique. Non pas qu'il soit idiot ou niais, tout au contraire. Il doit à son intelligence affûtée la seconde place de notre promotion, que je lui laisse volontiers. Beaucoup l'admirent. D'aucuns admettent en fait qu'il est l'un des esprits les plus brillants de l'université. Et je m'énerve de ne pouvoir leur donner tort.
Alors pourquoi cette froideur à son égard ? Il est intelligent. Et je déteste la concurrence. Plus particulièrement maintenant que j'ai l'intention de provoquer ouvertement notre cher professeur de géographie, qui a feint de ne pas connaître la réponse à une question sur les sédiments marins et glaciaires locaux qu'il étudie depuis trente ans. Introverti par fierté et effacé par orgueil, parle avec enthousiasme et assurance de ses disciplines de prédilection et se réfugie dans sa vanité lorsqu'une question l'embarrasse en privé, mais ne saura pas s'empêcher d'en livrer docilement la réponse sitôt qu'elle mettra son honneur en jeu devant deux ou trois cents étudiants.
Étudiants qui évidemment, ne liront notre échange que comme une banalité échangée entre un élève studieux et son professeur consciencieux. Et Niko ? Je pense qu'il n'interviendra pas, ni ne laissera transparaître une quelconque réaction. Il sera comme à son habitude : impassible. Il fera ce que font tous les gens intelligents. Niko écoutera en silence, et ne manquera pas de faire coïncider ma question avec les ouvrages qu'il m'a vu lire à la bibliothèque, ma dissertation orale sur les formes de vie aquatiques primitives, et mes absences irrégulières. Les chances qu'il effectue le rapprochement sont faibles. Celles qu'il interfère infimes. Mais existent néanmoins. Je refuse qu'un imprévu ne fausse l'équation que je suis appelé à résoudre dans les prochains mois.
Et si un esprit sagace ne peut être détruit, alors il doit être asservi.
8 février 1892
Je pensais que nous introduire auprès du petit et ténébreux prodige de l'université lors d'un dîner en ville me suffirait à mieux le connaître, mais je me trompais. Je ne sais s'il est très prudent ou ridiculement timide, mais j'avoue qu'il m'est difficile de saisir le fil de ses pensées. Bonne nouvelle cependant, il est aussi méprisant que moi à l'égard des mondanités qu'aime à s'échanger la plèbe dans ce genre de soirée. La mauvaise, qui justifie peut-être son désintérêt absolu pour le sexe faible, est qu'il semble affectionner la solitude. J'ose croire qu'il possède une certaine estime de Peter et moi, puisqu'il a accepté notre invitation. Mais je n'ai que faire de son estime. Je ne veux que de lui sa plus sincère amitié, sa plus parfaite loyauté.
Inutile de mentionner que la sagacité de Peter, plus concentré sur sa pièce de renne de sept livres que sur notre invité, ne m'a pas tellement aidé. "Un garçon taciturne, comme le sont tous les amis que nous n'avons pas encore !", a-t-il simplement conclu sur le chemin du retour à notre logement.
J'ai ouï parler d'une activité assez curieuse qui serait pratiquée par certains de nos camarades de l'université. Importée du Canada, elle consisterait à déplacer un palet sur des étendues d'eau gelées en lui portant des coups successifs à l'aide de cannes. L'objectif étant pour les joueurs de se l'envoyer jusqu'à le faire glisser entre les deux troncs sciés de l'équipe ennemie pour marquer des points.
Ma foi, voilà un autre sport que l'histoire oubliera bien vite tant il est stupide et dans lequel je m'illustrerai certainement avec autant de grâce qu'un poulet s'essayant au patinage artistique. Mais peut-être, peut-être Niko l'aimera-t-il ?
14 février 1892
Une autre lettre. Encore le curé. Un sermon larmoyant à souhait, pétri de sentences sur les vicissitudes de la prodigalité, les affres de la solitude et de l'oubli, sans oublier l'immanquable panégyrique du devoir filial.
Le plus irritant est que ce maudit diacre a raison. L'heure tourne, et le pendule sonnera pour ma mère bientôt le douzième coup.
Allons. J'ai compris. Je me trouve un successeur pour épauler Peter, et je retourne à Paris.
28 février 1892
Je pensais que gagner Niko à notre cause serait plus facile. J'ai bien tenté de l'intéresser à notre projet avec des allusions tout à fait indiscrètes, mais le petit prodige demeure sceptique.
Et les gigantesques silhouettes inhumaines fendant les flots qu'observent encore les Saamis13 dans la mer à la tombée du soir ? Les corps célestes immergés que les premiers missionnaires chrétiens brassèrent de leurs rames ? Les cœlacanthes, nautiles, chimères, léviathans qui nagèrent au-dessus des eaux et parmi lesquels naviguèrent les anciens Scandinaves ? "Des mirages". Bon sang.
On dit qu'autrefois tout était plus vulgaire, mais c'est plutôt le contraire. Tout y était plus élaboré, plus raffiné. Les hommes parlaient d'"hydres" ou de "géants". Ils accusaient des ordalies divines, ou des facéties féériques. Maintenant, ce sont des "mirages". Certes, des "mirages". Et quoi ? Qu'importe la conséquence, pourvu qu'elle implique une cause ?
J'ai encore un grand nombre d'ouvrages à fouiller, et c'est une tâche qu'il serait idiot de confier à Peter, qui ne manquera pas de s'endormir à la seule lecture du sommaire. Si je dois rentrer en France, alors j'ai besoin de l'aide de Niko pour poursuivre les recherches. Et s'il lui faut une preuve irréfutable de l'existence du Rêveur des Profondeurs, alors…
1er Mars 1892
J'eus un soir la bêtise
De braver la bise
Pour prouver la sottise
D'un Ase en chemise.
"Longeons la mer", dis-je
Au petit prodige
Qui en Baldr s'érige
Mais rien ne pige.
J'espérais juste un signe
Sur la glace un cygne
Dans le ciel une ligne
Mais ce fut la guigne.
"Rentrons" me souffla-t-il
"Il est minuit pile."
Nous revînmes en ville
Un peu imbéciles.
7 Mars 1892
Depuis l'incontestable réussite de notre aventure aux abords d'Hanko, j'ai cessé de fréquenter Niko. Les conditions météorologiques étaient parfaites. J'avais vaincu la réticence du petit prodige. Nous étions finalement partis pour observer des phénomènes que je l'ai défié de classer parmi les mirages. J'ai gagné mon pari ; il n'y eut rien à classer du tout.
Qu'attendais-je ? Que l'un de ces inquiétants colosses noirs défile à l'horizon alors que j'étais en présence d'un invité ? Qu'un énigmatique château dans le ciel se dessine une fois encore puisqu'il me fallait absolument convaincre le seul qui puisse m'aider ?
Tant pis. J'ai échoué. Puisque les preuves se sont défilées, il ne me reste plus qu'à rentrer à Paris. J'ai eu l'accord du doyen de la faculté et du directeur de l'université, que j'ai possiblement influencés en jouant au fils dévoué craignant pour les jours de sa pauvre mère. Si mes résultats honorables ont parlé pour moi, il semblerait qu'ils aient aussi trouvé mon jeu d'acteur étonnamment sincère.
J'alerte le vieux corbeau de mon arrivée prochaine pour lui éviter de tousser inutilement des sermons jusqu'en Finlande. Je n'ai pas réussi à convaincre le petit prince. Tant pis. Je t'ai donné toutes mes instructions. Maintenant, Peter, tout ne repose plus que sur toi.
12 Mars 1892
Ce n'était pas un vieux corbeau. Plutôt un jeune merle. La rhétorique arriérée m'aura abusé. En fait, il a presque mon âge. Paul Peregrin, qu'il s'appelle. Quelle idée de rentrer dans les ordres aussi jeune, mon cher Paul. Quel gâchis, en vérité.
Je me suis longuement entretenu avec lui. Humble mais pas timide, plein de convictions et de zèle pieux. La confession de ma mère l'a convaincu de lui rendre régulièrement visite et de rassurer la logeuse quant à son état, qui aurait tôt fait d'appeler les médecins. Qui l'eut cru ? Le premier Français intelligent que je rencontre n'est ni professeur, ni magistrat, ni scientifique, ni avocat, ni homme d'État, mais curé. Vicaire, pardon. Et de Notre-Dame, s'il vous plaît. Miracle encore, il n'est pas l'un de ces pédants souffreteux qui rotent la sainte bile de leurs pontifes. Je hais si fort les pédants. Je parie qu'ils hantent encore les bancs de l'Université de Paris et du Collège de France, à piller l'héritage intellectuel de leurs aînés pour chevroter le peu qu'ils entendent aux catins, qui minaudent complaisamment tant que leur bourse n'est pas vidée.
