Quelques histoires censurées...

“J’ai écrit des choses fausses qui sont devenues vraies.
— C’est comme ça que vous décririez votre travail ici ?
— Oui.
— Vous ne souhaitez pas vous positionner ? Êtes-vous fier ? Avez-vous envie de faire autre chose ? Est-ce que vous êtes conscient que votre travail est essentiel ?
— Est-ce que je peux vraiment en parler à cœur ouvert ?
— Et bien je pense que oui.”
Je pense que non. Vous savez que je travaille au DCD, le mensonge c’est mon métier. J’ai déjà fait des scénarios de couverture pour des transferts. Des agents ayant un peu trop parlé avec leur psychiatre.
“En fait, je ne saurais pas trop quoi dire.
— Je comprends.
L’homme se lève et va chercher un verre d’eau. Il reprend son stylo, ajuste ses lunettes et jette un regard sur le bloc-notes qu’il tient devant lui.
— Devrions-nous commencer ?”


“Vous êtes assigné aux archives jusqu’à nouvel ordre. Ce n’est pas une sanction pour les récents évènements, ne vous inquiétez pas. Nous pensons seulement que vous avez besoin de temps.
— Bien, monsieur.”
Je ne m’étais pas assis. J’ai fait demi-tour et j’ai posé ma main sur la poignée.
“Christian ?
— Oui ?
— Tu as fait un excellent travail.
C’est ce qui est attendu de nous, réécrire le monde à l’image de ce qu’il doit être. “Nous”.”


Il n’y a jamais vraiment de collectivité au sein du département. Personne ne se connaît. Ça peut avoir l’air d’une sorte de jeu mais je ne connais pas la vraie identité d’un seul de mes collègues. Je n’arrive pas à me sentir proche d’eux. Et c’est venu progressivement. D’abord, je me sentais un peu distant, comme si le fait de ne pas savoir avec qui je partageais ces moments me dérangeait. Après, c’est devenu plus dur. Et j’ai compris.
Au Département de Censure et Désinformation, il y a les caméléons, ceux qui ont déjà eu tellement d’identités, de rôles, qui ont écrit tellement de pièces différentes qu’ils peuvent bien rester heureux avec les autres. Et il y a…

“Je n’ai pas l’impression de pouvoir être à l’aise.
— Pouvez-vous développer ?
— Tout à la Fondation est constitué de mensonges, de dissimulation. Mais au DCD, c’est là où on peut espérer trouver la vérité.
— C’est pour ça que vous travaillez là-bas, malgré vos qualifications pour la recherche en linguistique ?
— Non, vous êtes bien placé pour savoir qu’on ne choisit pas vraiment son poste ici…
— Vous aimeriez tout savoir ?
— C’est inutile. Vous pensez vraiment qu’il existe une personne à la Fondation qui sache tout sur elle ?”

C’est sûrement ça.

Incident # : M - A - 4869

Date : 8 Janvier 2003

Cas à problème : Un membre du personnel de Classe B, le directeur de Site Adrien Clarence, a été supprimé par un EMERAUDE infiltré de SAPHIR, intégré à la Fondation sous le nom de Christiane Yziquel. L’agente fut appréhendée et capturée rapidement après le meurtre grâce à la présence d’un groupe d’Agents d’Intervention Tactique dans les locaux pour un entretien avec le directeur. Elle s’est présentée armée et a paniqué devant les Agents, tentant d’en attaquer un avec une arme de poing. Elle fut désarmée et neutralisée avant d’être transférée en cellule. La mort du directeur Adrien Clarence ne doit pas être mentionnée, sa famille ne doit pas être avertie tant que toutes les connexions permettant de remonter jusqu’à SAPHIR ne seront pas examinées. Cet incident ne doit pas parvenir aux oreilles des ennemis de la Fondation. Par conséquent, il est attendu du Département de Censure et Désinformation qu’il efface toute trace de l’existence des deux membres du personnel impliqués et que toutes les ressources utilisées soient inscrites comme faisant partie d’une autre opération. L’originalité doit être de Catégorie T (Toki). Il est tout aussi nécessaire que le département prépare un scénario expliquant le décès du directeur dans un évènement antérieur à sa réelle date de mort et le mettre en relation avec d’autres mobilisations du personnel. Une unité d’agents affectés aux interrogatoires et aux transferts sera également mise à disposition du DCD afin de faciliter la récolte des informations nécessaires à la détermination des membres potentiellement nuisibles à la réussite de cette opération.

