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Ou-ou-ou-ou-oui, j-je suis une… une… une employée du site… Do-do-do-docteur A-a-a-a-…
J-je j'essaye, mais… mais… mais…
[Bruits de reniflements et de sanglots incontrôlés.]
Pa-pa-pa-pa-pardon je… je n'y arrive pas !
[L'intéressée fond en larmes. Un temps.]
O-o-o-ok, je m'assoie et j-j-je me calme…
[Bruit de respirations entrecoupées, de longues inspirations.]
B-bon, ça va mieux… Oui, oui, ç-ça va mieux.
[Bruit de morve que l'on essuie du revers de la manche.]
C'est juste que… Voir tout le monde disparaître c-c-c-c-comme s-s-s-si…
D'accord, d'accord… Merci, tout va bien. Je-je sais que vous êtes là pour me protéger. Merci, ça va aller.
[Lente expiration pour se calmer.]
Je suis le Dr Ariane Alices Aloices… Biologiste et pédopsychiatre. J'ai… entendu le message. Je suis venue. J-je veux aider.
… Ça vous dérange s-s-si je vous fais un câlin ?
Les gémissements sourds que poussait son collègue lorsqu'il s'appuyait sur sa jambe blessée n'étaient pas du tout au goût du Dr Aloices. Chaque sanglot de douleur qu'il étouffait se répercutait dans sa propre poitrine, lui faisant venir les larmes aux yeux.
Ariane était trop empathique. Trop sensible. Trop facilement émue. Trop affective. Trop peu concentrée.
Ariane était beaucoup trop de choses.
« – Une pause ne serait peut-être pas de refus, » suggéra-t-elle d'une voix douce, voyant que l'assistant-chercheur Namyar galérait franchement à avancer correctement.
Ses deux compagnons, le Dr Hugo Topy étant des leurs en cette randonnée improvisée à travers la salle de synthèse chimique, acquiescèrent tour à tour. Namyar s'assit lourdement sur une racine, visiblement épuisé, tandis que l'expert en amnésique s'appuyait contre un tronc. La doctoresse, elle, demeura debout, en train de jouer avec son Rubik's cube entre les mains – il était loin d'être complet. Chacun restait dans son coin, se donnant le temps de souffler, sans manifester la moindre volonté de discuter avec ses collègues. Le stade des civilités avait été depuis longtemps dépassé.
« – Il faudrait peut-être analyser un peu cette anomalie, finit par suggérer Namyar d'un filet de voix.
– Hmm, » répondit Hugo l'esprit ailleurs.
Ariane se donna le temps de réfléchir avant de répondre. Ses yeux ne quittaient pas son jouet, elle gardait ses mains constamment en activité.
« – Une jungle tropicale a poussé en plein milieu d'un laboratoire souterrain, finit-elle par énoncer. La vie y est présente, sous forme végétale comme… animale. Je pense qu'il y a une origine artificielle… Enfin non, ça c'est certain, mais…
– Cette forêt a été conçue dans ses moindres détails par une intelligence au moins primaire, intervint Namyar pour compléter sa pensée. On ne s'est pas contenté de semer des graines anormales. On a conçu et supervisé, imaginé la forme qu'elle prendrait. »
Ariane sentit le Dr Topy trépigner, mal à l'aise. Peut-être en raison de son manque de compréhension. Gentiment, elle explicita :
« – Du peu que j'en ai vu, les organismes autour de nous sont excessivement simples. Il faudrait une étude biologique plus poussée, au niveau cellulaire, pour que j'en sois sûre, cependant…. quelque chose me dit que si cet écosystème était un bâtiment, alors c'est un amateur qui en aurait fait les plans. Son architecte ne possède qu'une connaissance superficielle, presque enfantine, du monde qu'il a créé.
– Vous en êtes certains ? demanda l'intéressé, le seul à ne pas être spécialisé dans un domaine adapté et par conséquent, particulièrement perdu. Je… ne vois pas vraiment la grossièreté que vous pointez du doigt. Je veux dire, créer une forêt là où il n'y en avait pas, des espèces entièrement novatrices…
– Je viens de faire fuir un prédateur en lui hurlant dessus, marmonna Namyar en grimaçant à ce souvenir. Rien que ça devrait être révélateur. Tout ce que nous avons vu – tout – n'est qu'un mélange de choses pré-existantes et de caricatures simplifiées. »
Hugo se plia à cette analyse bien volontiers. Il n'était là qu'en tant que spécialiste des amnésiques, le reste ne relevait pas de son expertise.
