Interviewés : Arthur Brodier, Marc Hirschfeld et Jean Lecarpentier
Intervieweur : Chercheur Schreiber
Avant-propos : La coopération des trois interviewés a été assurée en leur garantissant qu'ils pourraient emprunter le point d'accès du Test 288-032 afin de regagner DMU-022 après cet entretien. Celui-ci fut précédé de plusieurs tests médicaux, ayant permis de constater que l'âge réel des interviewés était bien supérieur à celui suggéré par leur apparence extérieure et leur état de santé, et que leurs organismes contenaient un composé phosphorescent (au taux particulièrement élevé dans leur sang) également identifié dans l'échantillon de champignon récolté. A l'issue de l'interview, un émetteur a été placé près du point d'accès menant à la partie de DMU-022 habitée par les interviewés afin de pouvoir éventuellement les retrouver et les recontacter ultérieurement.
<Début du Rapport>
Chercheur Schreiber : Bonjour, messieurs. Veuillez vous asseoir.
Marc Hirschfeld : Bonjour.
Jean Lecarpentier : Bien aimable.
Arthur Brodier : [salue le chercheur de la main]
Chercheur Schreiber : Depuis combien de temps étiez-vous dans DMU-022, l'endroit où nous vous avons découverts ?
Jean Lecarpentier : Pour ça, faudrait déjà qu'on sache la date. Les médecins, ils ont pas voulu nous dire.
Chercheur Schreiber : Nous sommes le dix octobre.
Jean Lecarpentier : De quelle année ?
Chercheur Schreiber : [brève pause] 2006.
Arthur Brodier : [émet un long sifflement entre ses dents]
Marc Hirschfeld : Bah mince.
Jean Lecarpentier : [longue pause] Ça explique des choses. Ouais, euh, donc ça va faire un sacré bout de temps. On est là depuis… euh…
Marc Hirschfeld : Septembre 1916, Tijean.
Jean Lecarpentier : C'est ça. Alors ça fait quoi, quatre-vingt-dix ans. Mince.
Chercheur Schreiber : Comment êtes-vous arrivés dans cet endroit ?
Marc Hirschfeld : On se battait aux alentours d'Amiens depuis… fiouu… ça devait faire deux mois mais pour tous les gars encore vivants, ça ressemblait à l'éternité. Nous, on était des gars de Fayolle, du 35° corps. On avait déjà repris Fay et Estrées, et puis on venait de reprendre Soyécourt début septembre, quand les Boches nous ont forcés à nous enterrer encore un coup dans nos trous.
Arthur Brodier : [mime quelqu'un en train de creuser]
Chercheur Schreiber : [l'interrompant] Vous participiez à la Bataille de la Somme ?
Jean Lecarpentier : La "bataille" ? Ça ressemblait pas trop à ça de là où on était.
Marc Hirschfeld : La boucherie, ouais. Il paraît que les tommies ont perdu vingt mille gars rien que le premier jour de juillet. Arthur s'est fait envoyer valdinguer par un obus et depuis, il cause plus.
Arthur Brodier : [lève un doigt en fronçant les sourcils]
Marc Hirschfeld : Enfin, bon, il cause plus avec des mots, je veux dire.
Chercheur Schreiber : Revenons-en au sujet. Vous étiez donc dans les tranchées de la Somme.
Marc Hirschfeld : Euh. Donc, nous trois et deux autres copains, on nous envoie creuser. Pour résumer, on s'est pris une marmite. [pause, regarde l'expression du Chercheur Schreiber, puis reprend] Une enclume. Un obus, quoi. Et on a tous valdingué. Le "grand" Jean était mort, le petit [désigne Jean Lecarpentier] était sonné, et on n'était pas frais du tout. Et là, E██████ nous a dit qu'il avait entendu dire que les marmites tombaient jamais deux fois au même endroit, et qu'il fallait qu'on se planque tous dans le trou.
Chercheur Schreiber : [l'interrompant] E██████ Lecerf ?
Marc Hirschfeld : Lui-même. Bon. Donc on récupère nos pelles et on y va. Et là, on voit qu'au fond du trou, il y a un… ben… un autre trou.
Jean Lecarpentier : La marmite avait fait un trou super profond, et ça donnait sur une galerie, comme un énorme terrier. Alors on y est entrés. Ça continuait de tomber tout autour de nous et d'exploser comme une grêle de tous les diables, alors pour sortir de là, on aurait creusé jusqu'en enfer s'il le fallait. Et on a trouvé une forêt sous terre.