Répercussions perceptibles :

  • Décalages des prises de décisions quant au confinement de cinq objets SCP nécessitant de nouvelles mesures.
  • Mobilisation de membres du personnel de Classe B et C pour déterminer la direction provisoire du site.
  • Mobilisation d’agents pour l’interrogatoire et l’exécution de l’agente infiltrée de SAPHIR.
  • Fermeture de la documentation sur le dossier de l’ex-membre du personnel Christiane Yziquel.
  • Opérations de fouille et examens pour l’intégralité du personnel de Classe C ayant eu des liens ou évité les contacts avec Christiane Yziquel.
  • Examens des bandes vidéo et suspension de l’agent de surveillance en poste au moment des faits.

Une preuve explicite de l’implication de Christiane Yziquel dans le groupe d’intérêt SAPHIR doit être trouvée afin d’établir un scénario expliquant son exécution (toute utilisation de l’ex-membre du personnel à des fins d’infiltration étant impossible étant donnée la nature de son action).

Délai accordé pour la réécriture : 20h.

Résumé :

  • Aucune fuite d’informations.
  • Aucune faille de scénario pouvant mener à une perte de confiance.
  • Une liste des éléments à diffuser parmi les membres du personnel pour assurer la validité du scénario.
  • Une liste des comportements suspects à surveiller et des individus à transférer pour la validité du scénario.

Tous les protocoles qui sont inscrits ensuite sont eux-mêmes souvent réécrits. Ce sont ceux qu’on doit donner aux gros bonnets. Mais vous pensez vraiment qu’ils connaissent la vérité ? Les archives du DCD sont sûrement les plus secrètes et cryptiques de la Fondation.
Parfois, on doit repasser sur les rapports. J’ai entendu dire que la désinformation autour de 001 était la tâche la plus ardue du département.

Je connaissais Adrien Clarence. Il était passé, une fois, dans notre département. D’ordinaire, les directeurs ne sont pas censés nous rencontrer, ni savoir la vérité. Il était assez jovial et n’avait rien demandé de trop indiscret. Il sait que nous ne sommes pas au sommet des réécritures. On décide de la vérité ici, pas de la vérité ailleurs.

Comment j’ai fait ?

Il y a souvent le mythe d’une équipe entière travaillant pour réécrire la réalité, c’est partiellement faux. On est toujours débordés, avec des dossiers qui traînent en longueur, de la pression et absolument aucune faille possible. La plus grosse avancée, c’est le droit aux chaises de bureau confortables et inclinables pour dormir sur place. On n’a pas le droit de ramener du travail à la maison, d’ailleurs, on n’a plus vraiment de maison parce que la protection de nos familles est à notre charge. Ou alors on est effacés de leur mémoire.

Pour ce dossier, c’était classique. Il fallait d’abord exfiltrer toutes les personnes au courant de la mort et leur signifier qu’elles n’étaient pas autorisées à en parler. Puis les placer ensemble dans une nouvelle unité pour une mission de routine. On leur a dit que les autres membres n’étaient pas au courant et que si quelqu’un venait à en parler, il faudrait le signaler immédiatement. Une fois tous les éléments nuisibles repérés, on passe au traitement avec amnésiques si besoin est. On devrait sûrement se renouveler. On a déjà utilisé cette tactique trop de fois et je pense que la rumeur ne devrait pas tarder à se propager. Et si les membres du personnel commencent à s’en douter, ils voudront se rebeller contre ça.

