Routine

L’Entrepôt de transfert est une imposante structure. Probablement la plus grande du site. De prime abord, il apparaît comme n'importe quel autre entrepôt, avec ses épaisses poutres transversales en acier, ses parois en béton poussiéreuses, et ses boites étiquetées "FRAGILE" dans au moins dix langues différentes. Ce soir-là, c'est tempête. Le courant d'air qui glisse sous l'immense porte en acier et dont le son résonne dans l'immense pièce donne une ambiance tantôt inquiétante, tantôt relaxante, et le plic-ploc lointain, mais audible d'une fuite dans le plafond joue le rôle d'une vieille horloge, qui fait trouver le temps long.

Un agent a tranquillement les pieds en éventail sur la fenêtre de son poste de garde, situé dans un coin de la structure. Il sirote un chocolat chaud encore fumant- il n'a jamais aimé le café -. Après une ou deux minutes à flâner, il se réinstalle correctement sur sa chaise de bureau qui couine, et pousse un juron. Déjà dix minutes que son coéquipier aurait dû arriver. Même s’il essaye de se tromper lui-même, il est particulièrement inquiet. On l'avait averti que ce soir, il y aurait un nouvel occupant - actif - dans l'entrepôt. En effet, il l'avait vu en arrivant, enfin plutôt son immense boite en acier, d'au moins cinq mètres de large, qu'il peut toujours apercevoir depuis son bureau. Il avait eu des frissons en passant à côté. Il n'était pas un superstitieux, mais il a toujours été sensible à ces choses-là. Il sait que dans cette boite, il y a un truc pas net. On lui avait donné le rapport, mais il ne l'avait que rapidement lu de travers. Sûr - vert. C'est bon, pas de quoi paniquer.

Il s'efforce de chasser ses mauvaises pensées. Les gars de la recherche font bien leur boulot : la saloperie va gentiment rester dans sa caisse, et son coéquipier a juste eu un contretemps tout à fait innocent. Peut-être qu'il a oublié ses clés, ou qu'il a croisé un ex-collègue sur la route. Oui, sûrement. Il commence à lire concrètement le rapport qu'on lui a donné… mais est interrompu par un crissement en acier, très léger, mais grandement amplifié par la résonance du bâtiment.

Une grosse goutte de sueur lui coule le long du front. Il d-é-t-é-s-t-e ce genre de situation. Il saisit sa lampe torche - même si les murs sont pleinement éclairés, le dédale entre les caisses et les conteneurs est un peu sombre -, sort, et s'aventure dans l'allée. A1.. A2.. A3.. Des caisses à n'en plus finir. En bois, en métal, en plastique. De toutes les nationalités, aussi. On peut voir "CCCP" peint en rouge sur une des boites, et même un svastika gravé dans le métal d'un conteneur. Des outils, des objets paranormaux, ou des objets tout courts, qui attendent - certains depuis des années - d'être transportés. Des mentions un peu étonnantes figurent sur certaines boites. "Archivé". "Déclassifié". "Expliqué". Certaines boites tiennent dans la main. D'autres font deux fois sa taille. Il est mal à l'aise. Certaines caisses ont l'air de respirer, d'autres émettent une aura inquiétante. Il trouve assez vite l'origine du bruit. Une boite en fer tombé par terre - rien de grave, ça peut arriver. Il fait demi-tour, marche un peu et se fige.

Il était déjà passé devant sans rien remarquer, mais sous cet angle, ça crève les yeux. Le grand conteneur en acier, étiqueté "SCP-045" - le nouvel arrivant - à sa porte qui bat l'air, faisant lentement grincer ses gonds. Il saisit sa VHF "Agent à Site, on à un problème". Mais il n’entend pas le 'Kssshit' caractéristique de son appareil. "Agent à site. Je répète. On à un problème.". Aucune réponse, évidemment. Il a sans doute oublié de le mettre à charger. Il regrette instantanément de ne pas avoir lu plus attentivement le rapport. Il ne bouge plus. Tous ses sens sont alertes. Il à l'impression que tout est devenu plus sombre autour de lui - mais c'est seulement une impression -. Il retrouve sa contenance après une minute à avoir fixé stupidement l'ouverture du conteneur. Il se décale, pointe sa lampe torche dans la boite en métal. Des picotements lui remontent la colonne vertébrale. Il n'y a rien.

L'air lui semble plus humide. Mais cette fois ci, ce n'est pas une impression. Dehors, la pluie s'était accentuée. Des minces filets d'eau coulent entre les fissures du béton. Il réfléchit intensément. Les procédures dans ce genre de cas sont extrêmement strictes, et doivent être apprises par cœur par tous les membres du personnel. Mais ici à ce moment-là, c'est comme si il n'avait jamais rien appris. Réflexe idiot, il sort son arme, la pointe devant lui avec sa lampe torche, façon tactique, comme les forces spéciales dans les films. Il hésite un instant. Il opte pour le profil-bas. Il ne sait rien de ce qui est là, et courir en gueulant n'est surement pas une bonne idée. Il garde sa lampe torche au ras du sol et avance lentement, ses bottes frottant et écrasant audiblement les petits gravillons et les grains de poussière. Une nouvelle interrogation lui traverse l'esprit. Depuis combien de temps c'est ouvert? C'est bien une stupide boite bancale qui l'avait fait bouger de son poste de garde. Ça peut faire des heures comme trente minutes que ce truc se balade.

Il n'a pas le temps d'aller récupérer le rapport, et le lire. En fait, si, mais il n'a pas vraiment envie de risquer sa vie pour apprendre des choses qu'il sait déjà. Il décide de couper au plus court, et de rejoindre le couloir d'accès par lequel il était venu ici quelques heures plus tôt. Il marche. Tout droit, à droite. Il sursaute! Il a vu quelque chose bouger ! Mais ce n'est peut-être qu'un rongeur.

Il sent sa sueur couler le long du dos.

Ses mains sont moites sous ses mitaines. Il se sent observé, chassé, un rythme de tambours d'outre-tombe résonne dans sa tête. Il a l'impression de devenir fou. Il passe dans un couloir, et repasse dans le même, mais des choses ont bougé, des caisses ont disparu.

Son cœur rate un battement. Une grosse araignée, qui ne bouge pas, tout au fond. Sa lampe torche n'éclaire pas assez, il ne voit rien. Regarder? Ne pas regarder? Bouger ou pas? Les photos qu'on lui a montrées en formation, elles, il s'en souvient très bien. 10 secondes. 1 Minute. Le truc ne veut pas bouger, et lui non plus. Il s'approche, pas après l'autre, lentement, il optimise la trajectoire de sa botte pour minimiser le crissement avec le béton, comme un enfant qui essaye mal d'être discret. Il s'approche. Il commence à entendre un bruit. Un lapement. Comme un chat, mais en beaucoup moins fort. Il est prêt, l'arme à la main.

"Mais qu'est-ce que tu fous?". Il tire. Il n'a pas entendu son coéquipier arriver derrière lui, un café dans chaque main. Le tir rate sa cible d'au moins 1 mètre et grave un large impact dans le bitume. "Mais merde !" Il lâche les deux cafés, qui tombent et tachent le sol et les rangers de l'agent.


"J'aimerais que la prochaine fois, vous lisiez plus attentivement les rapports qu'on vous confie. Et d'être plus consciencieux avec votre matériel. Vous avez de la chance que ce n'était que 45. Vous nous avez coûté quelques caisses, tout de même." Il acquise, comme tout le monde le fait. "C'est votre dernière avertissement."

Il sent sa sueur couler le long du dos.

C'est sa routine.

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