Retour au bercail

Je baigne rêveusement dans la douce tiédeur des draps réchauffés par une nuit de sommeil. La toile grossière de la taie d'un oreiller dégonflé me démange la joue. Encore somnolente, je me tourne et me retourne, mais les rais de lumière solaire qui passent à travers les persiennes m'empêchent de tout à fait replonger dans mes rêves agités. Je me redresse et jette un coup d'œil à la ronde tout en tentant de me rappeler où je suis. C'est une petite pièce aux murs de plâtre, dont le plancher usé est en partie dissimulé par un tapis miteux. Quatre matelas posés à même le sol entourent ma couche. Ils ont visiblement servi durant les quelques heures passées, puisque les draps sont défaits et les oreillers garnis de cheveux. Je me redresse, encore courbaturée mais délivrée des affres de l'épuisement. Je me découvre vêtue d'une sorte de chemise de nuit légère d'un rose passé. Soudain, la faim se rappelle à moi, et je me rends compte que je suis affamée. Je me lève péniblement et me dirige vers la porte à la peinture écaillée et la pousse. Je débouche sur un long couloir. Juste en face de moi, un homme costaud à la mine patibulaire est assis sur une chaise. Ses yeux vides s'animent à mon arrivée, et il redresse son tronc avachi.

— Ah, la nouvelle. J'espère que t'as bien dormi, maugrée-t-il. Attrape ça.

Il me lance une pomme que je saisis au vol. J'entreprends immédiatement de la dévorer. J'ai besoin de manger, mon accouchement a vraiment consommé toutes mes forces. L'homme se lève et me prend doucement mais fermement par l'épaule pour me guider le long d'une rangée de portes. Les bruits qui s'échappent de par-delà les panneaux de bois ne laissent que peu de doutes quant aux activités pratiquées dans le bâtiment. Nous nous arrêtons devant une porte indifférenciable de celles que nous avons passées, et l'homme sort un trousseau de sa poche de pantalon.

— Tu sais où on est, pas vrai ? Bien, on t'offre le gîte et le couvert et faut payer. Si tu fais pas la difficile tout se passera bien ok ? Sinon tu vas nous énerver et ce qui se passera ensuite sera agréable pour aucun de nous deux.

J'acquiesce silencieusement.

— C'est bien ça, t'es raisonnable.

La porte s'ouvre en grinçant sur une chambre de meilleure qualité que celle où je me suis réveillée. Un vrai lit aux draps propres et un tapis en relatif bon état la meublent, ainsi que deux fauteuils et une grande armoire en bois. En face de nous une autre porte de bien meilleure facture est pour le moment fermée.

— Bon, ça me fait pas plaisir parce que t'es une gentille fille mais pour la première fois le patron veut que les filles soient attachées. Promis je vais pas trop serrer les nœuds.

J'engloutis le reste de ma pomme, n'en laissant que la queue, et m'allonge docilement sur le lit, membres écartés en étoile de mer. L'homme m'attache soigneusement aux quatre coins du lit, tenant sa promesse de délicatesse. Il me sourit d'un air bourru et se dirige vers la porte par laquelle nous sommes entrés. Celle-ci se referme derrière lui, et j'entends le verrou tourner. J'examine alors mes options. Tout va bien pour le moment. Je glisse sans trop de peine mes mains et mes pieds en dehors des boucles si généreusement laissées lâches, mais demeure en position. Tranquillement, je me prépare à ce qui va venir.