Ensuite, j’ai commencé à faire l’inventaire de toutes les preuves, à vérifier le nettoyage complet de la scène du crime, à extraire les bandes incriminantes et à les faire remplacer. Et au DCD, on a plein d’experts numériques, de génies de la manipulation d’images. Leur travail est incroyable, j’ai fait appel à l’un d’eux. Quand on traite un dossier, on a tous un matricule différent à chaque fois, pour que personne ne sache qui bosse sur quoi. C’est important. Si un employé est capable de remonter la chaîne d'informations, alors n’importe qui peut remonter jusqu’à la vérité. L’idéal serait qu’une seule personne soit capable de tout faire.

Donc, on a dissimulé les preuves évidentes de la mort. On a mobilisé rapidement toutes les personnes impliquées dans une aile prévue pour les réunions et le travail de confinement. On a aussi fait transférer trois objets SCP de manière fictive pour des expériences impliquant la présence de personnel armé. Puis on a profité du pot de départ d’un membre du personnel pour justifier la disparition temporaire des radars de certains membres. C’est grossier. Pour quiconque travaille au sommet de la hiérarchie, ça ne passerait pas. Mais en bas de l’échelle, c’est logique. L’avantage du site, c’est qu’il n’est pas excessivement grand. Bien sûr, il est assez important pour justifier tout ce personnel, il est normal qu’on surveille tout, et la disparition du directeur est quelque chose de grave. Mais le fait qu’il ne soit pas comparable à une cité scientifique joue en notre faveur. Je sais que ce n’est pas la même chose, à Aleph. La branche du DCD implantée là-bas est une des plus efficaces. On n’a pas accès à leurs rapports mais vu le nombre de galères, c’est normal. À Yod, ce n’est pas la même ambiance. Ils peuvent tout dissimuler sous la couverture d’une brèche de confinement. C’est un peu désespérant pour la sécurité du site mais c’est pratique pour la couverture de nombreuses opérations secrètes. On a des vétérans de Yod ici. Pour eux, c’est les vacances. Les morts, c’est plus rare par ici. On a principalement du Sûr, ce qui permet aux ressources tactiques d’être mobilisées sur le nécessaire.
Je me perds. J’en étais où ? Ah, oui, on a exfiltré les points de fuite, maquillé les éléments perceptibles, il ne restait qu’à modifier la mort et sécuriser l’info.

Pour la mort, ça n’a pas été compliqué. On avait eu une brèche de confinement le mois d’avant, la brèche avait été assez violente et trois membres du personnel de l’administration du site avaient trouvé la mort. Une histoire de planning pas aux normes, toujours est-il que c’était suffisamment anormal pour faire l’objet d’une enquête, histoire de voir si ce n’était pas un attentat dissimulé ou une tentative de déstabilisation. Donc la mort des membres du personnel était restée cachée. On va juste rajouter dans le dossier officiel qui sera publié dans les archives que le directeur faisait partie de ces membres du personnel. Pour éviter les contradictions, on s’est servi de bandes vidéo pour les insérer aux moments en question, et comme un membre du personnel de Classe C était présent avec les trois autres, l’expert numérique s’est chargé de le modifier pour que ça colle. Pour l’autre ? On l’ajoutera dans le rapport d’un prochain incident. Il n’est pas prioritaire, et comme il n’avait plus vraiment de famille proche, personne ne se posera trop de questions.

