Pourrir

"'Comment vont tes hormones ?'"

Priss hocha la tête.

Sharpe planta ses doigts dans sa cuisse, visiblement plus affectée par cette situation que Priscilla Locke.

"C’est… Elle fait ça devant les autres ?"

Priss hocha la tête. Elles étaient toutes les deux assises dans la salle d’attente du bureau d’un médecin, la pièce se vidant progressivement au fil des minutes.

"Ça, c’est un sale coup de fils de pute. Sans vouloir te vexer… mais c’est vraiment un putain de sale coup de fils de pute. Devant de parfaits inconnus en plus."

Priss haussa les épaules :

"On dirait que ça te dérange plus que moi."

"Ça devrait te déranger," rétorqua Sharpe en tendant la main, comme pour toucher le visage de Priss. Elle la retira maladroitement lorsqu’elle constata le manque de réaction de l’autre femme, "Tu aurais dû lui faire tomber quelques dents supplémentaires."

"Je ne peux pas. C’est juste que…"

"Non, je comprends. Elle t’a protégé quand vous étiez gosses, et maintenant tu penses que tu lui es redevable pour le reste de ta vie. À une époque, elle t’a aidé, mais maintenant elle est dans une spirale descendante et elle a l’intention de jeter autant de sa merde que possible sur tes épaules avant de s’écraser."

Priss secoua la tête en évitant le regard de Sharpe :

"C’est… elle fait partie de ma famille."

"Arrête tes conneries… 'la famille c’est sacré', mon cul. Les psychopathes comme ta soeur utilisent ça à leur avantage. Juste parce qu’elle fait partie de ta famille, ça ne veut pas dire que tu as besoin de tolérer sa petite attitude à la con. Et si tu avais un oncle qui volait tes culottes pour les sentir et les revendre ? Et si tu avais un cousin qui te battait constamment et te volait des trucs ? Et si ton père était un prédateur sexuel qui violait des tas de gens et qui te demandait de garder ça secret — ?"

"Mais elle n’est pas comme ça," interrompit Priss en rongeant sa lèvre inférieure. Elle n’était pas fâchée, mais sa réaction eut le mérite de stopper Sharpe dans ses mots, "Et d’où est-ce que tu sors tous ces exemples de malade mental ? On dirait que tout tourne autour de 'l’oncle pédophile' avec toi."

"Aurianne Sharpe ?" demanda une des infirmières.

"Ce n’est pas une psychopathe qui cherche à blesser tout le monde autour d’elle. Elle est malade, et elle a besoin d’aide."

Sharpe se leva en redressant sa veste et se pencha pour regarder Priss dans les yeux :

"Alors trouve-lui de l’aide. De l’aide professionnelle. La santé mentale, ce n’est pas un jeu à somme nulle — recevoir une aide foireuse n’est pas mieux que de ne recevoir aucune aide.


Shi Mingxia ne pouvait pas se concentrer à cause de l’assistant de laboratoire qui la fixait. Elle lui jeta un regard de côté. Il la fixait toujours. Finalement, elle abandonna et se tourna pour lui faire face. Ce geste attira son attention.

"Est-ce qu’on va avoir des problèmes ? Devrais-je aller chercher une autre assistante de laboratoire ?"

Il la dévisagea et écarquilla les yeux en comprenant ce qu’elle voulait dire :

"Mes excuses, docteur. Je ne voulais pas — je n’aime pas particulièrement les femmes… dans ce sens."

Elle comprit et soupira :

"Peux-tu regarder ailleurs, s’il te plaît ? Ne devrais-tu pas être en train de prendre des notes ?"

Il lui tendit ses notes :

"C’est ce que j’ai pour l’instant. Il est impossible de savoir si elle a été créée par l’homme ou non. Dans le cas où —"

"Je sais ce que ça veut dire."

"Dr Sienowicz est mort de cette maladie, n’est-ce pas ? " ajouta l’assistant au bord de sa chaise, croyant être sur le point de faire une nouvelle découverte importante.

"Ou bien il a été tué par les personnes responsables de la création de cette bactérie. Tu sais, ça serait déjà plus réaliste que d’assumer que la bactérie cible intentionnellement certaines personnes et en épargne d’autres."

