Si vous interrogez un employé de la Fondation SCP ayant un jour travaillé au site Aleph à propos de son directeur, Bruce Garrett, vous avez de bonnes chances de vous retrouver enseveli sous une cascade d’éloges avant même d'avoir compris ce qui vous arrive. Les causes d’une admiration aussi enthousiaste sont multiples et varient selon les sondés : certains louent sa droiture à toute épreuve, d’autres sa capacité à prendre et à faire accepter les décisions difficiles lorsqu’elles s’imposent, d’autres encore son humanité et sa simplicité qui le rendent étonnamment accessible pour quelqu’un dans sa position.
Mais l’explication la plus commune, et sans doute la plus évidente, réside sans nul doute dans son souci permanent du bien-être des personnes placées sous sa responsabilité. Un souci qui se traduit depuis plusieurs années maintenant par une série de décisions s’articulant en une politique globale cohérente et, plus important encore, très favorable à ceux qui font tourner à peu près rond Aleph au quotidien, quel que soient leur poste et leurs spécificités.
Outre divers bénéfices sociaux somme toute classiques accordés au personnel, on pourra citer en guise d'exemple des initiatives aussi diverses que l’aménagement d’infrastructures dédiées aux loisirs et à la détente ou l’organisation régulière d’événements extraprofessionnels visant à relâcher la pression autant qu’à souder les équipes.
Autant de décisions osées, parce que non orientées directement vers les missions primaires de la Fondation. Autant de « débauches inutiles de temps et de moyens qui détournent les employés de leurs missions pourtant vitales », que leurs détracteurs ont bien été obligés de tolérer face à des effets bénéfiques qu’il leur serait difficile de nier.
En grande partie grâce à l’impulsion initiée par le directeur Garrett, il fait désormais bon vivre à Aleph, du moins autant qu’il est possible dans la base ultrasecrète d’envergure nationale d’une organisation paramilitaire qui préserve l’humanité de l’indicible.
Parmi les briques les plus insignifiantes de cet ambitieux édifice, il peut être intéressant, dans une démarche anthropologique pour le moins empirique, de s’arrêter sur le cas de la salle de repos A2-3-25.
A2 parce qu’elle se situe dans le deuxième bâtiment du secteur A du site Aleph.
3 parce qu’on la trouve au troisième étage dudit bâtiment.
25 parce qu’elle est numérotée 25 au sein dudit étage.
Aussi confondant de banalité que puisse être le concept de salle de repos, les grandes ambitions de Garrett y ont également trouvé un espace d’expression, quoique plus modestement qu'ailleurs.
La salle est spacieuse, de grandes fenêtres y laissent entrer la lumière en abondance et offrent une vue imprenable sur les bois qui entourent le site, notamment au crépuscule. On y trouve un distributeur de boissons et d’en-cas, une cafetière, des micro-ondes et un frigo dernier cri, répartis sur les larges plans de travail bardés de placards et tiroirs qui en couvrent le mur de droite.
Le centre en est occupé par des tables et de confortables chaises en inox, tandis que des canapés en tissu bleu disposés en un U ouvert sur un écran plat et au centre duquel trône une table basse sont postés au fond, près des fenêtres. Ils sont tellement récents et impeccables que la plupart des visiteurs osent d’ailleurs à peine s’y asseoir.
Une cible de fléchettes et un baby-foot apportent la touche finale, juste à gauche de l’entrée. Son décorateur a par ailleurs eu le bon goût d’y disposer, en guise de touche finale, quelques plantes et tableaux représentant des paysages bucoliques quoique manquant quelque peu de personnalité. Pour couronner le tout, il y flotte généralement un agréable parfum de propre et de fraîcheur, résultat quant à lui des efforts admirables des équipes d’entretien en charge de l’étage.
Vous l’aurez peut-être compris à la lecture de cette description concise, la salle de repos A2-3-25 est un oasis de confort et d’inconséquence au royaume du réfléchi, du pratique, du nécessaire et de l’optimal qu’est usuellement un site de la Fondation SCP. Une anomalie en soi, si vous me pardonnez le choix du mot.