Et pour l’information, on se doutait qu’il devait y avoir encore un ou plusieurs agents de SAPHIR infiltrés. S’ils ne voyaient plus leur camarade, ils penseraient qu’elle a réussi ou que quelque chose s’est passé, donc ils essaieront de poser des questions, de montrer qu’ils avaient remarqué quelque chose d’étrange. Pour repérer ça, on a fait en sorte de transférer un scientifique d’un autre site sur le nôtre. Comme il était bientôt en fin de carrière, il cherchait à finir en douceur. Ses nombreuses découvertes en ont fait quelqu’un d’intérêt. Donc quelqu’un d’important pour le personnel. Ça ne s’est pas fait directement, on s’est assuré qu’il soit aperçu comme venant passer un entretien d’embauche pour le site, pour que les bruits de couloirs commencent, et on a observé les éléments récalcitrants, ceux qui se doutaient que quelque chose ne tournait pas rond, qu’on essayait de leur faire passer un truc sous le nez. Pour ça, juste des micros dans les blouses et les vêtements, des logiciels de reconnaissance vocale et des détecteurs de mots clés. Quelques agents d’analyse des données ont suffi pour qu’on en trouve deux autres. L’un était déjà sous surveillance et était confirmé comme membre de SAPHIR. C’était notre assurance pour vérifier que nos systèmes fonctionnaient bien. L’autre, par contre, c’était plus surprenant. Les supérieurs ont demandé des interrogatoires de vérification, une surveillance accrue, avant d’autoriser son arrestation.
Son nom ?
Je ne sais pas si je peux en parler, même le penser.
J’aimerais tellement que les cas soient tous aussi simples.

Conclusion du rapport :

  • Six personnes décédées (atteintes, supprimées, dissimulées, transférées)
  • Vingt-cinq personnes affectées.
  • Trois personnes transférées.
  • Dix membres du personnel du DCD utilisés.
  • Aucun signe de faille.
  • Sept documents affectés.
  • Trois documents créés.
  • Vingt-neuf doses d’amnésiques administrées.

L’Opération de Censure et Désinformation (OCD) est considérée comme une réussite.

“Il y a beaucoup de choses que vous regrettez ?
— En tant que membre du DCD ?
— Par exemple, mais je parlais davantage de votre vie. Les regrets sont omniprésents, je voulais savoir quelle place les vôtres prennent dans vos pensées.
— Pas trop. C’est un travail nécessaire. Je n’ai jamais été trop impliqué dans les réécritures d’évènements hors des infrastructures de la Fondation. Enfin j’ai eu des dossiers dans ce style, mais ce n’est pas mon corps de métier. Vous n’imaginez pas le nombre d’évènements du quotidien que vous pensez parfaitement normaux, communs, logiques, courants, mais qui ne sont que des mises en scène, des réécritures de notre fait. Certaines machines à café ont été installées pour couvrir des prises d’otages. Certains employés sont des tortionnaires qui ne s’en souviennent pas. Je regrette peut-être une chose, mais c’est quelque chose que je ne peux pas vraiment regretter.
— Qu’est-ce donc ?
— De laisser en vie, de considérer comme nécessaire la survie de certaines personnes méritant la mort, de mon point de vue moral.
— Et pourtant vous n’en condamnez aucune ?
— Lorsque leur survie et leur utilisation était la seule solution envisageable pour la stabilité du scénario, je le mentionnais. Et je devais m’y plier. Certaines personnes ne peuvent pas mourir sur le sol de la Fondation et ne peuvent pas être châtiées par la Fondation sans que cela ne nous atteigne par ricochet. On a des experts d’analyse des liens entre les évènements, s’ils disent qu’une personne est essentielle, alors cette personne est essentielle. Et nous ne sommes pas autorisés à remettre cela en question. Pas parce que c’est interdit, mais parce que ça nous ferait perdre du temps, et qu’une fois qu’une chose est réécrite, y toucher encore risque de rendre le tout très instable, donc on évite.”

