S'envoler sous un ciel d'acier

Le bâtiment résidentiel 741 du boulevard Anatoli était identique au bâtiment résidentiel 742 qui lui faisait face. Ou au bâtiment résidentiel 743, son voisin. Seuls les chiffres de plomb au dessus de chaque entrée et les traces de pollution sur les murs permettaient de les différencier. Surplombant les deux trottoirs, les façades se toisaient mutuellement comme deux armées au garde à vous, leurs rangs respectifs s’étendant vers l’horizon. Au dessus des toits, les colosses enduits de stuc construits à l’aube du régime étaient décapités aux yeux des rares passants par la nappe de fumée sortant des usines voisines, recouvrant Varsovie comme un drap de suie.

Roman, penché sur son volant, tentait de se souvenir du visage de ces statues quand l’une des roues buta sur la chaussée déformée par les cratères d’obus mal recouverts, menaçant d’envoyer la fragile voiture dans un lampadaire. Il braqua violemment, faisant vibrer l’armature du véhicule, avant de stabiliser sa trajectoire, tâtant sa poche intérieure pour s’assurer que son précieux petit livre vert était intact.

Il jeta un coup d’œil sur l’étroit siège passager à côté de lui. Des enveloppes jaunies étaient entassées dessus, débordant jusque sous la boîte à gants. Celle qui dominait le tas provenait d’un jeune couple : Anton et Elena Dietrich. Anton avait utilisé sa prime de caporal pour acheter un appartement au troisième étage du bâtiment résidentiel 536. Il avait suivi les conseils du carton qu’il avait reçu à son retour de l’Ouest : une image aux couleurs chatoyantes d’un père de famille souriant, entourant de ses bras forts sa femme et son fils. Derrière, le boulevard Anatoli, baignant dans le soleil et veillé de part et d’autres par les fidèles statues du parti. Le havre du partisan disait le carton.

Une fois sur place, la prime d’Anton dépensée, ils découvrirent trois pièces aux murs et sols de béton. Pas de chauffage. Pas d’isolation. Pas de portes, simplement des vides rectangulaires dans les cloisons. La salle de bain était commune à chaque immeuble, mais le boulevard Anatoli était si dépeuplé que la plupart des résidents avaient le bâtiment pour eux tous seuls. Pas Anton et Elena, cependant. Huit infirmes du front grec avaient cotisé pour s’acheter un appartement, et ils occupaient maintenant l’ensemble du rez-de-chaussée. Chaque jour, Anton et Elena attendaient trois heures avant de pouvoir accéder aux toilettes. Seulement une semaine avait passé avant qu’ils n’écrivent une lettre suppliante au bureau de l’immobilier du parti. Puis vinrent les mois de survie, les deux heures de marche quotidienne vers l’usine de pneus, la recherche d’une épicerie ou d’un magasin encore alimenté par le circuit de distribution, la récolte de vieux papiers à brûler lorsque arriva la fin de l’année, les nuits serrées sur le matelas de survie…

Roman se gara devant l’entrée de l’immeuble. Il se tourna vers le caméscope installé à l’arrière de la voiture et tendit le bras pour en extraire la partie magnétophonique. Il la suspendit à son cou en prenant garde à ne pas appuyer sur le bouton arrêt. Si quelques secondes manquaient à l’enregistrement quotidien quand il rendrait sa cassette au bureau de surveillance du parti le lendemain matin, il serait passible d’une pénalité sur son salaire équivalente à deux jours de diète. Accompagné par le grésillement du magnétoscope, il marcha jusqu’à la seule porte de tout le bâtiment. Les yeux fixés sur la poignée, il questionna du regard son reflet déformé, flouté et tacheté par la fonte grossière du zinc. Chaque jour, il cherchait dans son esprit les mots à dire qui changeraient la donne dans les yeux des résidents. Et inévitablement, c’était les mêmes qui sortaient : « cette situation est temporaire. Nous allons tout arranger. Un peu de patience. Sous peu. Bientôt. Faites confiance au parti ».

Il poussa la porte et se dirigea vers l’escalier.


Anton et Elena avaient 29 ans, comme lui. Anton portait lui aussi une fine barbe châtain clair. Elena se coiffait comme Roza avant qu’elle ne fuie la Pologne en profitant du chaos qui régnait au crépuscule du troisième Reich. Était-elle arrivée aux États-Unis comme elle le souhaitait ? Avait-elle pu passer les frontières ? Traverser le front de l’Ouest ? Tout cela avait-il de l’importance, si l’Union Soviétique Universelle s’étendait à présent sur les 7 continents ?

Il avait regardé le couple dans les yeux. Sa bouche répétait les mêmes réponses à leurs suppliques, tandis que son esprit hurlait. Seul le magnétoscope pendu à son cou l’empêchait de s’effondrer devant eux. Il avait quitté l’appartement glacial en se mordant la joue jusqu’au sang pour ne pas craquer. Elena s’était accrochée à son bras jusqu’à la porte d’entrée du bâtiment devant les yeux fatigués des huit vétérans.

- Roman, tu rêves ?

Il leva les yeux de sa tasse de café tiédissante. Le commissaire Maksimilian Ignatiev était penché au dessus de son bureau. Son regard allait des yeux de Roman au livre vert à l’intérieur de sa veste. Ce fameux livre qui les avait rapprochés. Le livre magique.

- Ça va, juste un peu fatigué. Et toi ?

- Nickel. J’ai fini ma journée, et je m’apprête à rentrer chez moi. On a arrêté un sacré numéro aujourd’hui. Complètement névrosé. J’ai bien cru qu’il allait me mordre. On a dû sortir les bâtons.

Maksimilian tournait le dos au caméscope lorsque il lui fit deux clins d’œil rapide en quittant la pièce. Roman acquiesça discrètement. Quelques minutes après le départ du policier, il repoussa sa chaise en laissant échapper un soupir. Il chemina jusqu’à la porte des toilettes pour hommes et s’approcha des lavabos du fond. À la demande d’un haut-gradé du bureau, la caméra avait été retirée de la pièce. Après s’être penché pour vérifier que toutes les autres cabines était bien inoccupées, il s’accroupit et agrippa du bout des ongles un pan de cloison rectangulaire qui semblait séparé du reste du mur. Il le remua légèrement pour le faire jouer dans son cadre jusqu’à ce qu’il lui reste entre les mains. Il y avait maintenant sous les lavabos une large ouverture donnant sur un étroit tunnel au murs couverts de tuyaux de plomb.