Ceci étant, elle n’est qu’une salle de repos parmi les dizaines d’autres qui peuplent Aleph, souvent agencées avec au moins autant de bon goût. Elle n’est même pas la plus fréquentée, au contraire : située comme je l’expliquais au troisième étage d’un bâtiment administratif sans trop d’histoires, elle n’attire pas franchement les foules. Mais c’est justement cette tranquillité que les quelques initiés qui la fréquentent assidûment recherchent, venant régulièrement y sacrifier cinq minutes ou une heure de temps libre sur l’autel de leur santé mentale, loin de l’agitation fourmillante qui caractérise d’ordinaire leur cadre de travail.
Parmi ces fameux initiés, on compte quatre agents du Département de Sécurité rigolards et un peu tire-au-cul qui ont pris l’habitude de s’y retrouver chaque mardi à partir de 17 heures, après leur service.
Jack « Putain d’Irlandais » Cavan, Antoine « Antonio » Vasquez, Benjamin « Spray » Sadowski et Xavier « Koop » Herriot ont pour habitude de coller deux tables carrées l’une à l’autre et d’y jouer aux cartes pendant deux bonnes heures avant d’aller manger un bout au réfectoire le plus proche. Ils y ont à vrai dire tellement leurs aises que l’agent Herriot, maître-chien de son état, stocke en permanence un grand tapis rembourré dans une des armoires de la pièce, lequel est cérémonieusement sorti et étalé sur le sol à chacun de leurs passages afin que Kalach, son berger allemand, s’y sente lui aussi comme chez lui.
Le jour où s'est déroulé l'histoire qui nous intéresse aujourd'hui, un cinquième larron s’était joint à cette équipe de rêve : Youcef Labidi, une nouvelle recrue du DS d’à peine vingt-et-un ans, tapait le carton avec eux, visiblement ravi d’avoir pu se joindre à ce cercle très fermé à défaut d’être prestigieux.
« Désolé messieurs, annonça Jack en dévoilant un full avec un petit air satisfait. On dirait que Dame Fortune est en relation exclusive avec moi ce soir…
- Tu parles, railla Benjamin avec un air goguenard en abandonnant ses propres cartes. Ça serait bien la première fois qu’une femme passerait plus d’une heure avec toi sans avoir envie de se barrer en courant.
- Ta gueule et aboule les jetons, tête de con.
- Vous bouffez pas le nez comme ça devant le bleu, intervint Xavier en poussant quelques rondelles de plastique vers le vainqueur de la manche. Vous pensez à l’image que vous lui donnez de l’unité ? »
Leurs joyeuses chamailleries furent interrompues par la soudaine ouverture de la porte de la salle. Les cinq hommes étaient jusqu’alors seuls à l’intérieur et ils jetèrent un coup d’œil curieux au nouvel arrivant, car il faut bien avouer qu’il avait de quoi attirer le regard.
Le trouble-fête était vêtu d’une blouse de chercheur qu’on avait tant bien que mal adapté à sa morphologie, portée par-dessus un pull bleu marine à motif désuet et un pantalon de toile noire, des mocassins cirés luisant à ses pieds. Le tout n’aurait pas trop dépareillé sur un chercheur lambda de la Fondation, mais semblait beaucoup moins à sa place porté par le gamin de treize ou quatorze ans d’à peine un mètre cinquante qui venait de faire son entrée.
Le tableau était complété par un visage aux traits tout aussi juvéniles que sa stature, encadré de cheveux d’un blanc de neige coiffés en pétard et au milieu duquel brillaient deux yeux d’un bleu presque électrique.
Si cette vision inhabituelle retint l’attention des agents chevronnés pendant une poignée de secondes, Youcef ne put quant à lui pas lâcher le chercheur des yeux tandis que celui-ci versait une généreuse rasade de café dans le mug qu’il avait apporté, avant de repartir aussi vite qu’il était venu.
À la seconde où la porte se referma, le petit nouveau se tourna vers ses nouveaux collègues avec des yeux comme des billes :
« Hé mais je rêve où je viens de voir un gosse en blouse se servir un café, là ?
- C’est la journée « amenez votre enfant au travail », t’étais pas au courant ? expliqua Jack en peinant à ne pas exploser de rire.
