Réunion inexistante

L’homme était dos au mur.

Long manteau, chapeau et écharpe noire. Il lisait un journal, mais pas n’importe lequel. C’était le Guardian, vieux de trois jours. Personne ne se souciait d’avoir un homme ainsi appareillé, lisant un quotidien britannique n’étant pas à la date d’aujourd’hui, dans une allée fumante en plein milieu du Bronx.

Pourtant, eu-ce été une femme, et non pas un homme, ou une autre couleur d’écharpe, un blouson en cuir au lieu d’un long manteau, ou si cet homme avait lu un autre journal, ou encore même ce journal, mais moins vieux de deux jours, Sergei aurait fait demi-tour, et aurait plongé dans le premier avion pour St-Petersbourg.

Mais, c’était lui, sans doute possible.

Il fit le signe, comme prévu, à l’homme au manteau.

Sergei Ivanski s’apprêtait à entrer dans l’histoire. Mais d’abord, il allait rentrer dans le seul bâtiment mieux gardé que le bunker anormal du Kremlin sur Terre.


Après avoir passé une demi-douzaine de tests et contrôles de pointe, Sergei fut invité à s’asseoir à une table où se trouvait déjà son collègue du jour.
Un chinois.

Nul besoin de savoir qu’il avait été sélectionné parmi les meilleurs espions de son pays, et que sa famille, ses connaissances et lui-même avaient tous des dossiers impeccables de bout en bout.

Sergei savait également qu’il avait été sans aucun doute briefé pendant des heures sur ce qu’il aurait à défendre ici, lui aussi, jusqu’à ne plus être qu’une extension de l’esprit d’un obscur marionnettiste expert dans la nouvelle catégorie de géostratégie qui faisait monter de façon considérable la tension dans la communauté internationale depuis un bon moment déjà.

Il n’y eu pas de salut. Directement un projecteur affichant l’ordre du jour. En anglais.

Craignant que la Fondation ne repère une tentative d’accord entre plusieurs pays, Chine et Russie avaient conclu un accord sur le fait que l’ensemble des transactions entre les deux puissances de l’Est ne devaient pas avoir lieu sur leur sol.

Tout d’abord parce qu’il serait plus facile de se disculper en cas de découverte par la Fondation, ou une tierce partie, et de reporter la faute sur un pays en particulier.

Celui qui de par son initiative, s’était fait le porte-parole des AntiFonda (triste déformation des Antifas en politiques, mais qui eux n’avaient rien du laxisme de ces derniers en terme d’objectifs et de résultats), par exemple.

Cela faisait donc neuf mois que Sergei habitait New-York. Son interlocuteur, cinq, afin de ne pas créer une forme de quelconque de correspondance dans les dates.
La question du « premier parti » avait été épineuse. La possibilité d’être en premier sur les lieux assurait un avantage non-négligeable.

Dont la Russie ne s’était pas privée, d’ailleurs. Chen Man était sur surveillance permanente des Russes. Ou presque.

Chen aborda en premier le premier et seul point qu’il leur restait à négocier.

- Sur la présence de nom de code « Brise Casque » à la frontière entre les points Alpha et Bravo. Nous avons revu nos positions. Tant qu’il restera là, hors de question de signer quoique ce soit.

Sergei sourit. A l’intérieur uniquement. Son visage, lui, était bien entendu aussi froid que les terres sibériennes gelées de son enfance.

Point Alpha. La Chine. Point Bravo. La Russie. Jamais les noms des deux pays n’avaient été prononcés. Aucun nom n’était jamais prononcé d’ailleurs, afin de faciliter un éventuel report de responsabilité sur un autre pays, en cas de découverte de l’opération.

« Brise Casque » référait à une arme créée par la Russie au début du simili-conflit, à partir d’artefacts anormaux. C’était à l’heure actuelle une des seules armes du pays face à la Fondation en cas de guerre ouverte.

Le problème était que Brise Casque ne pouvait pas être déplacé de la frontière. A 100 km des lignes russes se situait le point Charlie. Alias un des plus importants Sites opérationnels de la Fondation. Le hub parfait en cas d’attaque vers le Kremlin.
Pour la Chine, « Brise Casque » était une menace. Pour les Russes, une sécurité dont ils ne pouvaient se séparer tant que Charlie était actif. C’était également la dernière chose qui empêchait les deux pays d’arriver à un accord. Car si la dernière de leurs petites réunions avait souligné un net avantage russe, et permis d’élucider beaucoup de points, on semblait loin encore d’un contrat, à moins d’un miracle.

