Pureté de l'Essence

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Ils entrèrent deux par deux. La plupart venaient avec leur vigilance de festivaliers, cous tendus afin de voir tout l'art, espérant saisir n'importe quel événement bizarre avant qu'il n'ait disparu. Certains descendaient avec le repli défensif du débutant, comme si les peintures allaient bondir de leurs cadres et les attaquer lors d'un moment d'inattention. Micah sourit de leur naïveté ; l'art d'attaque était si dépassé. Cependant, leur crainte était attachante, d'une certaine manière ; cela montrait que l'art post-réel pouvait encore avoir de l'effet. Il réservait son mépris pour ceux qui descendaient nonchalamment la cage d'escalier, ostensiblement pleins d'expérience ennuyée, parce que, très cher, Kemp ou Denneman ou Sabourin en ont déjà dit suffisamment, et autant votre hommage est merveilleux, autant on ne peut tout simplement pas le comparer à l'étincelle de l'original. Comme si lire un avis de troisième main de Un Chacal Dé-Dévore ou rêvasser à propos de photographies du travail pré-raid de Baroch voulait dire qu'on les comprenait, d'une manière ou d'une autre. Judith avait l'air de connaître jusqu'au dernier des mécènes à l’œil détestablement endormi, leur faisant brièvement la bise sur chaque joue.

Son observation de la foule fut interrompue lorsqu'il remarqua Judith qui essayait distraitement de se frayer un chemin vers lui, le visage livide. L'instant d'après, elle était à côté de lui, lui chuchotant à l'oreille : "Khouri arrive." En l'espace d'une seconde, elle était repartie. Alors qu'il interprétait ces mots, il sentit un poids dans son estomac. Maria Khouri serait là. Une écrivaine pour le plus important, que diable, pour le seul, magazine d'anart, serait là. Et leur seul objet dans la galerie, nommé Pureté de l'Essence #4, était une babiole assez modérément spirituelle, conçue comme un "va te faire foutre" espiègle dit à un ami mutuel. Ils ne se feraient probablement même pas remarquer ; Thomas, cet abruti insupportable, serait le clou du spectacle avec ses conneries de "drone d'attaque en deuil". Micah soupira. Ce n'était vraiment pas sa soirée.


Un demi-cercle de personnes s'était rassemblé autour de l'œuvre de Judith et lui, un piédestal de marbre avec un panier en plastique rempli de livres sur le côté. Micah s'approcha prudemment d'eux, essayant de noter une quelconque réaction à l'objet, puisqu'il l'avait fait. Ce n'était pas parce qu'il s'agissait d'une blague ponctuelle que cela signifiait qu'il ne pouvait pas en être obsédé. Il vit plusieurs hochements de têtes appréciateurs, même de la part d'un des spectateurs aux yeux endormis. Judith était parmi la foule, essayant d'avoir l'air détachée pendant qu'elle passait au crible les réactions de la foule. Une femme au teint olivâtre considéra la pièce froidement pendant qu'elle écrivait quelque chose sur un bloc-notes. Merde, pensa-t-il, c'était Khouri. Il se tint à côté de Judith.

"Et donc, qu'est-ce que ça fait ?" Cela lui prit plusieurs secondes pour assimiler la question. Une des débutantes, étant sortie de sa position défensive, l'avait posée, sans regarder personne en particulier. Les murmures appréciateurs s'arrêtèrent, laissant la place à un silence de mort. Plusieurs regards noirs se fixèrent sur elle. Les murmures commencèrent. Qu'est-ce que ça fait ? Quelle question rustre ! Tellement gauche. Qui avait laissé entrer cette idiote ? A quoi elle s'attendait, à des feux d'artifices ? Il sentit une pointe de sympathie pour la fille fraîchement mise à l'écart. Il sortit du demi-cercle et prit un livre, une copie des Aventures de Tom Sawyer, dans le panier.

Une demi-douzaine de scénarios visant à se foutre de la gueule de la foule en utilisant un langage cryptique incompréhensible lui traversèrent l'esprit. L'effet de l’œuvre était la création d'une communauté contre l'Autre. L'effet était la destruction de la couche d'ozone située directement au-dessus. L'effet était de faire virer vos intestins au magenta. Il était sur le point d'ouvrir la bouche quand une scène de Judith en train de l'éclater pour avoir trollé la critique de Realität Kunstform lui passa par la tête. Il décida d'opter pour la vérité. "Ça donne l'essence des livres. Il n'y a pas le temps pour lire, dans ce monde moderne. Pourquoi prendre des heures à le faire quand vous pouvez prendre quelques secondes ?" dit-il alors qu'il plaçait le livre sur le piédestal. Après une seconde de silence tendu, celui-ci surgit à la vie.

"Et… Maintenant… On… Est… Cool ?" demanda une voix surgie de nulle part. Micah sourit triomphalement tandis qu'un murmure d'approbation parcourait la foule. Khouri nota furieusement sur son bloc-note. Judith fit de son mieux pour réprimer un large sourire. La débutante se détendit et poussa un soupir de soulagement puisque l'attention de la foule n'était plus sur elle. Il reprit Tom Sawyer du piédestal et le remplaça par une copie de l'USWeekly. "Et maintenant on est cool ?" demanda une voix suave. Micah continua de sourire, malgré lui. Un autre livre, celui-ci un livre d'auto-assistance à propos de l'usage des cristaux et des étoiles pour activer les chakras, fut le suivant. "Et maintenant on est cool ?" demanda une voix rauque. Quelqu'un gloussa dans la foule. Judith était en train de lui lancer furtivement un regard assassin. La Bible, Eragon, et une anthologie d'écrits Surréalistes suscitèrent tous la même réponse. Plusieurs effusions de rire étouffées émanèrent du groupe.

