Savoir Rien sur Personne

Trois pages.
L'agent Greyton fronça les sourcils.
Trois pages.

Non, apparemment aucun autre rapport n'était empilé sur le sien. Les en-têtes et pieds de pages portaient bel et bien la date de la veille. En outre, son écriture ferme et légèrement penchée, noircissant l'ensemble des documents, ne pouvait être confondue avec celle de ses collègues.
Depuis combien de temps n'avait-il pas rendu de rapports de cette longueur ?
Voilà qui était inhabituel.

Cela faisait plus de sept ans que le monde semblait avoir changé.
La Fabrique ne produisait plus que des objets "normaux", le docteur Wondertainment était présumé mort ou amnésié, le mouvement "Et Maintenant On Est Cool ?" n'exposait plus d'œuvres défiant les lois de la physique car devenues "has been", le catalogue de MC&D devenait de plus en plus fin avec la disparition de plusieurs fournisseurs majeurs comme les entreprises Anderson ou les laboratoires Prométhée…

Pour des raisons mystérieuses, les anormalités cessaient d'apparaître. La quasi-totalité des objets et entités était connue et détenue par des gouvernements ou des groupes d'intérêts suffisamment consistants pour s'adapter aux nouvelles règles de ce monde.
La Fondation avait pendant un temps souffert des tensions et retombées internationales liées à la crise du paranormal. Cependant elle était et resterait une entité gargantuesque et tentaculaire. Sa taille, son efficacité organisationnelle et son influence lui avaient permis de garder son rang au sein du monde de l'anormal.

Cependant, la Fondation aussi s'adapta en profondeur. Les effectifs furent progressivement réaffectés. Les moyens alloués à la gestion des conflits avec les autres groupes d'intérêt étaient devenus plus importants que jamais, au détriment de ceux alloués à la recherche d'anomalies en liberté.

Il est facile de cacher un arbre au milieu d'une forêt, mais s'il n'y a plus de forêt et que l'on se situe au soir du 24 décembre, alors à quoi bon chercher sa hache et affronter le froid dans un lieu désert. Il suffit juste de frapper à la porte des voisins qui ont déjà leur "sapin de noël".

Les choses avaient bien changé et l'agent Greyton était désormais l'un des rares membres du personnel encore affecté à la recherche active d'anomalies non répertoriées. Inutile de préciser que, s'il restait encore de telles anomalies n'ayant pas déjà été associées avec un quelconque groupe d'intérêt, alors soit elles étaient trop bien dissimulées pour être retrouvées avec des moyens "raisonnables", soit personne ne les trouverait jamais, sauf coup de chance exceptionnel.

L'agent Greyton regarda à nouveau le rapport sur son bureau. Voilà près de deux ans qu'aucune anomalie n'avait été repérée par son équipe. Son travail était devenu une routine entrecoupée de fausses alertes, d'enquêtes auprès de témoins trop saouls, défoncés ou mentalement dérangés pour être pris en considération. Néanmoins, son travail exigeait de pousser l'enquête jusqu'au bout. C'était un travail ingrat et rarement valorisant.
Si les gens autour de lui savaient qu'il travaillait pour la société secrète la plus influente du monde, continueraient-ils à le mépriser ou le prendraient-ils en pitié ?

Ses comptes-rendus pour la Fondation avaient toujours la même structure.
Tout d'abord, les coordonnées GPS suivies d'un relevé de tous les capteurs et procédures utilisés (avec entre autres le capteur de Humes, le différentiel de réalité alternative, le capteur de plis temporels, le différentiel de volume spatial, la caméra à filtrage mnésique, une comparaison en double-aveugle au télékill pour détecter des phénomènes mémétiques, etc).
Il y a quelques années de cela, les rapports étaient hautement détaillés concernant ces critères, mais désormais, la mention R.A.S ou B.N (Banalement Normal) suffisait à qualifier l'intégralité des résultats d'analyse.
Ensuite, venait une liste exhaustive des pièces à conviction (témoignages, photographies, enregistrements vidéo ou audio, …) récoltées par son collègue, l'agent Wogt.
Enfin, venaient les conclusions de l'enquête (L'Objet Volant Non Identifié était le chat de la voisine Michelle Lambert attaché à un cerf-volant fabriqué par le petit Timmy Tanner, 10 ans, qui souhaitait "permettre à Mistinguette d'être le premier chat à marcher sur la lune").
Autrefois, il était aussi nécessaire de noter les mesures spéciales mises en places auprès des civils après enquête, mais sa couverture en tant que petit inspecteur de police malmené par sa hiérarchie était suffisamment rodée et il n'avait plus eu l'occasion d'utiliser de produits amnésiants sur les deux dernières années.

Au final, ses comptes-rendus quotidiens auprès de ses employeurs tenaient rarement sur plus d'une page. Après tout, les choses devaient être claires et concises. Fini le temps où une section entière du personnel administratif était employée uniquement pour synthétiser des rapports pour les instances supérieures.