Roman se faufila dedans, prenant bien garde à replacer le rectangle dans sa cavité derrière lui. Une fois assis dans le tunnel, il alluma une petite lampe de poche et sortit le livre vert. Il s’agissait du manifeste du parti communiste, distribué à tous les citoyens de l’Union. Sa lecture était obligatoire. Il fit défiler les pages sous son pouce jusqu’à arriver à la dernière ligne écrite par Marx et Engels. Celle-ci se trouvait à peu près au milieu du volume. Roman savait que s’il l’avait ouvert à la dernière page, il aurait trouvé la même ligne, à la lettre près, et que s’il avait lu les pages à rebours, il en aurait compté autant que celles qu’il venait de survoler.

Et cependant, en dépit des lois les plus élémentaires de la logique, au-delà de cette dernière ligne se trouvait à présent la préface de 20 000 lieues sous les mers. Le papier était plus jauni et la typographie était différente comme s’il s’agissait d’un tout autre livre. Roman recommença à faire défiler les pages, à un rythme plus lent, observant méticuleusement la numérotation inscrite dans les coins. Les feuilles se retournaient à l’infini, au-delà d’une centaine, puis de deux centaines, sans que l’épaisseur du fin livre de poche ne semble augmenter. Comme si les pages naissaient à droite lorsque venait leur tour et se fondaient dans leurs jumelles à gauche. Enfin, il retrouva le chapitre où il avait laissé les héros de Jules Verne. Il ajusta sa position et reprit sa lecture…


Après un chapitre mouvementé, il entendit quelqu’un faire bouger la trappe de fortune qui masquait son abri. La lumière blanche inonda le tunnel, masquée en partie par les large épaules du commissaire qui se tortilla par l'ouverture. Il referma le livre, laissant les passagers du Nautilus piégés sous la glace de la banquise. Maksimilian lui lança un sourire.

- Alors, c'était quoi le menu du jour ?

- Jules Verne. Comme hier. Et avant-hier.

- Dis donc, c'est long ton truc. Moi je me serais endormi au bout de la huitième page.

Maksimilian était entré pour la première fois dans le tunnel de Roman en entendant le fonctionnaire tousser malgré lui à travers la cloison. Lorsqu'il avait passé la tête par l'ouverture, il l'avait découvert tremblant, recroquevillé dans un coin, brandissant son manifeste devant lui comme un bouclier. Une vision qui l'avait assez abasourdi pour qu'il lui demande des explications sur place plutôt que de dénoncer immédiatement le dissident. Roman lui avait alors montré le livre magique. Maksimilian avait été fasciné, mais n’avait jamais réussi à l’utiliser. Pour faire apparaître de nouvelles pages à la fin du manifeste, il fallait se concentrer et imaginer la couverture du livre désiré en faisant défiler les pages, et Roman le soupçonnait de n'avoir jamais vu de livre autre part que pendant le bûcher des mensonges.
Ils s’étaient ensuite retrouvés plusieurs fois dans le tunnel et avaient sympathisé. Le commissaire ne s’intéressait pas autant que Roman à la littérature mais sa curiosité pour le livre était attachante. Il n’avait cessé de lui poser des questions sur ses capacités.

Maksimilian plongea la main dans la poche de son imperméable en cuir et en tira un petit paquet mou enveloppé dans un papier journal.

- Tiens, cadeau. De la part de Madame Ignatiev.

Roman attrapa le paquet tendu et le déballa. Il découvrit une part de gâteau au chocolat déformée. Il se mit immédiatement à saliver et dut se retenir de plonger ses dents dans la pâtisserie pour relever la tête vers Maksimilian.

- Comment elle a eu les ingrédients ? J’ai du mal à trouver autre chose que des conserves en ce moment.

- Disons qu’être la femme d’un officier de la police de surveillance du bureau offre certains avantages. Une fois par mois, on peut écrire une liste de produits qu’on voudrait recevoir de la capitale et ils nous l’envoient le premier du mois suivant. C’était mon anniversaire avant-hier alors elle a décidé de se passer de parfum pour moi. Mange.

Il avait presque oublié le goût du chocolat. Malgré l’aspect grossier de la part, la douce saveur sur sa langue l’amena presque au bord des larmes. Il remercia à plusieurs reprises le commissaire entre deux bouchées. Lorsqu’il eut fini, alors qu’il époussetait les miettes de sa veste, Maksimilian se pencha vers lui.

- Alors, le bouquin marche toujours ?

- Bien sûr.

- Aucun changement ?

- Non. Rien du tout.

- Et tu n’as rien remarqué de différent ? D’anormal ?

- Le livre magique marche toujours sans problème, Maks. J’étais en train de le lire il y a 5 minutes. Pourquoi ?

- Parce que…

Le policier sortit un livre vert identique à celui de Roman de la poche intérieure de son manteau.

- …le vrai livre magique, c’est moi qui l'avait.

Roman se figea.

- Tu te souviens, il y a deux jours, quand je te l’ai emprunté ? Celui que je t’ai rendu, c’était mon exemplaire du manifeste. Tu sais ce que ça veut dire ? C’est pas le livre qui est magique. C’est toi, camarade.

Il cligna des yeux. Puis secoua la tête.

- Attends… Maks, arrête. Qu’est-ce que tu racontes ?

Maksimilian lui tendit le manifeste, un sourire au coin des lèvres.

- Essaye. Je t’assure que c’est bien ton exemplaire.

Le fonctionnaire attrapa le livre et fit défiler les pages. Tout comme celui qu’il lisait plus tôt, au milieu de l’ouvrage, Marx cédait la place à Verne. Il eut un rire nerveux.

- Maks… je… je ne comprends pas.

- Et bien moi oui. Tu es une espèce de magicien, ou de sorcier. Et ça pourrait te surprendre, mais il se trouve que tu n’es pas seul dans ton cas.

Roman releva la tête, les sourcils haussés.

- Récemment, j’ai interrogé un détenu allemand transféré ici. Selon lui, il faisait partie d’une organisation, la Fondation SCP, qui traquait et emprisonnait des « anomalies » comme il les appelait. Organisation secrète, fonds gouvernementaux, la totale. La première fois que j’en ai entendu parler, ça m’a bien fait rire, mais visiblement, certains gradés le croient. Et après t’avoir vu, toi et ton bouquin, je pense que je suis aussi prêt à le croire. Tu veux faire le test avec un autre livre pour en être sûr ? J’ai un exemplaire du Capital chez moi.

Roman restait silencieux. Il fixait ses mains. Des mains normales, blanchies par le froid, salies par la poussière et pourtant, selon Maksimilian, il posséderait en lui le pouvoir qu’il avait attribué à un petit livre de poche reçu par hasard.

- Je… j’ai lu quelques livres avant… avant le régime. Ça n’avait jamais fait ça.

- C’était quand déjà, la première fois ?

- Une nuit, quand je relisais le manifeste dans mon lit, j’ai repensé à Lalka, de Prus.

- Moi, j’y connais rien, mais j'ai une théorie. Mis à part le manifeste, quand tu lisais un livre, c'était parce que tu en avais envie. Donc pourquoi est-ce que tu aurais eu envie d'en lire un autre à la place ?