- Pas possible. Pas tant que Charlie est aussi près de Bravo.

- Nous avons eu le temps de réfléchir. Charlie ne sera plus là la semaine suivant notre accord. Si toutefois nous arrivons à un terrain d’entente avant après-demain.

Un miracle. Ou presque. Le chinois jouait la pression de la montre. Il fallait plus d’informations.

- Comment comptez-vous vous y prendre ?

- Nous avons finalement établi le contact et réussi à nous mettre d’accord avec M. Rouge.

Sergei n’en croyait pas ses oreilles. Comment était-il possible de s’entendre avec M. Rouge, qui ne représentait ni plus ni moins que l’Insurrection du Chaos ? Et comment le chinois avait-il pu oser rompre les clauses de transparences entre eux ?
Grâce à cela, Sergei avait sa faille.

- Quels sont les termes de votre accord ? Aux dernières nouvelles, les accords que nous passons ensemble demandent une totale transparence. Mes employeurs risquent fort de ne pas apprécier du tout cette conduite, M. Noir.

- M. Blanc. Je pense au contraire qu’ils vont l’adorer. M. Rouge nous a gracieusement fait savoir qu’il passerait Charlie à la savonnette, pour peu qu’accès lui soit garanti de façon totalement libre à certaines zones d’Alpha et Bravo.

- Laisser ces fous sur nos territoires ? Je vous laisse garder ces mesures pour vous.

- Non. Ils ne ressortiront pas du territoire.

Le russe se surprit à cligner des yeux.

- Vous dites…

- Que nous allons les faire disparaitre aussitôt qu’ils auront lessivé Charlie. Pour nos adversaires, M. Rouge aura eu raison de Charlie, et nous serons intervenus après avoir détecté des présences hostiles entre Alpha et Bravo. Et dieu sait que jamais nos adversaires n’iront écouter les dires de M. Rouge. D’une pierre deux coups. Et vous pourrez replacer « Brise Casque », à côté d’Echo.

Echo. Un site ukrainien. Menaçant, bien que pas autant que Charlie.
La proposition du chinois était brillante. Elle permettait non seulement d’arriver à un accord, mais en plus de se débarrasser d’un atout majeur de la Fondation sans en porter la responsabilité, tout en réduisant fortement les forces de l’Insurrection du Chaos, menace grandissante bien que pas encore prioritaire.

De plus, cela permettrait d’éviter de se retrouver pris en sandwich entre Echo et Charlie en cas d’attaque simultanée, et de replacer Brise Casque de façon judicieuse. Sergei n’avait aucune crainte du côté chinois, une fois Charlie détruit, la Chine savait bien défendre ses côtes grâce à de récentes installations anormales. Quant aux frontières terrestres… Sergei en savait autant que Chen, même si ce dernier ne le savait pas, et Chen laissait dormir sans problème sa fille de huit ans et sa femme à 100 km de la frontière birmane, qui était pourtant la moins sécurisée de toutes.

Et même si les chinois, ou l’Insurrection du Chaos, ou autre, tentait quelque chose lors de l’opération, à cette distance, « Brise Casque » les détruirait dans la seconde.

Le russe marqua une pause.

- Cela me semble convenable. Avez-vous les autorisations nécessaires ?

Le chinois opina.

- Bien évidemment.

Il fit glisser un imposant document en deux exemplaires.

- J’ai déjà signé les deux exemplaires. Vous en conservez un.

Sergei relu le contrat plusieurs fois, même s’il connaissait par cœur chaque point le composant, qui était rédigé en russe, mandarin, et anglais. Il finit par apposer sa signature.

Puis il s’exécuta pour le deuxième exemplaire. Mieux valait être prudent.

La Coalition Sino-Russe venait de naître.

Deux semaines plus tard, « Brise Casque » était positionné à la frontière Ukrainienne, et le Conseil des O5 lançait des opérations de vendetta plus virulentes contre les dirigeants de l’Insurrection du Chaos.

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