- C’est le docteur Holt, le coupa Benjamin, qui venait d’avoir une inspiration pour un meilleur canular, en gardant plus de sérieux. Un vrai petit génie hyper-précoce avec un QI qui ferait passer Einstein pour un demeuré. Il a eu son bac à huit ans et soutenu sa thèse de doctorat à douze. Une vraie recrue d’élite pour la Fondation…
- Sans déc’ ? s’étonna Youcef, sa crédulité renforcée par toutes les choses improbables dont il avait déjà été témoin depuis son arrivée au sein de l’organisation.
- Ouaip, mais c’est pas évident pour lui, tu vois ? Il a pas vraiment de copains de son âge pour discuter de ses centres d’intérêts, alors il se sent un peu seul… C’est un grand fan de Naruto et de One Place, à ce qu’il paraît.
- One Piece, le corrigea l’Irlandais, qui déployait des efforts surhumains pour rester sérieux comme un pape.
- Dur… commenta leur jeune collègue. J’adorais ça aussi à son âge, peut-être que je pourrais en parler avec lui…
- Ouais, sûr qu’il aimerait », l’encouragea Benjamin, sa façade se fendillant peu à peu.
Antoine poussa un soupir devant une farce aussi grossière, tandis que Xavier levait les yeux au ciel. Drôle d’univers que celui de la Fondation SCP, où une intox aussi maladroite s’avérait dix fois plus crédible que la réalité.
Quoiqu’il en soit, Youcef ne relança pas le sujet et leur attention revint vite au jeu. L’affaire en resta là.
Du moins jusqu’à la semaine suivante, ou la même scène se répéta : les cinq agents jouaient aux cartes, Kalach somnolant paisiblement à côté d’eux, lorsqu’à nouveau le docteur Holt fit son entrée tasse en main. Un sourire amusé se fraya un chemin sur le visage de l'agent Sadowski au souvenir de leur fameuse conversation, mais il sembla que les choses n’iraient pas plus loin.
Puis Youcef se leva sans crier gare et s’approcha d’un pas un peu hésitant du neurologue, trop occupé à regarder son café passer pour le remarquer dans un premier temps. Une fois à côté de lui, il lui lança un « Heu… Salut » aussi jovial qu’hésitant, ce qui lui valut un regard circonspect de la part de son nouvel interlocuteur.
Tout c’était passé trop vite pour que le reste de la bande puisse réagir, et aucun d’entre eux n’osa intervenir, ne sachant trop ce que leur poulain allait dire et craignant de renforcer encore le malaise de la situation.
« Alors, heu… poursuivit Youcef, imperméable à la tension qui s’était subitement installée dans la pièce. Moi aussi je suis pas mal fan de Naruto alors, heu… C’est quoi ton personnage préféré ? »
Il y eut un interminable moment de silence, pendant lequel le docteur le fixa si intensément et avec une telle perplexité qu’il sembla s’attendre à ce que l’explication de l’intervention de l’importun lui apparaisse sur le visage. Puis sa circonspection fut rapidement supplantée par une indignation sourde à peine contenue :
« Vous êtes en train de vous payer ma tête, jeune homme ? Vous vous croyez malin, peut-être ? Qu’est-ce que vous diriez au juste si on se comportait de la sorte avec vous si vous étiez dans ma situation ? Ça vous ferait plaisir ? Bon sang, je savais que la jeunesse d’aujourd’hui n’avait plus le respect de grand-chose mais à ce niveau-là… Ne pas avoir la plus élémentaire considération pour son prochain à ce point ! Jean-foutre ! »
Se versant son café d’un geste rageur, il s’éloigna en râlant et grommelant de plus belle, claquant violemment la porte derrière lui. Le jeune homme, quant à lui, resta planté là, interdit.
Ses collègues restèrent hésitants, partagés entre le malaise face à ce qui venait de se produire et une envie peu glorieuse d’éclater de rire devant l’absurde de la situation.
Il revint finalement s’installer à table, l’air penaud, voire passablement perturbé, avant de laisser échapper en détournant le regard :
« Z’êtes cons. »
Leur envie de rire s’évanouit aussitôt.
Lorsque le docteur Holt se présenta de nouveau devant la salle de repos quelques jours plus tard, ce fut avec une boule dans le ventre.
