Schrödinger serait fier

"Tu vas y arriver, ma grande, tu vas y arriver. Parle lentement, calmement, ne t'agite pas trop, et par pitié, soit com-pré-hen-sible. Tout le monde dans la pièce n'a pas un doctorat en physique quantique."

Alex inspira, puis expira lentement. Jetant un regard à sa collègue, qui paraissait encore plus stressée qu'elle, la jeune professeur se pencha sur son ordinateur portable, et projeta sa présentation.
Tout en se replaçant sur la droite de l'écran blanc, Alex rajusta le col de sa blouse fétiche. Elle portait celle-ci plutôt comme un accessoire que par réelle nécessité, son domaine d'expertise consistant largement plus en des analyses de données sur ordinateur qu'en des manipulations à la paillasse. Pourtant, cet uniforme la faisait se sentir intégrée dans la communauté scientifique entière, bien que ses théories fassent partie des plus décriées.
Lorsque le silence se fit dans la salle de réunion, Alex toussota, et commença son exposé :

"Comme vous l'avez sûrement vu sur le résumé de cette réunion qui circule parmi vous, j'ai réalisé cette présentation en étroite collaboration avec le Bureau de Surveillance des Individus Anormaux, dont mon assistante du jour fait d'ailleurs partie, commença-t-elle en désignant Elwin, la jeune rousse à l'expression stressée qui se tenait droite comme un piquet dans un coin de la salle. Leurs enquêtes ont en effet détecté la présence d'un individu tout à fait surprenant qui, à mon sens, possède des capacités qui surclassent une bonne partie des objets SCP humanoïdes présent sur notre bien aimé Site-Aleph."

Elle appuya sur une touche de sa télécommande de poche, et passa à la diapositive suivante en désignant la photo qui s'y trouvait.

"Cet homme, photographié ici sortant d'une station-service, s'appelle Josef S. Vien. Je n'ai pas le numéro de dossier en tête, mais je vous invite à interroger Elwin pour tous les détails internes. Bref. Né de parents normaux, M. Vien a pourtant attiré l'attention du BSIA par les nombreuses fluctuations énergétiques survenant autour de lui depuis sa plus tendre enfance. Sa vie complète fut ainsi placée sous surveillance totale, jusqu'à ce que la première manifestation de son anomalie survienne, l'année de ses 19 ans."

La diapositive suivante portait une photo d'étudiants assis dans un amphithéâtre, téléchargée sur un site d'images stock quelconque.

"Le 17 Mai de l'année de ses 19 ans, M. Vien passa un examen d'entrée en deuxième année de médecine. A la sortie de celui-ci, il rentra chez lui sans s'enquérir du résultat de ses amis, et s'isola jusqu'à l'annonce des résultats quelques semaines après. Le jour de l'annonce de ceux-ci, il retrouva un camarade juste avant la consultation des notes, et eut la conversation que je vous ai retranscrite ici."

Elle changea à nouveau la diapositive, et la suivante afficha ladite conversation :

M. Vien : Je n'ai parlé à personne depuis l'examen, j'étais vraiment mal… et je ne vous ai même pas demandé comment ça s'est passé pour vous ?
Individu A : J'ai rendu copie blanche, je ne suis ici que pour soutenir les filles… et toi ?
M. Vien : C'était assez mauvais, mais je ne suis jamais sûr de moi…
Individu A : Tu sais ce qu'on dit, non ? Tant que tu n'as pas vu ta note, elle peut encore changer !

Alex marqua une courte pause, et embraya sur la diapositive suivante, affichant la photo d'une feuille de notes.

