Une approche anthropologique du Sarkicisme - Étude de cas 01 : Les Vaśńa de Sarvi
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Crédits
Titre original : An Anthropological Approach to Sarkicism - Case Study 01: The Vaśńa of Sarvi
Auteur : Metaphysician
Traducteur : Alwaid
Date de publication originale : 6 décembre 2017
Image : house.jpg : "Church cabin in Utsjoki" par MattiPaavola, licence CC BY-SA 3.0, Source (Wikimedia Commons)
Une approche anthropologique du Sarkicisme
Dr Matthieu Desmarais, Département d'Anthropologie
Introduction :
Notre compréhension du Sarkicisme a dramatiquement changé au cours des dernières décennies. Cette information a révélé un paradigme changeant et varié, bien différent de la croyance monolithique qu'on l'avait initialement supposé être. Nous sommes désormais capables de dépeindre un tableau plus étendu et détaillé de la religion sarkique, de ses diverses sectes et traditions religieuses.
Les sectes modernes sont le produit d'interprétations divergentes, dont beaucoup ne présentent plus qu'une ressemblance superficielle au culte qui leur a donné naissance. De façon très inattendue, surtout pour les premiers érudits du Sarkicisme comme moi, les intentions de ses fondateurs étaient apparemment bienveillantes. Le chemin de l'enfer, dit-on souvent, est pavé de bonnes intentions - un aphorisme que la Fondation devrait toujours garder en tête, car malgré les éons qui nous séparent, nous observons les mêmes abysses qu'eux.
Et tout comme les Sarkites d'antan, nous avons découvert qu'elles grouillaient de monstres.
Le Dr Desmarais, en prenant de grands risques à son encontre, cherche à mieux comprendre le Sarkicisme et son paradigme toujours mouvant à travers l'étude des communautés vivantes - révélant ainsi ce que les ruines, les artéfacts et les morts ne peuvent pas dire. Bien que ses méthodes soient peu orthodoxes (du moins pour la Fondation), ses résultats sont indéniables et montrent que ses recherches méritent d'être soutenues par la Fondation.
Dre Judith Low, conseillère au Département d'Histoire, division d'études des menaces des GdI religieux.
ÉTUDE DE CAS 01 : Les Vaśńa de Sarvi
Aperçu :
Plusieurs peuplades indigènes finno-ougriennes habitent la région arctique du Sápmi, qui englobe aujourd'hui une partie du nord de la Norvège, de la Suède, de la Finlande et la péninscule de Kola en Russie. En raison d'une origine culturelle commune (bien qu'éloignée), les communautés sarkiques sont difficiles à différencier des Sames autochtones, mais ces similarités disparaissent rapidement en y regardant de plus près. Ce peuple se nomme lui-même Vaśńa et ils sont l'objet de cette étude.
Le village de Sarvi est une communauté Vaśńa. Situé sur la rive du lac Inari dans la région finnoise de Laponie, les habitants de Sarvi sont isolés mais autosuffisants. Ils capturent des poissons avec des pièges primitifs mais astucieux et élèvent une sous-espèce distincte de renne pour sa viande, sa fourrure et comme moyen de transport. Sarvi reste connecté aux autres communautés Vaśńa d'Arctique, dont certaines exclusivement nomades, mais qui se rassemblent pour des évènements religieux importants ou pour défendre leur pays ancestral.
Une maison à Sarvi pendant les mois d'été. De telles habitations sont en fait plutôt spacieuses, la majorité de la structure se situant sous terre.
Histoire :
Les Vaśńa appartiennent à l'haplogroupe N (M231), un haplogroupe du chromosome Y typique du nord-est de l'Eurasie et ont probablement vécu près du lac Inari pendant les 4 à 6 000 dernières années. Il est supposé que les Vaśńa descendent ou partagent une origine commune avec les peuples dits "peuples du renne d'Adí-üm", un peuple finno-ougrien autrefois natif du nord de l'Oural et qui faisait partie des premiers fidèles du Grand Karciste Ion.
La saga nordique "Le Conte d'Asbjørn le Malavisé" relate l'échec d'une invasion de la Laponie, dont les habitants présentent une forte ressemblance aux sarkites finno-ougriens. Les autochtones sont décrits comme ayant des corps d'une pâleur fantomatique (bien que ce soit probablement une référence à de la peinture corporelle blanche) recouverts de runes de couleur rouge. Il y a des références fréquentes (et souvent gratuites) au sang et à la chair, ainsi qu'à la "magie du sang", à un "kraken terrestre", un "dieu des entrailles" et plusieurs strophes dédiées à la description d'un seigneur de guerre nordique dont le corps se fait "se retourner sur lui-même".
Pendant longtemps, les habitants du Sápmi, qu'ils soient des sarkites ou des sames non anormaux, ont vécu dans une paix relative. La Suède et la Norvège ont pris le contrôle de la région au 15ème siècle, mais les tribus Vaśńa, en raison de leur position septentrionale isolée, sont restées en grande partie inaffectées. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les forces allemandes du nord de la Finlande ont appliqué des tactiques de terre brûlée dans la région, causant des pertes dévastatrices chez les Vaśńa et les Samis. Entre 1946 et 1961, le village de Sarvi était occupé par la Division "P" de la GRU et les anciens du village parlent d'expérimentations brutales, plus tard suivies par une vengeance impitoyable. Bien que les anciens n'expliquent pas en détail ce qu'il s'est passé, ils se sont assurés de faire remarquer que cela a empêché la Division "P" de revenir à nouveau.