Elle baissa le regard vers le comptoir. Elle avait porté des gants lorsqu’elle avait manipulé la bactérie. Cela dit, même en se visualisant dans la peau du vieil homme qui organisait des documents et faisait semblant d’être occupé à chaque fois qu’elle était là, elle ne parvenait pas à se souvenir s’il portait des gants ou non…

Elle faillit figer complètement, et dut lutter contre l’envie de tout abandonner et d’essayer autre chose. Avec une grande minutie, elle retira l’échantillon de sous le microscope et ajusta celui-ci pour laisser assez d’espace pour y mettre sa main. Elle resta immobile et plongea ses yeux dans le microscope. Pourquoi s’attendait-elle à voir quelque chose ? Elle ne pouvait attribuer cela qu’à sa propre ignorance. Sienowicz était le vrai scientifique ; elle n’était qu’une assistante.

Là, nichées dans les rainures du latex, se trouvaient quelques bactéries, incapables de perforer les fibres de polymère. Comme si elles avaient remarqué sa réaction — la tension soudaine de ses muscles et sa vive inspiration — les bactéries s’immobilisèrent, comme des coquerelles prises par surprise lorsqu’on aurait allumé les lumières. Le simple fait qu’elles étaient là, sur une surface solide, à l’extérieur d’un environnement humide…

"Toi," s’écria-t-elle en agitant son bras libre en direction de l’assistant de laboratoire derrière elle, espérant pour une fois qu’il la fixait, "Quarantaine. Prends le téléphone, dit au directeur de mettre ce labo en quarantaine."


"D’où vient la machine ? 'On ne sait pas'. Comment fonctionne-t-elle ? 'On ne sait pas'. Est-elle transdimensionnelle, transuniverselle, les deux, ou rien de tout ça ? 'On ne sait pas'."

Dr Jaime Marlowe se sentait comme une ratée. Plus elle remplissait son rapport de ce genre de non-réponses, plus elle se demandait comment un Dr Eddlestein, un Dr Bright ou un Dr Eastwatch aurait géré cette anomalie. À quelle vitesse auraient-ils déchiffré les séries de nombres incohérentes sur la machine ? Comment s’y seraient-ils pris pour comprendre la thermodynamique derrière un truc pareil — cette fichue machine qui refroidissait la pièce plus elle était utilisée, et qui produisait des cliquetis horribles lorsqu’elle surchauffait. Elle ne comprenait même pas comment son équipe avait fait pour établir que cette chose s’appelait "Anabase".

Elle fit tourner la feuille de papier sur la surface froide de son bureau. Elle contempla le temps qui lui restait avant qu’elle ne manque de choses à faire, de combinaisons de boutons à essayer et de détritus aléatoires à "téléporter" depuis la cinquième dimension. Combien de temps avant qu’ils ne décident d’abandonner les recherches et de ranger la machine dans une boîte avant de la stocker dans un sous-sol quelque part ? Combien de temps avant qu’elle ne soit réassignée à un autre projet complètement inutile parce que ses supérieurs auront réalisé à quel point elle était une ratée à qui on ne pouvait pas confier des anomalies potentiellement révolutionnaires comme celle-ci ?

Elle se leva brusquement, essoufflée, et se dirigea vers la porte. Elle était sur le point de faire une crise d’angoisse. À l’extérieur de son bureau, l’endroit grouillait d'activité ; les membres du personnel de la Fondation assignés au site avaient tous l’air occupés. Elle détestait à quel point leur travail paraissait simple. Elle avait très souvent de longues périodes de temps où elle n’avait essentiellement rien à faire. Pendant ce temps, tout le monde semblait toujours occupé à chaque instant de la journée, tandis qu’elle finissait par relire les mêmes vieux fichiers, retaper les mêmes vieux rapports, refaire les mêmes vieilles choses, tout ça uniquement pour avoir l’air occupée.

Encore une fois, elle sentit sa poitrine se serrer et son estomac se soulever violemment. Une crise d’angoisse. Elle se précipita vers le sous-sol où la machine était conservée. Au moins, la température y serait fraîche, alors elle ne se mettrait pas à suer horriblement à grosses gouttes.

"Rien ?" demanda-t-elle au petit groupe attroupé autour de l’Anabase. Les membres alternaient constamment, mais cette fichue femme se trouvait toujours parmi eux.

"Rien," répondit une voix masculine.

"Non, attendez," Bien sûr, cette femme, Priscilla Locke, "Je pense que j’ai trouvé à quoi servent les deux premiers boutons de commande."

"Tu penses avoir trouvé, ou tu as trouvé ?"

"Les chiffres changent au dernier clic. On a fait quelques tests, et on a découvert que les trois premiers clics correspondaient à la longueur, la largeur et la hauteur. Ce sont des paramètres pour définir les dimensions de ce qui va être ramené de notre côté."