Roman cligna des yeux, essayant de digérer l’information.

- Maintenant, Roman. Laisse-moi te poser une question. Est-ce que tu veux te barrer d’ici ?

Le fonctionnaire dévisagea Maksimilian.

- De ce tunnel ?

- De Varsovie. De Pologne. De l’Union. Est-ce que ça te fait envie ?

Roman lui rendit sa question.

- Tu veux partir ? Quitter ta femme ? Pourquoi ?

- Il n’y a pas de caméscope ici. Tu crois que cette situation me plaît ? Tabasser des gens pour des prétextes à la con parce que le bureau le demande ? J’en ai assez, Roman. Et ma femme aussi. Tu sais pourquoi elle m’a fait ce gâteau ? Parce qu’elle a peur de moi, je le sens. Elle a peur qu’à force de sortir la matraque pour des dissidents, je me mette à devenir violent avec elle. Ça ira mieux si je m’en vais. Je lui laisserai tout notre argent. Maintenant, la question est : est-ce que tu veux me suivre ?

Roman secoua la tête.

- En admettant que ça me fasse envie, où tu veux qu’on aille ? L’Union est partout. Même sur la lune, il paraît.

- Partout sur terre, oui. Mais ce détenu allemand dont je te parlais connaîtrait un endroit à part, qui n’existe nulle part dans notre dimension, pour ainsi dire, où tu pourrais lire ce que tu veux quand tu veux. Une soit disant bibliothèque géante hors de l’espace, où on serait à l’abri de tous les dangers du monde. Où on pourrait vivre plus heureux qu’ici. Je pourrais l’amener dans ce trou demain discrètement pour une pause WC si ceux des cellules d’en bas sont malencontreusement bouchés…

Il lui fit un clin d’œil.

- …et on pourrait en parler avec lui. C’est pour ça que je te le demande une dernière fois : est-ce que tu veux te barrer d’ici ?


Volker était une épave. Les blessures mal cicatrisées qui déformaient son visage et s’enfonçaient dans le col de sa tenue de détenu témoignaient seuls des traitements reçus dans les cellules du parti. Sa maigreur, ses lèvres sèches et fendues, sa barbe touffue et ses yeux rougis ne faisaient qu’accentuer le pathétique du tableau. Malgré tout, dans son regard demeurait une trace de vivacité, témoignant d’un mental solide, qui avait cédé au désespoir mais pas à la folie.

Maksimilian l’avait poussé menotté dans l’ouverture, et il s’était retrouvé nez à nez avec Roman, qui avait eu un mouvement de recul. Quand il ouvrit la bouche pour parler dans un polonais approximatif, il révéla une langue enflée et noire de sang derrière deux rangées de dents sales et incomplètes.

- Pourquoi je suis ici ? C’est quoi que vous voulez ?

Il était accroupi entre Roman et le commissaire. Celui-ci leva la main pour lui signifier de baisser d’un ton.

- Du calme, et tout ira bien. Si tu nous parlais de ta fameuse Bibliothèque du Nomade ?

Volker avala sa salive.

- La Bibliothèque des Vagabonds, elle existe pas sur la terre, mais il y a des entrées. Avant… tout ça, on avait réussi à en trouver une. On recherchait les habitants. La Main du Serpent. L’organisation. Ils s’appelaient comme ça. L’endroit où est l’entrée a des protections mais je sais passer à travers. Mais pour entrer dans la Bibliothèque, il fallait au moins un homme anormal, ou un de La Main du Serpent de l’autre côté pour ouvrir ou fermer. Elle est en Allemagne, dans un village de l’est. On a cherché pendant des mois avant de la localiser.

Roman buvait ses paroles. Le policier haussa un sourcil.

- Et vous pouviez simplement vous promener comme ça en Allemagne avec la bénédiction du Führer ? Si tu développais un peu pour Roman ?

Maksimilian avait l’air de connaître tous les détails de ce que racontait l’allemand.

- La Fondation SCP avait dit à Hitler que s’il nous aidait, il aurait des armes anormales. Mais les officiers de la Fondation, ils disaient que nous lui disions ça mais que nous n’allions pas lui donner d’armes.

Le commissaire se pencha par dessus l’épaule du détenu pour lancer un regard entendu à Roman.

- Et tu pourrais nous y emmener, si l’envie nous en prenait ?

- Elle est bien cachée, mais si elle est toujours là, oui. Mais ça ne servira pas sans un homme anormal.

- Jette un coup d’œil derrière toi camarade. On en a un juste là.

Deux paires d’yeux dévisagèrent le visage de Roman. Maksimilian s’éclaircit la gorge, avant de lui poser à nouveau la question.

- Partant ?

Il déglutit. Inspira profondément. Puis rendit son regard au commissaire.

- Oui. À une condition…


Roman se présenta pour la deuxième fois en quelques jours à la porte du bâtiment résidentiel 536. Il dût tâtonner un instant pour trouver la poignée dans l'obscurité du boulevard Anatoli. Les lampadaires s'éteignaient après 21 heures pour économiser l'électricité. Derrière lui, Maksimilian grimaçait comme si un bouton le démangeait à un endroit inaccessible. À côté, Volker tremblait, la tête baissée, sursautant à chaque sirène de police.

En entrant dans le bâtiment, le commissaire lui posa une main sur l'épaule.

- Roman, ce n'est vraiment pas une bonne idée. Si on se fait repérer maintenant, c'est un aller simple pour les cellules du parti. Sauf pour Volker, qui aura juste droit à une balle dans la nuque. Tu penses vraiment que c'est nécessaire d'emmener deux autres personnes avec nous ?

- Oui. Maintenant chut.

Elena et Anton étaient serrés l'un contre l'autre à côté d'un brasier de fortune. En arrivant devant le vide où aurait dû se trouver une porte, Roman tendit le bras et toqua sur le mur extérieur. Deux regards apeurés se tournèrent vivement vers lui. Celui d'Elena vira immédiatement à la colère.

- Qu'est-ce que vous venez encore faire ici ?!

Anton jeta un œil inquiet au caméscope qui le fixait du fond de la pièce. Puis il dévisagea les nouveaux venus.

- Vous n'avez pas le droit d'être là. Le couvre-feu est à 21 heures ! Vous allez nous attirer des ennuis !

Roman s'avança légèrement dans l’entrebâillement.

- Je suis venu m'excuser pour hier. Et vous faire une offre pour me faire pardonner.

- De quoi vous parlez ?

- Moi et mes deux compagnons allons tenter de fuir l'Union. Par un moyen qui pourrait vous sembler impossible, sans une petite démonstration.

