03/08/1867 - Arrivée au site :
Je suis arrivé sur le site ce matin avec le docteur Tzannetakis. Nous sommes montés par l'unique chemin de montagne jusqu'au village de █████████████, longeant les flancs escarpés des montagnes balkanes. Nous avons ensuite pris le chemin de forêt dégagé pour l'expédition archéologique pour rejoindre le site.
Comme convenu avant mon départ, j'ai fait interroger tout le personnel de l'expédition, les ai amnésiés, et les ai fait "raccompagner" chez eux. À la place, j'ai déployé les employés envoyés par le site ██████. Seuls les archéologues de l'expédition civile ont été gardés sur place, sans amnésique. Leurs connaissances sur le site pourront nous être utiles pour comprendre l'objet. Ainsi, les docteurs Papademos et Eisenman rejoignent temporairement l'équipe de recherche. Je pense les amnésier une fois l'enquête terminée.
Les membres du personnel ayant observé la pierre la décrivent tous comme étant quelque chose d’exceptionnel, d’incroyable. Le miroir du monde. Ce qui régit l’univers, la réponse, la représentation de tout. La plus grande découverte de l’humanité. Celle qui va changer les choses. Le Docteur Tzannetakis et moi supposons un effet mémétique, mais il nous faut voir la pierre pour nous en assurer. Étant les deux seules personnes compétentes en la matière sur le site, il fut décidé que seul Tzannetakis verrait la pierre, de façon à ce que je puisse conserver l’esprit clair pour la rédaction de ce document.
Le moral est bon, le ravitaillement assuré malgré le grand isolement du site, notamment par la proximité du village. Les villageois ne sont pas habitués à avoir du monde dans leurs montagnes, mais se montrent amicaux. Ils saisissent sans doute la chance de pouvoir vendre leurs produits sans avoir à supporter la descente au marché de █████████, mais cela nous convient bien. Les tentes sont montées, le climat doux. Nous commencerons les tests demain.
04/08/1867 - Jour 1 :
Ce matin, nous avons mis en place un système de miroir pour éclairer la pièce souterraine, de peur que la fumée des torches affectent le lieu.
Nous avons finalement envoyé le docteur Tzannetakis observer la pierre, accompagné de deux ouvriers pour poser des miroirs à l’intérieur. Il s’engagea à 10h45, et en sortit à 13h15, en prenant soin de montrer signe de vie tous les quarts d’heure. Les ouvriers sortirent à 11h00. Ceux-ci, tout comme le docteur et les sujets précédents, semblent affectés par la pierre. Cependant, Tzannetakis en propose la description plus poussée, du fait de ses connaissances. Je vous propose ici sa vision de l’objet :
Au fond de la cavité, on trouve, comme on nous l'avait décrit, une immense pièce. Au centre de celle-ci siège un piédestal de pierre gravé, sortant directement de la roche qui constitue le sol de pièce. Dessus, éclairée par la lumière des miroirs, la chose la plus parlante, la plus profonde que j'ai jamais pu voir. La pierre. L'antique poussière qui s'est déposée dessus au fil des années ne lui retire rien de sa splendeur. Au contraire, elle en accentue les traits.
Je me suis approché et je l'ai observée le plus minutieusement que j'ai pu. J'ai décalé plusieurs miroirs, pour en éclairer toutes les faces. Je ne suis pas philosophe, mais je réalise tout de même la valeur incroyable de l'objet pour la doctrine : quand on la regarde, on a l'univers devant nous, le reflet de l'existence même.
Je l'ai identifiée comme étant en granite noir. Ainsi est le Monde. Dur, sombre, imperturbable. Né du feu, il est ancien, mais le temps file contre lui, il reste le même, immuable, comme la tradition. Il n'est façonné que par l'eau et le vent, tout comme nos traditions aussi s'effritent, avec le temps. C'est si souvent le cas… Ses contours sont irréguliers, à l'exception d'une face plane, taillée. Car l'humanité façonne elle aussi le monde, plus rapidement et plus drastiquement que quiconque. Nous rongeons la pierre, pour la rendre plus belle, nous amputons le monde pour le rendre plus lisse. Mais tel le sculpteur, nous savons que nous n'avons le droit qu'à un seul essai. Avec la pierre, nous construisons des châteaux, des cathédrales, et c'est avec d'autres que nous les détruisons. C'est à nous de faire du monde une construction, ou une guerre, car il détruit comme il crée.