Culture, tradition et idées fausses :
Les Vaśńa désignent leurs croyances religieuses sous le nom de Nälkä ; le mot "sarkique" est en fait un terme péjoratif créé par les Mekhanites, un antique culte anormal d'origine méditerranéenne (ainsi que les probables ancêtres de l'Église du Dieu Brisé). Les efforts visant à supprimer ce terme inapproprié et eurocentré du lexique de la Fondation se sont avérés infructueux. Les sarkites ne vénèrent ni la "chair" ni un "dieu de la chair" ; en réalité, bien qu'ils croient en l'existence de dieux, ils les vilipendent plutôt qu'ils ne les vénèrent - un exemple de dysthéisme, la croyance selon laquelle un dieu, une déesse ou un dieu unique n'est pas entièrement bon, voire même malfaisant.
Le Grand Karciste et ses Klavigar jouent un rôle important dans la vie quotidienne. Lovataar (Lovarakka pour les Vaśńa) est invoquée par les futures mères et ceux qui cherchent l'amour ; Orok offre force et protection, et des amulettes représentant son emblème sont portées par les chasseurs pour leur porter chance ; Nadox (prononcé "Naw-dock" par les Vaśńa) reçoit les prières de ceux qui recherchent la sagesse ou souhaitant simplement faire le bon choix ; Saarn est moins communément invoquée, mais lorsque tel est le cas, c'est souvent dans l'espoir de maudire ou faire vœu de vengeance envers un ennemi ; et des prières quotidiennes sont adressées au Grand Karciste Ion (prononcé "Yon" par les Vaśńa), bien que les Vaśńa ne lui demandent que peu de choses, affirmant que son "œuvre" est trop importante pour être interrompue égoïstement.
Les signalements de sacrifices humains semblent infondés. La communauté pratique l'endocannibalisme au cours des rites funéraires, mais se moquait de ceux qui demandaient s'ils chassaient les humains (bien qu'ils aient affirmé qu'il serait "du gâchis" de juste laisser un cadavre se décomposer, peu importe l'espèce).
La vie à Sarvi est relativement simple (idyllique, même, si l'on aime le froid). Un étranger pourrait ne rien remarquer de prime abord et j'irais même jusqu'à affirmer que ce peuple pourrait s'intégrer à d'autres communautés sans problème majeur (s'ils choisissaient de le faire). La paix règne et est rarement dérangée par autre chose qu'une petite querelle occasionnelle.
Ni puritains, ni libertins, les Vaśńa ont une attitude généralement ouverte vis-à-vis de l'amour et de la sexualité. De nos jours, on pourrait qualifier cette attitude de progressiste, mais ce genre d'épithète est relatif et occulte les origines très anciennes de leurs us et coutumes. L'orientation sexuelle est vue comme un spectre (bien qu'ils ne le désignent pas comme tel) et les concepts d'hétéro- et d'homosexualité sont vus comme étranges et restrictifs. Les Vaśńa ne divisent pas les tâches selon les genres, bien qu'ils aient un style de vie traditionnel qui se prête généralement à ce genre de pratique, et cela a pu causer la relative disparition du concept de genre - mais le genre et même le sexe biologique semblent être assez fluides dans toutes les traditions sarkiques.
Les habitants de Sarvi traitent le corps humain comme une toile, s'exprimant de façon artistique par des tatouages, des scarifications, des piercings en os, et plus rarement, des augmentations corporelles. La tenue traditionnelle est pratique et rustique mais inclut une esthétique agréable. De telles tenues sont généralement composées de laine, de cuir et de fourrure. Les autochtones utilisent des teintures naturelles, qui incluent le rouge, le noir bleuté et le jaune, et les vêtements sont décorés de symboles et motifs associés à la religion sarkique.
Bien qu'ils soient isolés physiquement, le peuple de Sarvi n'est pas entièrement déconnecté du monde extérieur - les radios sont communes depuis bien longtemps et la dernière génération peut parfois avoir accès à la technologie via l'accès à Internet. La nature incrémentale de ces changements n'est pas le fruit d'une sorte d'aversion envers la technologie mais plutôt d'une répulsion extrême envers l'argent, la plupart des résidents préférant faire du troc avec les étrangers. Sarvi, à son tour, fonctionne sur une base de proto-communisme, le concept de propriété privée leur étant complètement étranger.
Les natifs de Sarvi sont libres de partir et il est possible que leurs traditions soient pratiquées en secret dans des zones plus peuplées sans que personne le remarque. De ce que j'ai pu comprendre, la plupart d'entre eux reviennent, mais ceux qui restent dans le monde extérieur ne sont pas enviés pour leur choix (bien que j'aie certainement pu sentir de la déception chez les autochtones, faites ce que vous voulez de cette information). Les autochtones parlent de cette pratique comme le Vaaltanok (ou "L'Errance"). Dávgon, un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, est allé à l'université d'Helsinki avant de revenir au village ; il a obtenu un diplôme de microbiologie et a subvenu à ses besoins financiers grâce à des petits boulots. Je me suis donc entretenu avec Dávgon sur sa culture et sa religion ; la transcription est disponible dans le dépliant ci-dessous :
Interrogé : Dávgon le Jeune
Interrogateur : Dr Matthieu Desmarais
Avant-propos : Dávgon a moins d'appréhension envers la Fondation que d'autres résidents. Obtenir sa confiance est essentielle pour mon travail à Sarvi. Intelligent et curieux, il apprécie raconter ses interprétations des textes sarkiques et comment ils se rapportent à la science moderne.
<Début de la transcription>
Dr Desmarais : Bonjour Dávgon. J'aimerais vous poser quelques questions.
Dávgon le Jeune : Allez-y.
