Reset

- Bordel de merde…

Il se passe la main sur le visage, l'autre bras serré autour de son thorax. Il fixe son clavier à travers ses doigts, et n'ose plus regarder l'écran. Est-ce que c'est une blague ? Une chaîne de mails pourrie démarrée par un stagiaire, juste destinés à faire une mauvaise blague ?
Distraitement, Holt vérifie ; tous les bidules officiels sont là, c'est un vrai mail.

- PUTAIN !

Coup de tonnerre.
Le chercheur donne un coup de pied dans son bureau à s'en briser un os, et le choc propulse sa chaise roulante à travers la pièce, juste devant la fenêtre. Les paumes farfouillant ses cheveux blancs, il se tourne, toujours assis, et observe l'extérieur, avec ses grands bâtiments blancs et le personnel qui fourmille un peu partout, comme si de rien n'était.
Il reste ainsi pendant des heures, morne, complètement anesthésié, cherchant vainement à trouver une échappatoire. Il fixe les choses, change de position sur son fauteuil, se gratte nerveusement le menton, le cuir chevelu, le front… Ils sont pas cons. Maintenant qu'ils ont prévenu le personnel de classe E, ils ont dû doubler les effectifs aux sorties pour que leurs futurs SCPs ne s'enfuient pas.

- Piégé comme un putain d'animal.

Que faire maintenant ? Il y a forcément quelque chose à faire. Après tout ce temps passé dans ce trou, ils vont pas le mettre en cage ! Ce serait le summum de l'inhumain, et il est à peu près sûr qu'il serait possible de saisir le Comité d'Éthique pour cela. À peu près sûr.

Mais non.
Mais non mais non mais non.

Le Comité va rien faire. Il va fermer les yeux, ou la hiérarchie va tout lui censurer avec des magouilles à deux ronds. Quand l'ordre vient de si haut, ils vont pas s'emmerder à écouter des gratte-papiers moralisateurs.

Nouveau coup dans le mur, Holt se propulse de nouveau devant son bureau.
Il ouvre son ordinateur, relit le mail une fois, puis deux, et ce n'est qu'à la troisième relecture qu'il se met à tourner lentement sur sa chaise, pensif, mais un poil plus serein.
Sur le coup, il ne pense pas à Benji, ni à Grym, ni à Kaze, ni à personne d'autre dans le même cas que lui. Dans l'extrême urgence, il a tendance à sombrer dans l'égoïsme primaire ; mais ce n'est pas qu'il se fiche de leur sort, c'est juste qu'il n'y pense pas, plutôt davantage focalisé sur son propre avenir.

Satisfait par le cheminement de sa pensée, il tape doucement des mains en scrutant le plafond, comme s'il regardait les étoiles.
Il sait quoi faire.
Tout d'abord, il va aller voir le directeur. Il va taper du poing sur la table, gueuler un peu avec sa petite voix de pré-ado. Il va réclamer le droit de revenir régler le souci avec SCP-028-FR. Garrett acceptera forcément : ce vieux connard est trop loyal pour oublier ce que Holt a fait pour sa fille en 2001, il ne pourra pas refuser cette faveur.
Il retournera dans ce tribunal. L'endroit aura la même odeur d'antiseptique que dans ses souvenirs, et toute l'assemblée le regardera entrer de la même manière, c'est-à-dire avec tout le désintérêt du monde, comme s'il était le millième à passer à la barre. Il les coupera dans leur petit débat, il leur exposera leur erreur et ses conséquences, de la manière la plus diplomatique possible ; il sait bien que ces SCPs détestent qu'on interrompe leurs chamailleries.
Et ils accepteront. Ils sont pas stupides, ce qu'ils veulent, c'est que justice soit faite. Et jusqu'à preuve du contraire, il n'a grillé aucun feu rouge, depuis la dernière fois.
M.Pasteur s'approchera de lui. Il aura toujours les mains aussi froides, aussi mortes, et la sensation de sa magie noire sera toujours aussi désagréable, comme si tout son corps ressentait une agression inexplicable, comme si un fantôme le traversait et l'arrachait de quelque chose ; d'un fonctionnement spécifique de la réalité, peut-être.
Il ressortira, éreinté par l'épreuve et le stress, mais sain et sauf. Il aura réussi, il sera parvenu à remettre son horloge dans le bon sens. Les agents s'empresseront de le cueillir à la sortie, et commenceront immédiatement à le désinfecter, comme le veulent les procédures de confinement, inquiets par son état : ses cheveux auront pourri. Sa belle touffe blanche, vestige de son ancienne vieillesse, tomberont sur ses yeux comme des mèches mouillées, sentiront la poussière, et s'arracheront à pleines poignées. À croire qu'il est impossible de sortir de ce tribunal sans effets indésirables. Mais grâce à ça, il aura la véritable teinte de cheveux de sa jeunesse, enfin ! Il faudra juste attendre que ça repousse…