Ma mère va bien. Je veux dire par là qu'elle vit encore. À l'heure où j'écris, elle est en train de flatter le bouquet d'œillets et de tulipes que je lui ai apporté. "Leur parfum de vie la revigore". Je me surprends à envier son innocence, son amour pour ces plaisirs simples, que je n'ai jamais su goûter. Le premier et dernier docteur qui l'examina déclara qu'elle devait vivre un "enfer terrestre". Et pourtant, depuis son enfer, elle goûte bien plus au paradis que moi.
22 Mars 1892
Je connais peu de choses à la médecine, mais je pense pouvoir affirmer que ma mère est la première infirme de l'Histoire à disposer de tous ses membres.
Son mal a conquis cet après-midi un nouveau territoire. Elle ne peut désormais plus marcher, ni même tenir une fourchette ou une tasse. La conscience qu'elle avait de ses pieds et de ses mains s'est envolée. La putréfaction de quatre stigmates fantômes les lui a dévorés.
Je ne sais pas quoi faire. Convoquer un médecin la condamnerait à l'internement. A-t-elle seulement conscience qu'elle souffre ? Elle s'est tout à l'heure plus émue d'un éternuement de ma part que de sa condition de morte-vivante.
Qu'importe. La voilà clouée à son lit, maintenant. J'ai pris ce soir sa main dans la mienne, espérant que ma présence à ses côtés l'apaise. Peut-être en fut-il ainsi. Elle s'est finalement endormie. Endormie dans un sanglot et un murmure.
"Mon petit Étienne, mon enfant chéri, pourquoi je ne sens plus ta main sous la mienne ?"
3 Avril 1892
Voir ma mère dépérir le sourire aux lèvres me tue. Je me suis entendu avec Paul. Il prendra soin d'elle en mon absence. Cette noble âme s'est engagée à venir la voir et lui apporter des provisions fraîches chaque fois que son sacerdoce le lui permettra. Quant à moi, je n'oublie pas le rêve désespéré, mourant, qu'il me reste encore à exaucer. Mon billet est pris, ma valise est faite. Je repars dans deux jours à Helsinki.
13 Avril 1892
Je m'attendais à tout en rentrant dans notre petit appartement de Helsinki. À tout. Sauf à surprendre Peter et Niko en train de discuter solennellement autour d'un café et de la carte annotée que je lui avais confiée.
Peter a réussi là où j'ai échoué. Peter a convaincu Niko de nous aider. Comment ? Il m'a promis de m'expliquer bientôt. Être celui qui en sait plus que l'autre, pour une fois, ne lui déplaît pas. Bah. Je peux bien lui accorder ce privilège en contrepartie du tour de force qu'il a réussi.
Niko est des nôtres, désormais. S'il est aussi performant pour fouiller des archives que pour faire se pâmer les jeunes filles sur son passage, alors le secret de la plongée dans les abysses sera bientôt mien. L'espoir refleurit. Mais je continuerai à attendre chaque jour, inlassablement, les lettres du vicaire, de l'homme de Dieu qui veille sur ma mère.
J'hésite à me faire croyant un instant pour lui adresser une prière.

Il était une fois,
Une fille devenue femme dans le plus suprême oubli et mépris des hommes. Comme bien d'autres, elle noua une alliance par le mariage, croyant emplir de bonheur le gouffre de solitude qui lui vrillait le cœur. Mais les attentions de cet époux étaient fausses, ses mots creux, ses regards fuyants, et son sourire mielleux. Il délaissa un jour cette femme qui l'inondait de ses caresses et de sa loyauté. D'ailleurs, peut-être, ne l'avait-il jamais vraiment remarquée.
Il était une fois,
Un enfant avide de comprendre le monde. Le démon de sa curiosité consommait des livres par étagères et bibliothèques entières, dévorait ses jours et ses nuits, engloutissait le fruit d'un millénaire de savoir en un soir, et le matin, jamais repu, en rongeait encore le pépin. Cet enfant, à force de lectures enfiévrées, grandit vite, trop vite, et bientôt la conversation des hommes lui parut fade, leur compagnie médiocre, et leur art puéril. Et cet enfant n'eut ni rêves ni espoirs.
Il était une fois,
Une mère qui aspirait à effleurer de ses pieds la Lune dont un homme lui promit la clarté chaque soir pour la bercer de l'illusion qu'un amour factice ne pouvait créer. L'homme partit, le rêve subsista, et la folie naquit. Il était deux fois, son fils arrogant et solitaire qui daigna lever les yeux sur elle alors qu'elle était déjà la proie de l'abîme. Et l'enfant frémit, parce que tous les livres du monde ne lui avaient encore enseigné la peur.
3 mai 1893
Ni ma plume ni mes mots ne tremblent désormais entre mes doigts. J'étais une poupée usée dont les yeux de porcelaine ne contemplaient plus que les éclats qui gisaient stupidement devant elle. Les vœux de mes amis étaient impuissants. Le souvenir de ma mère accroissait les fissures. Trois mots de l'Homme de lumière, et la céramique redevenait chair.
Qui était-il ? Je l'ignore. Je ne sais même pas s'il était un homme ou un rêve. Qu'importe. Il a insufflé à mon corps une volonté nouvelle. Où que soit ma mère à présent, j'honorerai ma promesse. Le résident des abysses s'éveillera une fois encore.
7 mai 1893
Pendant ces huit mois où j'étais dans un état étrange, à mi-chemin entre la langueur et la mort, Peter et Niko ont conjugué leurs efforts et accompli ensemble une prouesse.
Je n'étais parvenu qu'à situer très approximativement le lieu de notre expédition en raison des informations rares et contradictoires que dispensaient prétentieusement monographies et encyclopédies. Je croyais avoir tout envisagé. Établir une estimation de la distance géographique séparant les côtes de l'emplacement maritime, rechercher la présence des sédiments propres aux strates océaniques les plus basses, et même déterminer les coordonnées du tombeau grâce à la position des étoiles. Mais il y avait une autre solution. Si évidente que je me trouve stupide, encore plus qu'à l'ordinaire, de n'y avoir pensé.
Un corps brûlant massif reposant dans l'eau glaciale la fait inévitablement bouillir, la transformant en vapeur. Mais si la profondeur l'étouffe jusqu'à la rendre imperceptible en surface, ce n'est plus tout à fait le cas lorsque la mer est gelée. La couche de glace superficielle est alors considérablement affaiblie par l'émission continue de chaleur du corps dormant plusieurs centaines de mètres en-dessous d'elle. En conséquence, elle s'en retrouve plus fragile, plus transparente, plus fine.
Niko et Peter eurent cette idée pendant l'été, et la mirent à exécution sitôt que la mer fut prise dans les glaces. Il ne leur fallut que deux semaines pour repérer une localisation maritime que la banquise entourait mystérieusement sans oser la recouvrir. Ces deux garçons dévoués en notèrent scrupuleusement les coordonnées. Et je tiens, juste là, ce trésor entre mes mains.
10 mai 1893
Horreur et malheur.
Je l'avais déjà constaté, mais ma totale apathie m'interdisait d'apprécier jusqu'ici la gravité de la situation. Peter et sa langue bien pendue nous ont fait une réputation de légende au sein de l'université. Bon, il n'est pas stupide. Le serment qu'il a prêté lui a clos les lèvres sur l'objet de notre recherche. Hélas, il n'a pu s'empêcher, peut-être pour faire s'émouvoir quelque spécimen féminin de la population locale, de parader en caquetant son appartenance à une "association occulte". Niko, heureusement, s'est bien gardé de l'imiter.
J'ai vertement repris Peter à notre retour à l'appartement tout à l'heure. Je ne sais s'il a sangloté pour hâter la conclusion de ma colère ou parce que la mangouste que je suis intimide vraiment ce pachyderme, mais je crois la leçon retenue. Pauvre garçon débauché malgré lui par le sexe cupide ! Je n'ajouterai même pas les femmes à la liste des choses qui m'insupportent, tant elles y figurent déjà en bonne place, parmi les huissiers de justice, les veuves noires et les papayes, ce fruit né du coït d’une courge avec une poire.
Nous sommes donc membres de la "Loge d'Obsidienne". Formidable. Avec l'intolérance au maçonnisme que je sens galoper en Europe, nous revendiquer d'une obédience fantôme est assurément une idée admirable. Bravo, Peter. Quant à l'obsidienne ? Une pierre vomie par les entrailles de la Terre, probablement parce qu'elle lui était inutile ou qu'elle la parasitait. Une pierre quelconque, noire pour se confondre avec la suie et tranchante pour comble de perfidie.
Allons, tournons la page, et que l'on n'en parle plus.
15 mai 1893
S'enfoncer dans les eaux de la mer n'est pas seulement dangereux parce que l'être humain ne peut y respirer, ou même y voir à son aise lorsque la lumière du soleil s'y abîme. Des forces terrifiantes sont également à l'œuvre, veillant à l'éternelle quiétude des profondeurs.