"Un agent du BSIA affecté à la surveillance rapprochée de M. Vien était justement en poste ce jour-là à l'affichage des notes d'examens. Celui-ci rapporta immédiatement à son supérieur les faits suivants, et des collègues non-affiliés à la Fondation confirmèrent ses dires lors d'entrevues réalisées après : la note de M. Vien, qui était alors de 20/100, passa à 28/100. Celle de son camarade, appelé dans ce dossier Individu A, resta de 0. Enfin, les notes de tous les étudiants ayant passé l'examen fluctuèrent entre 0/100 et 100/100, et ce même pour les individus ayant rendu copie blanche."

La salle fut prise d'un murmure, chacun se demandant où la jeune professeur voulait en venir. Cette dernière reprit :

"Les individus qui avaient auparavant rendu copie blanche furent interrogés, et tous affirmèrent avoir réalisé un examen normal, en accord avec leurs nouvelles notes. Les individus ayant obtenu une nouvelle note de 0/100 affirmèrent avoir rendu copie blanche, de même que l'individu A."

La jeune femme marqua une courte pause pour aller boire une gorgée d'eau, puis reprit :

"Au vu de cet évènement, ainsi que de quelques autres survenus peu après, nous avons pu en tirer les quelques règles suivantes quant au fonctionnement de l'anomalie de M. Vien."

Alex afficha la diapositive suivante, qui comportait l'image d'un chat dans une boîte.

"Tout d'abord, M. Vien est indéniablement capable de modifier des éléments de la réalité, ainsi que le passé et la mémoire d'individus en adéquation avec le nouvel état de celle-ci. Cependant, des limitations s'appliquent. Pour que vous compreniez bien, je vais utiliser l'analogie bien connue du chat de Schrödinger."

Elle prit une nouvelle pause, afin de vérifier de par leurs réactions que tous ses auditeurs connaissaient cette expérience. Puis, après un soupir à peine dissimulé, elle se lança, avec une diction claire et un débit modéré :

"Pour les besoins de cette explication, nous allons étendre les "possibilités", c’est-à-dire que le chat n'aura non pas 2 états, mort ou vivant, mais une infinité. Imaginez par exemple qu'il peut contracter toutes sortes de maladies, ou souffrir de blessures diverses et variées. Bien. Maintenant, se présentent à nous les trois cas suivants."

La diapositive suivante afficha un grand 1, ainsi que quatre chats dans une boîte : un rouge, un vert, un blanc et un noir.

"Ici, on explique à M. Vien que quatre chats se trouvent dans une boîte, et on lui dit que les chats sont soit vivants, soit malades, soit blessés, soit morts, sans préciser l'état et sans qu'il ne puisse le connaître. Alors, l'activation de l'anomalie de notre sujet permettra aux animaux de "changer d'état" individuellement, et chacun d'entre eux pourra devenir malade s'il était sain, passer de blessé à malade, ou bien même ressusciter. La mémoire des observateurs neutres extérieurs ne sera pas affectée, mais celle des personnes concernées -ici nos chats, bien que leurs mémoires ne puissent évidemment pas être testées- sera affectée. C'est ce qui est arrivé pour les étudiants dont M. Vien ne connaissait rien : la note a fluctué aléatoirement entre 0 et 100, et même ceux qui avaient rendu copie blanche -les chats morts dans notre analogie- ont été affectés, sortant d'un état qui était pourtant sans équivoque."

Alex passa à la diapositive ornée d'un grand 2, montrant un chat vert.

"Dans cette représentation, il n'y a qu'un seul chat, et nous précisons en plus à M. Vien que l'animal est malade. Ainsi, son anomalie fonctionne toujours, mais avec une "marge" plus limitée : le chat souffrira aléatoirement d'une maladie, et ne pourra pas avoir d'autre état tel que sain ou blessé. En revanche, il pourrait en théorie être mort. Le spectre des possibilités est plus réduit, mais la fluctuation s'opère tout de même. C'est ce qui est arrivé pour la note personnelle de M. Vien : lui savait les réponses qu'il avait donné à l'examen, mais ignorait qui allait le corriger, avec quelle sévérité. Ces paramètres n'auraient pas fait varier sa note de beaucoup, mais ont tout de même permis à un changement de s'opérer."