Mais il ne sera heureux qu'à moitié. Quand il sera loin de sa cellule, il s'inquiétera de celle des autres. Il cherchera une solution pour eux, mais il n'en trouvera pas, ou n'en aura pas le temps ; sitôt la visite médicale terminée, il sera envoyé à l'infirmerie pour se faire injecter l'amnésique.
Il pleurera. Il se rendra enfin compte à quel point il les déteste, à quel point il les hait pour ce coup en traître. Il se sentira volé, dépouillé de son existence, amené de force dans une nouvelle vie après de longues années de services rendus. S'il avait su, il lui aurait balancé son café dans la tronche, à cette cinglée de Boston ! La Fondation ne l'aurait alors jamais engagé, et il aurait pu avoir une vie tranquille de bibliothécaire, d'écrivain, ou de serveur à McDo.
Mais ce sera trop tard. Et il acceptera son sort sans trop pester ; il tendra même le bras à l'aiguille sans qu'on le lui demande.
Comme un grand garçon.


- Vas-y, je te dis ! Maintenant, allez !

- Hé, ho, ça va, t'as qu'à le faire, toi !

Fébrile, l'enfant s'approche du bus en boitillant. Ses béquilles grises claquent timidement contre le bitume, et sa main droite serre un lourd marteau.
Le bus, le numéro 412, est prêt à partir. C'est l'une des lignes les plus empruntées de tout le système de transports en commun, et comme nous sommes en fin d'après-midi, nous sommes également en pleine heure de pointe. À l'intérieur du véhicule, des dizaines et des dizaines de personnes de tout âge et de toute origine s'entassent, chacun avec sa tronche de cake personnelle ; on devine à leurs rides d'agacement de leur visage que leur seule envie, actuellement, c'est que le bus démarre et qu'ils arrivent rapidement à leur arrêt.
Le problème, c'est que le bus ne démarrera pas.

Déjà presque étouffé par l'hilarité, l'enfant à béquilles s'avance rapidement vers l'arrière du bus et donne un petit coup sur le métal avec le bout de son marteau, une minuscule pichenette qui résonne à peine sur la surface.
Puis, comme s'il venait de donner un coup de pied dans les fesses d'un ours brun, le gamin s'éloigne aussi vite que le peuvent ses quatre jambes, en riant comme une baleine. Il tente vainement de rattraper son camarade, qui était déjà en train de s'enfuir.

Derrière eux, le bus fait un bruit curieux. Le moteur crache, tourne dans le vide, et après quelques secondes de vacarme inquiétant, un bruit de coup de feu se fait entendre, et une épaisse fumée noire s'échappe du ventre de l'engin. Les passagers n'attendent pas pour réagir, et avec l'organisation d'un troupeau de moutons, ils sortent à toute vitesse, les portes étant restées ouvertes, à la fois effrayés et énervés par ce problème technique impressionnant.

Les deux enfants, eux, sont déjà loin.
Celui avec les béquilles, c'est Théo. Ses cheveux bruns au cou volent au rythme de sa course irrégulière et son nez rougi par le froid de l'automne arbore trois boutons, très exactement. Plutôt fluet, il n'a aucun mal à se porter avec ses béquilles pour compenser la faiblesse de sa cheville droite qui l'empêche de marcher.
Celui qui court devant, c'est Julien. Ses cheveux blonds ondulent et lui arrivent presque dans les yeux ; il n'aime guère les couper. Il est plus petit que Théo, bien qu'il ait approximativement le même âge, et ses yeux sont tristement soulignés de cernes, unique signe visible de ses cauchemars chroniques. Cet air fatigué ne l'empêche pas d'aller plus vite, néanmoins.
Ils portent tous les deux des sweats bleus à capuche, exactement les mêmes, et qui commencent doucement à s'user sous la contrainte de leurs pitreries.

Le chauffeur du bus, hésitant sur la décision à prendre, attrape son téléphone de service pour demander une dépanneuse. Il ne se doute absolument pas du sabotage, et croit à une panne un peu soudaine. Dans son rétroviseur, il remarque deux points bleus qui tournent à l'angle d'une rue, mais il n'y prête pas vraiment attention : il a d'autres soucis à régler.


Le marteau est vieux.
Le bois de son manche, décoloré par le temps, est sec et lourd, comme si on l'avait taillé directement dans le tronc. La tête en acier trempé alourdit l'outil encore davantage, et sa forme rectangulaire lui donne un air encore plus artisanal : un bloc de métal, un bâton scié, et hop, c'est fini.
La seule chose qui le différencie de tous les autres marteaux, ce sont de petites écritures qui recouvrent le manche entier. L'alphabet utilisé est inconnu des enfants ; ils voient bien quelques lettres familières, comme le A et le T, mais le reste est soit illisible, soit biscornu. Certaines ont même l'air d'avoir été tracées au hasard.
L'encre utilisée est rouge. Ils ont songé à du sang, mais la couleur est bien trop vive. Sans doute de la peinture, donc.