Dr Desmarais : Comment votre communauté voit-elle la pratique du lihakut'ak ?
Dávgon le Jeune : Guider la chair n'est pas un acte trivial. Oui, certains naissent avec une affinité naturelle pour cet art, mais cela requiert de la méditation et des années d'entraînement. En aucun cas il ne faut en abuser pour le pouvoir et le prestige.
Dr Desmarais : Avez-vous une idée de comment cela fonctionne ?
Dávgon le Jeune : Ce n'est pas de la magie. Le principe exact me dépasse, mais… essayez de vous imaginer percevoir toutes les choses vivantes au niveau génétique. Imaginez passer de cellule en cellule, les déplacer, activer ou désactiver des gènes comme si c'étaient des interrupteurs. [Le sujet rit nerveusement, son visage rougissant visiblement] Désolé, je ne suis pas très bon pour ça. C'est comme si j'essayais d'expliquer le concept de couleur à un aveugle. Si on le réalise correctement, c'est une expérience qui vous transforme. Utiliser une faille de la nature, tirer dessus comme un fil et la voir se dérouler toute entière devant vos yeux. Ce qui est difficile est d'utiliser ce fil pour créer quelque chose de nouveau.
Dr Desmarais : Donc vous avez de l'expérience dans cet art ?
Dávgon le Jeune : Oui. Un peu. Je devrais vous montrer les cavernes plus tard. Je ne pense pas que ça poserait problème aux anciens.
Dr Desmarais : Ce serait très appréciable de votre part.
Dávgon le Jeune : Bien. Bien. [Le sujet sourit]
Dr Desmarais : Vous ne l'utilisez pas pour transformer votre corps ? Nous avons rencontré d'autres pratiquants de votre foi qui-
Dávgon le Jeune : [Le sujet interrompt] Nous n'avons rien à voir avec les Gloutons.
Dr Desmarais : Pardon ?
Dávgon le Jeune : Ceux que votre Fondation appelle "néo-sarkites". Ceux qui ont trahi toutes nos valeurs. Ils ne diffèrent en rien des Vultaas. Ils n'ont aucun intérêt à achever la Tyrannie des Dieux - ils souhaitent simplement les remplacer.
Dr Desmarais : L'apothéose n'est-elle est pas un des buts principaux du Nälkä ?
Dávgon le Jeune : Pas de cette façon. Le Grand Karciste voulait *tous* nous élever. Nous souffrons de la famine de la chair et de l'esprit - ce sont les Dévoreurs qui festoient tandis que les masses sont affamées. Des meurtriers et des violeurs, tous autant qu'ils sont. Ils crachent sur Ion et ses pratiques. Pourquoi les comparer avec nous ? Je suis désolé, j'ai entendu certains de vos associés en parler l'autre jour. Je suis parfaitement capable de comprendre l'anglais, vous savez. Votre organisation nous met tous dans le même panier et nous donne ce nom de "sarkiques". Nälkä est une religion. Ma religion. Et j'en suis fier. Mais ces monstres sont des faux-semblants - ils s'approprient notre foi, la porte comme des fashionistas en train de se pavaner, mais ils ne font pas partie de notre foi.
Dr Desmarais : Avez-vous déjà rencontré ces gens ?
Dávgon le Jeune : [Le sujet pâlit visiblement, refusant de regarder le Dr Desmarais dans les yeux] Oui. Pendant mon Valtaanok, mais je ne souhaite pas en aprler. Pourrions-nous visiter les cavernes à la place ? Je sais que vous êtes curieux d'en savoir plus sur nos traditions de Lihakut'ak.
<Fin de la transcription>
Conclusion : Dávgon est un homme appartenant à deux mondes, tentant de combler le fossé entre mythe et science, passé et présent - mais je perçois une tension, les deux facettes de son identité n'étant pas en aussi bonne harmonie que ce qu'il croit. Nombreux sont ceux qui se tournent vers la religion lorsqu'ils cherchent des réponses que la science ne peut donner - tandis que lui s'est tourné vers la science dans l'espoir de répondre aux questions que sa foi provoque.
Sous le village se trouve un réseau très ancien de tunnels caverneux. Daté du 2ème millénaire avant J.-C., il s'agit peut-être de la plus ancienne structure sarkique à l'ouest des Monts Oural et a été probablement habité par le peuple d'Adí-üm avant ou peu après le renversement du règne des Daevites. Sur les murs se trouvent des milliers d'années d'expression artistique, soit peints avec des pigments rouges, soit gravés dans la pierre elle-même. Les représentations incluent de la flore et de la faune (certaines espèces étant absolument impossibles à identifier) et des figures humanoïdes en train de se métamorphoser. Des glyphes adytites sont également fréquents mais la plupart sont érodés au point de ne plus être reconnaissables, leur sens ayant succombé au passage du temps.
Ces cavernes sont également utilisées afin de cultiver divers champignons, les mycologistes de la Fondation ayant pu identifier treize espèces uniques jamais décrites jusqu'à présent. Une espèce, la récemment dénommée Mycena candentis ("la Flamme d'Ion" pour les autochtones), produit une lumière verte assez réminiscente des aurores communes dans la région, avec une bioluminescence plus forte que tout organisme non-anormal connu. Le champignon est récolté et utilisé pour éclairer le village la nuit. Un autre champignon, Psilocybe calixtinus ("Yeux de Nadox" pour les locaux), est un psychotrope puissant utilisé pendant les rituels religieux.