La porte opposée à celle par laquelle je suis entrée s'ouvre pour céder le passage à un jeune homme pâle et longiforme. Sa seule vue me dégoûte. Sa démarche est maladroite, sa carcasse osseuse se balançant gauchement d'un pied à l'autre tandis qu'il s'approche d'un des fauteuils tout en me fixant avec convoitise. Il entreprend de se déshabiller, presque honteux des désirs qui agitent son esprit engourdi. Je l'observe tranquillement. Cette sortie aurait pu être pour moi l'occasion de découvrir les délices de Lovataar, mais mon entrecuisse est encore fragile et je doute que l'expérience me soit aussi agréable que ce que m'a raconté Mei. Par ailleurs je suis encore trop faible et affamée. Ça y est, la pathétique créature s'avance vers ma couche, qu'il escalade sans grâce pour se pencher avidement sur moi. Je suis sans doute l'une des plus belles fleurs que ce bordel miteux ait à offrir, et son émoi en est d'autant plus accru. Une pulsion étrange le pousse à venir renifler mes cheveux, ses naseaux inspirant de grandes goulées de mon odeur. Le moment me semble approprié pour agir. Mes mâchoires puissantes se referment sur son cou frêle et les trois rangées de dents que je prépare depuis une dizaine de minutes tranchent à travers la chair et le cartilage sans la moindre difficulté. Il n'a pas le temps de crier, et n'émet qu'un gargouillis pathétique alors que de puissants jets de sang propulsés par un cœur faiblissant se déversent dans mon estomac. J'engloutis ma bouchée de chair, et entreprends de sélectionner les parties du corps que je vais ingérer. Je n'ai jamais eu l'occasion de manger un être humain vivant et entier, mais les livres de la bibliothèque de la Maison sont riches en schémas et conseils que nous avons dû mémoriser. À ma proie qui agonise encore faiblement, j'arrache plusieurs goulées de chair au niveau du ventre. Une fois ma faim primale étanchée, je peux choisir plus soigneusement les parties que je dévore. Les yeux viennent en premier. J'ai grand mal à extraire les deux sphères glissantes à l'aide de mes doigts maladroits, mais à force de patience j'y parviens et les gobe avec délectation, savourant leur douceur. Sans le matériel et le temps appropriés, le cerveau me sera malheureusement inaccessible. J'ai déjà ingéré le foie avec le reste des tripes chaudes qui remplissaient son ventre. Restent les parties génitales. Je les avale rapidement, je n'ai jamais vraiment aimé leur goût marqué. Je tranche trois doigts d'un coup de dents pour garder un souvenir de ma première prise, puis j'envisage la fuite.

Mon éducation m'a évidemment familiarisée avec le fonctionnement des réseaux de prostitution. Je sais très bien que ce que je viens de faire va couler leur affaire. Si j'étais une jeune fille normale je ne survivrais pas. Mais je ne suis pas une jeune fille normale, et les loups de la faim et de la fatigue sont maintenant écartés. Un peu de temps pour digérer ne serait pas de refus, mais je ne dois pas trop tarder. Je suis actuellement couverte du sang de ma victime, et très légèrement vêtue. Je lèche soigneusement toutes les parties de mon corps que j'arrive à atteindre à l'aide de ma longue langue, puis revêts les habits du jeune homme, qu'il a eu le bon goût de plier précautionneusement sur l'un des fauteuils. Ils sont trop grands mais tant pis, je n'ai rien d'autre de propre à disposition. Je n'ai vu aucune issue côté couloir, et l'homme musclé me semble être un adversaire au-dessus de mes forces. J'emprunte donc la porte d'entrée côté client. Là encore, un long couloir et une enfilade de portes, avec au bout du couloir un homme massif assis sur une chaise. Je jurerais presque être ressortie du mauvais côté. L'homme lève à peine les yeux du couteau qu'il affûte méticuleusement avec une pierre à aiguiser. Son manque d'observation me rend bien service, et je descends les escaliers les plus proches sans tarder. En bas, dans un petit salon, plusieurs hommes attendent sur des divans légèrement élimés. En me voyant descendre, l'un d'eux se lève et s'avance vers moi en souriant.
"Héhé, t'as pris ton temps mon cochon ! Alors elle était bien leur…"
Je ne le laisse pas finir et m'élance vers la sortie. Dans le couloir sur lequel je débouche, deux autres gros bras se tournent vers moi instantanément en me voyant débouler. Mais surtout, une fenêtre. Ouverte en plus. Je saute et atterris sur le toit d'une maison quelques mètres plus bas. Mes chevilles accusent le coup, mais elles ont vu pire. J'entends des cris, mais je continue à courir sur les toits. Heureusement, les maisons sont serrées dans ces quartiers mal famés, je n'ose pas imaginer ce qu'il se serait passé si j'étais tombée de trois étages sur des pavés. Depuis quand les maisons closes sont-elles si grandes ? Enfin, je peux me laisser glisser au sol grâce à un toit particulièrement bas, et je poursuis ma course dans la rue, d'un pas plus sûr. Tout va pour le mieux.

