Dans ce genre de situations, Bern aurait sûrement hurlé un bon coup. Appelé à l’aide. Prié pour que ses parents apparaissent comme par magie et que ses craintes s’évanouissent tout d’un coup. C’est ce qu’il aurait aimé, en tout cas.
Mais il savait que c’était aussi parmi les pires choses à faire parce qu’il était actuellement seul et qu’il était le plus faible. Le plus faible physiquement et le moins rapide, pour être plus précis. Non pas qu’il était complètement démuni mais, vu qu'il était haut comme trois pommes, seul et moins fort qu’un adolescent de 15 ans, personne n’allait lui en vouloir pour se sentir absolument paralysé par la peur.
Le fait que Bern n’était même pas un adolescent n’aidait pas. Le fait qu’il n’était même pas humain non plus. Mais essayons de revenir tout au début.
Bern était ce que certains des humains ici appelaient un « Rigolard ». Une bestiole de petite taille se déplaçant en groupes, se nourrissant avec ce qui lui tombait sous la main (généralement) et passant son temps à ennuyer les autres et leur faire des farces. Jusqu’à quelques heures avant, c’était exactement ce à quoi sa vie se résumait.
Comme d’habitude, lui et son groupe s’étaient levés dès l’aube et étaient sortis de leur terrier pour commencer la journée. Tout s’était passé comme d'habitude : se nourrir, bouger, essayer de trouver n’importe qui, humain ou non, à qui jouer un tour… et puis, ils avaient repéré une potentielle victime.
Au début, c’était marrant. Prendre la lance de l’humain pendant qu’il avait le dos tourné, la remplacer par un fruit pourri, voir ledit fruit se réduire en bouillie dans sa main, l’entendre s’énerver, s’enfuir tout en rigolant… et c'est à ce dernier moment que Bern avait fait une bêtise.
Après tout, c’était quelque chose que les Rigolards avaient fini par "apprendre" : quand tu fais une mauvaise farce à quelqu’un et que ce quelqu’un te voit et se met en rogne, tu t’enfuis et tu ne regardes pas derrière toi, jusqu'à ne plus entendre de cris. C’est ce que le petit avait fait et cela avait marché, pendant un temps.
Puis, à un moment, il avait fini par se rendre compte qu’il n’entendait plus rien, à part le vent. Il avait dû courir trop vite, trop longtemps. Naturellement, il avait tenté de revenir sur ses pas, d'appeler par le biais des sons - leur technique de communication principale -, mais il n’avait reçu aucune réponse en retour. Ce n’était pas la première fois : parfois, ça prenait juste un peu de temps avant qu’il ne retrouve les autres, d’autres fois, ils faisaient exprès de se cacher pour lui faire peur… il n’avait aucune raison de penser que ça se passerait autrement.
Les minutes s’écoulèrent, passèrent peu à peu, devinrent des heures et ce fut après de longs, longs moments que Bern commença à réaliser qu’il ne reconnaissait aucun des arbres qu’il voyait autour de lui.
Ce qui nous ramène au moment présent et au fait que le Rigolard tentait de faire de son mieux pour ne pas mourir de peur. Le vent commençait à le faire trembler de froid, le silence qui régnait - uniquement brisé par des cris occasionnels qui poussaient immédiatement la créature à aller se cacher, peu importe que ces cris viennent d’humains ou d’autres animaux - ne l’aidait pas à se calmer et son ventre commençait à gargouiller. Sa situation n’était pas enviable du tout, c’était le cas de le dire.
Mais il fallait ignorer tout ça pour le moment. La seule chose qu’absolument tout le monde semblait plus ou moins consciemment faire, c’était d'avantager le sentiment de sécurité par rapport à la fatigue, peu importe s'il s'agissait de manger ou trouver un abri pour dormir. Possiblement l'instinct de survie qui se contentait de faire son travail et c'était pareil pour Bern et son espèce.
Les Rigolards aimaient jouer avec les limites, mais ça ne voulait pas dire qu’ils étaient stupides.
Alors, Bern continua. Même s’il avait peur, même s’il commençait à sérieusement perdre en énergie, il fallait qu’il trouve une présence qui semblait familière ou amicale. Ou un coin tranquille. Ou n’importe quoi qui s’en rapprochait. Ça lui suffirait amplement.
Ça lui avait pris encore des heures avant qu’il ne voie quelque chose qui changeait des arbres. Vu la silhouette, cela ressemblait à un des humains. Bern espéra que ce n’était pas un des chasseurs. Il ne les aimait pas, ça, il en était sûr, maintenant.