J'ai récemment lu l'histoire d'un homme qui, envoyé fouler les fonds marins pour éprouver la géniale invention de Denayrouze et Rouquayrol, le scaphandre à casque, dont Vernes fit tant de louanges, fut remonté dans un étrange état. Une fois la combinaison vidée des litres de sang qu'elle contenait, et que les débris graisseux ressemblant vaguement à des organes eurent cessé d'en dégouliner, un examen attentif révéla un fait surprenant. La tête avait été, dit-on, si bien écrasée contre le casque du scaphandre, que les vertèbres cervicales semblèrent n'avoir jamais supporté une quelconque boîte crânienne ; une observation éclairante quant à l'ingéniosité de ce projet.
Un tel spectacle, que j'imagine très divertissant, est aussi la seule conséquence, dans toute cette entreprise, dont j'ai réellement peur. Peter, évidemment, s'est porté volontaire pour plonger. Il a déjà essayé le scaphandre que j'ai loué, et il lui convient parfaitement. Niko a beau lui avoir expliqué avec force détails les risques, je crois qu'il n'a toujours qu'une idée très floue du danger ineffable qu'il encourt.
22 mai 1893
Le bibliothécaire de l'université - un dénommé M. Lamka, je crois - se réjouissait naguère de me voir parcourir les rayonnages avec ardeur. Comme il a changé ! Il me dévisage maintenant avec méfiance. Un regard soupçonneux et des politesses froides qui attisent ma passion pour un certain livre, dont je le soupçonne de craindre un mauvais usage.
Le sot. Ne faut-il pas déjà être fou pour user de la folie à bon escient ?
27 mai 1893
Tous les enseignants ne sont pas des paons vaniteux. Notre professeur d'astronomie, M. Wuori, est en fait un bien honnête homme. J'entends par là qu'il répond à mes interrogations et me prête son concours sans même me poser de questions. Qu'il est bon d'être assisté par des esprits soucieux de leur ignorance !
Riku - c'est son prénom - m'a invité cet après-midi à prendre un thé avec lui afin que nous conversions de mon sujet de mémoire. J'en ai profité pour m'étonner ingénument des visions qu'ont les natifs lorsqu'ils scrutent quelquefois la mer. Mon professeur m'apprit qu'elles sont des mirages très particuliers, appelés "Fata Morgana" ; une superposition de couches d'air chaudes et froides déviant la lumière et rendant visible de toute sorte de façon des objets trop lointains pour être naturellement perçus.
Mais quand je l'ai questionné sur la manière dont de tels mirages pouvaient revêtir l'aspect d'antiques mégalodons nageant entre les nuages ou de gigantesques yokai naufrageurs des contes japonais, il a sagement gardé le silence.
30 mai 1893
J'ai donné bien du mal, aujourd'hui, à Niko et Peter, qui ont tout mis en œuvre pour me garder serein.
Pourtant, serein, je l'étais encore ce matin, lorsque j'ai profité d'une pause entre deux cours pour me ressourcer à la bibliothèque. J'étais toujours serein lorsque je me suis installé à ma table habituelle, à l'ombre des rayons de paléontologie et de psychologie. Cette sérénité ne m'a pas non plus quitté quand j'ai constaté que les "Façons nouvelles d'apprivoiser les abysses", volume inédit écrit par Quantin Thøgersen pour la collection des "Expéditions d'Outre-Ciel" d'Eloysius Sjöström, s'était volatilisé de son étagère. Ma sérénité, enfin, a gagné le ciel à tire d'aile lorsque le bibliothécaire m'a avoué qu'il avait été volé.
Volé. Volé ! Qui donc volerait ce livre dont la couverture est si usée et les pages si jaunies qu'il faudrait payer un criminel pour qu'il daigne s'en encombrer ? Qui, dans une université où l'on traite de toutes les matières, de toutes les disciplines et de tous les savoirs à l'exception de la plongée sous-marine, volerait un livre sur la plongée sous-marine ? Le savoir qu'il contient est désuet. Archaïque. Qui donc serait assez ahuri pour s'y intéresser ? Moi, évidemment. Qui d'autre ? Ce livre est oublié dans cette bibliothèque non pas parce qu'il y est caché, mais qu'il est méprisé. Incompris.
Le bibliothécaire était peu maître de lui-même, lorsqu'il m'a confessé ce crime. Sa déglutition était discrète, mais irrégulière. Son front accusait des rides précoces et quelques-unes de ses mèches paraissaient avoir blanchi en l'espace d'une nuit. Même ses orbites ravalaient avec peine ses yeux glauques, qui semblaient vouloir y disparaître tout à fait. Je l'ai trouvé plus contrarié par l'annonce du méfait que par le méfait lui-même, en vérité. Je bouillais de tristesse et de rage. J'aurais voulu briser son bureau d'un coup de poing. Envoyer valser les rayons par la fenêtre. Arracher et pulvériser une à une les fondations de cette bibliothèque.
Je l'ai poliment remercié, et lui ai souhaité bonne chance pour les recherches. Puis je suis parti.
31 mai 1893
Nul besoin d'être un génie pour deviner qui m'a privé de cet ouvrage d'une valeur inestimable.
Une seule personne m'a vu l'étudier avec assiduité. Un seul individu m'a entendu réclamer son emprunt. Un seul homme connaît pour ce livre mon intérêt. Ce foutu bibliothécaire.
J'ai beaucoup réfléchi, et je crois qu'il a bien joué son coup. Il aurait pu mettre ce livre hors de ma portée en prétextant la nécessité de le rénover, mais cela n'aurait fonctionné qu'à titre temporaire. Tandis qu'en accusant un vol, il est libre de le dissimuler aussi longtemps que moi, je le recherche. Il lui suffira ensuite de prétexter qu'il l'a retrouvé abandonné par le coupable quelque part dans l'établissement.
Bravo ! Bravo ! Très audacieux. J'imagine qu'il s'est empressé d'avertir la direction qu'il avait été victime d'un vol mystérieux. Que craint-il ? L'affaire sera étouffée. Ce livre est une pièce unique, mais ce n'est jamais qu'un livre. Personne ne s'en émouvra. Et rendre public une affaire aussi vilaine entacherait la réputation de l'université.
Il est donc prêt à aller jusque-là pour me faire obstacle. Bien joué. Mais pourquoi ? Se pourrait-il qu'il craigne que j'emploie les méthodes décrites dans ce livre ? Douterait-il de leur fiabilité ? A-t-il peur qu'elles échouent et me laissent à la merci des profondeurs ?
Quelle pitié.
8 juin 1893
Huit jours plus tard, je refuse toujours de croire que j'ai échoué.
Pas une idée, pas un projet démesuré et complètement fou ne m'a pas encore traversé l'esprit.
J'ai naturellement pensé à ce que nous nous introduisions dans la réserve de la bibliothèque pour la fouiller et remettre la main sur ce livre. Mais elle est verrouillée à clé, et je sais que des milliers d'ouvrages y sont entreposés. Il nous faudrait plusieurs nuits pour tenter de l'identifier. Et laisser derrière nous une misérable trace de notre effraction nous vaudrait à tous les trois un renvoi certain. Je ne mentionne pas le fait que nous ne sommes même pas sûrs que le volume y soit conservé.
Exercer un chantage sur ce mêle-tout de bibliothécaire me paraît encore l'option la plus séduisante. Me renseigner à son sujet m'a permis d'apprendre qu'il est célibataire. À quarante-huit ans. Et que ses tentatives de pénétrer les mystères du sexe corrupteur en débauchant l’épouse du recteur se sont conclues par de pitoyables échecs. Pauvre homme. Ma foi, je l'aiderai pour ma part très volontiers à trouver l'âme sœur. Elle s'appelle Lena Amoï, elle est la fille du concierge, elle est folle de Niko, et elle a dix-sept ans.
Soucieux d'épargner à ce malheureux bibliothécaire d'astreignantes formalités, je veillerai à expédier aux deux amants une lettre anonyme pour les inviter à consommer leurs noces dans la bibliothèque à une heure très, très tardive. Mais coup de théâtre ! Les deux époux ne se reconnaîtront pas. L'une semblera bien jeune, et l'autre si vieux ! Je surprendrai alors les deux tourtereaux dans leurs ébats fuyants et confus, poussé par l'urgente échéance de l'emprunt d'un quelconque bouquin. Je m'engagerai à ne souffler mot de cet amour aussi fortuit qu'audacieux à quiconque. Sauf si…
Plus je pense à cette possibilité et plus je l'aime. Et puisque je n'ai aucun doute quant à la culpabilité de ce bonhomme si dévoué à sa mission, si attaché à ma santé…
Mère, es-tu toujours aussi fière de moi, à présent ?
12 juin 1893
Niko m'a prié de lui obtenir un délai pour trouver une autre solution. Mon plan ne l'a pas tellement enchanté. Peter non plus, d'ailleurs. Au moins n'en contestent-ils pas l'efficacité.
L'été approche à grands pas. Nous ne pouvons plus attendre longtemps. J'ai donné six jours à Niko. Si sa méthode échoue, alors, ne leur en déplaise, je mettrai mon dessein à exécution.
14 juin 1893
Impossible.
