Bureau de Bruce Garrett, Site Aleph : Le 13 Mars 2017.
14 h 21
"Dehors. Sortez de mon bureau.
— Mais, Monsieur Garrett…
— Vous êtes sourd ou quoi ? Je vous ai dit de sortir. Estimez-vous déjà heureux que je ne fasse pas un rapport au Comité d' Éthique.
— Mais c'est ridicule, j'ai simplement….
— Dehors !"
Effrayé par la teinte écarlate que prenait le visage de son interlocuteur, Edmond Esterhazy recula d'un pas, puis fit volte-face et battit en retraite quand le Directeur fit mine de se lever de sa chaise.
Une fois dans le couloir, il tenta de reprendre ses esprits.
C'était la première fois qu'il voyait Garrett dans cet état.
Tout s'était bien passé, au début. Le Directeur était de bonne humeur, et… bon, d'accord, il avait peut-être exposé son idée de manière un peu… crue.
Mais, quoi qu'il en soit, ça ne permettait pas à Garrett de l'envoyer bouler ainsi, comme le dernier des Classe E. Il était Chef du Département d'Expérimentation Humaine, tout de même, il avait sa fierté.
Et puis, pourquoi cet idiot avait-il refusé ?
En ces temps de crise, une telle idée était un coup de génie qui aurait pu permettre à la Fondation de remonter la pente, mais il lui fallait des moyens plus importants pour sa réalisation et ils venaient de lui être refusés.
Encore un QI à deux chiffres qui avait pris du galon.
Il n'avait qu'à s'adresser plus haut, ils lui accorderaient sans doute un entretien, ils seraient à l'affût d'une solution.
Et, bientôt, cet imbécile s'en mordrait les doigts de lui avoir refusé son soutien.
Site Aleph : Le 13 Mars 2017.
17 h 48
Esterhazy parcourait maintenant d'un pas conquérant la suite de couloirs menant au bureau du Directeur, prêt à écraser quiconque se serait dressé sur son chemin avec la douceur du Spécialiste Giacardi.
Étrange comme un bout de papier pouvait vous changer la journée, voire la vie. Maintenant, il allait s'amuser.
Il lui fallait se détendre un peu avant de s’atteler à la lourde tâche qui l'attendait. Il plia et rangea soigneusement dans sa poche la feuille qu'il tenait puis s'arrêta. Il était arrivé.
Il toqua à la porte et attendit.
"Oui, qu'y a-t-il ?" répondit une voix étouffée à travers la lourde porte blindée.
— C'est le livreur de pizzas. C'était bien pour vous, la câpres-anchois-jambon ?
— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
— Okay. Je vais jouer cartes sur table. Je sais que ça va être un choc pour vous, mais ce n'est pas le livreur de pizzas. Je suis le Professeur Esterhazy."
Il y eut un silence, puis le raclement d'une chaise qu'on recule suivi d'un bruit de pas digne d'un guerrier sumo en colère.
Moins d'une minute plus tard, la porte s'ouvrait en grand sur un Bruce Garrett à l'expression meurtrière, tenant encore à la main un Formulaire de Mutation à présent froissé.
"Cette fois, vous êtes bon pour une sanction disciplinaire, Esterhazy !
— Non, je ne crois pas. Vous aurez bientôt autre chose à faire que distribuer des sanctions à tous les gens que vous n'aimez pas.
— Vous êtes bien conscient de ce à quoi vous vous exposez en vous foutant de ma gueule comme ça ?"
Si il le laissait tourner longtemps, Garrett ne pourrait plus se contrôler et il n'avait aucune envie d'être évacué par la sécurité. Il allait donc devoir couper court à ce dialogue stérile.
"Nous nous sommes mal compris. Je viens humblement vous demander de me fournir environ cinquante unités pour bâtir un nouveau complexe."
D'un geste théâtral, il tira de sa poche la Dépêche du Haut Conseil qu'il plaça sous les yeux de Garrett. Celui-ci, freiné dans son élan, afficha une expression surprise, puis son visage se ferma et il lança un regard venimeux à Esterhazy.
Il saisit le papier d'une main légèrement tremblante et alla s'asseoir derrière son bureau.
"Vous êtes ignoble. Mais vous savez bien que je n'ai pas le choix.
— En effet. Et, au fait, je vous serai reconnaissant de vous montrer plus poli. Étant nommé par la présente Directeur du Complexe de Palliation d'Urgence du Déficit des Effectifs Yol, je dispose d'un grade équivalent au vôtre, cher collègue.
— Bien."
Garrett ne fulminait plus et fixait Esterhazy de ses yeux brûlants, le visage aussi lisse que la surface d'un lac sous-marin.
"Je vous prierai donc, comme vous venez d'en recevoir l'injonction, de mettre à ma disposition une quantité de main-d'œuvre suffisante à la construction du Complexe Yol et un lieu d'expérimentation provisoire dans l'attente de sa construction, ainsi qu'une vingtaine d'agents et une palette de dix enfants pour démarrer les expériences.
— Esterhazy.
— Oui ?
— Une dernière fois, je vous en conjure, abandonnez cette idée. Nous ne devons pas aller trop loin contre la nature et vous vous apprêtez à briser des vies humaines pour créer des esclaves.
— Des millions de fermes animales à but alimentaire existent actuellement de par le monde, pourquoi pas une ferme à humains, à plus forte raison si lesdits humains ont la chance de la quitter en vie et non pas sous forme d'entrecôtes ? De telles considérations philosophiques sont l'apanage des faibles d'esprit. De plus, avec le Haut Conseil derrière moi, il m'est désormais impossible de reculer. Nous étions donc bien d'accord sur… quinze enfants, c'est cela ?"
Esterhazy arbora un sourire carnassier, révélant deux rangées de dents qui étincelèrent étrangement à la lueur des néons accrochés au mur. Garrett hésita à protester, mais il ne réussirait qu'à faire monter les enchères. Pas question d'avoir encore plus d'horreurs sur la conscience.
"Vous les aurez. Et maintenant, si cela ne vous dérange pas, je désirerais retourner à mon travail."
Estimant sa mission remplie, Esterhazy décida de se montrer conciliant et s'inclina légèrement, juste assez pour que la moquerie soit perceptible.
"Je vous remercie. À la revoyure, cher collègue.
— Et, Edmond…
— Oui ?
— Vous êtes une vraie ordure.
— Venant de vous, cela me touche beaucoup. Merci."
Et, sentant telle une piqûre le regard meurtrier de Garrett sur son dos, il repartit comme il était venu, en claquant la porte derrière lui.