Le Marteau.
Julien l'observe avec la fascination d'un bambin devant un nouveau jouet : il le retourne, le détaille sous tous ses angles, fait luire son métal au soleil, tente de faire des moulinets entre ses doigts… Il le laisse plusieurs fois tomber, manquant de s'écraser le pied à chaque chute. À la cinquième maladresse, Théo, adossé contre la palissade de leur maison, lance en fixant l'objet :

- …Dis, tu crois pas qu'on devrait le remettre là où on l'a trouvé ?

Surpris et choqué par cette idée idiote, le blondinet enroule ses bras autour du Marteau avec la gestuelle d'un enfant qui soutient la tête d'une poupée. Il coasse :

- Pourquoi ?

Théo se masse les aisselles et les paumes, énormément sollicités par leur petite sortie, et grimace. Il baisse le regard, mortellement sérieux ; il semble déjà avoir oublié les rires qu'ils ont eu il y a à peine un quart d'heure.

- On sait pas ce que c'est, et ça fait des trucs bizarres. Moi je dis, faut qu'on le largue quelque part…

Chacun de leur côté, ils réfléchissent à la question. Théo songe en suivant les lignes de sa main, Julien en fixant la masse comme si elle allait lui donner la réponse. Le plus petit doute :

- Tu crois que c'est une arme démoniaque, un machin dans le genre ?

- C'est possible.

Pris d'une affection soudaine envers l'objet inanimé, il le serre contre son cœur. Aucun risque que ses organes se mettent à partir en vrille à cause de ça : ils ont testé plusieurs fois en caressant des chats avec la tête de l'outil, et aucun n'est mort sur le coup. Et si ça marchait sur la matière organique, alors ils auraient eu le même résultat que sur les machines : une panne immédiate. Il finit par répondre :

- Pour une arme démoniaque, elle était dans un endroit plutôt nul. Si on l'avait trouvé dans un bâtiment abandonné ou une grotte, peut-être, mais là…

- Tu te rends pas compte. Ce marteau, là, c'est de la sorcellerie. Ça dépasse notre compréhension, c'est très dangereux, vaut mieux s'en débarrasser…

Théo reprend ses béquilles et fait quelques pas dans sa direction ; un peu trop vivement, peut-être, car Julien prend le geste pour une tentative de vol. Il s'éloigne et hausse le ton, trop égoïste pour lui céder son joujou :

- Arrête de parler comme un intello, ça te faisait bien marrer, tout à l'heure !

- Joue pas au con, putain. Donne, on va le balancer dans une poubelle, au pire.

En guise de réaction, il se contente de rire. Un rire moqueur, un peu méchant.

- Et risquer de foutre en rade le pauvre camion-benne qui viendra récupérer ses ordures ?

Mais Julien est un grand garçon, et il se rend bien compte que l'agressivité soudaine dans le ton de sa voix froisse son frère. Pour détendre la situation, il adopte un visage plus souriant, moins tête-à-claques, et singe un serment royal en usant d'un langage bien trop pompeux pour son caractère habituel :

- Moi, Julien Neveu, 20ème du nom, assume toutes les conséquences liées à la détention de ce marteau, qu'elles soient juridiques, cataclysmiques ou paranormales !

Mais Théo est du genre rancunier : il déteste qu'on utilise le mauvais ton avec lui. Et puis, le Marteau l'inquiète vraiment beaucoup… Mais sa colère est plus forte. Pour lui faire le plus de mal possible, il décide de jouer la carte du je-m'en-foutisme et de la cruauté :

- Fait comme tu veux, tu viendras pas chialer si Satan vient t'arracher ton âme. Moi, je rentre.

La pique est efficace, et Julien, blessé, se réfugie dans une fausse joie, et ignore son attaque :

- Contrat signé ! Je suis officiellement le propriétaire de l'objet anormal N°1 !

Ils franchissent la porte presque côte à côte, mais évitent de se croiser du regard. Lorsqu'ils se disputent, l'atmosphère est refroidie pendant des heures entières, et ils ne se parlent plus jusqu'au lendemain. Il sera moins grognon d'ici là, pense le blondinet.
En attendant…
Pendant que Théo se prépare son goûter, ses béquilles sous les aisselles, son frère fonce dans sa chambre. Les yeux brillants, il place le Marteau dans le tiroir de sa table de nuit et l'admire, bien rangé, pendant une minute entière. Il ne l'a pas dit à Théo, car ça aurait facilement pu l'énerver, mais au fond de lui, il a sacrément envie d'en trouver d'autres, des artefacts magiques de ce genre !
Le premier d'une longue série.

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