Il fit un nouveau pas en plongeant la main dans la poche du manteau épais qu'il avait revêtu. Le couple se raidit, avant de se détendre à nouveau en voyant le petit livre vert. Il le tendit au couple.

- Observez-le comme bon vous semble. Vérifiez que toutes les pages ne cachent rien.

Il les laissa manipuler le livre pendant une minute. L'aspect surréaliste de la situation, plutôt que la curiosité, semblait les empêcher de les mettre dehors. Anton lui rendit le manifeste.

- Maintenant regardez.

Il fit défiler les pages jusqu'à trouver la préface de 20 000 lieues sous les mers. Puis il leur tendit à nouveau le livre. Après quelques minutes d'ébahissement commun, à essayer de comprendre ou se trouvait la supercherie, Roman reprit la parole.

- Je suis ce qu'on appelle un anormal. Je peux faire apparaître n'importe quel livre à la fin de n'importe quel ouvrage. Volker…

Il lança un coup de tête vers l'agent de la Fondation SCP.

- …faisait partie d'une organisation qui étudiait ces anomalies. Il connaît un passage vers un lieu sûr, hors de l'Union. Un passage anormal. Vers un lieu où nous pourrons être libre. Je vous devais de vous proposer ça. Pour vous avoir menti l'autre fois. L'Union n'a aucun projet de vous tirer de là.

Le couple digérait l'information, bouche bée. Elena semblait cependant méfiante. Roman le remarqua et contourna le feu pour s'accroupir devant le caméscope. Il défia l’objectif du regard en déclarant :

- Je renie l'Union. Je crache sur la tombe de Staline. Je lis en secret des livres interdits depuis des années dans un tunnel derrière les lavabos des toilettes pour hommes.

Il se releva et tourna le dos au caméscope.

- Si vous voulez être des partisans modèles, vous pourrez déposer votre cassette demain soir et m'envoyer dans une cellule pour le reste de ma vie. Mais dans ce cas, on sera trois à partager ce sort. Parce que vous, vous passerez le reste de votre vie ici, dans ce taudis, sans que le parti ne lève le petit doigt pour vous aider.

Un moment de silence. Puis Elena attrapa la manche d'Anton et lui fit signe de se pencher pour lui murmurer quelque chose. Sa voix était presque inaudible, mais Roman crut distinguer deux mots :

- Le diable…


Anton et Elena leur avaient demandé de sortir pendant qu'ils discutaient de la situation. Malgré l’absence de portes et la mauvaise isolation des murs, Roman ne parvenait pas à distinguer l’échange des deux époux. Pendant quelques minutes, il dut supporter le regard désapprobateur de Maksimilian. Puis le couple apparut dans le couloir central, chacun portant un sac jeté sur leur épaule. Elena hocha seulement la tête et ils se dirigèrent vers l’escalier, Roman, le commissaire et Volker sur les talons. En arrivant au premier étage, Anton leur chuchota de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller les vétérans.

En sortant dans la rue, Maksimilian les invita de la main à le suivre. Il les fit marcher en longeant les façades du boulevard Anatoli jusqu’à une bouche d’égout. Il sortit un pied de biche de l’intérieur de son manteau et l’enfonça dans la fente qui séparait la plaque circulaire du goudron. Après quelques efforts et grognements, celle-ci se souleva. Il la fit glisser sur le côté, révélant une échelle s’enfonçant une obscurité encore plus profonde que celle qui entourait le quintet, qui bénéficiait au moins de la lumière des étoiles. Une odeur fétide s’en échappait.

Les membres du groupe descendirent un par un. Volker, toujours menotté, dût s’accrocher aux barres verticales pour ne pas tomber. Roman passa en dernier, ramenant la plaque sur l’ouverture juste au moment où le ronronnement d’une voiture de police montait à l’extérieur. Il progressa ensuite à tâtons le long de l’échelle jusqu’à toucher le sol humide du pied et sortit de la poche de son manteau la lampe qu’il utilisait pour lire. Il aveugla momentanément le visage de Maksimilian, qui lâcha un grognement. Celui-ci tira une carte froissée de sa poche et fit signe à Roman de l’éclairer. Après quelques instants, ils se remirent en route à travers les tunnels suffocants, frôlant les murs pour ne pas risquer de tomber dans la rivière de fange qui s’écoulait à travers le canal central.

Ils marchèrent pendant plusieurs dizaines de minutes, traversant un labyrinthe de murs suintants, devant parfois enjamber le flot de déchets pour gagner la plateforme opposée et continuer leur chemin. Après une éternité d’endurance silencieuse, Maksimilian leur fit signe de s’arrêter en levant la tête vers une échelle. Il dut se contorsionner pour ouvrir la bouche par en dessous, mais elle finit par céder. Le groupe grimpa à toute vitesse dehors pour retrouver l’air libre. Ils étaient maintenant dans un parking entouré d’arbres nus, les plus hauts bâtiments de Varsovie loin derrière eux. Des voitures surmontées de gyrophares étaient garées tout autour. À quelques mètres, Roman distinguait la silhouette d’un bâtiment qu’il identifia comme un poste de police. Maksimilian leur chuchota d’attendre sur place et trotta jusqu’à la porte de celui-ci, une clé argentée à la main. Quelques instants plus tard, il disparaissait dans le bâtiment éteint.

Le silence était pesant. Entendant le ronronnement d’un lourd moteur approcher, les quatre membres du groupe restant coururent s’abriter entre deux voitures, la tête baissée. La lumière des phares d’un blindé passa sous le châssis de l’auto derrière laquelle ils se trouvaient, puis s’éloigna.

Après quelques minutes, le commissaire ressortit et leur fit signe de s’approcher d’une camionnette de police qu’il déverrouilla à l’aide d’une nouvelle clé. Roman s’installa à la place passager. Elena, Anton et Volker montèrent à l’arrière. Maksimilian s’installa à l’avant et ferma la porte, avant de jeter un regard circulaire au reste du quintet et d’ouvrir la parole.

- Cette partie des banlieues a été presque abandonnée à cause d’une épidémie de choléra. Ça veut dire que c’est l’un des seuls commissariats qui ne soit pas occupé la nuit et que la surveillance est à son minimum dans les rues. Plus qu’à rejoindre l’autoroute et direction la frontière.

Un quart d’heure plus tard, en passant devant le panneau indiquant la sortie de Varsovie, les cinq membres du groupe laissèrent échapper à l’unisson un soupir de soulagement.


Ils venaient de passer la frontière allemande. Le badge de commissaire de Maksimilian avait dissuadé les gardes désœuvrés de vérifier l’arrière de la camionnette où s’était caché le reste de l’équipe. Maintenant que chacun avait regagné sa place, le silence régnait dans l'habitacle, jusqu'à ce que Roman se tourne vers Elena et Anton pour leur poser la question qui lui brûlait les lèvres :

- À Varsovie, après que je vous ai parlé, vous avez dit quelque chose à propos du diable…

Les époux restèrent silencieux pendant quelques secondes, se questionnant mutuellement du regard, et Anton prit la parole.