Il s’approcha plus lentement pour essayer de mieux distinguer quelle était la silhouette. À son grand soulagement, ce n’était pas quelqu’un habillé comme un chasseur. Ce fut quand elle se saisit d’un petit carnet que Bern sut qui était cette personne.
C’était un homme aux cheveux blond vénitien longs et sales qui portait un manteau marron qui semblait bien trop grand pour lui ainsi qu’un vieux t-shirt et un jean assez rapiécé. Son groupe l’avait croisé un jour et lui avait balancé une boule de boue dans l’arrière de la tête. Bizarrement, il n'avait pas vraiment réagi, ne s’était pas énervé, ne les avait pas poursuivis, il n’avait même pas lâché une de ces insultes qui les faisaient bien rire !
Comportement qui était trop rare pour ne pas être remarqué.
Le Rigolard n’avait aucune idée de qui était-il ou de ce qu’il faisait là. S’il n’était pas un des chasseurs, alors il devait bien avoir une autre raison pour être là ; du coup, quelle était-elle ?
Le petit décida après quelques secondes de réflexion que ce n’était pas le plus important. Il tenterait de le savoir plus tard. Il s’approcha donc plus près de l’homme sans trop essayer de faire de bruit. Ce fut quand il se retrouva à 30 centimètres de lui qu’il fut remarqué. À la surprise de Bern, l’homme le salua. La créature lui rendit assez maladroitement son salut, n’ayant pas vraiment d’autre idée de quoi faire.
Heureusement pour lui, l’humain sembla vite comprendre la situation dans laquelle il se trouvait.
"…pourquoi tu es seul comme ça ?"
L’être en simili-bois commença à essayer de dire quelque chose avant de se rappeler qu’il ne pouvait pas lui parler avec des mots, juste avec des bruits. Il essaya donc de lui résumer les dernières heures simplement par des gestes. De loin, cela ressemblait à une espèce de danse interprétative bizarre mais, heureusement pour lui, l’humain sembla réussir à comprendre à peu près ce qu’il voulait dire.
"Ouais. Y'a pas tout le monde qui réagit calmement quand on leur fait des blagues comme ça. Je t’aurais bien dit que c’était pas malin de faire ça, mais bon, si on veut parler de mes propres décisions à la con, je pense que je suis pas le mieux placé pour parler."
L’homme se mit à regarder autour de lui avant de faire quelques pas, se pencher pour ramasser quelque chose et retourner vers Bern, tenant une poire dans sa main.
"Je me souviens que vous, vous aimez bien ce genre de fruits. Je sais pas si t’as déjà mangé, mais vu ta tête, je pense que ça te fera du bien."
La seule réponse de Bern fut de se jeter sur la poire et de la dévorer, ce qui amusa son interlocuteur. Oui, définitivement, ça lui faisait déjà du bien.
La nuit s’était bien passée. Bern n’avait pas trop cherché à en savoir plus au sujet de son nouvel ami, il voulait juste reprendre des forces dans un coin sûr.
Ça ne lui était pas venu en tête, bizarrement, que l’humain allait décider de le prendre avec lui et de ne pas le laisser seul mais, en tout cas, il n’allait sûrement pas refuser !
"Quand t’as aucune compagnie, au bout d’un moment, ça te pèse. Je fais avec ce que je peux."
C’était ce qu’il lui avait dit comme réponse et, pour le Rigolard, ça avait suffi.
Les deux passèrent la matinée et une bonne partie de l’après-midi à alterner entre de la marche et l’humain (Eden était son prénom, apparemment) s’arrêtant pour inscrire des trucs dans son carnet. Le petit ne savait pas s’il se trouvait dans la forêt depuis longtemps ou pas, mais il put facilement remarquer que malgré son absence de n’importe quoi qui le rattachait aux chasseurs, il se baladait au sein de la forêt comme s’il l’avait déjà fait une cinquantaine de fois.
En fait, à chaque fois que les deux se rapprochaient d’une autre créature, Eden ne pouvait pas s’empêcher de sourire comme s’il venait de tomber sur une mine d’or. Quand il écrivait, c’était toujours avec de l’excitation dans le geste et il semblait avoir l’habitude de se parler à lui-même, que ce soit au sujet de gens que Bern ne connaissait pas ou au sujet de détails qu’il avait remarqué chez pas mal d’habitants de la forêt.
Le Rigolard ne savait pas pourquoi il faisait ça, mais au moins, il avait quelqu’un de vivant à ses côtés donc c’était positif !