Une autre personne avant moi avait étudié le volume. Un dénommé Sven Salmi. Niko a non seulement réussi l'exploit de le retrouver, mais également d'obtenir de lui les notes qu'il en avait.
Sa copie du texte original est incomplète, mais cela ne fait rien. Ma mémoire palliera ce détail. C'est inespéré. Presque irréel. Qui eut pensé qu'un autre étudiant de l'université aurait daigné se pencher sur ce chef-d'œuvre ? Même si l'intention qui l'a guidé - écrire un roman fantastique parlant de sous-marin révolutionnaire et de stupides monstres marins - est puérile à souhait. Enfin. Nul n'est parfait.
Dans quatre ou cinq jours tout au plus, je devrais avoir réussi à reproduire le passage originel du chapitre XV des "Façons nouvelles d'apprivoiser les abysses".
Bravo, Niko. Au moins, je pourrai grâce à toi continuer à me regarder dans une glace.
30 juin 1893
Le scaphandre est prêt. Nous faisons les premiers tests demain. Et s'ils sont concluants, alors…
Je frémis. J'ignore si ce frisson m'est inspiré par l'air tiède de la nuit, l'excitation du dénouement prochain de l'œuvre d'une vie, ou la peur morbide de la voir périr.
Non. Nous n'échouerons pas. Nous sommes appelés à réussir. Il me l'a dit. Et je le crois.
1er juillet 1893
Quarante-quatre mètres. C'est le record fièrement établi tout à l'heure par Peter, qui nous a défiés, Niko et moi, de le surpasser. Ha ! Ha ! Niko.
Le ténébreux prodige s'est d'ailleurs départi de ses ténèbres aujourd'hui. Niko n'a pas cessé de scruter les eaux tandis que Peter y disparaissait. Je ne sais pas ce qu'il espérait y voir. Mais je l'ai sentie, cette flamme passionnée qui brûlait en lui. Le sourire assez niais - quoiqu'un peu touchant - qu'il arborait s'est mué en une pluie de murmure élogieux lorsque nous avons aidé Peter à remonter à bord de la barque. Il l'a si bien noyé sous les questions que notre plongeur attitré, m'a, semble-t-il, hésité à sauter de nouveau pour re-goûter à la quiétude des fonds marins.
La mer me fascine. On raconte que les océans recèlent plus de créatures que toute la terre et le ciel n'en comportent. Cette pensée m'enivre. Dommage que ces eaux noires et sans fond m'inspirent une telle peur.
3 juillet 1893
Surprise ! C'est Niko qui se mouillera demain. Le veau marin qu'a aperçu Peter pendant sa plongée et qu'il nous a décrit avec entrain lui a donné une envie furieuse d'aller frayer avec les poissons. J'allais lui rappeler que orques et requins sont aussi des hôtes de ces lieux, mais je m'en suis abstenu. Il y a en lui une impulsion si naïve, si tendrement épanouie, comme un adolescent s'éveillant pour la première fois au plaisir, que je me serais reproché de le détourner de son désir.
Nous nous exerçons chaque jour à une profondeur plus grande, toujours plus proche de l'emplacement de l'Hauta, où le fondement de sept ans de recherches, de fièvres et de sueur dort encore d'un sommeil paisible.
8 juillet 1893
De sombres nouvelles s'abattent sur nous. Peter a été rappelé par ses tuteurs à Londres. Une affaire de succession houleuse, à ce qu'il semble. Cela l'a fortement contrarié. Il n'a que faire de son héritage, en vérité. Mais le devoir est le devoir, et le devoir l'oblige à nous abandonner. Je lui souhaite de se voir remettre quelque legs susceptible de justifier son départ, à l'exemple d'une porcelaine Ming, ou d'une quelconque autre céramique enfantée par une dynastie tombée dans la poussière et l'oubli.
Niko et moi allons donc entreprendre l'épreuve des 100 mètres seuls. Il est là, juste à côté de moi, dans le fauteuil de Peter, subitement passionné par mon encyclopédie détaillant la faune de la Mer Baltique. Il en est au chapitre des squales. Je ne l'avais encore jamais vu l'air si grave et soucieux.
13 juillet 1893
Le résultat du test fut mitigé. Niko est toujours impressionné par sa descente à cent-vingt-deux mètres. Il a bien aperçu quelques spécimens intéressants, notamment des raies et anguilles, mais plonger dans l'obscurité ne l'a pas tellement mis à son aise. Je crains qu'il ne soit pas près de recommencer.
Et puis, il y a aussi cet évènement inattendu, dont il a été témoin. Alors qu'il était tout en bas et foulait le sol marin pour collecter quelques échantillons, Niko a aperçu des silhouettes se mouvoir à quelques dizaines de mètres de lui. Ces apparitions étaient si furtives qu'il n'eut pas même le temps de les éclairer de sa lampe pour mieux les scruter. Il ne retient d'elles que leur aspect, vaguement humain, ainsi qu'un comportement atypique. Elles semblaient en effet portées par le courant, effleurant ponctuellement le fond sablonneux pour s'élancer de nouveau tout en esquissant des mouvements aériens évoquant une chorégraphie. Je n'ai pourtant pas distingué un seul autre bateau aux environs qui aurait dépéché des plongeurs ou des apnéistes aussi excentriques.
Le fait est que Niko n'est plus tellement pressé de revêtir le scaphandre. Je peux comprendre que cette aventure l'ait dérouté. Mais c'est plus que cela. Ce spectacle semble l'avoir grandement indisposé.
Plus nous progressons, et plus les fonds marins s'enténèbrent. Je préfère suspendre temporairement les tests afin de tenter de comprendre cette histoire de danseurs à cent mètres de profondeur. Le courant doit pourtant y être très faible. Niko le déclare inexistant. Quant à la pression qui y règne… Comment diable des êtres humains, sans combinaison de surcroît, pourraient-ils y flotter et bondir ainsi à leur aise ?
16 juillet 1893
Depuis sa bizarre expérience, Niko ne passe pas d'agréables nuits. J'ai clairement sous-estimé l'influence qu'a exercé cette vision sur lui. Nous en avons longuement discuté et, sans surprise, sommes arrivés à la même conclusion.
Une efflorescence des profondeurs. L'une de ces manifestations absconses qui veillent sur le sommeil du Rêveur et causèrent jadis la perte du Sampo et de son équipage.
Eh bien ! Il en aura fallu, du temps, mais au moins me croit-il, à présent.
28 juillet 1893
Peter est finalement de retour. À défaut de céramique chinoise, il nous a rapporté quelques sachets de cet excellent thé que l'on consomme quotidiennement en Angleterre, cultivé et importé depuis les Indes. Divin.
Nous n'avons pas tenté de nouvelles plongées depuis l'épisode des danseurs. Niko reste inflexible. En ce qui me concerne, ma lâcheté habituelle fait son office. Quoique j'ai bien tenté de revêtir la combinaison, mais elle est si grande et si ample qu'il me faudrait une carte, un compas et un sextant pour localiser les manches. Peter heureusement, peu impressionné par la mésaventure de Niko, s'est porté volontaire pour le test des 200 mètres, l'épreuve finale. Le copieux festin que je lui ai promis s'il réussissait n'a fait que porter son enthousiasme à ses plus hauts sommets.
1er août 1893
Record battu. Peter a atteint avec succès les cent quatre-vingts-dix-huit-mètres de profondeur. Et il ne semble avoir fait aucune observation ni rencontre notable. Tant mieux pour lui.
Niko et moi ne pouvons pas en dire autant. Pendant que Peter s'égayait en bas, un veau marin, pourchassé par quelque prédateur, s'est invité sur notre barque pour y trouver refuge. S'il ne nous a d'abord pas remarqués, gage de la stupidité naturelle de cet animal, il nous a ensuite jaugés de ses yeux minuscules et idiots, avant de nous éternuer dessus. Niko a trouvé cela "adorable". Il a tenté de le caresser, mais cet amas graisseux et repoussant a fui en se jetant à l'eau, et a pris le large. Bon débarras.
Demain est le grand jour. Peter plongera et exécutera la manipulation dont je l'ai instruit pour desceller la tombe. Et alors… Et alors…
Mère, rêverai-je enfin pour toi de clair de Lune et de nuées ?
2 août 1893
Peter a accompli un nouvel exploit aujourd'hui, mais ce n'est pas celui que nous attendions de lui. Niko et moi, fidèles à notre poste, l'avons remonté sitôt qu'il tirait sur la corde avec une extraordinaire frénésie. Quelques minutes plus tard, alors qu'il approchait de la surface, ignorant la main que nous lui tendions, Peter a littéralement bondi hors de l'eau, comme si la mer l'avait mordu, pour se jeter au fond de notre esquif, hagard et tremblant.
Nous renonçâmes bien vite à l'interroger, tant la terreur surnaturelle qui le possédait lui cousait fermement les lèvres. Nous nous sommes penchés pour scruter la mer, pensant qu'il avait fait la rencontre d'un prédateur marin. Mais les eaux étaient claires et sereines.
