— Monsieur Pipo ? Qu’est-ce qu’il y a Monsieur Pipo ? Quelque chose ne va pas ?
Je dévisage la brave doctoresse avec un air désolé. Je peux lire dans ses yeux qu’elle se fait du souci. Depuis au moins neuf jours, je refuse fermement de jouer aux échecs avec elle, ou à quelque jeu que ce soit. Je n’interagis que quand elle m’amène mes barres chocolatées : là je la bouscule pour m'en emparer et je file dans un coin pour dévorer mon butin. En vérité, je ne veux pas lui faire de la peine, non, c’est juste que ces temps-ci, je n’ai plus la tête à jouer. À la place je m’interroge. Je réfléchis à notre relation, à elle et moi. Que désire-t-elle en vérité ? Et que va-t-elle me faire, une fois satisfaite ? Grâce à ses barres chocolatées spéciales et aux exercices quotidiens qu'elle me fait faire, je suis devenu presque aussi malin qu’elle, et ça a l’air de lui faire plaisir : l'autre jour elle a sauté de joie quand pour la première fois je l'ai battue au "Puissance 4". Enfin, je ne sais pas si elle était heureuse pour moi ou parce qu'elle voyait que ses stimulants neuronaux fonctionnaient bien.
— Monsieur Pipo, venez me voir, enfin.
Non ! Je reste dans mon coin. Je n'ai plus confiance. Qui sait ? Elle prévoit peut-être déjà de se débarrasser de moi, maintenant que j'ai refusé de l'aider. Après tout, des comme moi, elle en a sans doute des centaines à portée de main, il suffit qu'elle se lasse et je finirai aux ordures. Ou empaillé ? Non, sûrement pas. Qui en voudrait ? Ce corps est si laid, si pataud. La doctoresse a une belle peau rose et glabre, la mienne est rugueuse, sale et couverte de longs poils marronnasses et raides. Pour lui ressembler, j’ai beaucoup essayé de marcher sur deux jambes mais il n'y a rien à faire : elles ne peuvent pas me porter. Je pers l’équilibre et m'écrase lamentablement.
Découragée par mon absence de réponse, elle se relève et s’éloigne. La porte en métal claque derrière elle, suivie d’une sonnerie stridente. Je me demande à quoi ressemble le monde dehors. Je n'en ai aucun souvenir, si j'y ai jamais été. Épuisé par l'angoisse, je m'allonge à même le sol et m’endors doucement. Bien vite je rêve. Les barres chocolatées me font souvent faire des songes agités. Celui-là est très coloré. Je suis debout, en parfait équilibre, au milieu d’une prairie verdoyante. Un vent agréable parcourt ma peau et fait tomber un à un mes poils, comme des graines de pissenlit. Sans eux, je suis comme la doctoresse : même peau rose, même blouse blanche, mêmes chaussures vertes. Magnifique. J’éclate de rire. Ma voix est grave, belle et humaine. C'est merveilleux.
— Alors ? Cela te plait, "Monsieur Pipo" ?
En me retournant pour voir qui a posé cette question, je me trouve face à une étrange chimère. Sa tête de vache aux cornes faites de bananes dépasse d'un beau costume noir qui lui se termine en huit trompes aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle parle avec douceur en me fixant de ses yeux en boule de billard :
— Tu as toujours souhaité devenir comme eux, n’est-ce pas ? Pourtant tu sais à quel point les humains sont cruels. Ils t’ont doté d’une conscience pour servir leur propre agenda scientifique. Et dès qu’ils n’auront plus besoin de toi, ils t’élimineront. Tu ne représentes rien pour eux, ou pour qui que ce soit. Tu es si différent, si seul.
Je tremble en l’écoutant. Je ne veux pas mourir. Il sourit, révélant des dents faites de minuscules maisons côte à côte :
— Mais ne t’inquiète pas, cela n’arrivera pas. Grâce à nous, tu vas pouvoir t’échapper.
— Comment ?
Je suis si inquiet que je n’ai pas le temps d’apprécier la facilité avec laquelle je parle. Dans un nuage vert, un bureau rose apparait, avec une chaise devant et une derrière. La chimère s’assoit, me faisant signe de faire de même :
— Laisse-nous te proposer un marché. Nous allons te fournir un moyen de fausser compagnie à tes tortionnaires et de devenir humain, comme eux. Bien entendu, il y aura une contrepartie mais elle ne devrait pas te poser trop de problème : en échange, tu devras accepter d’être notre réceptacle.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Réceptacle ?
De sa main droite semblable à un paquet de vers de terre, il me montre l'horizon :
— Comme toi, nous sommes prisonniers. Ici. Dans cet endroit. Nous avons nous aussi soif de liberté et d'aventure. En acceptant d’être notre réceptacle, tu acceptes que nous occupions parfois ton corps. Mais ne t'inquiète pas : cela se passera toujours lorsque tu dormiras. Pendant que tu te reposeras, nous pourrons utiliser ton corps pour nous promener, voir du pays… Tu comprends ?
— Oui, je crois.
— Bien. Et qu’en dis-tu ?
— Je… Oui, je suis d’accord.
— Superbe ! Signe donc ici !
Sur le bureau arrivent un stylo-chenille et un vieux parchemin à patte de poule, que j’arrive à lire sans problème. Tout en haut, il y a : « Charte d’occupation de corps, établie entre le Collectif Oneiroi et Monsieur Pipo le chimpanzé de laboratoire », suivi de nombreux petits paragraphes. En les lisant, je me sens apaisé, sûr de moi. Je signe en bas, d’une écriture très propre qui m'émerveille. Alors que le document est absorbé par le bureau, l'homme-bovin soupire de soulagement, puis me tend un petit revolver noir en expliquant :
— Lorsque tu verras ta doctoresse, tire-lui dessus. N'hésite pas une seule seconde, où elle en profitera. Quand la balle l'atteindra, tu deviendras humain. Et ne t'inquiète pas pour elle, elle ne mourra pas. Elle deviendra juste… comme toi. Une belle leçon d'humilité, en somme, non ? Une fois que ce sera fait, quitte le bâtiment aussi vite que possible. Nous allons t’aider en endormant et en contrôlant quelques personnes utiles. Bonne chance et à bientôt, Monsieur Pipo !
Je sens le sol se dérober alors que le rêve s’achève. Puis j’ouvre les yeux, brusquement de retour dans ma cage grise et froide, et mon corps poilus et malingre. Je regarde en direction de la porte en serrant le revolver dans ma main. Il n'y a plus qu'à attendre qu'elle revienne.