Marlowe jeta un regard noir en direction de Locke. Elle et son stupide visage couvert de taches de rousseur et sa manière stupide de soutenir le regard des autres sans cligner des yeux. Est-ce qu’elle était attardée, ou est-ce qu’elle pensait que c’était mignon ? Marlowe regarda le reste du groupe. Ils semblaient tous d’accord.

"Ça vous a pris un mois pour découvrir ça ?" demanda-t-elle d’un air incrédule.

"Pour notre défense, nous tournions les trois premiers boutons en même temps en pensant qu’ils correspondaient chacun à la longueur, la largeur et la hauteur," expliqua un premier homme, un technicien répondant au nom de Edgars, "On a remarqué que ça ne fonctionnait pas de la même manière à chaque fois, alors on a commencé à faire des tests par essai et erreur jusqu’à ce que l’on comprenne que nous n’avions besoin que du premier bouton pour paramétrer la forme."

Dr Marlowe agrippa le côté de sa tête et fit tournoyer ses doigts dans ses cheveux en tirant légèrement jusqu’à ce que ceux-ci soient tendus autour de ses doigts :

"Donc, vous avez compris comment ajuster les paramètres relatifs à la taille."

"En gros, oui."

"Et ça… ne réinitialise pas les autres paramètres ?"

"Non."

"D’accord. Commencez les tests avec des Classes-D."

Tout le monde la dévisagea, et Locke interféra :

"Pardonnez-moi, Dr Marlowe, mais —"

"Programmez un putain d’espace assez grand pour un humain, mettez-y un humain, envoyez-le de l’autre côté, et ramenez-le. Assurez-vous qu’il aille une combinaison Hazmat et de l’oxygène. Logique, non ?"

Elle savait ce que voulait dire l’expression sur leur visage. Ça n’avait rien à voir avec la machine en elle-même ou les tests. C’était les Classes-D. À chaque fois, c’était eux le problème. Les gens ne pouvaient pas accepter le fait que les Classes-D étaient faits pour être utilisés. La seule raison pour laquelle ils étaient habillés, nourris et soignés était pour les faire paraître le plus humain possible devant l’inconnu ; si quelque chose tournait mal et qu’ils mouraient, il n’y aurait alors aucune perte réelle. Les gens avaient fait ça avec des animaux pendant des siècles. Mais tout à coup, ils se sentaient offusqués parce que des êtres humains étaient utilisés à la place des animaux ? Les gens se préoccupaient-ils suffisamment des Classes-D pour les habiller, les nourrir et les loger de leur propre poche ? Que pensaient-ils à l’idée d’avoir un Classe-D qui dorme sous leur toit ? Qui sorte avec leurs sœurs ou leurs filles ?

"Allez, au travail," dit-elle en jetant un dernier regard infernal à Locke avant de quitter la pièce, se sentant désormais beaucoup mieux.


Ça ne dérangeait pas Shi Mingxia d’être nue devant d’autres personnes. Pour elle, il n’y avait aucun problème avec ça ; c’était simplement désagréable quand ces autres personnes étaient vêtues de grosses combinaisons Hazmat blanches et lui demandaient de se tenir au centre d’une pièce enveloppée de plastique. Elle leur adressa un sourire en coin lorsqu’ils la regardèrent à nouveau et elle leur fit un petit signe de la main. Ils firent demi-tour et sortirent à l’extérieur.

"Est-ce que je pourrais au moins avoir un peignoir ?"

Personne ne l’écouta. Elle soupira et se laissa tomber sur le plastique, prenant ensuite une position assise pour réfléchir. Elle n’avait définitivement pas le même niveau de connaissance sur les bactéries que le Dr Sienowicz, alors elle ne pouvait que deviner le mode de transmission. Jusqu’à présent, il avait été découvert que la bactérie pouvait être transmise par l’eau et était très résistante aux températures extrêmes. Après ce qui venait de lui arriver, elle pouvait maintenant conclure que la bactérie était potentiellement capable de survivre sur des surfaces sèches.

Elle réfléchit à plusieurs hypothèses. Dans le meilleur des cas… c’était une arme. Sans doute un nanorobot se faisant passer pour une bactérie, modifiant sa structure en fonction des commandes envoyées par un pirate informatique quelque part. Cela dit, il était évident qu’il ne s’agissait définitivement pas d’un nanorobot, mais visiblement quelque chose d’origine biologique.