Il nous fallut patienter presque quinze minutes pour qu'il nous décrive ce qui le mit dans un état aussi lamentable.
Des corps. Des dizaines et des dizaines de corps nus, qui ondulaient silencieusement, la tête ensevelie dans les sables marins. Pas un seul n'était décharné. Peter n'attendit même pas de poser pied au milieu d'eux pour paniquer. Il a déchaussé ses semelles de plomb dès qu'il les a distingués avec sa lampe, et s'est agrippé à la corde pour tenter de remonter. Son extinction de voix me laisse supposer qu'il a dû beaucoup crier, en bas. Au moins n'a-t-il pas égaré le miroir et le marteau de cristal que je lui avais confiés.
Ce ne sera donc pas pour aujourd'hui. Soit. Je patienterai. Que pèse un jour, dans la balance de sept années ?
Nous sommes le 18 août de l'année 1893, et il s'est aujourd'hui produit l'évènement le plus terrifiant, le plus sidérant, le plus irréel qu'une âme humaine n'ait jamais contemplé.
Il ne se passa d'abord rien d'extraordinaire. Peter plongea, suivit mes instructions, et remonta à bord. Nous regagnâmes ensuite la côte, et attendîmes en silence sur la grève. Le contact de l'eau fit son effet. De monstrueuses volutes de vapeur s'élevèrent verticalement depuis la mer en une colonne immense qui vint frapper le ciel. Il n'y eut pas un son. Juste les vagues, immuables, qui continuaient de mourir sur la plage.
Le soleil faiblit. Des nuages d'un bleu de minuit l'enveloppèrent, le réduisirent à quelques éclaircies, puis l'avalèrent.
Nous distinguâmes péniblement une silhouette grande comme un continent onduler lentement derrière les nuages gonflés d'or. Alors quelques-uns d'entre eux tremblèrent et se retirèrent, découvrant un œil. Cette lune nouvelle nous fixa de son regard froid et tranquille, puis son manteau de nuées la dissimula comme une paupière de brume.
Un rêve s'achève, un autre commence.
21 août 1893
Cela fait trois jours que la Finlande est plongée dans le crépuscule. Les habitants appréhendent désormais le lendemain, et leur espoir d'une aurore est déçu chaque matin.
Je plains ce peuple que je fais souffrir.
Les journaux se déchaînent. Je parie que les curieux et autres parasites du monde entier sont déjà en train d'accourir.
Peu me chaut. Ce qui vit tout là-haut est bien au-delà de leur vue et de leur entendement. Que ces érudits incrédules, scientistes balbutiants, génies honoraires et experts en fumisteries déploient tous les télescopes, jumelles et lunettes qui leur plaisent pour scruter le ciel. Ces nuages impénétrables seront le plus cinglant reflet de leur ignorance.
J'ai tout à l'heure amorcé un premier contact avec lui. Je me félicite d'avoir découvert l'endroit rêvé pour ce faire. Une large clairière, bordée d'une forêt de hêtres et de trembles, tout près de notre repaire aux environs d'Hanko. Parfaitement dégagée, et d'une quiétude absolue.
Tout se déroula comme dans un rêve. Je me revois frapper le miroir de quartz avec la topaze, comme le fit Peter dans la mer lors de son éveil. J'entends encore le tintement s'élever immédiatement dans les airs, comme aspiré par le ciel. Je me représente - avec beaucoup de mal - cet appendice immense, innommable, découvrir un pan de nuage, et révéler un trou noir, en fait la pupille d'un œil de titan. Il me regardait ! Me reconnaissait-il ? Que suis-je, pour lui ? Une fourmi ? Une bactérie ?
Sa plus formidable faculté est son ouïe. Cette sensibilité confine au prodige. Aucune entité de cette taille ne devrait être capable d'entendre un son produit par une levure comme moi. Je suis aussi terrifié qu'émerveillé. Sa réaction au son cristallin que j'ai produit n'est pas une coïncidence.
J'ignore tout de lui. Je ne sais même pas s'il pense. Mais désormais, j'ai une certitude. Cet être de folie, cette incommensurable absurdité, ce dieu qui vit peut m'entendre.
24 août 1893
Il a répondu positivement au signal cette fois encore. Mais d'une tout autre manière. Il a fait pleuvoir un rayon de lumière sur la clairière, exactement là où Peter, Niko et moi nous trouvions. Je n'ai pas su quoi faire. Évidemment, il n'a pas répondu à nos tentatives de communiquer avec lui. Attendait-il quelque chose d'autre de nous ? J'aimerais tellement lui parler, tellement lui faire comprendre… lui demander… Puis le rayon s'est réduit à un fil d'or, et s'est estompé.
Je ne sais pourquoi, mais cette aventure somme toute assez frustrante me fit penser à l'article de cet homme de sciences écossais14 qui corrobora l'existence de forces invisibles, ces "ondes" qui nous baignent ou nous traversent le jour comme la nuit et dont la lumière n'est que l'une des nombreuses manifestations.
Et maintenant, je repense à cette paix surnaturelle qui régnait ce soir-là où nous exhumâmes ce dieu assoupi. Je repense à ces visions fantasmagoriques qui hantaient le ciel et la mer où cette créature reposait. Le silence n'est jamais que l'absence de son. Et les mirages la présence de lumière. Deux forces. Deux ondes.
Cette créature aurait-elle une affinité particulière avec elles ?
27 août 1893
Il y a longtemps que je ne me souviens plus de mes rêves. Quoi de plus normal ? Mon enfance est aussi oubliable que mon adolescence est tourmentée. Et ne dit-on pas que le propre de la mémoire est de ne retenir que ce qui lui sert et de bannir ce qui l'inquiète ?
Cette amnésie a cessé pour la première fois en dix ans.
Il est cinq heures onze du matin, et je suis assis à mon bureau. Je viens de me réveiller, et mes tempes battent encore le rythme d'un songe si obscur et radieux que je sais déjà tous les mots du monde impuissants, ne serait-ce que pour l'esquisser très grossièrement.
Je ne me rappelle plus l'heure qu'il était, mais je me levai et m'habillai, puis me chaussai prestement, comme mandé par un impératif mystérieux et puissant. Je quittai notre appartement et sortis dehors. Le vent était plus frais qu'à l'accoutumée.
La mer était agitée. Elle se remuait, mugissait, suppliait comme une créature blessée. Je l'approchai, ému. La plage était parsemée de formes inexplicables, brillant comme de la nacre effleurée par un rayon de Lune. Ces impossibles coquillages semblaient tenir la marée captive, ancrant son écume dans le sable, lui interdisant jusqu'au moindre répit d'un ressac. Je me baissai, et entrepris d'ôter ces chaînes luisantes une à une. Mais ma tâche semblait ne jamais finir. Je me relevai et discernai une silhouette qui, loin devant moi, avançait en disséminant ces maillons qui faisaient gémir l'océan. Je ne parvins pas à l'identifier, mais j'éprouvai pour une raison inconnue à son égard une aversion et une crainte profondes.
Je me retournai, et me rendit compte que les coquillages que j'avais semés dans la mer étaient devenus des êtres androgynes d'une étonnante beauté. Ceux au contraire que j'avais négligemment jetés dans les talus herbeux de la grève avaient grandi en des sortes de primates rampants dont la gueule et les membres étaient ordonnés par une géométrie absconse. Ils m'attrapèrent chacun, les premiers par le bras et les autres par la jambe, mais bien que l'étreinte des nobles androgynes était infiniment plus douce et faible que celle de ces quadrupèdes ignobles, ils m'arrachèrent sans peine à leur emprise et me conduisirent dans la mer.
Ils me guidèrent sous l'eau, où je respirai sans mal. Nous survolâmes des étendues de sables comme s'ils m'avaient pourvu d'ailes et de nageoires, et je vis tous les habitants de la mer, raies, serpents, orques, baleines, chimères, s'écarter révérencieusement sur notre passage. Puis nous nous immobilisâmes au-dessus d'un abîme. Il était si large, si profond que la lumière elle-même semblait refuser de s'y engouffrer, de peur de s'y égarer. Alors mes gardiens m'abandonnèrent, et j'y tombai, tombai, tombai comme si l'eau n'était plus qu'air, ou qu'une force divine m'y appelait.
L'instant d'après, j'étais dans la clairière. Il faisait nuit, mais c'était une belle nuit noire, où la Lune étincelait, comme les nuits d'avant son éveil. Pourtant, je ne me couchai pas sur l'herbe comme j'aime parfois le faire. Je restai debout, la face tournée vers le ciel, retenant presque mon souffle, craignant même de clore mes paupières. Tout autour de moi s'abattirent alors des rayons d'une lumière inconnue. Les nuages, dont je ne parvenais pas à défaire mon regard, s'étaient tous amassés, ployant sous l'effet d'une charge si colossale qu'elle menaçait de les faire s'effondrer. Leur voile résista, se déformant violemment, et céda. Sans faire au silence qui régnait l'injure du bruit, la tête d'une créature diaphane en jaillit dans un tonnerre de lumière, bientôt suivie de bras et de jambes frêles, recroquevillés en un corps qui chuta dans ma direction.