Une autre section sert de chenil, abritant une espèce de SK-BIO jusqu'à présent inconnue (classée en tant que SK-BIO Type Θ). Les créatures agitent leurs queues (et tentacules) et halètent d'excitation lors de notre arrivée. Bien que leur comportement diffère peu du canidé moyen, elles n'y ressemblent en rien - en vérité, il serait déjà difficile de les reconnaître en tant que mammifères (une question sur laquelle les biologistes de la Fondation continuent de débattre). Connus sous le nom de "pǟnalka" (ou "chiens de sorcière"), l'espèce présente un épiderme rouge parcheminé, des plaques chitineuses blanches et des écailles, un épais pelage de plumes blanches et une rangée de tentacules préhensiles sur sa colonne vertébrale. Sa tête ressemble à un crâne sans traits distincts tandis que sa bouche s'ouvre sur plusieurs axes en raison des multiples lambeaux de muscle et de peau qui composent l'ouverture. Ses six pattes lui donnent une excellente locomotion et ses pieds ressemblent à un croisement entre des serres et des sabots. Bien qu'ils n'aient aucun œil visible, Dávgon m'assure qu'ils ont une très bonne vision et qu'ils peuvent même voir des choses "invisibles pour l'homme".
Je demandai quelles étaient les origines du SK-BIO Type Θ, et Dávgon m'informa que l'espèce en apparence chimérique descend en réalité de loups. Je creusai le sujet - peut-être plus que quelqu'un dans ma position le devrait - des ramifications éthiques de la sarcomancie. Dávgon prit un moment pour rire et secouer la tête, avant de répondre :
"Ils sont plus robustes que des loups. Ils peuvent vivre bien plus de quatre-vingts hivers. Et ils sont aussi intelligents que des corbeaux. Vous autres étrangers n'êtes guère en position de critiquer nos us. Vos méthodes sont à la fois inefficaces et cruelles. Pouvez-vous en dire autant de vos chiens ? Le carlin est un crime contre la nature."
Je ne trouvai aucune faille dans son argument. Changeant de sujet, je l'interrogeai à nouveau sur sa foi et pus le convaincre de traduire quelques textes saints sarkiques. Bien que la Fondation aie découvert des textes sarkiques de par le passé, de tels documents varient de culte en culte et ne présentent aucune codification. En outre, ces documents sont bourrés de contradictions et de nombreux éléments indiquent que de grands pans de la religion sarkique - son histoire, sa mythologie, ses rituels et ses dogmes - ont été perdus ou intentionnellement supprimés. Le Valkzaron, le grimoire sarkique le plus complet en possession de la Fondation, montre des traces d'altérations grossières datant de plusieurs siècles. Cela suggère que peu après que la religion d'origine (ou Ur-sarkicisme, comme l'a proposé la Dre Low) a subi sa pire défaite, d'autres ont cherché à contrôler les écritures et à les utiliser pour leurs propres desseins (comme observé dans toutes les religions, même non-anormales).
Ce que Dávgon a pu traduire s'est avéré intrigant et important pour comprendre la philosophie sarkique, tout en fournissant une explication possible au calme qui règne à Sarvi. Des extraits sont disponibles ci-dessous :
Sermon d'Ion à la Mer Noire :
Si vous cherchez richesse, pouvoir et gloire - pour gouverner les hommes par la conquête et la tyrannie - quittez-nous dès à présent, retournez dans les ombres de votre propre ambition noire, et sachez que vous n'échapperez pas à notre lumière.
Mais si vous souhaitez apprendre la sagesse - pour détruire les chaînes de l'esclavage et réaliser le potentiel de l'humanité - alors je vous étreindrai et vous accueillerai comme mon propre sang, et vous inculquerai la voie de toute chair.
Vous vous enorgueillissez de vos triomphes. Cela n'est pas inattendu, car vous avez montré au monde que les Daevas peuvent être abattus - qu'ils peuvent être chassés de vos terres. Plus jamais vos enfants ne seront donnés en pâture à leurs machines infernales. Plus jamais vous ne ferez de sacrifice à leurs dieux de douleur et de domination. Nous sommes les damnés qui les défions pour la rédemption des peuples.
Soyez toujours soucieux, car l'orgueil précipite une terrible chute. Lorsque vous contemplez les profondeurs de l'abîme, ne laissez pas le vide vous emporter.
Notre Grand Œuvre est incomplet. Car tant que les dieux demeurent en vie, nous ne serons jamais libres. Ayez pitié des Daevas, car ils ne sont que des ombres sur un mur - des hérauts de ceux qui projettent ces ombres, une obscurité que nous devons dissiper.
Mais tant que l'humanité reste divisée, tant qu'ils croient aux mensonges des dieux, nous ne pourrons connaître la victoire.
Nous voguerons sur les vastes mers ; nous franchirons les plus hautes montagnes. Nous répandrons nos us jusqu'à ce que l'entièreté du monde connaisse notre Vérité.
Et la Lumière de la Vérité brille dans la nuit sans fin.
Lovataar chute avant de renaître
…Et Lovataar dit à Ion, "Cette rébellion s'achève maintenant. Le martyre que tu cherches te sera refusé. Tu es né esclave et esclave tu resteras.
Par les Dieux, je te ferai mien. Je te connaîtrai. Je te briserai. Tu renonceras mille fois à tes serments et ramperas dans les flammes rien que pour pouvoir prier au plus saint de mes autels. Tu saliveras et te lèveras au son de ma voix. Mon plaisir deviendra ta nouvelle religion.
Et quand le jour viendra, tu te sentiras honoré de mourir de ma main."
Le Grand Karciste mit de côté son bâton, laissa choir ses robes et se tint debout, calme, les bras ouverts.
"Pathétique," dit la Daeva.