- Un soir, alors que je me battais en Italie, mon escouade a reçu l'ordre d'évacuer la zone par radio. On était sur le chemin lorsque le véhicule devant nous a roulé sur une mine. À cause du souffle, le nôtre s'est retourné et s'est enflammé, mais j'ai été éjecté par l'impact. Seulement, en atterrissant, je me suis cassé la cheville. J'ai réussi à ramper jusqu'à la radio pour appeler à l'aide, puis je me suis caché dans un fossé, sous un arbre, et j'ai attendu. Je crois que je me suis endormi. Ou évanoui.

Anton reprit sa respiration et continua.

- Quand j'ai ouvert les yeux, le brouillard s'était levé, et il était très épais. Pourtant, le soleil était encore visible, donc j'avais été inconscient pendant moins d'une heure. Ça ne me semblait pas naturel alors j'ai enfilé mon masque à gaz. Puis j'ai remarqué que je n’entendais plus de tir d’obus. Cette fois, je me suis forcé à rester éveillé malgré la douleur. C'est là que j'ai vu trois silhouettes passer dans le brouillard. Sans réfléchir, j'ai crié à l'aide. Ç'aurait pu être des soldats ennemis mais heureusement, c'était deux de nos soldats et une infirmière qui s'étaient portés volontaires pour aller me chercher. Cette infirmière…

Il se tourna vers sa femme, et le couple échangea un sourire fatigué mais tendre.

- …c'était Elena. Elle m’a fait une attelle, et m’a prévenu que nous allions passer la nuit ici, le temps que le gros des troupes nous rejoigne. Puis ils ont recouvert le fossé au dessus de nous pour nous faire un abri de fortune et l'ont camouflé avec de l'herbe et de la terre. Je recommençais à perdre conscience quand j'ai entendu Pietro, un de mes sauveteurs, commencer à hurler, avant de se mordre le bras pour étouffer son cri. J'ai rampé vers l'entrée de l'abri pour voir ce qui l'avait effrayé. C'est là que je l'ai vu. Le diable.

Il se mordit la lèvre.

- Il était immense. Au moins 40 mètres de haut. Le brouillard était épais et le jour était presque couché mais les ruines à ses pieds avaient pris feu. Il était parfaitement visible. Il n’avait pas de visage, ou au moins, aucun d’entre nous n’arrivait à le distinguer. Mais il avait des cornes gigantesques. Et des ailes. J’ai eu du mal à les distinguer au départ, parce qu’elles se fondaient dans le ciel sombre. Mais quand je les ai vues, elles s’étendaient comme des voiles de navire au dessus du paysage. Et il marchait. Il était loin de notre abri, mais c’était suffisant pour me terrifier. Assez pour que j’oublie la douleur dans ma jambe. Il a traversé la route, plusieurs centaines de mètres plus bas. Chacun de ses pas aurait dû faire trembler le sol, mais tout était silencieux. J’ai pu voir un grand arbre se consumer instantanément lorsqu’il a posé le pied à côté d’un bosquet. Après qu’il ait quitté notre champ de vision, aucun d’entre nous n’a parlé ou bougé pendant une heure. Puis Elena nous a tous tiré depuis l’entrée de l’abri vers le fond, et chacun d’entre nous s’est prostré contre un bout du fossé. Personne n’a dormi. Le lendemain, le reste de l’armée nous a retrouvés. Le brouillard s’était levé, et ils nous ont ramenés au camp. Mais avant ça, en entendant les voitures arriver, Pietro nous a fait jurer de ne pas en parler. Et il avait raison. On aurait été interné, emprisonné. Chacun d’entre nous avait entendu parler de soldats devenus fous ramenés de force dans des fourgons. Plus tard, j’ai perdu de vue mes deux autres sauveteurs. Je crois que Pietro est mort près de Florence. Mais je n’ai plus jamais quitté Elena.

Il marqua une pause et s’épongea le front du revers de la manche.

- Voilà pourquoi on a décidé de vous croire. J’avoue que je suis même soulagé de savoir que l’on était pas tous devenus fous dans ce fossé.

Roman déglutit. Il fixa son livre. Savoir qu’il existait des démons et des cauchemars ambulants parmi ces « anomalies » lui faisait reconsidérer son propre pouvoir avec un brin de méfiance. Après un temps de silence, ce fut Volker qui reprit la parole, dans son polonais écorché :

- C’est sûr que vous avez vu une des armes secrètes de l’Union. C’est comme ça que ils ont gagné la guerre. On avait des agents infiltrés qui savaient que l’Union avait un groupe qui étudiait les anomalies et qui les utilisait.

L’ancien fonctionnaire de l’Union fixa la route qui défilait sous leurs roues.

- Tout de même, c’est étonnant que parmi tous les habitants de l’Union, on soit tombés sur ceux qui ont vu une anormalité.

- Pas tant que ça.

Toutes les têtes se tournèrent vers Maksimilian. Les mains sur le volant et les yeux toujours rivés sur l’horizon, il reprit la parole.

- Près de la moitié des hommes de l’Union ont été mobilisés pour aller au front. Et environ un quart des femmes pour servir d’infirmière ou de cantinière sur place. À mon avis, un bon nombre d’entre eux a assisté à des évènements du genre. Ou sont morts en y assistant. Après ça, ceux qui ont voulu en parler ont été « internés » par le régime. Je serais même prêt à parier qu’ils se sont assuré d’en faire tout un spectacle pour dissuader les futurs bavards de raconter leurs petites anecdotes. J’ai eu l’occasion d’écouter quelques-uns de ces internés. Pauvres gars. Déjà à l’époque, j’avais tout de même remarqué beaucoup de détails récurrents dans leurs histoires. Que j’ai retrouvés dans la vôtre, d’ailleurs. Enfin bref, on a mis ça sur le compte d’un gaz hallucinogène inventé par les français, et ils sont sûrement toujours dans des « centres spécialisés ». Vous avez plutôt bien fait de ne pas en parler.

Volker toussa. Le silence retomba dans l’habitacle.


Lorsque la camionnette de police avait roulé silencieusement à travers les rues désertes de Liepstadt, la nuit était à nouveau tombée. Volker les avait guidés vers un bâtiment étonnamment intact, malgré les dégâts causés à la ville au cours de la guerre. Cependant, à l’exception de l’allemand, les autres membres du groupe avaient dû faire un grand effort de concentration pour ne pas perdre l'édifice de vue une fois qu’ils avaient posé le regard dessus. Il pouvait se trouver au centre de leur champ de vision, un clin d’œil, et il semblait avoir disparu. C’était à la fois fascinant et frustrant.