"Mais ouais, c'est ça que ça fait." dit Micah, essayant d'arborer un sourire confiant malgré le creux dans son estomac. Il retourna dans la foule aussi discrètement que possible. Avant qu'il puisse essayer de la trouver, Judith l'attrapa par le bras et le tira dans le vestiaire, essayant d'avoir l'air aussi nonchalante que possible.

"Un seul job," siffla-t-elle après avoir claqué la porte. "T'avais exactement un job et tu l'as foiré. Tu étais supposé construire la fichue chose et lui donner une voix. Ça devait juste mélanger quelques mots ensemble depuis le bouquin ! C'était littéralement tout ce que tu avais à faire. Et t'as même pas pu faire ça correctement ! Je sais pas pourquoi j'ai pensé que ce serait une bonne idée de bosser avec toi." Elle fit les cent pas dans la petite pièce.

"Okay, premièrement ? Ça fait deux jobs," rétorqua-t-il, "Et B, ce n'est pas ma faute. J'ai suivi les instructions, tu sais, les instructions que tu m'as données ? À la lettre ! Alors si quelqu'un s'est planté, c'est toi !"

Judith passa les mains sur son visage et gémit. "On est foutus ! 'Et maintenant on est cool ?' Bordel, mais qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? Je vais être la risée du monde de l'art ! Et tout ça par ta faute !" Elle pointa un doigt vers lui. Micah décida de ne rien dire. Après un moment, Judith s'arrêta de arpenter la pièce. "Attends, Khouri est là. Bordel de merde, je vais être présentée dans RK comme le plus gros fiasco depuis Todd Hannah." Elle recommença à faire les cent pas avec une ardeur renouvelée.

Après plusieurs secondes, Micah reprit la parole. "Alors, qu'est-ce que tu veux faire ? Est-ce que tu veux partir, ou rester, ou…" Sa voix mourut.

"Non, on va pas partir avec la queue entre les jambes. On va rester toute la nuit, juste pour contrarier ces connards," dit Judith sans lever la tête. Elle se tint immobile l'espace d'un instant. Alors qu'elle ouvrait la porte, son visage arborait un sourire qui semblait sans effort, presque naturel. "Quand ce sera fini, je te tuerai. Dans ton sommeil," dit-elle entre ses dents serrées avant qu'elle ne quitte la pièce. Seul dans le vestiaire, Micah soupira. Ce n'était vraiment pas sa soirée.


Ils sortirent deux par deux. Certains trébuchaient, passablement ivres. D'autres étaient hébétés, leur rétine encore en train de récupérer après l'œuvre "Mort d'une Étoile". Judith et Micah étaient parmi les derniers à partir. Alors qu'ils récupéraient leurs manteaux, Micah se tourna vers elle.

"Ça n'avait pas l'air si mal, honnêtement. Il n'y avait pas tant de personnes que ça qui se moquaient, vraiment," dit-il.

"Dans ton sommeil," dit-elle avant de s'éloigner. Il se pressa pour la rattraper.

"Alors, et si je me prépare, juste, ce soir. Avec, mettons, un fusil de chasse ou je ne sais quoi ?"

"Qui a parlé de ce soir ? Je le ferai, mais personne ne sera au courant du jour ni de l'heure," dit-elle sans lui accorder un regard. Elle ouvrit la porte, la laissant se refermer sur lui. Dehors, Khouri se tenait dos à eux, fumant une cigarette. Ils essayèrent de passer sans attirer son attention. Elle se retourna et leur fit signe d'approcher.

"Vous êtes les gens de l'Essence, n'est-ce pas ?" demanda-t-elle en expédiant le mégot au loin.

"Ouais, ma-" commença Judith.

"J'ai. Adoré ça. Une putain de subversion brillante. Les hipsters qui se tenaient autour, demandant s'ils étaient cool, puis qui se posaient la question et se moquaient ? Et puis il y a un peu cet aspect qui dit, 'est-ce qu'on se comprend les uns les autres ?' Je dois dire, pour une toute première pièce, c'était assez spectaculaire. Pas comme ce drone de merde." Il y eût un silence pendant un moment.

"Eh bien, m-merci" dit Judith, se grattant l'arrière de la nuque. Un silence de plus, qui dura un moment.

"Il est tard, mais si vous avez le temps un autre jour, j'aimerais peut-être vous poser quelques questions ? Juste pour voir à quoi vous pensiez, tout ça," Khouri hocha la tête.

"Ou-ouais. Bien sûr ! Assurément," s'exclama Micah.

"Merci. Merci beaucoup," dit Judith.

"Non, merci à vous. C'était vraiment génial," dit Khouri. Après un moment, elle prit congé et s'en alla dans l'obscurité.

"Eh ben, c'était plutôt inattendu," dit Judith lorsqu'ils furent hors de portée de voix.

Micah sourit. C'était une plutôt bonne soirée.

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