Ils reprirent leur route après quelques minutes d'une discussion, lasse et confuse, portant sur l'origine véritable de l'anomalie, qu'ils n'effleurèrent qu'en surface faute d'analyses concrètes et méthodiques. Le parcours ne devint pas plus facile avec le temps, bien au contraire. Plus le trio avançait, plus les arbres et les lianes s'étoffaient, s'épaississaient. Ils se perdirent momentanément dans la végétation, avant que Namyar ne tombe, par hasard, sur un plan du département. S'en était ensuivi une réprimande agacée à l'attention de leur guide, le Dr Topy, et de son incapacité à s'orienter dans son propre lieu de travail. Ariane écouta la discussion – plutôt le monologue – avec un certain malaise. Elle avait beau être être admirative de sa force de caractère, il n'avait pas l'air facile à vivre. À sa décharge, la douleur crucifiante ne devait pas aider.
Par dessus l'épaule de l'homme en colère, la victime de sa fureur lui adressa un regard gentiment penaud, conservant en coin de lèvre un sourire un peu distrait, peut-être un peu déstabilisé. Il aurait déjà oublié ce qui lui était reproché que cela n'aurait pas surpris la biologiste. Et pourtant il restait là, sans osciller, avec une indifférence presque bienveillante. Hugo avait confié à Ariane qu'il gérait mal le stress, sauf quand cela touchait à son travail ; en pratique, cela restait impressionnant.
Une fois que Namyar eut calmé son ire, le groupe reprit sa marche, dans la bonne direction cette fois-ci. Les formules de création étaient stockées dans des bases de données particulièrement sécurisées contre les assauts extérieurs, mais une faille interne était vite décelable pour un esprit assez acharné.
En voyant les carcasses éventrées de machines diverses, ayant succombé aux racines et aux plantes, la jeune femme ne put s'empêcher de penser que leur tâche risquait, somme toute, d'être vite écourtée.
Le Dr Topy leur fit soudain signe de s'arrêter.
« – Les stocks… C'est par là que sont stockés les éléments chimiques que l'on utilise pour créer les amnésiques. »
D'un commun accord, ils jugèrent que c'était assez important pour que l'on aille au moins y jeter un coup d’œil.
Lorsque Hugo poussa la porte des stocks, cependant, celle-ci opposa une forte résistance. Il s'arrêta, un peu troublé, avant de recommencer. Elle ne fit que s'entrouvrir sur les abysses, laissant échapper une bouffée d'odeurs renfermées et sauvages.
« – Un peu plus fort, enfin ! » gronda Namyar.
Le Dr Topy se plia à sa demande et tenta d'enfoncer mollement la porte avec son épaule. Après deux ou trois essais plus ou moins fructueux, il parvint à suffisamment entrebâiller le passage pour qu'ils puissent y passer.
Le frétillement de vie qui agitait auparavant la jungle laissa place au silence impénétrable qui régnait dans la salle des stocks. Ariane ne put s'empêcher de frissonner en voyant le paysage changer de manière brutale – malgré l'absence totale de lumière à l'exception de celle filtrant par l’entrebâillement, la métamorphose était assez violente pour choquer l’œil. Si le paysage auparavant avait été confus et inextricable, au moins était-il vivant et illuminé ; maintenant, plus aucune plante ou fougère ne fleurissait du sol, entièrement recouvert d'un ensemble épais de racines, de lianes et de lierre, à l'image des murs. Toutes les surfaces ou presque étaient recouvertes de ce mélange sombre et verdâtre qui obscurcissait même les éclairages de la pièce. Hormis les larges armoires et casiers de rangements, rien n'était reconnaissable.
« – Charmant, » ironisa Namyar tout en s'évertuant à ouvrir en entier la porte pour avoir plus de lumière.
