Finissant avec entrain ses croquettes, Gilles releva la tête, cherchant du regard son frère. Il se lécha les babines et aperçut ses deux parents, affairés dans la cuisine, les casseroles tintant et les fourneaux allumés. Que faisaient-ils encore là-bas ? Depuis plusieurs jours, ils passaient bien plus de temps, préparant de bons petits plats que Gilles avait le droit de goûter, s'il se montrait assez discret sous la table et qu'Archibald était d'humeur. Non qu'ils cuisinassent mal en temps normal, les deux frères ne s'étaient jamais plaints sauf en dure période de soupes ou de légumes, mais en ce moment… Gilles avait du mal à l'expliquer, en partie parce que c'était un chien, mais il sentait que leurs parents se forçaient à mieux cuisiner. S'entraînaient-ils pour une occasion spéciale ? Voilà qui l'intriguait au plus haut point.
Mais l'heure n'était pas aux questions : car juste avant le bain d'Archibald puis le repas du soir pour le reste de la famille, il y avait un moment privilégié pour les deux comparses : une petite heure pendant laquelle ils pouvaient s'amuser à leur aise. Course, balle, promenade, qu'importe : c'était son moment avec son frère, un bref instant pendant lequel le garçon quittait enfin l'ordinateur familial pour jouer avec lui. C'était vrai que sans les trajets jusqu'à l'école, ces épisodes s'étaient raréfiés. Quel dommage ! C'était pourquoi il ne lui fallait surtout pas gâcher ces instants : le temps lui était compté !
Gilles regarda à droite et à gauche, mais aucune trace de son frère. Pourtant le chien l'avait vu descendre, le garçon était donc soit dans la cave, ce qui aurait été assez improbable, soit dans le jardin. Gilles quitta rapidement le salon et passa par la baie vitrée entrouverte. Le ciel s'assombrissait petit à petit, mais il faisait encore chaud : l'époque des petites vestes était quasiment terminée. Parfait pour allonger les soirées, et donc les périodes de jeu ! Gilles adorait cette partie de l'année. Tout devenait mieux lorsque l'été approchait, c'était dorénavant un fait pour lui.
Mais son enthousiasme s'en trouva freiné quand il aperçut Archibald : assis sur l'un des larges murets du jardin, le regard vers l'horizon. Gilles hésita, perplexe, mais finit par s'approcher de son frère, lentement. Il grimpa lui aussi sur le muret, dérapant au passage sur les pierres usées, puis posa sa truffe sur la main du garçon. L'humidité fit grimacer Archibald, qui baissa la tête et remarqua le chien. Celui-ci lui afficha un grand sourire, la langue pendante. Gilles en profita pour lécher la main du garçon : c'était un peu leur code à eux. Il était l'heure de jouer !
« Pas, pas maintenant, Gilles. »
Archibald retira sa main et la replaça sur son genou. Il soupira et continua à fixer l'horizon, la cime des arbres au loin ou encore les toits de maisons qu'il connaissait. Le chien tourna lui aussi la tête, essayant de comprendre ce qui pouvait autant accaparer l'attention de son frère. Il n'y avait personne, que pouvait-il bien regarder ? Envers et contre le garçon, Gilles persévéra : nouvelle léchouille sur cette main auparavant si chaleureuse. Où donc étaient les caresses ? Et les balles ? Et les grattouilles ? Elles lui manquaient tant. Pourquoi Archibald retenait-il son affection ?
« Gilles, je— »
Le garçon finit par céder et caressa le chien qui pantela, la gueule béate. Gilles était heureux à ce moment : il avait réussi à dérider son frère. Celui-ci soupira, mais de soulagement cette fois. On n'entendait que le caquètement discret des poules, profitant de ces quelques instants de liberté.
« Toujours là pour moi, mon ami. Toujours là pour moi. »
Personne ne vint les déranger pendant cette séance de grattouilles : les gens étaient déjà rentrés à cette heure-ci, et qui passerait au milieu de ce lotissement ? Personne, non. Le pelage doré du chien pu profiter à loisir des doigts agiles du garçon : des années d'expérience, menant à une précision remarquable. Juste derrière l'oreille gauche, pas trop fort, avant d'enchaîner sur une caresse sur la tête, puis un bisou sur le museau.
« Tu seras toujours là pour moi, hein ? »
Gilles aboya, ce qui fit rire Archibald. Bien sûr que le chien serait toujours là pour lui, c'était une évidence : jamais Gilles ne se séparerait du garçon. Ces deux-là, c'était à la vie, à la mort. Pour la mort, ils attendraient, mais pour la vie, c'était déjà bien parti. Archibald se souvenait de ce Noël 2017, lorsqu'il avait découvert ce petit chiot si malicieux. Lorsque ses parents lui avaient donné de grandes responsabilités, dont il s'était toujours acquitté. Ça n'avait jamais été une corvée pour lui : il s'occupait de son frère après tout. Canin, mais perspicace. Arriverait-il à deviner ce qui le tracassait en ce moment ?