Ce que je vois dans cette pierre dépasse les mots et je ne saurais en faire une description correcte, tant sur le plan physique, que sur le plan intellectuel. Son effet est plus que mémétique : cette pierre apporte la parfaite connaissance du Monde, en décrit le fonctionnement d'un simple regard, par un simple jeu de comparaison. Ce n'est pas un mécanisme d'idolâtrie, c'est un don de connaissance. Il nous faut ramener la pierre et l'étudier.
Je reste dubitatif, mais il est vrai que la pierre doit l'être et je n'ai pas le matériel correct à disposition ici. J'ai envoyé un message à la hiérarchie pour leur demander de venir prendre la pierre, dans une malle à atténuation mémétique.
Le temps est au beau fixe, le moral bon.
07/08/1867 - Jour 4 :
Nous n'avons attendu que deux jours l'arrivée de la malle de transport, grâce au temps favorable. Les docteurs Papademos et Eisenman n'ont cessé de vouloir retourner étudier les peintures de la cavité. j'ai autorisé l'opération dans le couloir, tout en postant un garde à l'entrée de la pièce principale pour m'assurer qu'ils n'essayent pas de rentrer. Le docteur Tzannetakis est retourné voir la pierre deux fois et conserve son point de vue. Toutes les personnes ayant vu la pierre semble d'accord avec sa nouvelle analyse du Monde. Ils sont parfois en désaccord sur ce qu'il faudrait faire pour l'améliorer, mais jamais sur ce qu'il est, ou sur la façon dont il tourne.
Quand l'équipe de transport est arrivée ce matin, la malle a été donnée aux deux ouvriers qui ont placé les miroirs et donc déjà vu la pierre, pour son confinement. Tout s'est déroulé sans problème et au moment où j'écris ces lignes, la pierre devrait déjà être en route pour analyse. À la suite de cela, j'ai autorisé les deux archéologues à poursuivre leurs fouilles dans la pièce principale. Nous resterons encore probablement quelques semaines, afin d'enquêter sur le lieu en lui-même.
Le moral est bon, malgré la disparition de la pierre. Quelques nuages.
08/08/1867 - Jour 5 :
Ce matin, il y avait trop de nuages pour activer les miroirs. Le docteur Eisenman souhaitait continuer à la lanterne, mais j'ai refusé sa demande. Rien ne presse. Nous attendrons.
Étrangement, il n'a pas insisté. L'après-midi s'est révélé plus ensoleillé et nous avons pu reprendre les fouilles.
Temps globalement grisâtre, avec des éclaircies fréquentes. Apathie général du groupe. Ils pensent sans doute que le travail d'enquête est déjà terminé. Nous commençons juste.
09/08/1867 - Jour 6 :
Ce matin, alors que nous attendions la disparition des nuages pour utiliser les miroirs et poursuivre les fouilles, nous avons reçu la visite d'un membre de la Fondation. Apparemment, les effets de la pierre n'ont pas pu être observés par l'équipe de recherche du site. L'employé chargé du message portait la malle de confinement et demanda à ce que l'on identifie la pierre.
Tous ceux ayant déjà été en contact avec elle l'identifièrent comme étant bien celle trouvée sur le piédestal. Cependant, tous se montrèrent également d'accord sur le fait qu'ils ne « ressentaient » plus rien à sa vision. Ce n'était plus le reflet du monde, ce n'était plus qu'une simple pierre. Quelque chose s'était passé. L'on proposa de remettre la pierre sur le piédestal. Alors que j'avais envoyé Tzannetakis remettre la pierre, je le vis rapidement revenir de la grotte au pas de course, l'air excité, pour m'annoncer sa découverte. La pierre n'était responsable de rien. L'anomalie était causée par le piédestal . Alors qu'il travaillait sur le bas-relief du présentoir hier, le docteur Papademos y avait laissé un pinceau de fouille, qui fut remarqué alors qu'ils allaient remettre la pierre. Le pinceau revêtait, selon lui, le même type d'aura que la pierre précédemment.