Il s’en voulait, parce qu’il était un adulte, et même ce qu’on avait tendance à appeler une personne âgée. Si ce n’était physiquement, en tout cas mentalement. Mais l’idée de tomber à nouveau sur ces individus sans gêne, n’hésitant pas à rire à ses dépends de sa régression physique à un corps d’enfant suite à son exposition à SCP-028-FR, lui tordait les boyaux.
Voilà à quoi aboutissaient tous ces beaux discours sur la fraternité des employés de la Fondation face aux menaces auxquelles ils étaient confrontés : on n’hésitait pas à frapper un homme à terre, pour peu qu’on puisse en tirer quelques instants de joie mauvaise.
Il prit une longue inspiration. À son âge, il en avait vu d’autres, beaucoup trop même sans doute pour un seul homme. C’était à eux de se terrer de honte, à l’éviter de peur d’avoir à subir son jugement. Certainement pas l’inverse.
Et puis il l’aimait bien, cette salle de repos. Le café y était particulièrement savoureux, les tables propres et les sièges confortables, et on y pouvait en général y profiter d'un moment de calme. Il y avait ses petites habitudes, désormais, et il n’allait certainement pas les chambouler pour une bande d’indélicats.
Après toutes les épreuves qu’il avait eu à traverser dans sa vie, n’avait-il pas droit à ne serait-ce qu'une larme de quiétude ?
Il poussa la porte.
À son grand soulagement, il constata que la pièce était quasiment déserte, à l’exception néanmoins d’un desdits agents qui semblait trop occupé à taper un message sur un antique portable à clapet pour lui prêter attention. C’était le maître-chien avec une casquette qui se faisait appeler Koop : il lui avait parlé quelques fois, comme ça, sans plus. Le bonhomme lui avait paru vaguement sympathique, une opinion qu’il avait radicalement révisée depuis sa mésaventure de l’autre jour.
Sans se soucier de lui outre mesure, bien qu’il crut le voir du coin de l’œil enfoncer précipitamment son téléphone dans sa poche lorsqu’il le vit entrer, Holt se dirigea d’un pas assuré vers sa cafetière fétiche et commença à prélever un peu de son liquide salvateur.
C’est alors qu’il entendit le raclement typique de pieds de siège sur le carrelage lustré. Il fit l’effort de ne pas se retourner vers sa source, mais le claquement de semelles de rangers qui se rapprochait de lui se suffit à lui-même. Une tension désagréable gagna bientôt son corps juvénile.
« Salut doc, y’aurait moyen de vous parler cinq minutes ? »
Holt laissa filtrer un soupir agacé.
« Pourquoi donc ? La dernière fois ne vous a pas suffi, vous voulez passer la deuxième couche ?
- Écoutez, je suis désolé…
- Ah, vraiment ? Peut-être aurait-il fallu y songer avant d’envoyer ce gamin se foutre de ma gueule, vous ne croyez pas ? À moins que vous ne trouviez que ma condition a quelque chose de risible ? »
Il se retourna d’un bloc vers son interlocuteur, qui faisait une bonne tête de plus que lui, montant un peu plus dans les tours à chaque seconde qui passait. À sa grande surprise, l’agent paraissait sincèrement contrit, un air désolé planant dans ses yeux qu’il distinguait à peine dans l’ombre de sa visière.
« C’était pas contre vous… expliqua-t-il. C’était une sorte de petit bizutage pour le nouveau, on ne pensait pas qu’il viendrait vous en parler ensuite.
- Oh, me voilà rassuré ! cracha Holt, acerbe. Mon humiliation devait donc servir celle d’un autre, quel soulagement !
- Écoutez, je…
- Non, vous, écoutez. Vous arrive-t-il de réfléchir une seconde à ce que peut ressentir votre prochain avant de vous lancer dans des coups d’éclat de ce genre ? Avez-vous la moindre idée de ce que ça peut faire d’avoir une date de péremption ? Et je ne parle pas d’une vague menace sur votre vie qui plane au-dessus de votre tête, comme doivent y être habitués les agents comme vous. Je parle de pouvoir mesurer mathématiquement, jour après jour, le temps qui vous reste sur votre courbe de décroissance. »
Herriot détourna le regard, honteux.