- Les gens de la Main du Serpent ont fait que l’entrée est protégée par des anomalies. Ça a été longtemps pour la trouver à cause de ça. J’ai été habitué après des jours. C’est après que j’ai été capturé par l’Union.

En passant la porte, Roman découvrit une petite bibliothèque municipale baignant dans plusieurs années de poussières. Une seule salle rectangulaire, avec des étagères en bois lourd, aux compartiments carrés. Elles étaient collées contre les murs et disposées dos à dos en plusieurs rangées au milieu de la pièce pour la diviser en plusieurs allées, réparties selon le type de littérature. La majorité était destinée à la jeunesse. Sans doute celle qui passait ses journée à l’école voisine, avant l’Union. Quelques vieux fauteuils installés sous les fenêtres étaient éclairés par la lumière de la lune. Il dut résister à l’envie de se jeter sur les rayons, de faire défiler sous ses yeux les tranches usées, de se saisir de ceux qui attiraient son regard et de dévorer leurs premières pages. Maksimilian toussa.

- Et donc c’est ça la Bibliothèque des Vagabonds… J’avoue que je suis un peu déçu. J’irais même jusqu’à dire que j’ai l’impression qu’on m’a menti.

- C’est pas la Bibliothèque des Vagabonds. L’entrée est…

Volker parcourut les allées de sa démarches chancelante, le regard baissé sur les rayons inférieurs. Il s’arrêta au coin d’une étagère proche du fond de la pièce et se baissa, touchant de ses mains toujours menottées le fond d’un compartiment. Puis celui de son voisin. Puis il revint au premier.

- Roman, viens.

Il s’exécuta. L’allemand lui fit signe de se baisser.

- Ferme les yeux et touche le fond.

Il tendit le bras. Ses doigts rencontrèrent la texture rugueuse du vieux bois. Il attendit un moment.

- Volker ? Rien ne se passe.

En ouvrant les yeux, il vit que celui-ci avait détourné le regard.

- Non, attends… Essaye lui. Et ne regardez pas !

Il s’adressait au reste du groupe qui les avait rejoint, en pointant du doigt le compartiment voisin qu’il avait brièvement inspecté. Roman se déplaça et poussa quelques livres sur le côté. Puis en refermant ses paupières, il tendit à nouveau le bras, l’index et le majeur en avant.

Ses doigts rencontrèrent le vide. Il battit de la main pendant un instant, avant d’ouvrir brusquement les yeux. Le fond du compartiment avait disparu, et derrière il pouvait voir un autre rayon de la bibliothèque. Sauf que les livres étaient différents, les étagères aussi, que l’allée était éclairée et surtout, que tout était beaucoup plus large que dans le bâtiment poussiéreux. Tellement large qu’il était impossible que ce rayon puisse tenir dans la petite bibliothèque municipale. Il laissa échapper un cri. Tout le groupe se précipita pour contempler le phénomène.

- Comment…

Pour la première fois, Roman vit Volker sourire.

- C’est comme ça que on entre dans la Bibliothèque. Il suffit de passer à travers. Si tu enlèves ton bras et que tu arrêtes de regarder, le mur reviendra.

- Et c’est pour ça que je te conseille de laisser ton bras là où il est. Et à tous les autres, de lever les leurs vers le plafond.

Quatre têtes se tournèrent brusquement vers Maksimilian. Il s’était un peu éloigné, et brandissait une petite arme de poing dans la direction du groupe.

- Maks, qu’est-ce que tu fous ?!

- Roman, je t’ordonne de laisser ton bras où il est. Tous les autres, reculez, agenouillez-vous et levez les bras en l’air.

En gardant son pistolet levé, il plongea la main gauche dans la poche intérieure de son manteau et en tira un petit objet rectangulaire. Il pressa un bouton, et un voyant sur le côté clignota pendant quelques secondes.

- Traceur miniature. Il a permis à mes amis de nous suivre à distance. Et il peut envoyer un signal au récepteur rien qu’en appuyant sur ce petit bouton. Ils devraient arriver d’ici une petite minute.

Roman était paralysé. Il fixait le canon de l’arme braquée sur lui.

- Maks, arrêtes ! Tu…

- Je ? Je travaille pour le bureau, Roman. Et bientôt, grâce à toi, je vais être promu au sein de la division P. Celle à qui on doit la victoire de l’Union. Beaucoup de compétition parmi ceux qui savent. Il faut dire que les privilèges sont plutôt grands. C’est pour ça que quand j’ai réussi à mettre la main sur un anormal comme toi, c’était le jackpot. Mais pas autant que de mettre la main sur la Bibliothèque des Vagabonds entière.

Le ronronnement d’un moteur se fit entendre à l’extérieur. Maksimilian tourna la tête vers la porte.

- Ah, je crois que…

Sa phrase fut interrompue par une violente détonation. Instinctivement, Roman se protégea les yeux de son coude gauche, sans oser retirer son bras droit. Il s’attendait à ce que trois autres tirs suivent, l’un d’entre eux lui étant destiné. Mais pendant trois secondes, le silence fut total. Il baissa le coude et vit le commissaire allongé, les bras en croix, comme s’il avait été violemment poussé en arrière. En tournant la tête, il découvrit Anton, le bras levé, une petite arme à feu similaire à celle de Maksimilian encore fumante dans son poing.

- Elena ! Son arme !

L’infirmière se précipita au chevet du corps, comme si elle voulait lui porter assistance. Puis elle se releva, le pistolet en main et courut se replacer au côté de son mari. Au même moment, la porte s’ouvrit et le bruit d’une dizaine de bottes résonna contre le parquet de la bibliothèque. Les deux époux se baissèrent et posèrent un genou à terre, l’arme tendue à deux mains vers le bout de l’allée où se dirigeaient les pas des soldats. L’un d’entre eux lança :

- Commissaire ? Tout va bien ?

Anton enfonça la bouche dans son coude et cria d’une voix étouffée par le vêtement :

- Venez m’aider ! Il se débat !

Au moment où il reprenait sa position de tir, deux soldats casqués apparurent au coin d’une étagère. Ils furent immédiatement accueilli par trois tirs chirurgicaux et s’effondrèrent au sol. Roman se couvrit les oreilles en grimaçant. Un fusil surplombé d’une tête casquée apparut brièvement au-dessus des deux cadavres et tira une salve imprécise qui transperça plusieurs livres au-dessus de la tête de Roman. Le soldat se replia prestement pour éviter une riposte du couple. Elena poussa un cri rageur.

- N’approchez pas !

En réponse, une nouvelle rafale fusa de l’allée voisine à travers les étagères, manquant de peu l’infirmière. Anton lui fit signe de se baisser et de s’écarter silencieusement, au moment où une deuxième bordée faisait exploser le bois et les reliures. Roman détourna la tête vers l’autre extrémité de l’allée. Il vit la silhouette d’un nouveau militaire qui tentait de les prendre à revers, un fusil dans les mains.