Mais le Grand Karciste n'avait nulle intention de se rendre ainsi, car voilà que sa chair changeait de forme. Des filaments bénis surgirent de sa forme transcendante et enserrèrent Lovataar comme une araignée attrape sa proie.
Et Ion dit à Lovataar, "Vois au travers des mensonges de ta Reine-Déesse et de ses maîtres démoniaques. Rends-toi et contemple l'effroyable réalité de notre monde et bien plus encore.
Ressens la douleur des multitudes, leur souffrance et leur peine, et sache que nous sommes tous une même chair."
La Litanie des Âges submergea l'esprit de la Daeva et l'attira dans son abîme. Elle aperçut sa mère, Daeva des Daevas, Reine-Déesse d'un empire, et vit les longes carmin qui dictaient la moindre de ses actions.
"Son pouvoir a un prix," dit la voix d'Ion. "Sa volonté ne lui est pas propre. Elle est liée par le Sang, modelée par le Sang, et c'est également ton cas. Puisse ton illusion de pouvoir s'évaporer, car tu n'as jamais été libre - tu as toujours été une esclave. Tes traditions, ton supposé droit de naissance, sont absolument dénués de sens. Qui rôde vraiment derrière ton masque de violence et de domination ? Que reste-t-il lorsqu'il n'y a plus que la vérité ?"
Lovataar chuta encore plus profondément, et des ténèbres surgirent des temples, de grandes et terribles ziggourats dédiées aux dieux. De leurs terrasses s'écoulaient des rivières de sang.
Et la voix d'Ion se fit entendre à nouveau. "Les symboles ont un pouvoir. Tu es une Daeva. Tu le sais bien. C'est que les Avatars Vivants ont appris à ton peuple. Mais ces pactes ont un terrible prix. Un prix qui meut votre empire. Un prix que vous imposez à d'autres pour échapper à votre destin. Sacrifice après sacrifice après sacrifice.
Pourquoi les dieux sont-ils assoiffés de sang ? Pourquoi convoitent-ils votre foi ? Regardes-y de plus près, vois les failles dans leur divinité - contemple les rouages de leurs machinations diaboliques."
Et les temples s'effondrèrent, pierre par pierre, révélant une chair ondulant en des formes impossibles. Elle les vit dans chaque itération de la réalité, éternité et ruine - création et destruction - tout cela en une même forme. Son esprit hurla, suffocant au bord de la folie. C'étaient les véritables dieux ! Les souverains sans visage de l'univers !
Mais il y avait plus encore - quelque chose au-delà même des dieux et de leurs ambitions noires et indicibles. Les fils du destin sont tous tirés dans une même direction - déplacés tout comme les étoiles, la lune et la mer.
Et Lovataar contempla la vérité de notre réalité. Voici où se trouvait le cœur tumoral de notre univers mort-né. Le début et la fin de toutes choses ; mère et père - notre géniteur effroyable ! Un vide cosmique enveloppé de chair et de tendons, criant pour l'éternité ses secrets inconcevables avec un milliard de langues dégoulinantes de venin. Sa gueule dévoreuse de mondes s'ouvrit et elle aperçut les âmes innombrables qui mugissent leur chagrin et leurs larmes.
Et Ion parla d'une voix empreinte de peine. "Pas même dans la mort… Sens-tu leur souffrance ? Sans souffrance, il ne peut y avoir d'empathie, sans empathie il n'y a pas d'espoir, et sans espoir nous ne transcenderons jamais."
Lovataar ressentit leur souffrance ; jamais auparavant elle n'avait connu tant de douleur.
"Et dans la peine, et dans l'amour, nous nous unissons - nous sommes la nouvelle chair qui usurpera l'ancienne. Et mettra un terme à ce Blasphème Cosmique une bonne fois pour toutes. Je porte la vérité comme une flamme - puisse-t-elle brûler et emporter tes mensonges."
Lovataar reprit ses esprits. Elle tomba à genoux, pleurant pour les vivants, pour les morts et pour tout ce qu'elle avait jamais meurtri.
"Tue-moi," dit la Daeva. "Je suis à ta merci. Finis-en maintenant. Tu as ta chance."
Ion plaça sa main sur sa joue.
Et Ion dit à Lovataar : "Enlève ton masque."
Ion s'adresse au Peuple d'Urartu :
Le peuple d'Urartu souhaitait accueillir le Grand Karciste, qui, par le droit de la guerre, était désormais maître de la cité et des vies et des fortunes de son peuple. Ion se rendit au balcon du palais et braqua son regard sur les multitudes. Voyant le peuple trempant dans le sang et les viscères, le Grand Karciste demanda à savoir ce qu'ils avaient fait.
"Nous te donnons le sang de nos enfants ! Un grand sacrifice en ton nom ! Pour toi, notre sauveur - notre Dieu vivant !" Ils se balançaient, pris d'un plaisir vorace, levant leurs mains écarlates au ciel pour qu'Ion puisse contempler la preuve de leur fait. "Pour ton pouvoir et ta gloire !" s'écrièrent-ils.
Le Grand Karciste tituba en arrière et tomba à genoux. Les restes brisés des innocents jonchaient le sol, tandis que leurs mères et pères étaient en transe - leurs yeux écarquillés par le fanatisme. Orok vint aux côtés d'Ion, l'aida à se relever et demanda : "Ces animaux méritent-ils le salut ? Peuvent-ils seulement être sauvés ?"
Ion hésita, aveuglé par la vision de cette atrocité. "Oui," répondit-il alors même que des larmes coulaient sur ses joues. "Ils sont ignorants et ne connaissent que les coutumes des Daevas et de leurs dieux pervers. Nous les éduquerons et les éloignerons de ces ténèbres."