Je finis par m'arrêter quand j'atteins un quartier moins mal famé. Les immeubles décrépits ont laissé place à des bâtiments en meilleur état. Je suis pour le moment en relative sécurité, mais je dois changer de vêtements et quitter la ville sous quelques heures si je ne veux pas d'ennuis. Bien évidemment, je pourrais sans doute me dépêtrer sans problème des premiers sbires maladroits que l'on enverrait à ma poursuite mais ces choses-là ont la fâcheuse habitude de dégénérer. Comme Père le dit aux karcistes du concile de la Voie par la voix de l'haruspice Zu, un troupeau de moutons assez important peut piétiner le plus féroce des prédateurs. Par ailleurs, il n'y a pas que des moutons et je ne souhaite pas attirer l'attention, surtout après le chaos de la nuit dernière. Une raison de plus pour quitter la ville rapidement. Je trouve un peu d'argent dans la poche de poitrine de ma nouvelle veste, mais pas assez pour m'offrir d'autres vêtements et un train qui me rapprocherait de la maison. Évidemment, je vais choisir le train, mais cela me tracasse. Je repense avec morosité aux leçons sur l'esprit que j'ai négligées pour m'entraîner à façonner ma chair. Mei a appris les mots de pouvoir, elle. Ceux qui plient l'esprit des créatures faibles aux moindres de ses désirs. Elle aurait parfaitement pu se procurer une tenue sans le moindre yuan en poche. Elle fera une grande karciste un jour, celle dont ma famille a besoin pour se relever de la tyrannie du concile. Mais elle doit d'abord devenir plus forte. Je chasse à nouveau ces pensées qui me distraient de mon objectif. Je dois rester concentrée. Je poursuis mon trajet vers la gare. Nul doute que je serai repérée et suivie. Cette pensée m'inquiète, et je me hâte à travers les rues grises.

Le voyage en train se fait sans encombre, les mornes rues bétonnées cédant la place à une campagne aux doux vallonnements, puis à une région plus escarpée. Si j'ai un mouchard aux basques, il s'est montré discret pour le moment. Je descends dans la petite gare la plus proche de la Maison, une petite ville juchée dans une vallée encaissée, entre deux éminences rocailleuses. Quelques minutes de marche me permettent de quitter la zone périphérique où la nouvelle gare a été construite il y a quelques années. Je remarque alors que deux hommes massifs me suivent. Malgré leurs efforts, il paraît évident qu'ils ne sont pas habitués à se déplacer dans une petite ville où les rues ne sont pas bondées. Ils semblent hésiter à me suivre quand je quitte la ville en longeant une petite route en lacets. Finalement, ils font demi-tour et rejoignent l'abri rassurant des grands bâtiments sans âme de la zone commerciale. Dommage, je n'aurais pas eu de mal à leur tendre un piège sur le chemin de terre que j'emprunte à présent. Autour de moi, les arbres dressent un rideau qui semble tenir à l'écart le monde extérieur et ses perversions mécaniques. Un filet de vent montagnard agite les branches dans un bruissement paisible et vient me caresser le visage. J'ai réussi. Je suis rentrée indemne. Après une dizaine de minutes de marche, j'aperçois le portail du parc. Il se dresse en travers du chemin, antique ouvrage de fer forgé dont le secret de l'origine repose sans doute quelque part dans la gargantuesque bibliothèque de la Maison. Un haut mur de pierre couvert de mousse coupe à travers la forêt, séparant le parc des bois. Il ne tiendrait sans doute pas à distance un fouineur doué en escalade, mais il n'a pas vocation à empêcher les gens d'entrer. Arrivée au portail, j'agite la cloche qui appelle le gardien. De l'autre côté des barreaux façonnés en étranges spirales, la majeure partie du parc et la Maison ne sont pas visibles, astucieusement dissimulées par des bosquets touffus. D'ailleurs, on aurait bien du mal au premier abord à faire la différence entre les bois environnants et l'intérieur de l'épaisse enceinte de pierre. Les arbres semblent même être plus denses de l'autre côté. La porte de la petite maisonnette du gardien, que je sais accolée au rempart à quelques mètres de là mais qui m'est pour le moment invisible, s'ouvre en grinçant. La litière sylvestre bruisse sous les pas lourds d'un homme de petite taille au visage lacéré de profondes cicatrices. À ma vue, ses yeux s'ouvrent grands et il se précipite pour m'ouvrir à l'aide de la grande clef qu'il porte autour du cou.