« Je savais pas… J’avais cru comprendre que c’était stabilisé… »
Une partie de la colère du chercheur se retourna contre lui-même, pas tant à cause de l’impact que sa révélation avait eu sur son vis-à-vis que parce qu’il s’était laissé emporté et en avait déjà trop dit. Bon sang, révéler ce genre de détail ne provoquerait sans doute pas à l’effondrement de la Fondation, mais il ne devait pas moins rester confidentiel. Ne serait-ce que pour sa propre dignité.
« Ça a beaucoup ralenti, expliqua-t-il avec un peu moins de hargne. Les spécialistes pensent que ça va peut-être finir par s’arrêter complètement, mais personne n’en est sûr. Et moi, jour après jour, je me demande s’ils ont raison ou non. Alors à votre avis, comment je peux me sentir quand certains m’abordent expressément pour me le remettre dans la figure ? »
Tandis qu’il prononçait ces mots, le berger allemand s’était approché et le regardait désormais d’un air inquisiteur, la tête légèrement penchée sur le côté, visiblement intrigué par son effusion précédente envers son maître. Cela eut pour effet de le calmer tout à fait : il n’avait jamais eu spécialement peur des chiens, mais celui-là lui arrivait au niveau du ventre et devait peser le même poids que lui, voire plus.
L’agent en tira profit pour en placer une :
« Je… On est vraiment désolés, docteur. Je sais que ça ne réparera rien, mais je peux vous assurer qu’on pensait pas à mal. Au moins n’en veuillez pas au bleu, il voulait vraiment vous aider. Il a juste été induit en erreur. »
Holt grommela. Bon, il paraissait sincère et son intention de dédouaner son collègue était somme toute louable. Et puis, ça n’était pas comme si le réprimander encore des heures servirait à grand chose.
Récupérant son mug désormais brûlant, il lâcha :
« Mmmnh… Ouais, disons que ça ira pour cette fois. Mais essayez à l’avenir de garder en tête que nous portons tous notre croix. Je sais que l’empathie n’est pas censée être la qualité première d’un soldat, mais ça ne vous ferait pas de mal de vous mettre un peu dans les bottes d’autrui de temps en temps… »
L’agent lui répondit d’un simple hochement de tête silencieux, visiblement soulagé de cette relative absolution. Le docteur n’insista pas et se retira avec morgue, se sentant au moins vaguement plus léger après avoir pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur.
Lorsqu’il revint le mardi suivant, il tomba à nouveaux sur les cinq employés du DS, répartis autour de leur table habituelle. Le malaise n’était pas totalement dissipé, aussi s’efforça-t-il d’agir comme s’ils n’étaient pas là.
« Excusez-nous, docteur, on voudrait vous parler un peu… Si ça ne vous dérange pas, bien sûr. »
C’était celui de la dernière fois qui venait de l’interpeller. Que voulaient-ils au juste ? S’excuser pour leur indélicatesse passée, ou la perpétuer à nouveau ?
« Tu es un adulte, deux fois plus âgé que n’importe lequel d’entre eux, alors comporte-toi comme tel », se morigéna-t-il. Il s’approcha du groupe d’un pas tranquille, tasse à la main. Inconsciemment, il détailla la scène : le chien qui dormait paisiblement sur son tapis, les cartes, les jetons et les gobelets étalés sur le plateau… Cette salle de repos avait décidément quelque chose d’unique, même s’il était difficile de mettre précisément le doigt dessus.
« Je commence », annonça soudain à la ronde le petit jeune qui l’avait abordé la première fois.
Il se tourna vers Holt avec un air un peu embarrassé, mais visiblement décidé à mener son projet à bien, quel qu’il soit.
« Moi c'est Youcef, se lança-t-il. Y’a pas longtemps, je participais à un entraînement au tir sur Samech, et j’ai réussi une série impeccable. Je vous jure, l’instructeur est même venu vers moi pour me féliciter… Enfin, je crois. Parce que j’ai pas fais gaffe et je me suis retourné en le voyant arriver, et mon canon s’est retrouvé pointé droit sur lui. Du coup il a pété un câble.