Ce qui ne laissait que la théorie débile de l’assistant de laboratoire selon laquelle la bactérie était consciente et mutait de façon autonome selon ce qu’elle entendait…même si c’était absolument impossible pour une si petite chose de comprendre le langage humain. Mais elle n’était pas une experte en la matière… elle était à peine plus qu’une stagiaire. Et maintenant elle était accroupie dans une salle de quarantaine, complètement nue, et probablement sur le point de mourir à tout moment.

La porte commença lentement à s’ouvrir. Elle leva les yeux et aperçut un visage sans masque au travers du plastique, regardant aux alentours d’un air confus. C’était cet assistant de laboratoire… elle ne pouvait plus se souvenir de son nom. Xi-quelque chose…

Les yeux écarquillés, il la remarqua et ouvrit la porte de sa petite chambre scellée. Elle se leva d’un bond et se précipita sur lui pour essayer de l’arrêter. Il était trop tard ; il réussit à entrer et manqua de la heurter.

"C’est quoi ton problème ? Comment est-ce que tu es sorti de ta quarantaine ?"

"Ils sont morts," dit-il, ses yeux parcourant brièvement le corps nu de l’assistante, le rendant encore plus nerveux, "Tous les scientifiques. Tous les représentants."

Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et remarqua quelqu’un portant une combinaison Hazmat s’approcher de la porte. Elle fit signe à son collègue de se tourner, juste à temps pour voir l’autre personne tomber au sol, face première dans le cadre de porte, puis se tordre comme un ver de terre en feu. Xi, l’assistant, se mit à gémir et à pleurer. Elle tendit sa main avec précaution et retourna le corps qui se tortillait au sol.

Les yeux de l’homme étaient injectés de sang. Sa bouche s’ouvrait et se fermait continuellement tandis qu’un liquide rouge-noir et vert foncé jaillissait de sa bouche. La scène lui leva le cœur. Il suait abondamment et toussait du sang.

"Il est mort," murmura-t-elle.

"Mais attends, il bouge. Les autres —"

"Il est mort," répéta Shi Mingxia. Elle se redressa et jeta un coup d'œil hors de la salle de quarantaine. D’autres corps gisaient sur le sol. Certains se tortillaient encore.

"Ce sont des zombies. Une apocalypse de zombies. Que Dieu nous vienne en aide, des zombies !" s’écria le garçon comme un hystérique.

Elle le gifla pour le faire taire :

"Ce ne sont pas des zombies, abruti ! Va chercher mes vêtements. Nous devons contacter quelqu’un. Et ne va surtout pas crier à propos de tes trucs de zombies aux autres."


Il ne lui aura fallu qu’une seule fois ; il s’était présenté en tant que "Steve Chin", oubliant qu’il fallait dire son nom de famille avant son prénom. Ils avaient tous rigolé en voyant son embarras. Désormais, il était "Steve Chin", ou "Chin Steve l’Américain".

"Hé, Caporal Steve," appela un des hommes à côté de lui en lui donnant un petit coup de coude, remarquant que Chin suait comme un porc, "comment vous trouvez la météo ?"

Le convoi avait pénétré le territoire de l’Indochine environ une heure plus tôt. Il faisait partie des troupes de renfort envoyées par l’Empereur afin d’éliminer les factions communistes au Dai Viet et ramener l’ordre dans la région. Le plan de huit ans pour annexer l’Indochine avait pris cinq ans de retard et en conséquence, la patience de l’Empereur était mise à rude épreuve.

"Ça craint," ronchonna Chin en guise de réponse, "Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas simplement brûler la jungle pour forcer ces enculés à se mettre à découvert ?"

"Nous sommes sur le sol de l’Empereur. Personne n’oserait détruire et brûler ce qui lui appartient de droit."

"Moi je le ferais. L’Empereur possède plein d’arbres partout à travers la Chine. Quelques kilomètres carrés de plus ou de moins, qu’est-ce que ça change pour lui ? Je maintiens qu’on devrait tout brûler, et reconstruire après."

Malgré la chaleur, Chin éternua et se surprit à grelotter. Il regarda autour de lui et remarqua que tous les autres transpiraient énormément aussi. Ce n’est pas grand-chose, se dit-il ; il faisait plutôt humide aujourd’hui. Il s’essuya le visage avec sa manche, et reçut des regards étranges de la part des autres. En baissant le regard, il réalisa qu’une grosse masse de mucus sanglant était sortie de son nez en éternuant.

"J’ai dû attraper quelque chose."

L’homme assis à côté lui donna un nouveau coup de coude :

"Ce n’est qu’un peu de sang, Caporal Steve. Au moins, vous n’avez pas vu la scène de crime que j’ai laissé dans les toilettes à la base."

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