Les racines et les lianes qui la retenaient auparavant n'étaient pas toutes brisées. Ariane se porta à son aide, tandis que Topy prenait la place du blessé, plus ou moins obligé de se retirer à cause de la douleur dans son bras. Ils durent renoncer. Leurs mains récoltèrent au passage échardes, épines et égratignures, mais rien à faire, cette guerre avait déjà été perdue. Ils changèrent donc de cible.
« – Ces choses sont allées jusque dans les tiroirs à produits chimiques… grimaça Hugo en ouvrant avec mal un tiroir plein de mousse. Ah, et dans les fioles aussi. Y a une racine qui trempe dans… Je serais plus tranquille si on évitait d'y toucher.
– Ceux que je trouve sont intacts, signala Namyar en refermant à son tour un tiroir, je crois. Ce serait mieux si on avait plus de lumière, naturellement.
– Malheureusement, ce n'est pas comme si l'on avait une lampe, » déplora Ariane qui, rendue mal à l'aise par l'obscurité, ne s'éloignait pas de la porte.
Les chercheurs se turent et continuèrent à s'activer avec précaution. Contrôlant les différents produits contenus dans la pièce, ils étaient trop occupés à établir un constat mental des dégâts pour discuter.
Puis, le Dr Topy cessa brusquement de fouiller le tiroir dans lequel il presque à moitié plongé, comme frappé par un affreux doute.
« – Je… crois que j'ai une lampe. »
Ses collègues cessèrent un instant leur examen pour se tourner vers lui.
« – Vous croyez, ou vous vous en êtes sûr ? voulut s'assurer un peu sèchement Namyar.
– Je ne sais pas, » avoua son interlocuteur en se mettant à fouiller frénétiquement les poches de sa blouse négligée.
Il en sortit successivement un papier roulé en boule sur lequel étaient dessinées plusieurs brouillons de dessins, quelques pelotes de laine et de poussière, un vieux papier graisseux de barre céréale, un thermomètre, une paire de ciseaux, un porte-clé en forme de cactus et une agrafeuse.
« – Pourquoi avez-vous besoin de tout cela ? s'étonna le Dr Aloices, qui hésitait à rire.
– Je ne me souviens pas, » marmonna l'intéressé en continuant à chercher l'objet.
Il finit par le trouver :
« – Ah ! La voilà. »
Il brandit dans sa main une lampe de poche, d'une taille ridicule, et l'activa d'une pression du pouce.
« – On va pouvoir vérifier si les produits sont intacts, déclara-t-il avec fierté.
– Vous venez de dire que vous préfériez que nous évitions de toucher aux bocaux.
– J'ai dit ça moi ? »
Et, tout en parlant, Hugo balaya la pièce avec la lampe, visiblement peu déphasé.
Le faisceau concentré alla se perdre dans le noir, dérangeant quelques lézards ocres et noirs dont les pas fuyants résonnèrent sur les racines massives au sol et sur les murs. Définitivement, si la lampe leur permettait de voir où mettre leurs pieds, elle ne rendait pas l'atmosphère plus accueillante pour autant. Par jeu, le Dr Topy pointa la lampe vers le haut, sur son visage, et fit un sourire atroce.
« – Je suppose que vous vous croyez drôle, soupira Namyar avec résignation.
– Je le trouve drôle, » rectifia Ariane, avec un peu plus de force que ce qu'elle n'aurait voulu.
Désabusé, l'expert en comportement animal se contenta de lever les yeux au ciel, exaspéré.
« – Je doute sincèrement que… »
Il se tut brutalement, le regard rivé vers le ciel.
« – Monsieur Topy. Baissez cette lampe. »
Alarmé, l'intéressé s'exécuta. L'envie de faire le pitre lui était passée, et il éteint même la lumière. Mais pas avant qu'Ariane ne puisse voir ce qui avait ainsi inquiété Namyar.
Le plafond était couvert d'un nombre impressionnant de chauves-souris, s'agitant, dérangées dans leur sommeil par le faisceau. Elles étaient maintenant plongées dans l'obscurité ; mais celles les plus proches de la porte, à l'orée de sa lumière, étaient encore à peine visibles : leur petit nez aquilin, leurs grands yeux sombres, leurs ailes crochues et refermées sur leur corps minuscule. Cette fois-ci, la chercheuse retint son souffle, ayant appris de son expérience passée avec l'oiseau-miroir.