— Mademoiselle, vous êtes rentrée ! s'exclame-t-il avec agitation en luttant avec la serrure rétive. Nous commencions à nous inquiéter de ne pas vous voir revenir. La famille sera ravie.
— Merci Portier. Mes neveux ont déjà mangé ?
— Oui mademoiselle.
— Bien. Mon oncle n'est pas encore rentré à ce que je vois.
— Non mademoiselle, dois-je l'attendre sous peu ?
— Je ne sais pas.

Je fais volte-face et pars à travers le parc. Quel soulagement de pouvoir enfin baisser ma garde. Étonnamment, mes neveux ne viennent pas me saluer. Cela ne me tracasse pas outre mesure, mais me surprend un peu. Soudain une voix claire et impérieuse me pétrifie.

— Tu es rentrée.

Ce n'est pas une question mais une constatation. Nuancée d'un agacement princier. Je me retourne pour faire face à ma magnifique sœur. Les femmes de la famille sont très belles, mais pour un regard de Mei des hommes ont vendu leur corps et leur âme. Et je pense qu'ils ne le regrettent pas. Comme d'habitude, je me sens courtaude et empotée en la voyant s'approcher de moi de ses grands mouvements grâcieux. Ses longs cheveux d'ébène moiré sont organisés en une coiffure étrange et sophistiquée, maintenue par des anneaux de pierre polie. Les boucles se lacent et se délacent comme une couleuvre en chasse alors qu'elle s'approche pour prendre mon visage entre ses mains. Elle dépose un baiser froid et possessif sur mon front, puis plonge son regard émeraude abyssale dans mes yeux noirs.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi rentres-tu seule et où est Oncle Len ? Vous avez rempli la requête au moins ?
— Oui la requête est satisfaite, mais on a été attaqués à la sortie du temple impie et Oncle Len m'a ordonné de fuir. S'il n'est pas encore là c'est que la voiture est perdue, mais à mon avis il s'en sortira.
— J'espère… murmure-t-elle gravement.

Mei relâche ma tête et se détourne de moi pour émettre un long sifflement modulé en direction d'un épais buisson de ronces et d'herbes folles. Un bruissement agite le bosquet et une créature humanoïde gigantesque en émerge. Je suis bouche bée. Mon dernier neveu s'agenouille près de Mei, son cuir blanchâtre laissant transparaître des muscles saillants parcourus de vaisseaux sanguins de la taille de mon bras. Il tourne sa gigantesque tête dépourvue d'yeux vers moi et hume mon odeur de ses larges narines. Mei paraît une poupée de porcelaine à côté. Elle caresse amoureusement le crâne chauve et bombé en continuant à émettre des trilles mélodieux de sa petite bouche rose. La bête lui répond en gazouillant, ses crocs effilés transparaissant parfois entre les lèvres cornées.

— Il a dévoré tous ses frères, m'annonce-t-elle d'une voix fière. Et il n'est né que cette nuit. Je pense qu'il pourrait encore grandir d'au moins un mètre.

Je repense à mes autres neveux, dont aucun ne dépassait le mètre cinquante. Des créatures sèches et nerveuses, couvertes d'un poil dru et piquant, aux crocs et aux griffes jaunâtres mais acérés. Je ne doute pas un instant que le combat a été aussi spectaculaire que bref. Ma sœur a vraiment fait fort, garder une créature aussi massive et complexe sous son contrôle ne doit pas être chose aisée.

— Il est magnifique. Dois-je en conclure que tu as trouvé le mâle reproducteur que tu cherches depuis si longtemps ?
— Hélas non, Tante refuse que j'en ramène d'autres pour au moins quelques mois, pour conserver notre discrétion. Sa force n'est attribuable qu'à la pleine lune et à ma virtuosité dans le modelage chère sœur.
— Et pourtant c'est encore un mâle. À quand ta première fille ?
— Je n'aime pas les femelles, elles sont trop rusées et envieuses. Les mâles sont bien plus dociles.
— Bien, je vais saluer Tante et les autres. Où sont Bao et Yun ?
— Yun étudie dans la bibliothèque et Bao est parti avec la camionnette chercher le ravitaillement. À ce soir.