Mais la loi qui régit toutes les attractions de ce monde fit une exception pour celle-ci. Et quelle exception ! La créature flotta dans les cieux plutôt qu'elle n'y tomba, se retournant et déployant ses membres de telle façon qu'elle posa très délicatement pied sur la clairière. Le vent reprit son hymne, faisant frémir les feuillages et se courber les herbes. Et la nature, et moi avec elle, respira de nouveau.
"Il" se tenait devant moi, sa stature géante, imprécise, vibrant d'une lueur froide et limpide. S'approchant doucement, comme un enfant apprivoiserait une souris, il s'arrêta à quelques pas de moi, et plia sa longue échine jusqu'à se reposer sur ses membres antérieurs, inclinant le disque qui lui servait de crâne pour m'examiner à son aise.
Je lisais la fascination la plus brute dans la spirale d'yeux iridescents qui constellait son visage. Puis ces étoiles moururent soudainement les unes après les autres. Son corps se cabra violemment, s'arquant de telle façon que son visage recueillit parfaitement la lumière de l'astre lunaire qui trônait au-dessus de tout. Tandis qu'il le contemplait, son corps fut secoué de tremblements, qui me parurent l'écho d'une sourde tristesse. Et lorsqu'il abaissa une seconde fois son visage sur moi, je vis avec effroi qu'il n'était plus qu'un trou noir.
Je me suis réveillé à cet instant, la respiration hésitante, ma mémoire hantée par cette vision démente. C'était lui, lui, qui me l'envoyait. Se pourrait-il qu'il ait cherché à me parler, et que j'ai été trop simple d'esprit pour le comprendre ?
27 août 1893 (bis)
J'ai décrit mon songe à Niko et Peter, sans rien attendre de leur aide.
Ne rien espérer des autres est ma plus secrète source de plaisir. S'ils sont ignorants, ils ne peuvent me décevoir, et s'ils font preuve d'esprit, alors ils me surprennent agréablement. Je recommande à tous mes lecteurs cette technique simplement extraordinaire. Ils ne s'en plaindront pas. Et s'ils s'en plaindraient, je ne serai de toute façon pas là pour les entendre.
Selon Niko, tout est une question de vie et de mort. L'eau, élément de vie par excellence, est le berceau de l'être auquel nous l'avons arraché pour qu'il siège, peut-être malgré lui, dans le ciel. Le fait que j'ai été attiré dans la mer indiquerait son désir de reconquérir cet ancien Éden. Quant au doux visage que la créature m'a montré, défiguré par un abîme, il serait la plus formelle preuve de sa crainte de se voir déchue de son identité, et par extension de la vie.
Je ne sus que dire. En fait, je n'ai jamais pris le temps de considérer le fait que je pouvais mettre en péril l'existence de ce dieu assoupi en brisant son sommeil. S'il dormait, d'ailleurs, de quoi rêvait-il ?
Peter fut quant à lui sensible à un tout autre aspect de mon songe. Il nota que je le dépeignis en ne mentionnant presque que des perceptions visuelles, et que mon odorat et mon ouïe furent très peu convoqués. Il s'étonna en outre que je ne mentionna absolument aucun son ou bruit dans la dernière partie de mon récit, où je fis la rencontre de l'immense créature céleste.
Cela n'était pas tout à fait exact, puisque je me souviens très bien du souffle du vent dans les arbres de la forêt environnante, ainsi que des herbes et brindilles que j'écrasais en marchant dans la clairière. Mais il marque un point cependant. Je ne me rappelle pas d'un seul son émis par la créature. Pourtant, si elle souhaitait réellement communiquer avec moi, n'est-ce pas justement en en produisant - fussent-ils des grognements ou des soupirs - qu'il eût fallu commencer ?
28 août 1893
C'est fini.
Il ne répond plus au signal. J'ai beau marteler le miroir avec le cristal, plus un nuage ne tremble, plus une ombre ne bouge en réponse à mes prières.
Pourquoi ? Pourquoi ? Où me suis-je trompé ? Les ondes que j'excite sont-elles encore trop primitives pour lui ? Se pourrait-il… mais cette pensée me fait frémir. Se pourrait-il qu'il me garde rancune de l'avoir éveillé ? Ou pire encore, qu'il me haïsse ?
Non. Non. Non. NON.
29 août 1893
Je sens croître chaque jour un peu plus l'influence des sermons eschatologiques vomis par une poignée de fanatiques sur la population. Les vagissements et atermoiements des élites scientifiques de ce monde face à un crépuscule invincible ne semblent pas suffire à combattre la croyance grandissante en un prochain Apocalypse. J'ai entendu dire que le Tsar allait dépêcher une commission pour enquêter sur le phénomène15.
Peter nous a suppliés de venir demain avec lui dans la clairière. Il refuse de nous expliquer pourquoi. Une "belle surprise", à ce qu'il paraît. Qu'importe, il ne fera rien de plus que ce que nous avons déjà essayé. J'ai accepté malgré tout, tant je suis confiné au désespoir à force d'être ignoré par ce Rêveur-qui-ne-rêve-plus sans cœur et ingrat.
30 août 1893
Il y a longtemps, j'avais pris la décision d'emmener ma mère voir une féérie16, espérant la distraire et l'intéresser à autre chose que sa pâle utopie.
L'artiste qui avait le rôle principal était atypique. Elle s'appelait Blanche Miroir. L'Histoire ne retiendra pas son nom, je crois. Elle n'est qu'une comédienne médiocre, une chanteuse d'opérettes et de bouffes. Pourtant sa voix, chaude et enjôleuse, parfumée de candeur et de jovialité, m'a si troublé que l'entendre une seule fois suffit à me convaincre de me plonger dans mon encyclopédie pour disséquer jusqu'aux dernières arcanes du corps humain et découvrir quels secrets rouages lui permettent un tel exploit.
Aussi talentueuse qu'elle soit, elle n'est qu'une mésange enrouée en comparaison de Peter. Le chant grave et puissant qui s'est élevé de sa gorge, digne du plus formidable ténor de ce siècle, s'est immédiatement élevé au-dessus de nous, comme si le ciel buvait cette mélodie avec délice. Niko et moi fûmes stupéfaits une seconde fois lorsqu'une lune d'obsidienne dissipa tous les nuages pour nous apparaître et laisser pleuvoir sur la clairière sa familière clarté. Je notai que la forme de sa pupille avait changé. Elle était étrangement dilatée. Mais je ne regardai cela que comme un détail d'aucune importance. Parce qu'il était là.
Et qu'il écoutait.
31 août 1893
Savoir que nous avons reconquis ses faveurs a largement contribué à mon apaisement. J'ai d'ailleurs passé une nuit divine, en dépit du copieux festin que nous avons consommé à la meilleure enseigne d'Hanko. Peter, dont les ressources semblent ne jamais se tarir, a proposé de baptiser notre grand ami "Amadeus" en raison de son goût pour l'opéra. Ni Niko ni moi n'avons objecté.
Niko d'ailleurs a partagé avec moi cet après-midi une nouvelle qui ne m'a pas surpris. Il s'était procuré quelques jours plus tôt un appareil permettant de réaliser des photographies. Efficace et discret, il a bien sûr immortalisé notre égérie céleste la soirée passée. Ses clichés sont superbes. Mais je lui ai ordonné de les détruire.
Un tel acte serait inutile si toute la Finlande avait vu ce que nous avons vu. Mais Niko, tout comme moi, a discrètement mené une enquête de son côté, et nous sommes arrivés à une même conclusion. Personne d'autre que nous trois n'a été témoin de cet œil aussi vaste qu'un continent qui nous scrutait dans le plus suprême silence.
C'est curieux. J'éprouve de la reconnaissance pour cette créature énigmatique. Depuis que nous l'avons invoquée, chaque jour est pour nous une nouvelle façon de nous étonner. Et moi, qui ai toujours eu l'ignorance en horreur, je renonce désormais à savoir. J'accepte de ne pas comprendre et de ne pouvoir comprendre. Plus de "comment" ni de "pourquoi". Plus de questions… ni de réponses.
Je mentirais si je disais que ça ne me déplaît pas.
1er septembre 1893
Ils étaient là, tous les deux. Si jeunes, si ingénus, si beaux ! Il faisait nuit et pourtant un ciel bleu brillait, il était minuit et pourtant la nature chantait. La clairière était une pelouse verdoyante, impeccable. La brise colportait une rumeur de tintements de verres et de rires confus. Des ballons de toutes les couleurs montaient lentement dans le ciel.
Mais ils ne me remarquaient pas.
Je me suis approché d'eux, non sans craindre de rompre le charme. Je tentai de capter leur regard. Cette passion, cette tendresse qui enflammait leurs prunelles était si pure, si vraie. Alors pourquoi ? Pourquoi tout cela a-t-il fini ainsi ?