À ses côtés, son collègue se détendit.
« – Tout va bien. Elles ne me semblent pas dangereuses. »
L'une d'entre elles agita un instant les ailes, comme baillant. La peau tendue de ses membres était d'un bleu vif, bariolée de taches colorées et d'autres plus sombres. L'expert se ravisa.
« – Ok. Couleurs vives, c'est que c'est venimeux. On va tout de suite s'en aller et refermer la porte derrière nous. Hein ? »
Le groupe reprit le chemin de sa destination finale, après avoir soigneusement laissé les dormeuses à leur sommeil. Bien qu'elle soit heureuse de quitter l'antre sinistre, Ariane ne se sentait pas bien. Elle avait mal aux pieds, aux articulations, elle était fatiguée de marcher, elle avait peur de ce qui les attendait, surtout elle avait peur qu'ils ne réussissent pas la mission qui leur était assignée.
Mais elle ne se plaignit pas, au contraire de Namyar. Elle ne manqua pas de les faire perdre de nouveau, comme ce que fit Hugo. Non.
Ariane avait les larmes aux yeux et la souffrance au corps, mais elle voulait accomplir son devoir. Et rester en vie faisant cela, si possible.
Petit à petit, son corps passa en mode pilote automatique. Elle esquivait les branches et les racines avec une agilité admirable considérant sa lassitude évidente, suivant tant bien que mal les autres. Devant elle, ses confrères se chamaillaient occasionnellement, oubliant jusqu'à sa présence.
Son esprit ? Il était concentré sur la résolution du fameux Rubik's cube, celui qui ne l'avait pas quitté depuis le début de l'aventure. Ses mains le tournaient et retournaient dans tous les sens, son esprit absorbé par la tâche complexe. Elle suivait mécaniquement les rumeurs de ses compagnons, lointaines à ses oreilles.
« – On est bientôt arrivés ? » finit-elle par demander machinalement.
Comme le silence lui fit silence, elle releva la tête, inquiète.
« – … Oh… »
Autour d'elle, nulle trace de l'assistant-chercheur Namyar, nulle trace du docteur Topy. La femme était seule, s'était laissée abuser par les bruits et murmures de la forêt. Elle était perdue et loin de ses compagnons.
Pour la deuxième fois.
Et cette fois-ci, nulle farandole de plumes bariolées pour la distraire de sa détresse. Les ombres des plantes se projetaient autour d'elle comme une prison acérée, et les sons environnants devenaient de moins en moins rassurants au fur et à mesure qu'Ariane prenait conscience de sa situation.
Elle commença à se murmurer à elle-même, avalant sa salive pour se donner du courage :
« – Pas un bruit, pas un mot. Tu ne bouges pas, ils te retrouveront plus facilement. »
Elle resta ainsi pendant ce qui lui sembla être une éternité, serrant son jouet contre sa poitrine dans un terrible effort de réprimer ses sanglots.
L'espace d'un instant, une pensée terrible la traversa, que ses collègues la laissent ici pour avancer de leur côté, sans le fardeau qu'elle représentait.
« – Non. Ils reviendront. Ils ne me laisseront pas, » tenta-t-elle de se convaincre.
Rien à faire. Tous ses échecs passés – l'oiseau-miroir, protéger Namyar de la créature, dégager la porte de la salle des stocks – lui revenaient en mémoire, s'accumulant.
Ariane sentait venir la crise d'angoisse.
Son regard plein de larmes naissantes se posa alors sur une fleur au sol, à peine éclose, aux délicats pétales sombres et mouchetés d'un doux bleu. C'était la première fois qu'elle la remarquait.
Plus troublante encore, était sa sœur qui reposait non loin.
Et encore une autre, alignée.
Plus une quatrième.
Encore d'autres.
Le Dr Aloices inspira profondément, essuya son visage avec sa manche, pour dégager ses yeux de toute gêne. Elle ne rêvait pas. Les fleurs semblaient former une haie, un passage. Maintenant qu'elle s'y intéressait de plus près, elle vit même que deux rangées de plantes fleurissaient l'une en face de l'autre, telles de petits soldats accueillant une impératrice.