Vous savez peut-être pas, mais faut absolument jamais, jamais pointer son flingue sur un allié, même quand vous êtes sûr qu’il est vide ou que la sécurité est mise. Il m’a carrément mis une claque derrière la tête devant tout le monde, et depuis tout le monde m’appelle « Taloche ». »
Holt resta interdit devant cette révélation, n’ayant absolument aucune idée de ce qu’il avait à voir dans l’affaire. Avant qu’il n’ait pu ouvrir la bouche, cependant, un type plutôt petit et sec dont le patch de poitrine indiquait « Sadowski » pointa du pouce son compère aux cheveux d’un roux flamboyant assis en face de lui :
« Jack ici présent a fait une énorme bringue un soir, la veille d’un séminaire « Sécurité et Prévention » dans la grande salle de conférence du bâtiment C9, je sais pas si vous voyez. Ce con-là s’était assis dans le fond, croyant p’t’être que personne le calculerait, et il s’est endormi sur sa chaise au bout d’un quart d’heure grand max.
Notre supérieure, le lieutenant Kersey, s’en est rendue compte évidemment. Elle s’est barrée cinq minutes et quand elle est revenue, elle avait un seau plein de flotte glacée dans les mains. Elle lui a tout versé sur la gueule, devant les quoi… ? Cent collègues qu’on était ? Je peux vous jurer que ce coup-là est devenu une putain de légende au DS depuis.
- Et ce génie-là, Benjamin… trahit en retour Jack, dont le visage avait pris quelques teintes de rouge au cours du récit. Il a trouvé le moyen de se paumer dans les couloirs souterrains du secteur 8 pendant une alerte, une fois. Il a passé un quart d’heure à chouiner à la radio qu’il entendait une bestiole gargouiller à côté de lui, avant d’enfin comprendre que c’était juste la tuyauterie sur les murs ! »
N’en menant pas beaucoup plus large que son compère, le fameux Benjamin changea rapidement de sujet en reportant son attention sur le grand hispanique à l’air paisible qui était resté parfaitement silencieux jusque-là.
« Antoine, lui, s’est pointé dans le bureau du chef de la sécurité de Samech, qu’on appelle tous Bulldog rapport à son charmant caractère, le jour de son anniversaire. Un ami à lui lui avait offert une bouteille de rouge grand cru pour l’occasion. Elle était posée sur le bureau et Antoine a trouvé le moyen de la faire tomber en déposant un rapport. Elle s’est éclatée bien proprement au sol, forcément. Y’en avait partout.
- Évidemment, avec ses grandes paluches… commenta Jack avec un rictus.
- Ouais, ouais… Mais c’est pas le plus drôle. Antoine flippait tellement de la réaction de Bulldog qu’il a passé deux bonnes semaines à littéralement l’éviter non stop. Dès qu’il le voyait dans une salle, il mettait les bouts aussi sec. Et quand il se pointait dans un couloir, il faisait demi-tour illico. Tu te souviens, Koop ?
- Et comment… répliqua l’interpellé en adressant un coup de coude rassurant au malheureux héros de l’histoire. Finalement, ça s’est réglé quand ils se sont retrouvés côte-à-côte à l’urinoir. Bulldog a demandé à Antonio s’il comptait se barrer en courant la bite à l’air ou s’ils pouvaient enfin régler ça comme des adultes. »
Cette chute arracha des éclats de rire à toute la tablée. Même Holt, pas encore bien sûr de ce qui était en train de se jouer, ne put réprimer un sourire.
« Et Koop… reprit Sadowski. Ouais, allez, celle avec la fille maître-chien est pas mal.
- C’était pendant un entraînement cynophile, expliqua l’Irlandais, appuyant son coude sur la table avec des airs de conspirateur. Ce pauvre vieux Kalach devait fatiguer de l’abstinence…
- Il m’avait jamais fait un coup pareil, défendit l’agent à casquette d’un air embarrassé. Normalement l’entraînement évite ça.
- Si tu le dis. Donc toujours est-il que Kalach voit une consœur qui a l’air plutôt à son goût et commence à essayer de faire tagada en plein entraînement. Le truc, c’est qu'au bout de la laisse de la chienne en question, il y avait une maître-chien… Hé ben je peux vous jurer que voir ce vieux Koop rougir comme un collégien en baragouinant des excuses tout en essayant de maîtriser Kalach qui ne voulait rien entendre, ça valait le détour.