Ce n’est pas plus mal. Les délais sont absolus. Ils sont déterminés par le supérieur du DCD dès la lecture du rapport de l’évènement à réécrire. Si nous dépassons le délai, les conséquences à prendre en compte sont trop importantes et instables. Ça demanderait l’utilisation de ressources supplémentaires pour les gérer, et on n'a pas le temps pour ça. Demander à quelqu’un de t’aider sur son temps libre, ça n’existe pas au DCD.
Si tu n’es pas capable de tenir un délai, alors tu dois le mentionner immédiatement, tu ne dois pas attendre le dernier moment, tu dois expliquer pourquoi sans perdre davantage de temps. Et tu dois l’envoyer au supérieur. Si tes justifications sont valides, alors on accorde des ressources supplémentaires, ou un délai supplémentaire. Si ce n’est pas le cas, tu n’en sauras rien explicitement mais tu seras rétrogradé. Tu auras des affaires plus simples, tu seras utilisé à ton niveau de compétence. Jusqu’au jour où tu ne seras plus qu’un subalterne pour la réécriture des dossiers des autres. Certains s’en contentent très bien. J’en connais qui demandent même à ne plus être considérés aptes à prendre les dossiers complets. C’est trop de responsabilité pour eux, qu’ils disent.

Une autre partie de mon travail c’est la création de documents-vaccins et la détermination de porteurs. En fait, on sélectionne des individus soit très loyaux, soit trop suspicieux, soit aléatoirement, et on créé des documents pour voir comment ils réagissent. Ils n’y ont pas accès du jour au lendemain, mais ils peuvent tomber dessus par hasard. Une fois qu’ils y accèdent, on est notifiés et on peut les surveiller. Si leurs réactions montrent une tentative de révéler les informations à quelqu’un, alors ils sont rapidement arrêtés et licenciés, après administration des amnésiques.

“Tu as déjà pensé à tenir un journal ?
— C’est interdit par nos clauses de confidentialité : “Toute production d’un document détaillant de manière précise ou non la teneur du travail de l’agent au sein de la Fondation est interdite. Tout document correspondant à ces critères devra être détruit.”
— C’est dommage, on devrait pouvoir avoir un casier pour ranger ça, et avoir au moins la sensation de ne pas être surveillés là-dessus.
— Ce serait stupide, nous sommes ceux qui surveillons les autres, si on pensait réellement ne pas être surveillés, nous serions incapables de faire notre travail correctement.
— Pourquoi ?”

C’est parce que tu sens que tu es surveillé que tu deviens prudent. Et si tu es prudent, soit tu te fais repérer, soit tu deviens translucide. C’est parce qu’on sait comment les autres réfléchissent quand ils veulent se cacher, parce qu’on sait qu’ils ont pensé à certaines choses que nous pouvons préparer les parades, sentir qu’il faut les contrer, savoir comment les contrer. C’est notre travail de nous sentir observés. On pourrait aussi penser que la Fondation accepte les personnes qui savent la vérité tant qu’elles n’en parlent pas, mais c’est très loin d’être le cas. En fait, une personne qui sait représente une variable, et les variables doivent être contrôlées. Si elles ne peuvent pas être contrôlées, alors elles doivent être supprimées. C’est pour ça qu’on a un arsenal d’amnésiques et de sites où transférer les agents. Nous sommes équipés, prêts à ranger la vérité dans un placard.

On m’a aussi parlé de vrais “auteurs de réalités”. Je ne sais pas si c’est une FIM ou un groupe important au sommet du DCD, je ne sais rien sur eux. J’ai seulement entendu dire qu’ils étaient capables de tout réécrire, la moindre relation, chaque évènement, chaque glissement de terrain. Ils sont très différents de nous, les branches locales.