Pendant un de leurs arrêts, Bern décida de regarder le carnet. Il ne savait que très peu lire, mais qui sait ? Il pourrait peut-être essayer de comprendre un peu mieux. En pratique, il ne comprit pas vraiment, car ce qui était écrit était pas mal illisible à certains moments. Généralement, son espèce communiquait et se comprenait par le biais de sons mais il arrivait qu’à certains moments où cela était nécessaire, ils utilisent des feuilles, des bâtons, tout ce qu’ils trouvaient autour d’eux pour pouvoir écrire, donc ça, il était habitué.
Mais cela restait quand même un nouveau niveau en terme de difficulté.
Se tournant vers Eden, il se mit à agiter les mains en direction du carnet et à vocaliser, ce qui attira l’attention de l’humain.
"Ça ? Ouais, c’est mes notes. J’écris ce que je vois au sujet des animaux dans cette forêt, j’essaie de prendre les trucs que je trouve les plus intéressants et de les noter quelque part pour ne pas oublier. Bon, perso, j’aurais préféré encore avoir des crayons, j’en avais au tout début de mes explorations mais je les ai cassés bêtement, donc maintenant je prends ce qui me tombe sous la main. C’est pas toujours lisible, mais j’arrive toujours à comprendre, perso, donc hé. Ça pourrait être pire. En plus, ça me rappelle les carnets que mes potes me montraient quand ils rentraient de vacances…"
Bern écarquilla les yeux. Après quelques secondes, l’humain réalisa pourquoi.
"Ah ouais, merde, tu sais probablement pas ce que c’est…"
Pendant encore un instant, Eden ne dit rien. Après tout, il était actuellement en train de parler avec une créature qui ne parlait pas son langage. Puis, il se rappela qu’il passait la plupart de son temps seul et que ça lui pesait et qu’au fond, ça n’avait aucune foutue importance, la barrière entre les langues, dans ce contexte.
"En fait, non, tu sais quoi, je vais t’expliquer. Tu vois, là d’où je viens, quand les gens partent dans des endroits qu'ils ne connaissent pas, ils prennent des photos ou ils écrivent des notes, des trucs au sujet de ce qu'ils font, de ce qu'ils ont vu, des gens qu'ils ont rencontré. Puis, ils compilent tout ça dans un cahier - ou un diaporama, mais ça, c'est une autre histoire - et ça fait un carnet de voyage !"
Il passa en tout presque une heure à parler à Bern d'exemples de carnets qu'il avait vu, de lieux où ses amis étaient apparemment allés, d'anecdotes. Durant ce moment, le Rigolard ne sut pas pourquoi son blabla enthousiaste (et ses gestes de mains constants) avait un effet motivant sur lui, mais il ne s’en plaignit pas.
Ça faisait quelques jours qu’ils avaient décidé de continuer à voyager à deux. La conclusion principale de Bern, c’était que son nouvel ami n’était certes pas un chasseur mais que son instinct de survie était possiblement encore moins existant que celui de sa propre espèce.
Quelques heures auparavant, ils étaient tombés sur l’espèce d’arbuste avec une cape de pluie que la créature avait déjà vu quelques fois avant. Il y avait des framboises qui poussaient sur ledit arbuste et, généralement, Bern et son groupe n’y touchaient jamais parce que la dernière fois qu'il avait vu quelqu'un de son groupe en prendre en pensant que c'était juste des framboises normales, il s'était mis à rire de façon incontrôlée et ça lui avait bien fait peur.
Eden, lui, en avait déjà mangé et ça ne semblait pas le déranger plus que cela. En fait, là, actuellement, il venait encore d’essayer.
"J’ai aucune idée pourquoi les oranges, elles me font voir les chenilles avec des oreilles d’éléphant mais c’est trop drôle. Tu sais que les vertes, ça leur donne des yeux humains ? Franchement, comparé à ça, les oreilles d’éléphant, c’est trop bien !"
Au moins, si Bern était d’accord sur une chose, c’est que c’était rigolo. S’imaginer ça l’avait fait rire instantanément.
"T'as déjà essayé de toucher des Orbes ?"
Bern leva un sourcil quand Eden lui posa cette question, principalement parce que ce nom ne lui disait absolument rien. Il hocha la tête par la négative.
"Bah, écoute, c'est cool parce que j'en ai vu qui étaient pas loin et j'en ai ramené avec moi. Si ça se trouve, peut-être que vous, vous en savez plus que moi à ce sujet."