S'assurant que l'auditoire suivait toujours, la jeune femme passa au grand 3, qui affichait un unique chat mort.

"Enfin, si nous précisons à M. Vien que le chat est mort, son anomalie ne peut se déclencher sur celui-ci, puisqu'il a connaissance de l'état précis de l'animal. C'est ce qui est arrivé pour son camarade, l'Individu A : il savait que celui-ci avait rendu copie blanche, et sa note n'a dont pas été affectée puisqu'il est impossible d'avoir autre chose que la note nulle en ne répondant à aucune question."

La dernière diapositive s'afficha : un simple logo de la Fondation.

"Voilà, j'espère que vous aurez saisi l'essentiel de mon explication. Je terminerai en vous faisant part des dernières observations effectuées sur l'individu : son anomalie ne semble pouvoir affecter que des éléments mineurs se trouvant directement liés à lui. Je tenais tout de même à vous mettre en garde sur les possibilités que l'anomalie de cet individu impliquent. C'est ainsi que je préconise pour ce M. Vien une capture par la Fondation, afin que celui-ci soit traité comme un objet SCP à part entière, tant ses capacités, certes limitées, sont toutefois imprévisibles et pourraient se révéler dangereuses si un jour il s'avérait que-
-Excusez-moi, je crois que vous ne réalisez pas ce que vous venez de dire."

Habituée à être coupée lors de ses congrès habituels, Alex garda son sang-froid et se tourna vers la personne qui l'avait interrompue : il s'agissant d'un éminent docteur de la Fondation dont elle avait oublié le nom, mais reconnaissait le visage. Elle l'avait déjà croisé lors de réunions plus prestigieuses ou importantes, et se souvenait que ses paroles étaient généralement prises pour évangile.

"Premièrement, votre exposé a été vraisemblablement vidé de toute substance scientifique, pour se résumer à une vague présentation comme en ferait un vulgaire étudiant. Pensez-vous que seuls des membres du personnel administratif ou logistique se rendent aux conférences du BSIA ?"

Alex s'en voulut immédiatement, mais n'eut pas le temps de trop y réfléchir car le docteur enchaîna immédiatement :

"Deuxièmement, vous nous présentez un individu capable de modifier aléatoirement, sans le savoir, des choses dont il ne connaît pas l'existence, et ce uniquement dans son entourage proche ?"

Incapable de sonder les intentions de son interlocuteur, Alex bafouilla un "Oui" timide, et se prépara au pire.
Ses craintes se confirmèrent quand le docteur lui répondit en prenant à partie les autres membres présents dans la petite salle de réunion.

"Dans ce cas, permettez-moi de vous dire que cet homme, tout aussi intéressant soit-il pour des scientifiques qui se targuent de connaître la physique quantique, ne me paraît avoir aucun intérêt. C'est une sorte de SCP-239 à l'envers, en moins puissant, et en plus inutile."

Alex baissa la tête sous les éclats de rire.

"Ecoutez, je ne dis pas que le BSIA ne surveille que des individus aux anomalies inutiles, simplement ils devraient redescendre sur terre et arrêter de proposer que leurs dossiers soient traités avec le sérieux d'un objet SCP. Maintenant veuillez sortir s'il vous plait."

Alex ferma son ordinateur portable avec toute la douceur du monde, débrancha calmement le vidéoprojecteur, et se dirigea d'un pas mesuré vers la sortie. En chemin, elle croisa le regard humide de la jeune rousse, qui quitta la salle avant elle, sans parvenir à cacher ses tremblements. Alex jeta un dernier regard sur l'assemblée condescendante dans l'espoir qu'ils la salueraient tout de même, mais ceux-ci étaient déjà passés à autre chose, et la jeune professeur s'en alla elle aussi, sans pouvoir retenir son envie de claquer violemment la porte.

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