“Vous savez ce que vous savez ?
— Qu’est-ce que tu baragouines encore ?
— On nous demande toujours, pendant les interrogatoires, “qu’est-ce que tu sais ?”. Mais on ne sait pas ce qu’on est censés savoir ou ne pas savoir. On n’a pas de liste explicite des “informations que vous êtes autorisés à savoir”. Parce que cette liste reviendrait à nous dire qu’on nous cache certaines choses et que tout ce qui en sort est un motif d’enquête sur nous. Il y a les Niveaux d’accréditations, mais il y a aussi les dossiers réservés au personnel attribué, les dossiers concernant seulement certains départements, les faux dossiers, les dossiers de couverture, les dossiers leurres, les documents partiellement retranscrits. Au final, on ne sait pas ce qu’on sait, ce qu’on doit savoir, ce qu’on ignore, ce qu’on devrait savoir…
— Tu te répètes.
— T’y es pas, ce qu’on doit savoir c’est pour survivre, ce qu’on devrait savoir c’est pour ce qui peut nous servir.
— Nous servir à quoi ? On a besoin de savoir certaines choses. Tout ce qui n’est pas utile devrait être ignoré, tu ne penses pas ?
— Ça dépend…
— Tout dépend, c’est pas la question. Je ne sais pas ce que je sais en vérité, je sais qu’il y a des choses que je sais, des choses que je ne sais pas, et je ne sais pas vers lesquelles je dois me tourner dans chaque situation. Mais je pense forcément à certaines choses quand je suis dans une situation demandant à ce que je fasse appel à ce que je sais, tout dépend de ce que je pense que mon interlocuteur cherche…
— La question est stupide, alors. “Qu’est-ce que tu sais ?”
— Elle est souvent accompagnée d’un contexte, d’un mot censé orienter la compréhension, histoire de voir si la personne sait quand même quelque chose, si ses réponses seront un peu orientées.”

C’est pas notre rôle d’interroger les gens. Mais c’est le mien de savoir ce qu’ils ne sont pas censés savoir.

Incident # : S - 0078

Date : 30 mars 1998

Cas à problème : Un membre du personnel de Classe C a eu accès à des données concernant le confinement de SCP-███-FR, il s’est rendu dans le bureau du directeur de son département de recherche où il a menacé de divulguer les informations aux autres membres du personnel s’il ne se justifiait pas immédiatement. Ses cris ont alerté les gardes en poste qui l’ont arrêté et neutralisé. Il a été interrogé puis exécuté suite à la découverte de certaines bases de données cachées auxquelles il aurait pu accéder pour retrouver les documents en question. Afin de ne pas prendre de risques ni perdre davantage de ressources, il a été décidé qu’il serait exécuté et qu’une enquête approfondie sur lui ainsi que sur ses contacts serait menée. Son exécution ainsi que le transfert des personnes liées à ce cas doivent être couverts.
D’autres séparations sont envisagées.

Parfois, on lit ce genre de rapport. On sait qu’on va devoir dissimuler la mort de quelqu’un, faire comme si tout était en ordre, mentir à la famille puis s’assurer qu’elle oublie tout. Ça peut faire un coup au moral mais il y a comme un sentiment de compassion. On sait ce que ça fait de dire adieu aux autres, à ceux qui nous sont chers. Alors c’est comme si on était enfin égaux, eux et nous. Et ça fait mal quand les autres en question sont ceux qui nuisent à la Fondation et qui doivent disparaître pour ne plus être dangereux.
Ça en dit long sur nous, sur ce que nous sommes, pour la Fondation.