Orok soupira et baissa la tête. "Au premier signe de faiblesse, ils se retourneront contre toi comme les bêtes affamées qu'ils sont. Je te conseillerais de te retirer pour la nuit - la foule est tout simplement trop imprévisible. Il vaut mieux que nous laissions leur ferveur mourir à petit feu. Et s'ils cherchent à te nuire, je les écraserai."
"Ils peuvent être sauvés," lui rappela-t-il à nouveau. "Ils doivent l'être."
Le calendrier sarkique accorde une importance toute particulière aux phénomènes astronomiques et se base sur l'alignement de corps célestes plutôt que le soleil (comme le calendrier grégorien) ou la lune avec ou sans le soleil (comme le calendrier traditionnel chinois). La précision importe peu, le calendrier marquant les saisons et les années mais pas les jours. Le calendrier est principalement utilisé pour le calcul des migrations animales et des périodes sacrées.
Le calendrier est divisé en trois saisons : Kätkea ("Le Berceau") correspondant au printemps et au début de l'été, Tulisija ("L'Âtre") correspondant au milieu et à la fin de l'été et au début de l'automne, et Kalmaa ("La Tombe") correspondant au reste de l'automne et à l'hiver.
Les périodes sacrées, connues sous le nom de vahvuusajat ("temps de force" ; singulier : vahvuusaika), sont semblables au concept de vacances. J'ai pu observer une de ces vahvuusaika appelée Lovaska.
Célébrée au début de Kätkea, Lovaska honore Lovataar et est associée avec le sexe et la fertilité. Elle commence par l'encouragement au flirt entre les individus non appariés pendant 12 jours. Pendant cette période, il est interdit à ceux qui ne sont pas déjà rituellement liés à un (ou plusieurs) partenaire d'avoir des relations sexuelles. On s'offre des cadeaux, on se joue des tours amicaux, et les sentiments amoureux sont déclarés. Bien que les Vaśńa n'aient généralement pas de rôles de genre, il semble tout de même que les participantes féminines soient plus assurées et agressives que les participants masculins. De même, il semble être attendu des participants masculins qu'ils soient évasifs et montrent plus de retenue. Il est possible que les personnalités du Grand Karciste Ion et de son amante, la Klavigar Lovataar, influencent le développement de ces dynamiques. Cela n'est pas universel et uniquement visible dans les interactions homme-femme. Il est important de se souvenir que les sarkites ont une notion de la sexualité humaine dénuée de toute influence des religions abrahamiques et qui se manifeste sous forme d'un spectre, sans termes pour distinguer quelqu'un comme "hétérosexuel" ou "homosexuel".
Le 12ème jour, les individus non appariés se rassemblent à la tombée de la nuit et se répartissent en "proies" et "prédateurs". Les individus jouant le rôle de la proie revêtent des coiffes à andouillers et de longues écharpes de tulle, mais sont par ailleurs nus. Ceux qui choisissent de jouer le rôle de prédateur s'enduisent de sang animal et portent les crânes et peaux de loups et d'ours. Il semble y avoir un accord tacite quant à savoir qui jouera quel rôle ainsi que qui va "chasser" qui.
Les "proies" consomment un thé infusé avec Psilocybe calixtinus et peuvent entrer dans la forêt proche du village un jour avant les "prédateurs", qui sont quant à eux chargés de construire des lavvu sur lequel ils peignent ensuite le sceau de Lovataar. Les prédateurs s'éveillent à l'aube et consomment le même thé psychotrope et s'aventurent dans la forêt. Ils reviennent au cours des quelques jours suivants, les prédateurs portant leurs proies sur leurs épaules. Ces couples varient en composition et incluent presque autant de couples du même sexe que l'inverse ; quelques-uns ne sont pas des paires, deux prédateurs partageant une même proie et un autre portant un homme et une femme jetés sur chacune de ses épaules - un tour de force plutôt remarquable. Les proies et prédateurs entrent ensuite dans leur lavvu, que les autres villageois (les anciens, ceux qui sont déjà appariés, etc.) ont rempli de nourriture et de boissons pendant leur absence.
Lorsqu'ils sont à court de provisions, ils retournent au village avec de nouvelles relations forgées. Malgré le thème prédateur de cette célébration, les anciens m'ont informé que cette pratique est entièrement consensuelle (je noterai que je n'ai pas vu une seule fois des sourcils froncés sur le visage de ceux qui revenaient ; tous semblaient être plutôt heureux avant que je ne les laisse à leur intimité).
Dávgon a proposé d'organiser un entretien avec la Võlutaar Jaská, la plus vieille habitante de Sarvi et celle dont le statut s'approche le plus d'un chef de la communauté. J'ai accepté et ai été amené à elle un soir.
Interrogé : Võlutaar Jaská
Interrogateur : Dr Matthieu Desmarais
Avant-propos : La Võlutaar Jaská est une ancienne respectée du village. Centenaire, elle a étudié le sarkicisme sous la tutelle directe d'un Karciste dans sa jeunesse.
<Début de la transcription>
Dr Desmarais : Lušakälv, Võlutaar Jaská. Dávgon le Jeune a suggéré que je vous rencontre.
Võlutaar Jaská : Posez vos questions, étranger.
Dr Desmarais : Droit au but. Très bien. J'aimerais d'abord en savoir plus sur vous.
Võlutaar Jaská : Je suppose que vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour écouter les racontars sans intérêt d'une vieille femme. [Le sujet glousse sèchement] Mais je vais jouer votre jeu. Je suis née en ce village il y a presque cent trente-six ans la veille de la Chasse d'Orok.
Dr Desmarais : Une naissance de bon augure, sans doute.