Je les ai appelés, d'abord à mi-voix. Ils ne me voyaient et ne m'entendaient pas. J'ai parlé plus fort. Sans résultat. Je résolus de les toucher. Ma main les effleurait presque lorsqu'une bourrasque d'une force inouïe me les arracha, me jetant à terre comme une poupée de chiffon dont une fillette se serait lassée. Couché sur le flanc et haletant, je les vis poursuivre leur danse bien au-dessus de moi, portés par le vent au milieu des baudruches dans un tourbillon de feuilles. Le ciel s'était couvert.
Je les regardai disparaître. Sans un mot, je plongeai mes joues brûlantes et humides dans la terre de la clairière redevenue sombre et sauvage. Le vent s'était subitement tu, comme s'il tendait une oreille hypocrite pour entendre la complainte de celui qu'il avait laissé sans foyer. Comment ce misérable dieu, cette engeance céleste a-t-elle su ? Peu importe. Jamais je ne lui aurais donné le privilège de contempler son triomphe sur moi.
2 septembre 1893
J'emmenai cette fois Niko et Peter avec moi. Je savais qu'Amadeus n'en resterait pas là. Avec eux pour témoins, je saurai si j'ai pleuré hier soir deux fantômes ou deux êtres humains.
Amadeus. Lui qui, la nuit passée, a pénétré mon esprit, s'est emparé de mes pensées et leur a donné vie. Il a fait jouer aux deux êtres que j'aime et que je hais le plus au monde cet églogue17 pathétique pour me faire gémir comme un nourrisson. Et il a réussi.
Je le hais.
Cette fois, il n'y eut rien de comparable. Comment décrire, en vérité, ce que Peter, Niko et moi trouvâmes dans la clairière en y pénétrant ? Une centaine de silhouettes humaines alignées en arc de cercle nous attendait. Leur habit me rappelait la coule des moines, à cette différence qu'il était parcouru d'un reflet irisé, comme si à défaut de bure, c'était d'aurores polaires qu'il était cousu.
Leur visage était impossible à distinguer car un buisson de lierre, ou de ronces, je ne sais exactement, l'enveloppait en entier. Plus étonnant encore, tous semblaient animés par un zèle énigmatique qui leur faisaient faire de grands gestes impétueux. Certains se frappaient violemment la poitrine de la main tandis que d'autres tendaient solennellement les bras vers le ciel, comme s'ils déclamaient une litanie passionnée à d'invisibles saints. C'est du moins l'impression que j'en aurais eue s'ils émettaient effectivement le moindre son. Car ce chœur fantomatique était l'incarnation même du silence.
Nous ne restâmes pas stupéfaits bien longtemps. Niko s'agita jusqu'à être saisi de convulsions. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Je le rattrapai juste à temps. Je connaissais sa tendance à jeûner, développée à force d'études, et je crus que le dîner qu'il avait encore dédaigné avait eu raison de lui. Que nenni. Sa mâchoire claquait frénétiquement au rythme des soubresauts qui soulevaient et écrasaient son torse, comme si son âme cherchait à fuir précipitamment son corps, dont l'opacité de la peau déclinait à vue d'œil. Des murmures inintelligibles lui échappèrent et se confondirent en un râle. Il y eut une accalmie. Puis sa gorge vomit un rugissement qui déchira la nuit. Niko était sous l'emprise d'une terreur comme jamais homme n'en avait ressentie.
Je le fis s'asseoir contre un arbre et lui susurrai quelques mots pour l'apaiser, mais il s'évanouit. Mon sang-froid choisit cet instant pour me faire défaut et se geler dans mes veines. Je me mis nerveusement en quête de Peter. Lui m'aiderait à transporter Niko à la cabane afin qu'il s'y repose. Or, je fus ennuyé de constater que Peter n'était plus là.
J'eus du mal à discerner Peter à cause de l'obscurité. Il était parti au-devant du chœur. Abandonnant Niko, je lui courus après. Et le voilà qui approchait les centaines de moines au visage d'épines et à la robe de feu en applaudissant, criant son admiration, pleurant d'émerveillement comme si une voix plus formidable que la sienne flattait son ouïe. J'essayai de le raisonner, mais il ne m'entendit pas. Ma constitution chétive hélas ne me fut d'aucun recours contre cette force de la nature. S'armant d'une branche qu'il cassa en deux, il s'avança jusqu'à s'arrêter à quelques mètres des ombres incandescentes. Toute émotion s'éclipsa soudainement de son visage. Levant ses deux bras, il les fit se mouvoir avec une souplesse et une virtuosité que je ne lui connaissais pas.
Je constatai deux faits que je ne m'expliquai pas. Deux de plus, en fait. Le premier résidait dans l'étrange chorégraphie du chœur, qui parut épouser la gestuelle surnaturelle de Peter. Le second consistait en les éclaircies de lumière blanche qui pleuvaient ici et là, perçant peu à peu l'épais mystère des nuages. Je restai là à attendre, béat, jusqu'à ce qu'une plainte sinistre s'élève près de moi. C'était Niko ! Il s'était traîné jusqu'à nous. Je tentai bien de le rassurer en bafouillant que la situation était sous mon contrôle, mais il n'en fit aucun cas. Niko me désigna simplement quelque chose au-dessus de moi d'une main cadavérique.
Une sphère blanche - plutôt un mur - dont je ne vis ni le commencement ni la fin, parsemée de cratères aussi larges que des volcans, nous faisait face, approchant inexorablement. Je me laissai tomber à genoux. Tout autour de nous, les arbres ployèrent et cédèrent en même temps dans un craquement horrible. Je ne sus si je criai ou pas. Tout ce que je me souviens, c'est que je ne fus plus capable de garder les yeux ouverts.
Nous nous réveillâmes à une heure inconnue tous les trois au milieu de la prairie. Du chœur et de la Lune, il ne restait rien. Le ciel était calme et indéchiffrable. Nous rentrâmes à la cabane avec peine, surtout moi, en fait. Nos deux lampes s'étaient éteintes, et mon adresse proverbiale me fit évidemment trébucher contre toutes les pierres et racines que la forêt avait pris soin de disséminer sur mon chemin.
Voilà donc ce que nous sommes pour toi, Amadeus ? Des pions qu'il convient tour à tour de faire s'émouvoir, pleurer de soulagement, hurler de terreur, soupirer d'amour ou crier d'enthousiasme ?
Je m'étais promis de bannir cette interrogation de mon esprit. Elle revient pourtant, plus véhémente, plus sourde, plus forte.
"Pourquoi ?"
3 septembre 1893
Nouveau coup dur. Amadeus semble s'être lassé de la voix de Peter. Oui, la voix de Peter. La voix dont le chant ferait s'épancher une pierre au bord d'un étang ou réunirait un meurtrier et sa victime dans la plus parfaite harmonie.
Pauvre Peter. Lui qui se plaît à dormir jusqu'à midi avait pris l'habitude de se lever tôt pour exercer ses talents dans la clairière. Cette fois encore, il a respecté son rituel.
Peter a naturellement commencé par des vocalises. Mais les nuages, en réponse à ses arpèges, sont restés impassibles. Il ne s'en est d'abord pas tellement inquiété. Tout ne faisait encore que commencer. L'indifférence météorologique qui a accueilli son interprétation d'Otello18 l'a quant à elle passablement ébranlé. Alors il a continué. Tout le registre lyrique y est passé. D'Orfeo à la Flûte Enchantée en passant par Carmen et La Traviata, Peter a déployé toute la puissance et la majesté de son don, offert tout le trésor de son timbre, épuisé jusqu'à sa dernière goutte de salive. Et rien. Le malheureux garçon est revenu aphone et bouleversé. Il croyait avoir tout gâché.
Voilà un sacré revers de fortune. La leçon est cinglante, mais elle fut profitable. Les attentes de notre silencieux mélomane sont toujours plus grandes.
Quel idiot j'ai été. Laisser chanter Peter fut une indicible, une incommensurable erreur. J'aurais dû tenter de le précéder dans cet art, bien que je n’aie aucun talent. Mon coassement aurait peut-être diverti Amadeus un jour ou deux. Niko aurait ensuite pris la relève et hululé une chanson du folklore finnois qu'il connait certainement pendant quelques heures avant que notre improbable juré en ait eu assez et ne tire le rideau de nuées. Alors serait venu Peter, le clou du spectacle, et…
Baste. Les regrets arrivent toujours trop tard. Surpasser Peter est inenvisageable. À mon tour d'entrer en scène, maintenant.
Si je réussis, s'il m'accepte comme son élu, alors je signe certainement là mon dernier message. Mon cœur et ma gorge se nouent. Mais non. Tout va bien se passer.

Photographie anonyme du Palais Royal de Dresde en Allemagne présentant des similitudes avec l'entité décrite dans le journal.