Il s’apprêtait à crier, quand une ombre se jeta sur le soldat et le projeta au sol. Il cligna des yeux, avant de réaliser que Volker, qui s’était recroquevillé sur lui-même lorsque Maksimilian les avait trahi, était en train de maîtriser son adversaire à mains nues. Malgré ses menottes et les mauvais traitements qu’il avait subis, l’ancien agent de la Fondation SCP était un combattant redoutable. Il réussit à se saisir de l’arme de son ennemi et lui asséna un coup de crosse dans la mâchoire qui l’envoya sur le carreau en gémissant.

Roman était estomaqué, lorsqu'une balle lui érafla l’épaule, le ramenant à la réalité. Anton et Elena tentaient, comme les militaires de l’autre côté, de toucher leurs adversaires à l’aveuglette à travers les étagères. Ils se déplaçaient au ras du sol, changeant constamment de position. Soudain, l’arme de l’ancien caporal se mit à cliqueter, suivie de près par celle de l’infirmière. Ils eurent le temps d’échanger un regard terrifié avant qu’une longue série de coups de feux ne résonne à travers toute la bibliothèque. Puis le silence tomba comme une chape de plomb.

- C’est bon. Je les ai eus.

Volker réapparut au bout de l’allée, le fusil de son adversaire pendant au bout de son bras. Il avait l’air incroyablement fatigué.

Elena et Anton laissèrent tomber leurs armes et se précipitèrent l’un vers l’autre pour s’enlacer mutuellement. Roman poussa une longue expiration, et enfouit son visage dans ses mains le temps de calmer les battements de son cœur.

- Gnnn…

Il ouvrit les yeux en entendant Anton pousser un gémissement. Lorsqu’il se sépara de sa femme, les mains de celle-ci étaient rouges de sang. Son visage pâlit.

- Oh non. Non, non, non, non, non, non…

Anton agrippa sa hanche et se laissa tomber sur les genoux.

- Ça va, je t’assure, ce n’est rien…

- Anton, ne me fais pas ça ! J’en ai vu des centaines de blessures comme celles-là. Il te faut de l’assistance immédiatement !

Elle tira un mouchoir de sa poche et le pressa contre la plaie ouverte. Il se teinta immédiatement de rouge. Roman se leva, prêt à se porter au chevet du caporal, quand un toussotement se fit entendre à ses pieds. Il baissa les yeux. Le passage dans le compartiment de la bibliothèque s’était rouvert et de la lumière se déversait à nouveau dans l’allée, partiellement masquée par l’ombre d’un buste féminin. Il s’accroupit. Deux têtes identiques coiffées de bandanas aux couleurs vives les observaient de l’autre côté du passage.

- Besoin d’aide ?

Sans réfléchir, Roman s’exclama :

- On a un blessé, il a besoin de soin !

- Attendez, on arrive !

La jeune fille la plus proche se faufila par l’ouverture. Elle avait des longs cheveux roux et un visage constellé de tâches de rousseur. Son bandana mis à part, elle portait un large pantalon flottant en tissu et un T-shirt sans manches constellé de motifs abstraits évoquant un champ de fleur. Elle était pieds nus. Celle que Roman supposait être sa jumelle suivit peu après, dans un accoutrement similaire. Les deux se penchèrent au-dessus de Anton, qui s’était allongé sur le parquet. La première sortie du tunnel murmura, presque pour elle-même.

- On a un docteur chez nous. Il du matériel pour le soigner.

Elena lui agrippa l’épaule.

- Vous avez du scotch ?! Quoi que ce soit qui pourrait faire tenir son pansement le temps de le déplacer ?

- Je… On en a à l’intérieur…

- Et de quoi faire un brancard ?

- On a des lits de camps, ils devraient passer à travers l’entrée…

- Allez les chercher ! Vite !

La fille eut un mouvement de recul devant l’autorité de l’infirmière. Puis elle hocha la tête et se précipita à nouveau à travers le passage. Elena se tourna à nouveau vers son mari.

- Ça va aller chéri. Ça va aller.

L’étrangère qui était restée avec eux se tourna vers Roman, l’air inquiet. Elle l’invita à s’éloigner un peu pour le prendre à part. Il la devança dans son interrogation.

- Vous faites partie de la Main du Serpent ?

- Oui. On a entendu des coups de feu sortir de l’entrée. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Le temps que Roman lui résume toute la situation, sa sœur était revenue avec un énorme rouleau de scotch et un rectangle de toile entouré d’un cadre rigide assez grand pour faire tenir une personne dessus. Anton grimaça lorsqu’ils le déplacèrent sur le brancard improvisé mais s’efforça de garder le sourire alors que sa femme et l’une des nouvelles venues le faisaient glisser à travers l’ouverture.

Roman leur emboîta le pas pour découvrir un décor à couper le souffle. La Bibliothèque des Vagabonds était haute et large comme une cathédrale. À sa gauche et sa droite, elle semblait s’étendre à l’infini, comme un couloir de géant. Les murs colossaux étaient recouverts de livres, ainsi que de plateformes en bois et d’escaliers raides permettant d’y accéder. Des lampadaires trônaient sur les rayons des allées labyrinthiques, mais ce n’était pas eux qui produisaient de la lumière. En effet, le plafond était un gigantesque demi-cylindre entièrement transparent, maintenu par des arcs de métal. Au-dessus, le ciel était d’un bleu resplendissant, inondant toute la bibliothèque de lumière. Il en eut le vertige.

Un cri derrière lui le tira de sa contemplation. Il se retourna et vit Volker, encore dans le passage, le visage atterré. Il semblait frapper et griffer le vide qui le séparait de la Bibliothèque. À côté, la jeune membre de la Main du Serpent qui était passée derrière Roman le fixait d’un regard dur où pointait de la douleur, la main posée sur un levier rudimentaire en cuivre encastré dans une étagère.

- Qu’est-ce qui se passe ?

- J’ai scellé le passage. De son côté, c’est redevenu une étagère normale.

L’allemand tambourinait vainement du poing contre le mur invisible. Des larmes coulaient sur ses joues.

- Attendez, attendez ! Ouvrez, il est avec nous !

- Non. Tu nous l’as dit, il est avec la Fondation SCP. Une organisation qui a pour but de nous parquer comme des animaux. Ces gens-là nous chassent. Ils enferment les « anomalies », comme ils les appellent. Pas question de le laisser entrer dans la Bibliothèque.

- Non… c’est lui qui nous a amené ici, pour qu’on soit libre.

- De ce que j’ai compris, c’était plutôt pour amener l’Union chez nous.