Et Mei me délaisse pour son dernier-né. Il n'y a pas de doute, elle fera un grand karciste un jour. Je la laisse à ses occupations et me dirige pour de bon vers la Maison qui apparaît bientôt parmi les arbres.

La Maison et les éléments majeurs de son mobilier, comme la grande table de la salle à manger ou les rayonnages de la bibliothèque, sont taillés d'une seule pièce dans un gigantesque bloc de granite blanc-gris. Ce bloc fut extrait il y a bien des siècles dans les montagnes natales de mon peuple, puis tracté dans cette petite vallée tranquille par les gigantesques créatures qu'enfantaient les femmes de notre famille lorsque la lune se faisait ronde et pleine comme une femelle gravide. Oh ils étaient alors nombreux ceux de notre sang, ayant fui vers le sud tandis que les palais de leurs maîtres tombaient. Pendant de longs siècles ils vécurent heureux, peu inquiétés par les quelques peuplades montagnardes environnantes qui leur offraient à l'occasion de quoi agrémenter leur table. Oui la vie devait être douce alors. Puis vinrent de l'est les adeptes de la Voie Rouge et lorsqu'ils demandèrent à nos ancêtres de se soumettre, nos karcistes leur rirent au nez et firent rôtir leur envoyé sur un grand feu de bois. Alors vinrent leurs légions et nos ancêtres pleurèrent leur folie. Le seul survivant fut celui que nous nommons aujourd'hui le Sage, qui avait fui plus loin que tout autre membre du clan. Il prêta alors allégeance à la Voie Rouge, qui en retour lui accorda une épouse pour faire revivre sa lignée. Une bien cruelle plaisanterie, car la femme mourut en couche en lui donnant un petit garçon et une petite fille tous deux stériles. Alors le Sage se cloîtra dans la Maison devenue coquille vide et froide avec ses deux rejetons. Cette Maison devant laquelle je me tiens, plantée telle une dent dans le flanc de la vallée, et qui m'accueille aujourd'hui chaleureusement.

Je m'arrête sous l'auvent pour retirer mes chaussures, puis entre dans la Maison. À peine ai-je passé la porte que Tante m'étreint silencieusement, et je lui rends ses caresses avec plaisir. Tante prend rarement la peine de former une bouche, ou même un œil, plus par paresse que par incapacité. Je prends note d'aller visiter la salle du visage, car si j'entretiens avec elle un puissant lien empathique comme tous mes frères et sœurs, nous devons discuter de certains sujets que seuls les mots peuvent exprimer. En attendant, je vais d'abord aller saluer Yun qui sera je pense ravie de me revoir. Je crois être la seule qui passe vraiment du temps avec elle. Le reste de la famille n'aime pas perdre son temps en badinages.

Après avoir descendu les escaliers spiralés qui s'enfoncent vers le cœur de la Maison, j'arrive à la bibliothèque, dont les hauts rayonnages alvéolaires taillés dans la roche des murs, du sol et du plafond recèlent le savoir soigneusement amassé par nos ancêtres. On trouve aussi bien des livres tout à fait ordinaires traitant de zoologie, botanique, linguistique ou géographie que des ouvrages moins connus du commun des mortels, traitant des arcanes secrètes de la procréation et du façonnage. Je retrouve Yun dans la section des Rouleaux. C'est là qu'un jour mon propre Rouleau reposera aussi, et que mes descendants pourront étudier chaque journée de ma vie pour en tirer des enseignements. Yun est penchée sur un Rouleau illustré particulièrement grand qui occupe toute la table de travail minérale, ses boucles noires caressant les encrages aux couleurs encore vivaces. Je reconnais la vie de Feng To, connu pour ses voyages en Arabie, en Afrique et même jusqu'en Europe. Il y a observé et soigneusement illustré les coutumes les plus singulières des adeptes du Nälkä. En entendant mes pas sur la roche grêlée d'alvéoles de rangement, Yun lève ses grands yeux gris opalin et son visage s'éclaire d'un large sourire. Elle abandonne immédiatement son étude et saute dans mes bras avec fougue. Pendant de longues minutes, nous restons enlacées en silence, savourant ses retrouvailles après trois journées de séparation qui nous ont semblé une éternité. J'inspire avec délice les parfums qui s'échappent de sa chevelure soyeuse. L'univers se réduit à cette odeur et à la chaleur de notre étreinte. Et puis la réalité referme ses doigts glacés sur moi et je m'écarte doucement.