C'était un pinceau de poil de cheval, banal au possible, avec un manche en bois et une virole en fer, comme on en trouve des milliers. Pour avoir vu ce pinceau avant anomalie, je peux assurer que celui-ci ne différait en rien d'un autre. Et pourtant, le docteur Tzannetakis m'en fit la description suivante :
Je sais qu'hier ce pinceau n'était rien, et pourtant aujourd'hui, il est tout. Le manche de bois, monde végétal, en est sa base, sans lui, nous ne sommes rien. Mais le bout du pinceau, ce qui fait de lui ce qu'il est, ce qui fait ce qu'est le monde, c'est l'animal, le vivant. Et le liant ? c'est le fer. La terre mère. Notre Terre. Tel est le Monde, né de l'osmose, de l'équilibre du vivant et dans toute chose. Mais il est également façonné par l'Homme, pour l'Homme, et pour le transcender. Utilisé pour dépoussiérer, il représente les sciences : l'on cherche à déterrer le passé, la connaissance interdite, car l'univers est ainsi. Les vérités sont toujours cachées sous la poussière de l'ignorance et du doute, mais faites pour être déterrées, comprises et utilisées.
Oui, ainsi est le Monde, et encore le verrais-tu comme un pinceau de peinture, qu'il n'en resterait pas moins le Monde. Car le monde est narcissique, et ne demande qu'à être peint, regardé et admiré. Le résultat est parfois fort laid, mais il n'en reste pas moins de l'art : absurde dans sa conception, à l'opposé de l'utilitarisme, à la recherche de la nouveauté. Une recherche statistique de la beauté en somme. Avec un pinceau comme avec le Monde, l'on peut faire la plus exquise, comme la plus laide des toiles, l'on peint le futur. Il est à nous de décider de l'art que nous voulons, car nous sommes les auteurs de notre monde. Là encore, les mots ne suffisent pas pour décrire ce que l'on voit au travers de ce pinceau.
J'ai par la suite longuement discuté avec lui, sur sa vision du monde. Elle semble différente de celle évoquée lorsqu'il n'avait vu que la pierre. Quand je lui fis remarquer, il me répondit que c'est parce que le monde lui-même avait changé. Hier, le monde était une pierre. Aujourd'hui, c'est un pinceau.
Il semblerait que le piédestal mette du temps pour « investir » un objet, et que l'objet retiré perde également progressivement sa force. J'ai demandé à Tzannetakis de retirer le pinceau et de l'observer pour juger de la rapidité de cette perte d'effet. Au besoin, il pourra se relayer avec les archéologues. À la vue des premières observations cela semble dégressif, mais 8h00 après son enlèvement, le pinceau semble toujours actif. Le piédestal est maintenant vide et il le restera. J'ai demandé que l'on apporte des matériaux de protection mémétique et d'atténuation psychique. Nous allons sans doute devoir condamner cet endroit à la fin des recherches ; le pilier en lui-même n'est pas transportable. J'ai tout de même demandé à ce que la pierre soit rapportée au site pour analyse.
Le temps s'est finalement éclairci dans la soirée et la chaleur a fait son retour. Le moral de l'équipe est bon.
10/08/1867 - Jour 7 :
Les archéologues ont enquêté sur la structure artificielle présente au-dessus du piédestal : ils supposent la présence d'un puits de lumière, scellé en même temps que le mur. Fait de granit noir, ils ont également observé qu'un morceau de bloc avait dû tomber : nous avons donc découvert d'où venait la pierre. J'ai demandé à ce que l'on creuse à la surface, pour retrouver la trace de ce conduit, mais je compte bien le garder en place, pour le confinement final. Concernant le pinceau, son effet s'est complètement dissipé aujourd'hui. Il est donc à noter la disparition de l'effet en moins de 24h00.
Le temps est bon, l'humeur également.
15/08/1867 - Jour 12 :
Ces dernier jours, j'ai senti le moral de l'équipe baisser de façon drastique, sans aucun évènement le justifiant. Les travaux d'excavations traînent de plus en plus, malgré des résultats encourageants et un temps clément. Trouvant la chose des plus étranges, j'ai décidé d'interroger tous les membres de notre expédition. Les résultats sont mauvais. Les plus impactés par cette baisse de moral ont tous un point commun : ils ont observé au moins une fois le piédestal vide. L'effet est possiblement anormal.
Pour les autres, le moral reste correct, mais est forcément impacté par la baisse de régime général. J'en ai discuté avec le docteur Tzannetakis : celui-ci me confirma que le pilier vide avait quelque chose de profondément dérangeant. Il se peut que le pilier « émette » toujours. Nous attendrons quelques jours, afin de confirmer cet état de fait et s'il perdure, nous placerons les plaques d'atténuation psychique pour tenter d'endiguer l'effet.
Le temps reste bon.