Un bruit fort résonna derrière elle, et elle sursauta, sans oser interpeller par peur que la créature qui réponde ne soit pas humaine.
Je dois bouger.
Alors, faute de mieux, la jeune femme se mit à suivre les fleurs bleues.
Plus elle avançait sur ce chemin, plus son esprit lui soufflait que cela était une mauvaise idée.
Mais son cœur, lui, se calmait peu à peu. Ses pas se faisaient plus légers, ses mouvements moins nerveux. Tout autour d'elle, le paysage changeait subtilement, de telle façon que tout lui paraissait d'un coup moins effrayant, moins menaçant. Surtout, le passage se dégageait, elle voyait où elle allait.
Et c'est ainsi qu'elle finit par déboucher sur un genre de clairière remplie de fleurs bleues.
Tout d'abord, Ariane avança timidement au centre de l'espace, n'osant pas vraiment se placer à découvert. Ce qu'elle vit lui fit cependant oublier ses craintes, et elle s'élança d'un coup.
Au milieu de la clairière reposait le cadavre d'une enfant.
Le cœur soudain glacé, Ariane se jeta à ses côtés sans se soucier de s'abîmer les genoux dans la chute. Elle prit son pouls.
La petite respirait.
Soulagée, la chercheuse fit errer ses doigts soucieux jusque dans les cheveux blonds de la gamine. Pas morte, mais profondément endormie. Peut-être comateuse. Aucune marque de blessure en tout cas. Produit, intoxication ? Ariane était également médecin, mais elle n'avait pas les outils adéquats pour un cas aussi avancé ; son examen ne fit rien apparaître de particulier, mais elle n'avait pas entièrement confiance en ses capacités.
Paniquée, elle jeta des regards de tous les côtés. Personne, aucune trace humaine. L'orée des bois était immobile, la clairière vierge de toute trace, le plafond et les murs recouverts toujours de la même substances végétale marron et verdâtre qui ne laissait tranquille que les éclairages. Cette scène de conte de fée avait été créée par une main anonyme, laissant ici son œuvre plus que dérangeante. Enfin, la gamine avait bien été laissée là par quelqu'un. Le Dr Aloices mit de côté ses réserves, et se força à hausser le ton :
« – Quelqu'un ? Il y a une enfant en danger ! Hugo ? Namyar ?
– Chuuuuuuuuuut… Tu vas la réveiller. »
Ariane sursauta lorsque la voix, douce et curieusement grave, résonna au-dessus de sa tête. Elle leva les yeux au ciel, pleine de crainte.
D'abord, elle ne vit rien. Puis, un frémissement agita les racines s'entremêlant sur le plafond, et elle ne put réprimer un cri de surprise.
Là-haut, accrochée aux plantes et se confondant avec elles, une créature pour le moins étrange lui rendait son regard.
La chose se laissa tomber au sol avec l'agilité d'un chat, avant de se tourner dans sa direction. Ariane se mit debout, sans que l'entité ne fasse un seul geste pour la retenir. Sa peau avait la consistance d'une écorce tendre, où des veines vertes s'entremêlaient comme un ensemble de lianes noués, grosses et charnues, comme les tentacules d'une pieuvre des forêts. Sa morphologie toute entière était curieusement reliée, ses angles particulièrement triangulaires, et chacun de ses déplacements faisait trembler toute sa carcasse comme si elle s'apprêtait à s'effondrer au moindre courant d'air. Elle devait être presque aussi grande que la jeune femme, et se déplaçait comme les primates, se soutenant à l'aide de ses longs membres avants et effilés.
« – Elle rêve. Il ne faut pas réveiller la forêt qui dort, continua la créature tout en s'avançant vers l'humaine. »
Celle-ci recula précipitamment ; voyant cela, l'entité s'immobilisa, puis recula de quelques pas. Un silence pesant s'instaura ; Ariane, terrifiée, jetait de temps à autres de petits coup d’œil à droite et à gauche. Peu importe la direction qu'elle prendrait, la dryade aurait largement le temps de prévoir sa fuite.