- J'aurais aimé vous y voir, tiens », réagit l'intéressé, une fraction de cet embarras passé refaisant surface tandis qu'il rabattait un peu plus la visière de sa casquette pour masquer son visage.
Ces derniers mots semblèrent clôturer la petite représentation destinée au chercheur, et les cinq agents se tournèrent vers lui, guettant visiblement sa réaction.
Holt comprit confusément ce qu’ils essayaient de faire. Une sorte d’acte de contrition auto flagellatoire : ils essayaient d'attirer sa sympathie en mettant certains de leurs souvenirs les plus honteux à sa merci, comme des gamins qui se mettraient volontairement plus bas que terre pour se faire pardonner un mauvais coup à un camarade.
C’était mieux que rien, sans doute, mais ces moments de gêne publique semblaient sans commune mesure avec le mal qui l’affligeait et certains déboires que la vie avait pu mettre sur son chemin. Il n’était pas mesquin mais se voyait mal passer l’éponge pour si peu, car cela ne lui donnait pas tout à fait l’impression qu’ils avaient saisi le mal qu’ils avaient pu faire, même involontairement.
C’est alors qu’Herriot intervint, lui apportant une clé de compréhension :
« On se doute que ça a l’air de sortir de nulle part, mais on tenait à s’excuser et on s’est dit qu'une entrée en matière comme ça ferait une bonne preuve de notre sincérité… Et puis, on voulait aussi vous montrer qu’on a beau s'asticoter un peu les uns les autres de temps en temps, y compris sur des points sensibles, on tient beaucoup les uns aux autres. Et pouvoir rire entre nous sans méchanceté de trucs qui nous hantent, c’est la meilleure preuve de notre amitié, à notre avis.
- C’est bien gentil tout ça, remarqua Holt, moins acerbe qu’il l’aurait cru lui-même. Mais comparons ce qui est comparable, voulez-vous ? Je ne fais pas partie de votre cercle, que je sache. C’est un peu facile de venir m’expliquer après coup que l’incident de l’autre jour a été provoqué par votre attachement fraternel à mon égard, vous ne croyez pas ?
- Ouais, on n’est pas exactement super copains, je vous l’accorde. Mais on n’en est pas moins sincères. C’est un peu notre job de vous protéger au quotidien, vous les blousards, et on finit par s’attacher à vos bizarreries et tout le reste… Même si on le montre pas toujours de la bonne façon. Alors veuillez nous excuser si on a pu vu vexer l’autre jour, doc.
- Désolé, docteur, approuva Benjamin en portant deux doigts à son front avant de les pointer vers lui, une lueur sincère dans le regard.
- Smahli, docteur, renchérit Youcef en inclinant légèrement la tête.
- Pardonnez-nous, s’il vous plaît, ajouta humblement Antoine.
- On est vraiment désolés, doc, et on espère qu’on pourra repartir sur des bases saines », conclut Jack en levant son gobelet.
Le vieil homme au corps d’enfant les observa un instant, avant de leur concéder un signe de tête bienveillant. Malgré la blessure initiale, il lui aurait été difficile de leur tenir rigueur plus longtemps après ça.
« Et du coup, à propos du fait qu’on ne se connaît pas suffisamment pour s’autoriser ce genre de familiarités avec vous… relança Koop avec un sourire. Ça vous dirait une ou deux parties ? Vous êtes pas obligé d’accepter, évidemment, mais ça nous ferait vraiment plaisir. On ne joue pas d’argent, seulement des jetons, vous inquiétez pas. »
Holt hésita un instant. Avait-il véritablement envie de passer un moment convivial avec des individus qui lui avaient causé tant de rancœur à peine une semaine avant ? Quand bien même cela avait été involontaire, quand bien même cette rancœur avait autant été, si ce n’est plus, provoquée par la détresse que suscitait en lui sa condition que par leur farce inconsidérée, quand bien même ils avaient fourni un effort certain pour s’en excuser ?
À son plus grand étonnement, la réponse était oui.
Tirant une chaise pour la rapprocher de leur table, il avoua :
« Mon poker doit être pas mal rouillé, alors essayez d’y aller doucement. Vous ne voudriez pas me vexer une deuxième fois, n’est-ce pas ? »