Võlutaar Jaská : [Le sujet frappe l'interrogateur dans le genou avec une canne noueuse] On ne vous a donc pas appris les manières là d'où vous venez ? Vous pourrez parler quand j'aurai fini ! [Le sujet arbore un sourire fugace]
Dr Desmarais : Mes excuses, Võlutaar Jaská. Je resterai silencieux jusqu'à ce que vous ayez fini de parler.
Võlutaar Jaská : Hmph. J'espère bien ! Comme je le disais… La vie était simple. Je n'ai pas grandi avec les machines fantasques que les jeunes convoitent tant. Je n'ai rien contre la technologie. Mais l'extérieur - l'extérieur est tentant. Le sang de Sarvi va se tarir. Pour moi, nous devrions détruire ces appareils sous peine de perdre le village. [Le sujet grommelle, ses mots devenant de moins en moins intelligibles et hors-sujet avant de revenir à la question initiale de l'interrogateur] Oh, mais ma vie était belle. Belle et simple. J'étais heureuse.
Dr Desmarais : On m'a dit que vous aviez étudié sous un véritable karciste ?
Võlutaar Jaská : Oui. Le Karciste Varis. Il a disparu quand il nous a sauvés des Russes. Il était aussi astucieux qu'un corbeau et très difficile à tuer. J'ai peu de doutes quant au fait qu'il soit encore en vie. Son amour des surprises dramatiques ne me manque pas.
Dr Desmarais : Intéressant. Je souhaite mieux comprendre comment votre peuple voir l'univers et sa création. Le Grand Karciste en parle comme d'une "création ratée et déchue" mais quelle est la racine de ce défaut cosmique ?
Võlutaar Jaská : Maailmankaikkeus ?
Dr Desmarais : Oui. Pardonnez-moi.
Võlutaar Jaská : [Le sujet hausse les épaules] C'est ainsi. Un fait brut. Nous ne nions pas les dieux. Ion lui-même a contemplé leur chair. Et pourtant, quelle preuve existe-t-il de la bienveillance divine ? Il n'y a qu'une seule conclusion acceptable. Savez-vous ce qu'est le plus vieux mensonge de l'univers ?
Dr Desmarais : Non ?
Võlutaar Jaská : La croyance selon laquelle les dieux sont bons. Accepter cela est le premier pas dans la compréhension de nos us.
Dr Desmarais : Je vois.
Võlutaar Jaská : [Le sujet pousse un rire sec] Vous ne prenez pas leur défense. Et pourtant vous ne tombez pas non plus à genoux, en attrapant l'ourlet de mes robes et en me suppliant de vous illuminer. Vous ne croyez pas en les dieux, n'est-ce pas ?
Dr Desmarais : Non.
Võlutaar Jaská : Vous êtes un imbécile, mais comme vous n'êtes pas au service des horreurs d'outre-monde, peut-être êtes-vous au moins un homme bon. Êtes-vous un homme bon, Desmarais ?
Dr Desmarais : Je ne sais pas vraiment.
Võlutaar Jaská : Une réponse plutôt sage. Je ne peux pas vous blâmer pour votre absence de foi. Vous désirez avoir une preuve de l'existence des dieux.
Dr Desmarais : Une preuve serait requise. Oui. Cela m'amène désormais à une autre question. Si l'univers est imparfait, si toute vie descend de dieux malveillants, comment peut-il y avoir du bien ?
Võlutaar Jaská : Le sang de monstres coule dans nos veines. Cela n'est pas contestable. Un chiot jouant avec sa fratrie, le rire d'un enfant, l'étreinte d'un vieil ami. On peut trouver de la beauté et de la bonté en ce monde, mais elles résultent de la défiance.
Dr Desmarais : La défiance ?
Võlutaar Jaská : Le meurtre et le viol ; la guerre et la folie - voilà la véritable nature de la vie. Notre race est bien trop souvent une réflexion de notre créateur. Partout où il y a de la beauté, partout où il y a de l'amour ou de la compassion, il y a de la défiance. Comme vous pouvez le voir dans la nature, la défiance n'est pas rare.
Dr Desmarais : Dites-m'en plus sur notre supposé "créateur" ?
Võlutaar Jaská : Malgré la grandeur de votre science, ne comprenez-vous toujours pas ?
Dr Desmarais : J'aimerais l'entendre de votre perspective.
Võlutaar Jaská : Je connais votre science. Je sais que vous avez découvert le lien entre toute vie.
Dr Desmarais : Notre ascendance commune ?
Võlutaar Jaská : Oui. Vous croyez que nous descendons de petites bêtes incapables de penser, invisibles à l'œil nu - et vous auriez raison. Changement et adaptation - c'est le chemin de toute vie. Mais vous ne percevez qu'une fraction de la vérité. Vous ne savez rien de son origine.
Dr Desmarais : Et quelle est donc l'origine de la vie ?
Võlutaar Jaská : Les mots humains ne peuvent exprimer cette vérité. Mais nous pouvons vous le montrer - si vous le souhaitez.
<Fin de la transcription>
J'ai accepté son offre. Le rituel allait impliquer un thé infusé avec du Psilocybe calixtinus. Mal préparé à ce que j'allais vivre, j'écris ceci après plusieurs jours d'hospitalisation. Les futures expériences avec Psilocybe calixtinus devront être conduits avec du personnel de Classe D. Je n'en veux pas aux habitants de Sarvi pour ce qui s'est passé ; ils ont probablement développé une tolérance à la substance et n'avaient pas de référence pour prédire la réaction d'un étranger.