L'humain montra au Rigolard plusieurs bulles solides qu'il tenait dans ses mains et cela fit s'allumer une petite lumière dans le cerveau de la créature. Oui, maintenant, il avait une idée de ce que c'était, une très bonne idée, en fait ! Sans dire rien de plus, il prit deux des bulles et alla s'asseoir sur une bûche pas loin de là où les deux se trouvaient.
Puis, à la surprise du voyageur, il commença à émettre des sons. Ils étaient similaires à des vocalises. Le tout combiné avec la créature agitant ses bras doucement, de gauche à droite, tout en y portant les bulles, cela donnait l'impression qu'il leur chantait une berceuse.
Eden n'osa pas l'interrompre. Bern semblait si sûr de lui rien qu'en les ayant vues, il avait habité dans cette forêt toute sa vie, donc il allait le laisser faire. C'était sûr qu'il était un peu plus expert dans ce domaine que lui, l'humain qui avait cassé tous ses crayons depuis un bail.
Après quelques minutes, les bulles augmentèrent en luminosité et Bern lâcha des cris de joie avant de venir les redonner à Eden d'un pas excité. L'humain les prit doucement.
"Vous savez faire des berceuses, vous ?"
Les gestes de la créature étaient légèrement maladroits mais, rien qu'en le regardant, ça ne l'étonnerait pas s'il s'avérait qu'ils savaient comment faire.
Bern pointa la main en direction du visage de l'humain, puis en direction des bulles, comme s'il essayait de lui dire de regarder de plus près, son air joyeux ne quittant pas son visage. Quand Eden comprit le sens de ses gestes, il s'exécuta.
Il ne pouvait pas complètement distinguer ce qu'il voyait, mais il était sûr que c'était une forme humanoïde qu'il voyait à l'intérieur, à sa grande surprise.
Après tout ce temps à marcher avec lui, Bern avait gagné la certitude qu’Eden était juste quelqu’un de monstrueusement chanceux, et ce sans aucune explication.
Paradoxalement, c’était aussi l’explication de pourquoi le petit était actuellement en train de courir en cercles tout en agitant les bras, effrayé. Parce qu’il avait affaire à une exception, actuellement.
Bon, ce n’était pas quelque chose qui semblait très grave. L’humain avait vu l’espèce de serpent fait de laine au loin et s'était demandé à voix haute s'il était possible de faire ami-ami avec lui (ce qui n'aida pas le petit à dissiper ses impressions au sujet du faible instinct de survie de son ami). Alors, il s'était approché le plus près possible du serpent pour essayer d'au moins lui faire un salut. Un peu trop près, étant donné que ça l'avait mené à faire une chute un peu plus bas. Ce qui rendait le tout un petit peu ridicule était le fait qu'Eden avait vu qu'il y avait une distance entre la limite de là où il pouvait poser le pied et le point où le serpent se trouvait.
Il n’était pas mort. En fait, de ce que Bern pouvait voir, il était en train de se tenir la jambe mais le reste ne semblait pas être amoché donc ça allait bien. Ça ne l’empêchait pas d’être en panique complète. L'explorateur était tombé à un point où le Rigolard n’allait pas pouvoir l’attraper par la main et il était tout seul, donc cela le laissait complètement démuni et à nouveau en proie au stress.
Comme si quelqu’un avait vu cela à ce moment exact, ce fut à ce moment que Bern entendit des sons similaires à ceux qu’ils produisaient. Il se retourna et fut surpris de se retrouver face-à-face avec un autre groupe de Rigolards, son groupe ! Même si une part de lui était, sur le coup, heureuse d’enfin revoir ses semblables, la chose principale qu’il retenait, c’était que là, il n’était plus seul et qu’il allait pouvoir sauver son ami !
Il leur fit donc savoir de la manière la plus expressive possible.
Les autres levèrent des sourcils en l’entendant.
Bern continua de plus belle car s’ils ne comprenaient pas, bon sang, il n’allait sûrement pas laisser Eden tout seul avec sa jambe amochée ! Même s’il fallait qu’il supplie le groupe entier.
Trois minutes plus tard, une corde faite de branches et de feuilles fut lancée en direction de l’humain, qui s’en saisit immédiatement et se laissa remonter.
La première chose qu’il expérimenta quand il posa le pied sur la terre ferme fut la sensation de la boule de boue qu’il se prit directement dans la tête, le tout suivi par les rires et danses ridicules du groupe d’humanoïdes devant lui, Bern inclus.
Cette fois, Eden rigola avec eux de bon cœur.