— Li Liang tu m'as tellement manqué ! J'ai lu tous les Rouleaux qu'Oncle Len m'a donné à étudier pour préparer le mien et Bao m'a conseillé celui-ci. Il est vraiment très beau, mais je n'arriverai jamais à dessiner aussi bien. En tout cas je pense que je serai bientôt prête à commencer le mien. J'aimerais bien écrire en vers comme Taong, mais j'ai peur que ce ne soit trop difficile à comprendre ! Je ne veux pas que nos descendants trouvent ma vie ennuyeuse !

Je souris, agréablement noyée sous le flot de bavardages. Ma petite sœur est toujours aussi expansive, et trois jours passés coincée entre le mépris de Mei et le désintérêt de Bao n'ont pas pu tarir cette petite fontaine de paroles.

— Tu ne vas quand même pas me faire croire que tu as passé tout ton temps à étudier. Qu'est-ce que tu as fait d'autre ?
— Je voulais aller en ville avec Bao aujourd'hui mais il a dit qu'il en avait marre que je lui colle aux basques alors je me suis un peu entraînée à façonner. D'ailleurs regarde ce que j'ai fait !

Yun remonte sa tunique et exhibe fièrement son flanc gauche, sur lequel un entrelac de vaisseaux sanguins dessine un étonnant mandala palpitant. Je soupire. C'est complètement inutile, mais il y a des débuts à tout j'imagine.

— C'est très beau Yun.
— Je suis contente que tu dises ça. Quand Mei l'a vu elle s'est moquée de moi et m'a dit que j'étais la honte de la famille. Un jour mes enfants mangeront les siens et lui donneront le goût de la vraie force. Et toi comment s'est passée ta sortie ? L'enfantement était dur ? Et pourquoi reviens-tu si tard ?

Je m'assois et entreprends de tout raconter depuis mon départ en compagnie d'oncle Len, aux petites heures du matin il y a de ça maintenant deux jours. Elle se fait particulièrement attentive au récit de mon accouchement. J'étais moi aussi curieuse au premier retour de Mei, et je comprends maintenant ses difficultés à exprimer les sensations ressenties. Cependant, je fais de mon mieux pour répondre à ses questions le plus précisément possible. Viens ensuite le moment de mon repas à la maison close, et je perçois une lueur d'envie dans ses yeux. Le peu de chair humaine qui est servi à la table de la Maison est souvent mort depuis longtemps, ou altéré par les jeux de Mei.

— Et Oncle Len ?
— Je ne sais pas. Mais il devrait s'en sortir.

Du moins je l'espère. Oncle Len est le plus solide d'entre nous. Si quelques hérétiques pouvaient venir à bout de lui en une soirée, comment aurait-il pu nous protéger durant toutes ces années ?

— Tu as de la chance, tu vas maintenant être considérée comme une adulte ! J'aimerais moi aussi pouvoir emprunter les sentiers de Lovataar.
— Profite de l'abri de la Maison sang de mon sang. L'extérieur n'est pas un endroit facile à vivre. Je te laisse avec les Rouleaux, je dois aller à la salle du visage pour tout raconter à Tante.
— Merci Li Liang. Ça fait tellement de bien de reparler avec quelqu'un qui ne me considère pas comme un fardeau.

Pauvre petite Mei, si fragile dans une famille si rude. Nous nous enlaçons à nouveau, puis je quitte les rayonnages séculaires gardiens de notre grandeur passée et à venir. J'emprunte à nouveau les escaliers qui s'enfoncent vers les salles les plus profondes et secrètes dissimulées dans le roc. Bientôt, les dernières glandes bioluminescente qui répandent leur douce lumière carnée dans les pièces supérieures disparaissent derrière moi. Je ne me repose alors plus que sur ma connaissance de ces chaleureuses ténèbres palpitantes et sur les caresses de Tante qui me guident à travers les cavités rocheuses. Puis les degrés de pierre froide s'estompent sous mes pas et je rampe le long de piliers gravés de bas-reliefs qu'aucun œil n'a vu depuis bien des siècles, m'agrippant aux boyaux à l'utilité mystérieuse qui s'entrelacent autour. Enfin, je pose le pied au fond. Je m'arrête un moment pour profiter de la quiétude presque absolue qui règne en ces lieux, à peine troublée par les gargouillements lointains d'un estomac qui réclame sa pitance. Guidée par la mémoire de mes jeunes années, je me dirige vers les portes de la salle du visage, que Tante entrouvre pour me céder le passage. Je regrette de ne pas avoir ôté mes vêtements avant de descendre alors que je peine à me glisser entre les deux masses suintantes qui obstruent le passage. Tante est paresseuse et n'ouvrira pas plus les portes pour moi.