La vérité, c’est que ce membre du personnel s’appelait Elliott Prudent, qu’il n’est pas mort mais toujours bien en vie, désormais connu sous le nom d’Elliott Santi, assistant de laboratoire au Site-Aleph. Pourquoi tout ça alors ? Ce rapport d’incident fait aussi partie de notre travail. Nous recevons la plupart du temps nos consignes de vive voix, faire croire qu’il y a des rapports précis permettant de remonter jusqu’à la vérité, c'est un de nos mensonges. C’est tout con, mais ça marche bien. Elliott n’avait rien fait de tout cela. Mais sa mort officielle et sa disparition devaient servir un propos. C’est un de ces membres du personnel qu’on oublie facilement. Et il a choisi de mettre à profit cette caractéristique pour nous. Il servait d’écran de fumée, enfin sa mort a servi d’écran de fumée pour autre chose. Et ça, je ne pense pas avoir le droit d’y penser. Il va très bien, ne se fait pas beaucoup d’amis, peu importe où il se trouve, mais c’est un très agréable partenaire de pause café. Pas d’amis proches, c’est l’employé modèle du bas de l’échelle. Celui qui fait son travail puis disparaît pour être remplacé. Et mon travail sur ce dossier m’a valu mon poste actuel. Du grand art. Plus personne ne se souvenait du nom d’Elliott Prudent, personne n’avait plus la moindre idée de la forme que pouvait bien avoir son visage, personne n’avait jamais soupçonné son existence. Quelques rumeurs naissantes s’étaient rapidement étouffées. J’avais eu de la chance d’avoir un élément si adéquat pour mettre en place ce stratagème. Lorsque je l’avais convoqué dans mon bureau, il savait comment ça allait se passer. Il était habitué. Je lui ai demandé les documents dont j’avais besoin, il les avait déjà. Tout s’est déroulé très rapidement. Les fausses preuves, les évènements, tout s’est enchaîné très vite. Et maintenant, au Site-Aleph, Elliott Santi, arrivé il y a quelques années, est si bien intégré au décor que beaucoup se demandent s’il n’a pas toujours été là. Elliott Santi, père de deux charmantes petites filles, marié depuis dix ans, mais il pense que ces choses-là ne se comptent pas. Je vous dirais bien comment j’ai fait pour mettre tout cela en place, mais même si j’ai couvert des meurtres, jouer avec les sentiments, les images, ce genre de choses, ce n’est pas mon truc. J’aime pas vraiment ça.

Bon.

L’utilisation des amnésiques, c’est la base du métier. Par contre, la réassociation mémorielle, c’est plus malsain. On utilise des amnésiques de Classe F pour ça. J’avais la chance d’être en contact avec l’une des équipes chargées de concevoir le traitement. Elliott n’en a pas reçu un seul, mais l’ancienne famille de l’agent de terrain… pardon, pas de nom, l’ancienne famille d’un certain agent de terrain disparu en mission a eu droit à une thérapie familiale. À part les superviseurs des ressources humaines, personne n’avait connaissance de l’existence de sa famille. J’ai fait supprimer les documents la concernant et j’ai réuni l’équipe médicale nécessaire au traitement. Je n’avais pas de grosse suppression à faire. Simplement, retirer l’image, la voix, l’apparence, du défunt père de leur mémoire et y placer toute la personne d’Elliott. S’ils se séparent, ce sera un drame familial comme un autre. Une famille soudée depuis de nombreuses années qui se brise, rien de plus normal. Ce n’était pas mon idée, les instructions venaient de mon supérieur. Nous devions offrir une bonne retraite à Elliott.

Quand j’ai vu l’inscription “sujet test - Amnésiques de Classe F” sur son dossier, j’ai compris.

“Et maintenant, que comptez-vous faire ?
— Hum ?
— Vous avez été suspendu de votre ancien poste, mais vous allez vous reprendre, j’imagine ?
— Être aux archives n’est pas une si mauvaise chose. Je relis des vieux dossiers, j’apprends des choses qui sont sûrement fausses, c’est une journée typique à la bibliothèque, comme quand j’étais enfant.
— Je comprends. Vous aimeriez y rester ?
— Idéalement, j’aimerais bien travailler ailleurs, dans la Fondation, mais je ne sais pas si ça arrivera un jour. Il faudrait me réécrire pour ça. Parce que parfois, dans les archives, je retrouve certains de mes travaux, je revois les vies que j’ai changées, les vies que j’ai effacées. Ce n’est pas très bon pour le moral.
— Ce cynisme que vous exprimez, c’est récent pour vous ? Je vois sur votre dossier qu’on vous décrivait comme “plein d’entrain”.
— Est-ce que ce cynisme est réel, pour commencer ?
— Pardon ?
— Laissez tomber, mais ne vous fiez pas trop aux rapports. J’ai tendance à dire certaines choses en fonction de mon humeur.
— Il ne me sera pas possible de vous aider si vous ne me dites pas la vérité.”

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