Archibald dévisagea le chien, qui le fixa à son tour. Le garçon sourit rapidement, avant de fouiller à nouveau l'horizon tout en continuant à distraitement caresser son frère.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, sans une parole ou un jappement. Le Soleil descendit lentement, jusqu'à atteindre la cime des arbres. L'heure du dîner approchait à grands pas et allait bientôt mettre un terme à leur moment de complicité. Gilles sentit que, cette fois-ci, il devrait faire preuve d'initiative s'il voulait que les choses bougeassent. Brisant l'apparent calme de la scène, il sauta sur le chemin et avança jusqu'à l'intersection.
« Gilles ? Tu vas où ? »
Il aboya. Qu'il le suive et il verrait bien !
« Maintenant ? Une balade maintenant ? Il est tard. »
Gilles s'assit. Il ne bougerait pas tant que le garçon ne s'avancerait pas !
« Puis, je me sens pas vraiment bien là. Je pense que rester au calme— »
Le chien baissa légèrement la tête, comme s'il faisait les gros yeux.
« Bon d'accord. »
Archibald sauta du muret lui aussi. Il paraissait hésitant, fatigué même, avec ses pieds traînant au sol et son dos courbé. Pourtant, il dormait bien la nuit, Gilles en était assuré ! Lorsqu'un bruit suspect résonnait dans la chambre la nuit, une latte grinçante ou une poste claquée la plupart du temps, le chien se réveillait immédiatement afin de veiller sur son frère, qu'il fût 21 h 30 ou 4 h du matin. Et dans ces moments, il voyait bien que le garçon dormait profondément : pas d'escapade nocturne ou de nuit écourtée par une lecture clandestine. Il devait y avoir quelque chose d'autre qui le fatiguait. L'école probablement : les vacances approchaient et le rythme s'intensifiait, jusqu'à laisser Archibald complètement lessivé le soir.
Le garçon arriva enfin à la hauteur du chien, une absence manifeste de sourire aux lèvres. Gilles prit la tête de la marche, avant d'être bien vite arrêté par son frère :
« Attends, il nous faut tout le, le matériel. »
D'un pas un peu plus vif, Archibald passa la porte d'entrée, prévint ses parents et prit le "matériel" : laisse, petite veste et sac à crottes, indispensables objets à toute balade réussie. Puis tous deux partirent, alors qu'une brise fraîche se levait.
Les maisons identiques du récent lotissement dépassées, ils passèrent au niveau des vieilles granges, témoins des anciennes exploitations agricoles depuis longtemps reconverties en confortables résidences, à l'exception de quelques-unes. Ces ruines éparses, menaçantes avec leurs intérieurs sombres, avaient pour autant toujours attiré Archibald : les secrets qu'elles recelaient devaient bien avoir quelque chose d'intéressant. Pas que pour lui cependant : Camille, Héloïse, Mathilde, Gilles et lui s'étaient promis de les explorer un jour. Ensemble.
Ensemble.
Ensemble, pensa-t-il amèrement.
Gilles tira sur la laisse, qui de toute façon ne lui était pas attachée : la corde d'escalade, en train de pendre mollement des mains du garçon, servait d'avantage à maintenir Archibald à une vitesse suffisante. Il traînait les pieds, ou plutôt ne savait pas où les poser : il hésitait beaucoup à parcourir à nouveau ces chemins caillouteux. Archibald les avait pourtant tant empruntés depuis qu'il s'était installé avec sa famille ici. À pieds, à vélo, en courant, derrière le chien ou devant ses amis. Après une dure journée d'école ou à la recherche d'une nouvelle curiosité. Avec soulagement ou excitation.
Mais là, il se sentait étranger. Cette vieille borne kilométrique, la clôture de ce champ, les pierres solides de ces granges… Ça n'était plus chez lui dorénavant. La terrible épidémie l'avait retenu plus que nécessaire dans son jardin, tout lui paraissait plus… étranger. Comme s'il venait tout juste d'arriver et que tout lui restait à appréhender, mais avec une profonde mélancolie à la place de la curiosité de la découverte. Isolé, son petit monde avait évolué sans lui, l'abandonnant au passage sur le côté. Tout semblait comme avant pourtant : Gilles à ses côtés, la petite brise fraîche du soir dans les cheveux, la route goudronnée au loin qui savait l'amener à toute sorte d'aventures… Mais plus rien ne semblait comme avant. Archibald ne se sentait plus à sa place.