Enfin je parviens à entrer dans la salle, qui s'illumine peu à peu alors que la luciférase est relâchée dans les veines saillantes qui parcourent les parois concaves et palpitantes. Au centre de la salle, un buste voûté émerge du sol. À mon approche, il se déroule lentement, telle une fleur humaine. Bientôt, le râle de poumons qui n'ont pas inspiré depuis des semaines se fait entendre. Les paupières s'ouvrent sur des yeux si vieux et profonds qu'ils feraient frémir le plus sage des hommes. De grands bras décharnés par l'inactivité s'ébrouent pour agiter le sang dans les muscles rendus rétifs par l'immobilité.
Je peux voir les poumons se gonfler et se dégonfler à chaque respiration crôassante, dernier organe que ce vestige de corps contient encore. De longues minutes s'écoulent tandis que la respiration se fait plus régulière puis la mâchoire antique s'ouvre pour laisser échapper une voix faible.

— Aaaaah Li Liang ma petite. Cela faisait bien longtemps que je ne t'avais pas vue. Comme tu es grande et forte. Et comme les dons de la maternité t'ont rendue belle. Pas de doute la pleine lune t'a apporté ton premier enfant de par-delà les cieux. Pourtant je ne ressens pas mon frère. Où est-il ?
— Je ne saurais vous dire ma Tante, il m'a ordonné de l'abandonner dans la précipitation alors que les hérétiques adorateurs du métal l'attaquaient de toute part. Je ne sais ce qui lui est arrivé depuis.
— Voilà qui est fort contrariant. Vous êtes attendus par les arrogants chefs des familles de la Voie. Il serait fâcheux de les contrarier alors que nous venons de nous plier à un énième caprice de leur part.
— Nous pouvons nous y rendre sans Oncle Len, nous sommes des adultes compétents à présent. Le temps des jeux et de l'insouciance est derrière nous.
— Je le sais, et pourtant Bao et Mei n'ont assisté qu'à un seul rassemblement. Cela me semble bien peu d'expérience pour se mesurer aux codes de la Voie. Je devrai converser avec Bao à son retour. En attendant tu peux prendre congé. Mangez et reposez-vous, vous aurez besoin de votre force et vigilance car vous partez demain.
— Demain !
— Oui cela est tôt mais ta chair est forte et ton repas de la plus fine des viandes t'aide à récupérer. Ne t'inquiète pas, ton frère et ta sœur veilleront sur toi.

Les yeux de Tante se ferment et sa respiration ralentit avant de cesser. Je quitte la salle du visage et les profondeurs archaïques de la Maison, pensive. Je ne m'attendais pas à voir mon premier rassemblement de la Voie avant un moment. Hélas la présence de tous les membres valides de la famille est requise, tant pis pour les quelques jours de repos que je prévoyais de m'accorder.

Nous faisons un repas simple et silencieux dans la gigantesque salle à manger de la maison, qui autrefois résonnait des cris de la viande la plus fraîche et des rires de la multitude de notre sang. La table, large comme deux hommes allongés et assez longue pour accueillir plusieurs centaines de convives de fortes dimensions, paraît bien vide face aux trois silhouettes menues de mes sœurs et moi. Notre repas, un porc de belle taille élevé avec soin par le Gardien dans une partie du parc isolée repose dans un des vastes creux prévus au centre de la table. Malgré sa taille qui atteint presque celle d'une petite voiture, la bête peine à remplir la dépression, et son sang clapote lamentablement au lieu de couler à flots dans les rigoles prévues à cet effet. Nous nous quittons après une parole de bonne nuit pour rejoindre nos chambres, avides de repos et de rêves de grandeur. La douceur du liquide amniotique enveloppe bientôt mes sens et je m'endors calmement, à l'abri de la massive carcasse de pierre et d'os entrelacée de chair de la Maison.

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