« – Jolie humaine, fit finalement cette dernière en pointant de son doigt effilé la tête de l'endormie, avant de le lancer subitement en direction de l'éveillée pour la pointer à son tour. Jolie humaine aussi. »
Troublée, la chercheuse jeta un coup d’œil à la victime de la créature : en effet, ses traits étaient fins, doux. Quel âge avait-elle ? Douze ans ? Onze ? Dix peut-être ?
« – Jolie humaine et jolis rêves. La petite Ophélia sent le pain chaud, le miel et la mine de crayon. Toi, tu sens le fruit, l'automne et le soleil des jours pluvieux. Merveilleux rêves.
– Qu'avez-vous fait à cette gamine ? »
Peu perturbée, la dryade des rêves rapporta son attention sur l'enfant allongée sur le duvet d'herbe et de racines, la contemplant pensivement.
« – Je ne peux exister que dans les plus beaux rêves. Ceux qui foisonnent de vie, qui créent, qui sont comme la forêt. Grands, puissants. Beaux comme dangereux. Tu le sais déjà. Tu as vu ses créations. »
Ariane se souvint de l'oiseau-miroir. Du jaguar des ombres. Des chauves-souris arc-en-ciel.
« – Alors, pour que je vive, Ophélie dors ; et moi, je veille sur son sommeil, conclut la créature boiseuse avec ce qui semblait être un hochement d'épaule.
– C'est horrible, s'horrifia à voix basse son interlocutrice, en en oubliant sa peur. Vous allez gardez cette petite endormie jusqu'à ce que… quoi ? Indéfiniment ? Vous savez à quel point elle est jeune ? »
La voix de la dryade se fit plus douce encore, plus pressante.
« – J'étais jeune aussi quand les créateurs m'ont arraché au néant, quand ils ont endormi Ophélie pour m'éveiller à mon tour. Je ne l'ai pas choisie, elle. J'ai choisi de vivre, moi. »
Le cœur d'Ariane se gonfla alors qu'elle contemplait les traits candides de la gamine, qui lui rappelaient de plus en plus les siens. Cela lui donna une idée ; et, les yeux larmoyants, elle se tourna vers la dryade.
« – Vous avez dit que mes rêves étaient… merveilleux. Peut-être y a-t-il une autre solution ? Peut-être puis-je prendre… sa place.
– Tu voudrais devenir le rêve de la forêt. Tu voudrais devenir la nouvelle Ophélie.
– … Oui.
– Sais-tu ce que cela implique ? Sais-tu que l'éveil n'est pas certain ?
– …
– La petite Ophélie me convient très bien. Elle est si douce, si mignonne… Avec elle, la forêt croîtra et grandira, plus que jamais encore. »
La chercheuse força ses mains à ne plus trembler.
Elle inspira, expira. Inspira, expira.
Non, il était impossible qu'elle laisse l'enfant dans cette situation. Impossible qu'elle puisse vivre en ayant ce poids sur la conscience.
Ses paumes serraient à s'en briser le Rubik's cube que Hugo lui avait offert, en gage d'amitié, d'apaisement.
Ses collègues pourraient se débrouiller seuls.
Ils faisaient déjà tout si bien sans elle.
« – Oui. Oui, j'en suis sûre. Dites-moi simplement comment faire. »
Sa tête s'alourdissait de plus en plus sous le poids de sa décision. Elle avait l'impression que le monde tanguait autour d'elle, peut-être à cause du choc.
Du choc… ? Ou d'autre chose… ?
De nouveau, ses yeux se posèrent sur les fleurs autour d'elle. Les fleurs bleues, leur parfum si tenace, si lourd, si… somnifère.
La dryade ne fit pas mine de s'approcher. Elle lui adressa un semblant de sourire, difficile à discerner. Difficile de rester debout. Difficile de rester éveillée…
« – Ne t'inquiète pas, petite Ariane. Je veillerai sur tes rêves. Tu nourriras la forêt et sa force, et la petite Ophélie… »
Juste avant qu'elle ne s'effondre au sol, le cerveau de la jeune femme eut le temps d'assimiler les dernières phrases de la créature doucereuse :
« – La petite Ophélie aussi. »
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« – Mmmph ! protesta-t-il, mangeant au passage une feuille.
– Chut. Elle n'est pas seule. »