Jaská avait raison. Les mots ne viennent pas facilement. Des concepts ineffables et des sensations viscérales.
Et de l'histoire - trop d'histoire. Les traces du temps sont celles du sang et de la rouille. Je suis désolé. Je n'essaye pas d'être cryptique. Je dois me rappeler sans cesse que c'était simplement une hallucination - un rêve, en somme - et que je n'ai aucune raison de croire quoi que ce soit de cela.
Mais cela semblait si réel, alors même que je me suis senti être effiloché sur l'hélice. Pendant un instant, je n'ai fait qu'un avec l'univers. Il n'y avait pas de sensation d'harmonie. Pas de béatitude spirituelle. Il n'y avait que la clarté de la douleur. J'étais devenu une petite variable dans un organisme cosmique d'une taille inconcevable - une immensité ondulante de cancer sans intelligence.
C'était la véritable chair.
J'ai vu un Léviathan Rouge s'élever d'une mer noire ; plus je regardais, plus je commençais à réaliser que ce monstre et ses eaux sombres n'étaient qu'une seule entité. Je me souviens avoir tourné mon regard vers les étoiles, cherchant peut-être un peu de réconfort dans leur familiarité.
Les étoiles ressemblaient à des gouttes de sang fraîchement versé sur un autel d'obsidienne. Les étoiles bougeaient, formant une spirale dans le noir d'encre du ciel nocturne. Je regardai en bas - où était le léviathan ? Où était la mer ? Rouge et noire ; chair et vide. Tout était connecté d'une certaine façon. La spirale se tordait et tournait avec une vitesse accrue. Il y avait une voix lugubre au milieu de la folie ; je n'avais jamais entendu ses mots mais leur signification laconique était claire.
"La roue tourne à nouveau."
Puis il n'y eut plus rien ; pas de lumière, pas de son - seulement l'obscurité. Les pensées et les souvenirs s'écoulaient hors de mon esprit comme du sang s'écoule de veines ouvertes. Tout ce qui restait était le souvenir passager d'un souvenir tandis que je m'enfonçais dans l'inconséquence de la torpeur.
La douleur me força à rouvrir les yeux et je vis une certaine prêtresse - sa beau blanche comme de la craie, ses yeux dorés comme les bijoux et babioles qui décoraient sa silhouette peu vêtue. Bien que sa beauté inspirait l'admiration, sa présence invoquait la peur et l'insignifiance de soi. Mon corps nu était peint de symboles vaguement familiers. J'étais son sacrifice et les cruels instruments de sa foi étaient déjà enfouis profondément dans mon torse.
Mes efforts pour m'éloigner ne firent que faciliter ma propre éviscération et je tombai à genoux. La prêtresse sacrificielle croisa mon regard, son sourire sardonique allant croissant et révélant des dents de requin. Elle plaça un pied nu sur mon épaule et me donna une poussée très légère, m'envoyant roulé-boulé sur les marches de pierre de sa ziggourat noircie.
J'aperçus des visions fugaces pendant ma chute d'agonie : mes propres entrailles et organes, les taches de sang et de bile, la toundra sans vie, et les visages sombres des spectateurs - jusqu'à ce que je heurte la base de la structure avec un craquement écœurant.
C'est probablement le moment où cela se serait achevé si ça n'avait été qu'un rêve. La vision se répéta, la prêtresse et le temple demeurèrent mais la cause de ma mort changea. Cela se répéta, encore et encore, une boucle temporelle de souffrance et de terreur. Je m'étais complètement embourbé dans cet évènement et ne pouvais absolument pas m'en arracher. Je fus décapité, castré, asphyxié, violé, frappé à mort, aveuglé, embroché, cannibalisé, écorché et brûlé vivant (parmi d'innombrables autres atrocités).
Mais ce n'était que le début de ma spirale descendante, l'expérience devenant de plus en plus difficile à comprendre. Je me souviens d'une montagne de cadavres et de teintes de rouge changeant constamment. Des tentacules fouillaient dans les restes, pénétrant les blessures et les orifices et abreuvant les morts d'une vie terrible et nouvelle. Une voix lointaine me parle, disant "Chair et forme. La chair est transmutable. La forme est malléable. Changer, c'est exister."
Et je vois les cadavres se fondre les uns dans les autres et prendre une nouvelle forme. Ils se transformèrent en ce Léviathan Rouge. "Les dieux ne changent pas. Les dieux n'existent pas. Pas vraiment. Mais ils le souhaitent. Le vide hurle pour une mère qui ne viendra jamais. La vie est attirée par le Vide comme des mouches attirées par la décomposition. Le Vide s'enroule dans les tendons et les os et le sang ; un fac-similé de vie.
Le Vide est un trou en forme de dieu. Il ne connaît rien d'autre que la faim."
Et je vis ce qu'était véritablement le Léviathan Rouge. Les mots me manquent. Je suis désolé. Je suis tellement désolé. J'en tremble. Les larmes continuent à couler. J'entends encore le battement de cœur de l'univers - le rythme primordial du sacrifice et de la guerre. L'univers est une machine. Pas de métal et d'engrenages mais d'étoiles et de néant. C'est une boucherie automatisée.
Et nous ? Nous sommes la chair qui nourrit les dieux.
Après avoir reçu une longue thérapie, j'ai à nouveau pu continuer mon travail. Malgré les accusations de mes détracteurs, je n'ai ni perdu la tête et je ne suis pas non plus "devenu un natif". Mon expérience était une hallucination et cela ne s'est jamais avéré être autre chose qu'une illusion chimique de l'esprit.
Étude de cas 01 : Les Vaśńa de Sarvi | Étude de cas 02 : Les Divoši de Prague »