18/08/1867 - Jour 15 :
Le moral de l'équipe s'est encore dégradé : l'effet anormal est confirmé. Les sujets affectés ont du mal à trouver le sommeil, prétendent ne plus rêver et semblent avoir de plus en plus de mal à réaliser les tâches que l'on leur donne ; j'ai dû les mettre sous surveillance pour s'assurer que le travail soit fait. Leur appétit est maintenant si réduit que la chose en devient dangereuse. J'ai ordonné la mise en place des protections aujourd'hui. Malheureusement, pour ne pas risquer plus d'infection, j'ai dû déléguer cette tâche aux ouvriers déjà affectés, ce qui ralentit les travaux. La situation pèse sur toute l'équipe.
Comme pour s'accorder avec la situation, le temps devient de plus en plus lourd.
19/08/1867 - Jour 16 :
Les protections fonctionnent, et c'est encore pire. Les sujets infectés semblent rentrer dans un état d'apathie de plus en plus profond. Les autres paniquent. On observe chez les sujets une difficulté grandissante à prendre la moindre décision, leurs capacités de jugement semblent affectées. Les ouvriers se sont finalement ligués contre nous et sont venus nous demander de remettre un objet sur le piédestal pour régler la situation. J'ai refusé, ne connaissant pas la réelle portée de l'acte. Tzannetakis m'a soutenu, mais je sais qu'il souhaite lui aussi remettre quelque chose sur le pilier ; son état empire lui aussi. J'ai envoyé quelqu'un prévenir le site de la situation, et leur demander de ramener et la pierre et des amnésiques. J'attends le retour comme leur aval pour agir.
Le moral est déplorable, le temps grondant. Un violent orage a éclaté en soirée.
20/08/1867 - Jour 17 :
Il a plu toute la nuit, et les éclairs zèbrent encore le ciel ce matin. L'état de santé mentale de l'équipe n'évolue pas en bien. Pas de nouvelles de la Fondation. Temps gris. J'ai mis les autres au repos.
21/08/1867 - Jour 18 :
Toujours aucune nouvelle. Pluie le matin, éclaircies cet après-midi.
22/08/1867 - Jour 19 :
Je suis descendu au village pour l'approvisionnement avec des ouvriers non affectés et j'ai appris la nouvelle. Un glissement de terrain sur la route. L'unique route. Sans doute est-ce pour cela que nous n'avons plus aucune nouvelle de la Fondation. Quoiqu'ils auraient dû réagir rapidement vu la teneur de mon précédent message. Ses montagnes sont fourbes, et la route en était le seul accès réellement sûr. La Fondation sous-estime-t-elle la situation ? Est-il arrivé malheur au messager ? Si demain, je n'ai toujours pas de nouvelles, je dépêcherai un de mes hommes pour chercher un guide de montagne au village et l'enverrai trouver une route sûre, ou du moins praticable, pour prévenir une nouvelle fois la hiérarchie.
Le temps ne s'améliore pas.
23/08/1867 - Jour 20 :
Pas de nouvelles. Je m'inquiète pour le messager, mais la situation présente me préoccupe bien plus encore. Les rares prises de décision des individus affectés deviennent de plus en plus illogiques et portent sur des sujets de plus en plus basiques. L'on est presque obligé de leur dire de s'habiller le matin, d'aller aux toilettes s'ils en ont envie. J'ai interrogé Tzannetakis sur ce sentiment, et retranscrit ici sa réponse :
C'est absurde, je sais. Je n'arrive plus à penser. Je ne sais plus ni où je vais, ni ou je souhaite aller. Pourquoi ? Comment ? Je ne comprends plus rien, le monde qui m'entoure me semble incompréhensible. Vide. C'est comme se regarder dans un miroir sans y voir son reflet. Sans but, l'on oublie presque que l'on existe.
J'ai envoyé un ouvrier au village préparer l'expédition de demain. J'ai besoin de tous les autres pour gérer les malades. Il partira avec le guide demain à la première heure.
Le temps gronde à nouveau.
24/08/1867 - Jour 21 :
Ils sont partis ce matin. Je croise les doigts quant à leur réussite. La situation me dépasse. Je ne sais plus quoi penser, comment réagir. C'est à peine si l'on arrive à faire sortir les sujets de leurs tentes. Tzannetakis se force par orgueil et pour me soutenir à montrer l'exemple aux autres, sans grand succès. Pour ceux-ci comme pour lui-même. À pieds, ils mettront sans doute plus de deux jours pour prévenir la Fondation et elle devrait en mettre un de plus à venir. Plus si la route n'est toujours pas dégagée. Nous devons donc tenir au moins trois jours. Je m'en remets à Dieu. Le temps n'a plus d'importance.