L'agent Greyton regarda sa montre et jura. Il avait passé près d'une demi-heure à suivre le manuel en italien pour réparer sa cafetière dernier cri… en vain. Puis il s'était rappelé que le manuel en français devait être rangé quelque part dans son bureau et, en s'approchant de celui-ci, il avait été distrait par ce fichu rapport.

"Foutue machine ! Je vais encore devoir me taper le sourire niais de l'officier Harper et sa saloperie de jus de chaussette qu'il ose appeler café. Bordel ! Qu'est-ce que je donnerais pas pour ne plus voir sa gueule de chanteur de boys-band mal coiffé. À quelle cause stupide va-t-il encore essayer de me convertir ? Sa voix nasillarde est déjà insupportable, mais ce crétin a encore moins de jugeote qu'une huître sous acide quand il trouve une nouvelle cause militante à défendre…"

L'agent était encore en train d'envisager l'éventualité d'offrir un sacrifice humain à la prochaine anomalie rencontrée, lorsque, lassée du manque d'attention qui lui était porté, la machine émit un bruit cristallin indiquant sa mise en veille automatique. L'espace d'un instant, la sonorité au design épuré semblait étudiée pour se combiner en parfaite harmonie avec la gueule de bois matinale, tapant allégrement sur les nerfs, avec autant d'efficacité qu'un lot complet d'ustensiles de cuisine jetés sur un gong dans une caverne pleine d'échos.
Ne sachant pas si cet effet était juste une simple coïncidence ou le signe que cette machine du démon affichait ouvertement son ressentiment pour avoir été trompée la veille avec une tireuse à bière, l'agent Greyton lança un regard de mépris envers l'appareil rebelle, puis le manuel d'utilisation pour faire bonne mesure. Il mit son imperméable, prit son rapport, enfila un fedora accroché à son porte-manteau avant de sortir de son appartement pour se rendre sur son lieu de travail.

L'agent Greyton n'habitait pas très loin. Juste vingt minutes à pieds. C'était avantageux pour souffler, décompresser et réfléchir un peu, se demander sur quelle affaire sordide il allait encore être affecté et, accessoirement, se distraire temporairement d'un manque chronique de caféine. À cette heure-ci, les rues étaient encore désertes, et les quelques commerçants qui préparaient leur échoppe étaient trop occupés pour prêter attention à un type mal réveillé et aigri marmonnant dans sa barbe.

"Allez, Je suis optimiste ! Avec un peu de chance, le commissaire est de bonne humeur et l'officier Harper s'est empoisonné avec sa daube "respectueuse de la souffrance animale". Peuh ! Comme si du café avait un quelconque rapport avec le véganisme. Pourvu qu'il agonise quelque part en se vidant de ses tripes par tous les côtés. M'enfin, si l'agent Wogt s'est remis de son coup sur le crâne et qu'il ne tente plus de cacher sa bosse sous un chapeau ridicule ce serait…"

L'agent Greyton se figea sur place. Sa nuque fut parcourue d'un frisson.
"Bah, merde ! Depuis quand ai-Je un chapeau ?"

Il retira son couvre-chef et l'examina en détail en tentant de se rappeler des évènements de la veille.

"Si je me souviens bien, je suis allé au bar hier soir comme d'hab… Je discutais avec Michel. J'en étais à ma cinquième bière… À un moment, j'ai renversé ce type…"

L'agent se massa le crâne dans l'espoir de dissiper une légère migraine prenant de plus en plus d'ampleur, alors que les souvenirs remontaient de façon confuse sous forme de flashs.

"Il avait le même imperméable que moi… J'ai voulu l'aider… Il avait l'air complètement paumé… Il a dit quelque chose… Mais quoi ?"

Des gouttes de sueurs se mirent à perler sur son front alors que la douleur empirait et que son cœur s'emballait.

"Merde ! Je ne sais plus ce que l'on s'est dit… Je crois que j'ai voulu l'aider à se relever… Deux chapeaux par terre…"

L'agent Greyton se rendit compte que durant ses efforts pour se concentrer, sa respiration était devenue saccadée. Ne voulant pas risquer de mêler les conséquence d'un "lendemain de cuite" à celles d'une hyperventilation, il remit le fedora sur sa tête et se massa doucement les tempes en inspirant puis expirant profondément à plusieurs reprises. Certains disent qu'il ne faut jamais se forcer quand un souvenir ou un mot nous échappe, car il finit souvent par refaire surface de lui-même. Aussi, l'agent fit progressivement le vide dans son esprit, éloignant ses soucis et ses inquiétudes. Devrait-il interroger ses habituels camarades de beuverie sur les événements de la veille ?

"Non, sans importance… Je crois que c'était Rien."


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