- C’était Maksimilian ! Il nous a trahi ! Il n’a rien à voir avec ça. C’était un de leurs prisonniers. il s’est fait torturer. Regardez ses cicatrices.

La fille rousse lança un coup d’œil vers Volker. Elle se mordit la lèvre et détourna le regard.

- Il a plus souffert à cause de l’Union que n’importe lequel d’entre nous, il mérite la liberté.

- Pas après avoir essayé d’emprisonner les miens.

Sa voix était ferme, mais elle tremblait sur la fin de ses phrases. Roman inspira un grand coup et se tourna vers le visage larmoyant de l’ancien agent de la Fondation.

- Dans ce cas, laissez-moi le rejoindre.

La jeune femme cligna des yeux.

- Pardon ?

- Laissez-moi sortir. Je ne le laisserais pas derrière.

- Qu’est-ce que tu racontes ? Dehors, c’est l’enfer. Je pense que t’es bien placé pour le savoir.

- Lui l’est encore plus, et je ne le le laisserai pas seul dedans. Soit vous ouvrez ce passage pour qu’il puisse rentrer, soit vous me laissez sortir pour que je le rejoigne.

- C’est stupide.

- Si je reste ici en l’abandonnant, je m’en voudrais pour toute ma vie. Je préfère partir.

Elle resta silencieuse. Son regard allait de Roman à Volker. Plusieurs interminables secondes s’écoulèrent.

Puis elle ferma les yeux, poussa un long soupir et releva le levier.


Roman parcourait du bout des doigts les reliures des livres sur les multitudes d’étagères. Au-dessus de lui, le ciel était teinté par la lumière orangée du soir. Ils avaient rejoint un petit groupe d’habitants de la Bibliothèque, tous membres de la Main du Serpent. Zofia, la jumelle qui était partie chercher un brancard et Katarzyna, celle qui avait bloqué l’entrée, les avait présentés. Volker était resté légèrement en retrait, sans dire un mot.

Anton avait été soigné par Elena et un cinquantenaire chevelu hispanophone. La balle était passée au-dessus de l’os de sa hanche sans toucher d’organe vital. Sa vie n’était pas en danger. Après avoir échangé avec le petit groupe, Roman avait eu envie de s’éloigner. Il tombait de sommeil mais il tenait à voir la Bibliothèque. Zofia l’avait prévenu qu’il lui suffirait de se promener avec un objectif en tête, et il y arriverait en un rien de temps :

- Papi Cuchillo le présente comme ça : ce n’est pas parce que la Bibliothèque est grande que les choses qu’il y a dedans sont éloignées les unes des autres. Tout ce qu’il faut pour la traverser, c’est une pensée. Si tu cherches un livre en particulier, de l’eau, de la nourriture, un passage, une autre personne présente dans la Bibliothèque, ou une heure de la journée, marche un peu et tu tomberas dessus.

- Une heure de la… quoi ?

- Comme la bibliothèque n’existe pas physiquement sur terre, le ciel que tu vois au-dessus de toi vient de tous les pays du monde. Au choix. Ça veut dire que l’heure l’est aussi. Tu as envie de faire une sieste à midi, fais quelques pas, et il fera nuit totale. Et me demande pas comment ça marche, j’en ai aucune idée, et je pense que personne ne le sait.

Il avait donc marché, trouvant tous les livres qu’il désirait simplement en tournant la tête. Malgré tout, le sommeil le rattrapait petit à petit, et il soupçonnait que c’était ce qui provoquait la tombée progressive de la nuit au-dessus de sa tête.

Il s’apprêtait à saisir un exemplaire de Cyrano quand il sentit une main tapoter son épaule. Il se retourna et vit Elena, arborant un sourire fatigué.

- Salut. Anton va mieux ?

- Ça lui prendra plusieurs semaines, mais il y a tout ce qu’il faut ici pour qu’il se remette tranquillement.

- Super.

L’infirmière croisa les bras. Son regard s’emplit de reconnaissance.

- Roman, je voulais te remercier. Sans toi, on serait encore dans notre appartement, à mourir de froid à petit feu. C’est grâce à toi qu’on a pu devenir libre.

Il se frotta la nuque, gêné.

- C’était pas grand-chose. Je voulais le faire, sinon je l’aurais regretté toute ma vie. Et sans vous, je ne serais pas là non plus, et l’Union aurait investi la Bibliothèque. Si vous n’aviez pas…

Il frissonna en repensant au corps sans vie de Maksimilian, et aux soldats s’écroulant au sol.

- Désolé…

- Pas de souci. C’était pas la première fois.

Il changea de sujet.

- Comment va Volker ?

- Ça va. Il partira dès qu’on se sera reposé.

Roman cligna des yeux.

- Attends… quoi. Il retourne dehors ? Dans l’Union ?

- Dehors, oui. Mais pas dans l’Union. Ils nous ont menti, comme pour notre appartement. Les deux Amériques sont libres, l’Australie et toute la moitié Sud de l’Afrique aussi. Et en Europe de l’Ouest, l’Union perd de plus en plus le contrôle. Mais ça, ils préfèrent le garder secret aux yeux du peuple de l’intérieur. Ils m’ont montré ça sur un truc qui s’appelle la télé.

Il tenta de digérer l’information. La majorité du monde, libre. Il dut s’asseoir pour encaisser le choc. Elena eut un léger sourire et s’assit à côté de lui.

- Volker a demandé à partir pour le Canada. Au pays des grands lacs. Là où il pourra passer du temps seul pour récupérer. Ça prendra sans doute du temps, mais il sera au calme. Et il aura de l’argent. La Main du Serpent, ils ont accès à des fortunes grâce à la Bibliothèque. Et ils ont des passages partout dans le monde. Pour éviter que l’Union ne trouve l’entrée, ils ont définitivement scellé celle par laquelle on est entrés, mais il en reste plein.

- Bien, c’est bien…

Un sourire lui montait au visage. S’il existait un monde en dehors de l’Union, peut-être que Roza…

- Tu veux savoir une dernière chose ? La Bibliothèque leur a aussi fourni un livre de prophéties qui raconte l’avenir. Et selon ce livre, d’ici 10 ans, l’Union n’existera plus.

- Non ?

- Franchement, je pense que maintenant, je suis prête à croire à tout. Tu viens ? Tout le monde s’est couché, et ils ont installé un petit coin à part spécialement pour nous, sous le ciel de l’Arctique. Anton y dort déjà.

Roman jeta un coup d’œil aux millions de livres, autour de lui. Assez pour plusieurs vies. Il n’aurait jamais assez de temps pour tout lire, mais une soirée ne fera pas une grande différence.

- Allons-y.

Ils se mirent à marcher à travers les allées, tandis qu’au-dessus d’eux, le crépuscule cédait la place à un ciel nocturne où brillaient une infinité d’étoiles.

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