25/08/1867 - Jour 22 :
Ai passé toute la journée avec les malades. Pas de nouvelles de la Fondation. Sommes obligés de les nourrir de force, ils n'ont plus la motivation pour se lever. Leur état est plus que préoccupant.
26/08/1867 - Jour 23 :
Je m'en veux d'être aussi bête, d'être passé à côté d'une information aussi importante, et je m'en excuse auprès de la Fondation comme de mon équipe. Nous avons sous-estimé le piédestal. L'orage a éclaté de nouveau, j'ai laissé les affectés aux hommes encore valides et je suis allé chercher des condiments au village pour tenter de revigorer les malades. Du fromage, du vin, n'importe quoi. En allant au village, j'ai vu des vaches paître près d'un torrent, sous l'orage. Avec les pluies de ses derniers jours, celui-ci aurait pu emporter le moindre des bestiaux suffisamment stupide pour s'approcher. On avait, j'en étais sûr, oublié de les rentrer. Je les avais reconnues comme appartenant à l'un des fermiers qui nous vendait des vivres. Arrivé au village, je me pressais de gagner sa ferme. Il m'ouvrit et avant même de commencer les négociations, je le prévins pour son troupeau. Celui-ci haussa les épaules. « Ce n'est pas grave » me dit-t-il. « Pourquoi donc, elles risquent la mort tout de même? », « Et bien peut-être mourront-elles. Après tout, c'est peut-être ainsi qu'est le Monde ».
Cette phrase me frappa comme nulle autre, et une infinité de détails insignifiants me revint en mémoire. Les paroles du docteur Tzannetakis, mais aussi l'état général du village. Du linge encore battant sous l'orage, les travaux de la route qui ne démarraient pas… J'avais mis l'état de notre propre camp sur le fait que la main d’œuvre était concentrée sur les malades, mais bien trop de choses avaient traîné en longueur. Depuis combien de temps n'avais-je pas moi-même rêvé ? J'ai acheté une tome au fermier par politesse et revint au camp au pas de course. Je réunis en urgence les personnes « saines ». Aucune n'avait rêvé depuis l'enlèvement du pinceau, pour la plupart depuis l'enlèvement de la pierre. Nous étions donc tous infectés, sans avoir vu l'anomalie. Une envolée de question se jeta alors sur moi.
Était-on à l'épicentre, ou dans l’œil du cyclone ? Comment se portait le monde, à l'extérieur de ces montagnes ? Serait-ce pour cela que la Fondation ne réagissait pas ? Était-ce pour cela que je n'osais prendre une décision en les attendant ? J'hésitais longuement, et je pris ma décision. Le risque était trop grand pour le monde extérieur. Je demandais aux personnes saines de démonter les protections psychiques. Pendant ce temps, je cherchais quelque chose à remettre. Je n'avais pas la pierre. Je ne savais pas quel objet prendre, ni quel impact cela aurait sur le Monde. De mes discussions avec Tzannetakis, je savais le pinceau trop éloigné de la pierre. Je tentais vainement d'imaginer les effets possibles, pour anticiper la catastrophe. Une lame ? Mauvaise idée. Ma montre ? Trop complexe, pas assez prévisible. Qui sait quel effet aurait la croix que je portais au cou ? L'on vint me chercher une fois les protections levées et je n'avais toujours pas fait mon choix. J'ai finalement saisi ma seconde paire de lunettes. Je ne sais pas quels effets elles auraient, mais il fallait agir et je n'avais pas trouvé mieux. Pour épargner les ouvriers, je me suis avancé seul dans la caverne, avec une lanterne. En tant que chef de l'expédition, c'était, il me semble, mon devoir.
J'ai vu pour la première fois la pièce tant décrite, les traces de peintures sur les murs, le pilier central. Celui-ci revêtait un aspect glaçant, sombre, absurde. Je ne pouvais penser à rien, car ainsi était le Monde. Je me forçais à avancer, et chaque pas me demandait un effort de volonté surhumain. Je ne sais combien de temps j'ai lutté, mais je posais enfin les lunettes sur le pilier. Je me suis effondré au pied de celui-ci, et me suis laissé envahir par le grand rien. Je n'avais plus la notion du temps (ni de quoi que ce soit d'autre). Je sais juste sur cet épisode que ma lanterne a fini par s'éteindre, me laissant seul dans le noir. Deux heures plus tard (je n'appris la durée que par la suite), un ouvrier inquiet est venu me chercher. Je me suis levé péniblement avec son aide (je n'en aurai jamais eu la volonté seul), et j'ai jeté un coup d’œil au piédestal. Je ne ressentais encore rien d'anormal, mais j'arrivais déjà à penser à nouveau. L'ouvrier et moi avons quitté la pièce.