Un souvenir lui vint. Il y a quelques années, sa famille était repassée au niveau d'une de leurs précédentes maisons : dans un lotissement, en périphérie d'une grande ville, où le garçon était né et avait fait ses premiers pas. Un endroit banal en somme, surtout vu la quantité de logements différents qu'avait connue Archibald. Mais, à peine descendu de la voiture, délaissant ses parents qui discutaient avec les nouveaux propriétaires, des amis de longue date, il avait inspecté la propriété à la recherche de ses secrets. Le lézard se cachait toujours sous ce morceau de charpente. Le tilleul arborait toujours les coups de canif de son père pour y inscrire une bêtise. Le portail grinçait toujours autant. Tellement de détails qui le ravirent, lui remémorant d'agréables souvenirs, des fragments d'une période terminée de sa vie. Sa petite enfance avait été joyeuse malgré les fréquents déménagements. Il en avait retiré une agréable nostalgie, se sentant de retour chez lui, même pour un bref instant seulement.
Mais là, alors qu'il avait encore un pied dans ce passé qu'il s'apprêtait à quitter, une désagréable impression de manque lui venait. Il avait comme raté quelque chose, et cette amère sensation l'empêchait d'apprécier ces ultimes instants. Une erreur qu'il ne pourrait jamais réparer. Un souvenir, triste, qu'il conserverait pour les années à venir. Peut-être aurait-il pu revoir ses amis afin de mettre les choses au clair, mais cela faisait plusieurs jours qu'il ne les avait même pas contactés. Pas un coup de téléphone, pas un goûter, pas même une aventure à vivre avec ses téméraires compagnons. Pourtant, le temps pressait et les occasions s'amenuisaient peu à peu. Essayait-il volontairement de se mettre à distance pour que la scission soit moins difficile ?
Moins difficile pour lui ou pour les autres ?
L'égoïste pensée remua quelque chose dans ce petit cœur meurtri, une enfantine rancœur cultivée au fil des derniers jours. Un grimace déforma son visage triste et, serrant les poings, il reprit sa marche d'une colère offensée. Gilles, devant ce soudain regain de vivacité de son frère, le suivit avec curiosité, observant avec surprise les enjambées énergiques et les coups de pieds vengeurs dans la caillasse.
Ils marchèrent ainsi plusieurs minutes sans un mot, jusqu'à ce qu'Archibald soit interrompu par la route départementale. Selon les recommandations de ses parents, la balade était censée se terminer en cet endroit précis : le centre-ville non-loin attirant les voitures, la prudence s'imposait.
Mais le garçon ne voulut par s'arrêter maintenant. Il avait encore une rage sourde à dissiper et le trajet du retour ne serait pas suffisant. Il regarda à droite et à gauche, incertain sur la direction à prendre, alors qu'il se refusait de penser à ses amis. Surtout pas par là-bas, il risquerait de les croiser. Encore moins par ici, Thérèse la grand-mère de Mathilde le surprendrait. Frustré, il se prépara à faire demi-tour afin de parcourir d'autres chemins, quand il faillit trébucher sur le chien. Gilles jappa, inquiet et s'éloignant de quelques mètres. Touché, Archibald s'accroupit afin de le rassurer.
« Pardon mon grand, je sais pas ce qui m'arrive. »
Son frère se rapprocha de lui, la tête et les oreilles basses. Le garçon lui prodigua quelques caresses, réfléchissant à ce qui lui arrivait. Mais la rancœur reprit bien vite sa place attitrée et empoisonna ses pensées. Archibald pourra toujours cajoler Gilles, pour sûr, liés qu'ils étaient par leur indéfectible amitié. Mais les autres ? Ses amis ? Se montreraient-ils aussi loyaux ? Jamais. Dès qu'il aura déménagé, Camille, Mathilde et Héloïse n'hésiteront pas à un seul instant à continuer leurs aventures sans lui, comme si de rien n'était. Elles continueront à remplir leurs carnets de formidables et étranges découvertes, sans lui. Sans même penser à lui. Archibald n'était pas nécessaire aux Jacobusiers, là se dévoilait la triste vérité, celle à laquelle il avait cherché à échapper. Il enragea et se releva d'un bond, à la surprise de Gilles. Toutes ces heures passées avec eux, pour rien. À quoi bon se faire des amis pour les perdre à la première occasion ?
Archibald expira bruyamment, les yeux humides, avant de se diriger vers le centre-ville.
« Dans ce cas, je vais leur montrer qu'ils ne me sont pas essentiels ! cria-t-il à voix haute. »
Il se tourna vers Gilles, resté en arrière.
« Viens ! Je vais trouver des choses bizarres moi aussi. Tout seul ! Sans eux ! »
Puis, se ravisant :
« Avec toi. »
Gilles le regarda s'éloigner, inquiet, alors que le Soleil commençait à se coucher. Il ignorait complètement ce qu'avait en tête son frère, mais cela ne lui augurait rien de bon. Il lui fallait de l'aide, et vite.
Gilles prit la direction opposée, quittant pour la première fois Archibald de son plein gré.