Marc Hirschfeld : Entre l'enfer sur terre et la forêt sous la terre, on a vite choisi, je vous assure. Enfin, sauf E██████. Il voulait pas déserter. Nous on lui a dit, on déserte pas, on est juste sous le Front, et on ressortira quand ça sera un peu calmé. Mais il a préféré rester, et il a rebouché le trou derrière nous pour pas qu'on se fasse prendre.
Jean Lecarpentier : Chez nous, on avait personne qui nous attendait, de toutes façons. Alors au final, on est restés là. Il y avait tout ce qu'il faut, et pour le reste, on avait notre barda.
Chercheur Schreiber : Avez-vous revu E██████ Lecerf ?
Jean Lecarpentier : Ouais. Des années plus tard. Il est arrivé un jour dans notre campement, en disant qu'il avait passé un temps fou à essayer de nous retrouver, avec ce qu'il appelait "sa pelle magique". Il avait ouvert plein de fenêtres vers "notre" monde en creusant avec, mais sans jamais nous trouver. Et le jour où il était enfin là, il était sacrément plus vieux que nous. Il avait même une canne. On lui a tout fait visiter. Il était tellement heureux.
Arthur Brodier : [touche sa joue]
Marc Hirschfeld : Ouais. Il pleurait, et il disait qu'il aurait dû nous suivre, à l'époque. Beaucoup trop de nos copains sont morts après qu'on soit partis, et ça le hantait. Il n'arrêtait pas de dire que tout était beau, dans ce monde sous la terre, et que depuis qu'il était ici, il pouvait enfin oublier.
Arthur Brodier : [regarde Marc Hirschfeld et imite une poignée de main]
Marc Hirschfeld : Ah, ouais, et il s'entendait très bien avec les Totos. Quand il est mort il y a quelques années et qu'on leur a annoncé, ils ont fait une grande cérémonie pour lui, très belle, avec de la musique.
Jean Lecarpentier : Pauvre vieux.
Marc Hirschfeld : D'après les Totos, c'est parce qu'il est arrivé plus tard que nous, et que la lumière qui est dans les champignons et les lapins, elle nous fait vivre très longtemps.
Chercheur Schreiber : Excusez-moi. Les "Totos" ?
Marc Hirschfeld : Oh. Vous les avez pas rencontrés ? Ils vivent là-dessous aussi. C'est Tijean qui les a appelé les Totos, je sais même plus pourquoi. On dirait de très gros papillons de nuit, mais qui vivent comme des gens. Ils parlent pas comme nous, mais ils ont des villages, et des écoles, et plein de choses. On leur échangeait des peaux de lapin contre des trucs qu'on pouvait pas fabriquer dans notre forêt à nous. Eux, leur caverne, c'est comme une grande vallée dans la terre, avec des pierres qui font de la lumière partout.
Jean Lecarpentier : Et il y a les Lézards, et les Bigors, et les Plumeux… faut bien qu'on leur donne des noms même si on parle pas leur langue.
Chercheur Schreiber : [brève pause] Il y a donc de nombreux autres peuples non-humains dans DMU-022. [pause plus longue] Vous avez exploré DMU-022 pendant près de quatre-vingt-dix ans. Pourriez-vous estimer la taille de cet endroit ?
Arthur Brodier : [écarte largement les bras et lève les yeux au ciel]
Jean Lecarpentier : C'est vraiment très, très grand. Trop grand. On peut pas dire. On a vu tellement d'endroits différents. Il y a même des océans.
Marc Hirschfeld : Je vais vous dire un truc. Arthur, il discute avec les Totos avec des dessins. Et un Toto lui a dessiné que leur caverne, enfin leur monde, comme tous les autres, est suspendu dans une infinité de terre. Ils ne savent pas ce qu'est le "ciel", même quand on essaie de leur expliquer. Moi je dis, là-bas, vous pourriez creuser jusqu'à la fin des temps, vous trouveriez rien que de la terre et de la roche.
Chercheur Schreiber : DMU-022 serait un univers entièrement souterrain ?
Marc Hirschfeld : Je suis pas savant comme vous. Tout ce qu'je dis, c'est que le curé qui nous disait que l'enfer était sous terre, il parlait sans savoir. Nous autres, on a bien vu que l'enfer était sur terre, pas ailleurs, et si vous permettez, j'aime autant pas y rester, et retourner à mes lapins qui brillent dans le noir.
<Fin du Rapport>