Nous attendons.
27/08/1867 - Jour 24 :
Je ne suis revenu dans la pièce que huit heures plus tard. Je ne savais dire, à ce moment, quoi penser de ma paire de lunettes. Il s'en dégageait une aura particulière et l'effet prenait place, peu à peu. J'ai demandé à ce que l'on prenne des brancards au camp et qu'on apporte les personnes affectées devant le pilier. Je suis resté avec eux dans la pièce, à maintenir la lanterne allumée. Je pouvais me déplacer bien plus librement que la première fois et rien ne me paraissais plus aussi sombre. Petit à petit, les malades retrouvaient leurs facultés. Moi, j'observais le pilier.
A force de réflexion, je finis par comprendre. N'avez vous jamais réfléchi sérieusement à propos des lunettes ? Le malvoyant ne voit le monde qu'à travers elles. Mais le verre peut être teinté, voilé, et modifier la perception que l'on a de l'univers que l'on regarde : le faire apparaître plus grand, plus flou, ou même bien plus sombre qu'il ne l'est réellement ; et c'est ce que l'objet placé faisait. Ma paire de lunettes était devenue les verres derrière lesquels se cachait la connaissance, et ce pilier n'en était que l'armature. Une fenêtre sur le grand tout. Sans elle, nous sommes dans le noir, nous ne savons où aller, quoi espérer ou rêver, nous sommes perdus dans le néant. Ce piédestal est l'un des phares de la conscience humaine et il ne doit jamais s'éteindre, le néant n'est pas fait pour l'Homme. Je ne sais pas quand cette pierre avait pu tomber dessus, mais s'il existe un Dieu, ce geste est son œuvre car cela nous a alors tous sauvés, nous les Hommes, de la folie et de l'apathie.
Ce que je vis au travers de ces verres, je ne puis vous le transmettre, car tout comme le disait le docteur Tzannetakis, cela dépasse de loin les mots. Je réalise que ses descriptions ne recouvrent pas un dixième de ce qu'il y a à retenir et je ne me risquerai pas à tenter de le décrire ici. Je sais que je ne pourrai faire mieux. Je préciserai seulement que mon univers n'est pas une pierre, ou un pinceau. C'est bel et bien une simple paire de lunettes.
Les sujets affectés reprennent progressivement des forces. Le soleil revient de temps à autre. Je ne sais toujours pas comment l'extérieur des Balkans a vécu l'incident et comment la Fondation prendra mon geste. Je ne regrette rien, et assumerai cette décision.
28/08/1867 - Jour 25 :
Les membres de la Fondation sont arrivés aujourd'hui, à mon grand soulagement. La route a finalement été dégagée, et le corps du premier messager trouvé dans les gravas. La seconde expédition s'est révélée victorieuse. La décision fut prise de ne pas amnésier tout de suite les sujets affectés, le temps de débriefer l'incident. Je laisse le commandement à mon supérieur, arrivé avec l'équipe de la Fondation, le docteur ████████. La paire de lunettes restera sur le pilier deux jours de plus minimum pour le rétablissement de l'équipe, puis sera remplacée par la pierre originelle. D'après le témoignage des nouveaux arrivants, nous n'étions pas dans l’œil du cyclone, mais bel et bien à l'épicentre du problème. Le monde extérieur n'en a pas souffert.
31/08/1867 - Jour 28 :
À la suite de mon rapport sur la situation, et du pouvoir constaté du piédestal, nous avons reçu des ordres direct de O5-██. Le site doit être scellé. La pierre ne doit pas être remise. Le porteur du message venait avec l’objet qui la remplacerait, fermé dans une boite. Toute l’équipe initiale devra être amnésiée, moi compris. L’on me demande d’aller placer l’objet avant cela. Je n’ai pas l’autorisation d’écrire ici de quoi il s’agit, ni mon appréciation personnelle sur le sujet. Ceci est ma dernière entrée.
Le temps est bon.