Le 10 septembre 1893, MM. Peter Jones et Niko Laine remirent à la police d'Hanko une lettre de suicide écrite et signée de la main d'Étienne Dvořák. Les informations obtenues lors de l'interrogatoire des deux jeunes hommes s'accordèrent quant au motif de l'acte, accusant un traumatisme occasionné par la perte d'un parent proche. Les déclarations ne permirent toutefois pas de découvrir les circonstances de la mort, ni même de retrouver le corps. La Fondation observa que le journal d'Étienne ne fut pas confié aux autorités, et supposa qu'il leur fut peut-être volontairement dissimulé par MM. Jones et Laine.
La passion commune des trois individus pour la plongée laissa croire aux enquêteurs que le sujet s'ôta la vie par la noyade. Des recherches furent menées dans la périphérie de la ville d'Helsinki et d'Hanko, jusque dans la mer, ainsi que dans la cabane louée et utilisée par les jeunes gens. En raison d'un manque crucial d'indices et de l'absence de famille du défunt, l'enquête fut interrompue prématurément, bien que l'acceptation et la résignation manifeste de MM. Jones et Laine à cette annonce, dont il était proche, troubla l'agent envoyé auprès d'eux pour les informer de l'abandon des recherches.
L'implication notable d'une partie tierce en la personne de Riku Wuori, l'un des anciens enseignants d'Étienne Dvořák, motiva la reprise temporaire des recherches, qui échouèrent également. M. Wuori continua cependant à revenir chaque mois sur les lieux jadis fréquentés par les jeunes gens en espérant trouver un indice. Il remit la lettre suivante aux autorités le 7 avril 1928.
Étienne.
Je ne sais pas si tu reviendras un jour. Tu sais, parmi nous. Ceux que tu as laissés derrière toi. Ces gens, là, qui ont partagé tes plus belles et terribles rêveries. Tes amis. Mais voilà quand même ce que je voulais te dire.
Quand Peter m'a réveillé, mon humeur n'était pas à l'aménité. Crois-moi. Cette cabane n'a rien du confort de notre appartement à Helsinki. Nos draps vétustes me font chaque nuit tousser un nuage de poussière. Et ne mentionnons pas les papillons et autres coléoptères qui s'invitent sous ma couverture. Pourtant, je n'ai jamais regretté de vous avoir suivi. Jamais.
Aussi, cette nuit-là, lorsque je réussis à m'endormir par je ne sais quelle magie sur un matelas aussi dur et revêche que s'il était rempli de feuilles de métal, mon dernier souhait était bien d'en être empêché. Et puis j'ai vu le visage de Peter, au-dessus du mien, un doigt sur la bouche. Il tremblait tellement que je ne compris pas tout de suite qu'il me faisait signe d'écouter. Et en effet, mes oreilles captèrent une mélodie. Une mélodie qu'aucun mot ne décrirait jamais avec assez de justesse et de bonté.
Ne jubile pas. J'ai reconnu cet instrument. Peter m'avait promis le plus formidable récital si je vous aidais. Tu n'as jamais honoré sa promesse. En fait, tu n'as jamais voulu que nous t'entendions. Tu croyais même être seul la fois où Peter t'a entendu. Je sais pourquoi. Tu crains ces frivolités que l'on appelle des éloges. Peur que l'on t'admire, peur que l'on t'encense. Toujours à fuir la lumière. Je crois que tu ne veux pas être aimé. Mais ça n'a jamais vraiment très bien marché. Peut-être as-tu peur aussi de nous montrer qui tu es vraiment. Car ne dit-on pas que partager sa musique est laisser entrapercevoir un peu de son âme ?
Les larmes que tu as fait couler sur mes joues m'ont payé de toutes mes peines en une seule fois. Peter aussi, pleurait. Comment fais-tu, Étienne ? Comment une musique peut-elle émouvoir au point que mon corps refuse de déglutir, terrifié à l'idée de manquer une seule des notes que tes coups d'archet font éclore dans l'air du soir ?
La musique venait de la clairière. Nous y avons couru sans réfléchir. Tu n'étais pas seul. Étienne, as-tu seulement remarqué les deux gens enlacés qui dansaient au son de ton instrument, ou bien le violon que tu serrais contre toi, les yeux clos, était le seul objet de tes attentions ?
Lorsque les nuages ont accouché de cet être si gracile et si grand qui s'est doucement posé dans la clairière, qu'as-tu entendu ? Ton archet s'est arrêté. Tes cordes ne vibraient plus. Que t'a-t-il dit ? Le couple s'est évanoui. Et tu tendais l'oreille. Il t'a parlé, c'est certain. Je le sais parce que tu souriais, et que tu t'es remis à jouer de plus belle.
Voir Amadeus d'aussi près me donna des frissons. Je crois qu'il ne ressemble pas réellement à cela. Je crois qu'il a revêtu cette forme pour ne pas nous effrayer. Ou peut-être parce qu'il nous serait impossible de le contempler s'il conservait son aspect originel. Cette pensée te fera rire, mais j'ai trouvé cela touchant qu'un animal aussi fantastique, qu'un être mythique adopte les usages terrestres en s'essayant à être humain, tout en gardant quelque chose de céleste, de divin. Nous lui pardonnons évidemment l'approximation de sa métamorphose. Après tout, Amadeus est encore un dieu qui apprend.
Alors il s'éleva une musique impossible. C'était des voix humaines, des murmures, des cris, des soupirs, des rires, des pleurs. Elles étaient déception, plaisir, mélancolie, colère, peur et allégresse tout à la fois. Une mélodie monstrueuse, inhumaine, qui résonna dans le ciel. Ces voix m'étaient familières. Elles flattaient mes oreilles, me saisissaient à la gorge, glaçaient mon échine, blanchissaient mes cheveux, éclataient mon cœur puis le réparaient aussitôt. Mais plus que ces voix, c'est cette merveille qui te fascinait, comme moi.
Dressé vers le ciel tel un monument de chair, accompagné par le son délicat de ton instrument, Amadeus chantait.
Cette musique sublime ne nous berça qu'une poignée de minutes. J'appris plus tard qu'elle dura en vérité trois jours. J'aimais cette musique, et je crois que Peter aussi. Nous nous sommes simplement assis dans l'herbe pour vous écouter, craignant de briser cette amitié parfaite qui vous unissait. Au-dessus de nous, nous observions la Lune grossir et grossir. Elle venait. Mais je n'avais pas peur. Car ce n'est pas nous qui avions gagné ses faveurs.
Que tu semblais triste lorsque Amadeus délaissa la Terre pour approcher son âme jumelle. Toi aussi tu les suivis du regard, jusqu'à ce que les nuages les enveloppent. Tu abaissas ton archet. Toi aussi, tu croyais que tout était terminé.
Mais Amadeus n'est pas si différent des hommes. C'est un amant volage. À peine eût-il fini de consommer son union qu'il projetait de subjuguer d'autres étoiles. Et comme un chef d'orchestre ne peut exprimer son génie sans musicien, il tendit cet étrange appendice vers toi, qui semblait une route voulant t'emmener vers l'au-delà.
Mon orgueil a un peu souffert que tu ne te sois pas même retourné pour nous embrasser du regard une dernière fois. Mais j'y ai réfléchi, et j'ai trouvé que c'était une belle leçon. Nous ne savons jamais quand nous sommes séparés. Et souvent, les au-revoir arrivent toujours trop tard.
Mais toi, tu connaissais déjà le dénouement. Tu savais tes jours sur Terre comptés. Nous avons remis ta lettre à la police, obéissant fidèlement à tes instructions. T'en souviens-tu ? Tu nous avais demandé de faire semblant de te pleurer afin de conférer du crédit à notre déposition. Mais nous n'avons pas eu à faire semblant, Étienne. Parce qu'à tes côtés nous sommes devenus trop bons comédiens.
Cela fait trente-cinq ans que tu as disparu avec lui. Tu vois ? Une vie s'est écoulée, et je n'oublie pas. Beaucoup de choses ont changé en ton absence. Tu me manques. Peter aussi. Alors voilà. Je laisse cette lettre ici, dans cette cabane délabrée et oubliée, où trois amis prêtèrent autrefois serment d'accomplir le dessein le plus obscur fort de la volonté la plus acérée.
Si tu reviens un jour et désires me retrouver, tu y arriveras sans trop de peine. Ils peindront mon portrait sur des affiches, vanteront mon nom à la radio, me feront parader dans les journaux. Ce n'est pas tellement la vie à laquelle j'aspirais. Mais Amadeus apprivoise bien vite nos progrès et découvre de nouvelles façons de faire "chanter" les hommes. Que veux-tu. Une légende est née.
Quant à moi ? Je serai assis quelque part à un bureau, en France, en Angleterre, en Finlande, entre deux rayons de romans d'aventure et de livres illustrés, entouré d'adultes et d'enfants, signant pour leur plus grande joie des histoires qui ne seront jamais tout à fait les miennes.
Mes pensées t'accompagnent, où que tu sois.
Ton ami dévoué,
Niko "Mikko" Solheim
« SCP-382-FR | SCP-383-FR | SCP-384-FR »