Propriété Intellectuelle

C'est sûr, se dit-elle avec un œil sur la couverture.

C'est sûr, il y avait des choses plus terribles à gérer, des monstres plus infects et meurtriers, plus traumatisants.

Mais non, définitivement, elle avait réfléchi plus qu'elle n'aurait dû et ne voulait pas avoir cette discussion.

— Maître Rély ?

Elle lança un regard au Docteur Ménard, un regard plein d'angoisse et de peur. Elle savait l'issue de l'entretien, lui aussi. Il comprit son regard, et lui passa la main dans le dos en guise de réconfort. Il était aussi triste qu'elle, plus résigné sûrement.

La Fondation avait fait tellement de sacrifices. Tant de problèmes d'éthiques, et pour un cas aussi futile, non ? La colère lui montait à la gorge en regardant la couverture. Ils pourraient l'enfermer, l'amnésier, le relâcher, mais non. Plus maintenant. Ils n’avaient plus aucun pouvoir.

Maître Arianne Rély s’était toujours intéressée au Département de Pataphysique. Quand elle avait passé son concours à la Fondation avant de rentrer dans le Département de Justice Interne, elle avait fait un oral sur les droits des employés fictifs.

Et puis un jour, le Département avait été décommissionné, et parce qu’elle avait fait cet oral on lui avait confié la lourde tâche qu’elle s’apprêtait à effectuer.

L’homme rentra, accompagné de deux avocats.

— Bonjour, monsieur Rieznik.

— Oui, bon.

Il prit la peine de s’assoir, visiblement ennuyé d’être là et agacé. Ces avocats restèrent debout, et l’un d’eux prit la parole.

— Madame Rély ?

— Oui, c’est moi. Des deux vous êtes… ?

— Richard, et lui Marceau.

— Bien monsieur Richard. Vous avez considéré–

— Non, j’en ai peur.

Il semblait à peine embêté. Antoine Rieznik eut un petit rire incrédule et hocha la tête, signifiant sans trop de tact que la situation lui paraissait ridicule. Pierre Ménard s’éclaircit la gorge.

— Comprenez bien nos positions. Nous avons étudié la question suffisamment longtemps pour savoir qu’il est difficile d–

— Bon on la récupère oui ou non ?

— Monsieur Rieznik, ne rendez pas les choses plus difficiles.

Arianne n’avait pas résisté. C’était une erreur. Le sourire moqueur et colérique de Rieznik les prenait désormais de haut.

— Moi je rend les choses difficiles ? Moi je rend les choses difficiles ?! Vous vous foutez de ma gueule ?

— Mr Rieznik–

— Attendez Marceau– C’est vous qui m’avez volé deux ans de travail ! Vous savez combien j’ai perdu sans ce bouquin ? J’ai vécu sur la paille à cause de vous !

— Mr Rieznik, comprenez que notre mission est de sécuriser et protég–

— Ah mais je m’en bas les couilles de ça ! Vous aviez franchement mieux à faire que de venir me faire chier et me pourrir la vie !

Il y eut un bref moment durant lequel Arianne n’eut pas le temps de trier ses émotions. Le premier avocat repris la parole.

— Vous l’avez, du coup ?

Le Docteur Ménard répondit à sa pauvre réplique en sortant une chemise noire plastifiée, avec une étiquette sur laquelle on pouvait lire « D2P-127-04 ». Il la posa sur la table et Marceau s’empressa de sortir un contrat dont il fît la lecture rapide. Maître Rély écouta machinalement.



9 mois plus tôt, elle se rendait d’un pas nerveux dans les locaux du Département de Pataphysique du Site Kybian. Si l’on répétait à tord et à travers que le département en charge des anomalies narratives n’existait pas, c’était un abus de langage, car il fallait bien faire le lien entre la Fondation réelle et les effectifs fictifs de celui-ci. Moins d’assurances à payer et de bouches à nourrir.

Il y avait une dizaine d’employés permanents à la branche de Kybian, ils avaient un petit hangar de confinement, trois bureaux et deux salles de tests, tous accolés au même couloir. Il n’y avait pas de différences notables avec des bureaux administratifs, si ce n’est qu’en quatre-vingt mètres carrés s’entassaient environ trois cent anomalies narratives, inertes et pratiquement indétectables. Elles n’étaient pas toutes nécessairement classées dans la liste principale. En effet, tous ces documents pouvaient être les variations d’un même phénomène. Arianne n’avait pas la moindre idée des choses qui s’y trouvaient.

En ces temps de crise, la Fondation avait réquisitionné ses meilleurs éléments pour gérer la destruction pure et simple du Voile. Après ce trou accidentel dans l’Est de l’Asie, elle n’avait "qu’à" gérer l’opinion publique et les complications juridiques. Sa mission restait inchangée. Ses priorités, par contre….

En poussant la porte du bureau, elle savait pertinemment que la présence d’une avocate novice en ces lieux signifiait la fin prochaine du Département de Pataphysique.

— Ah ! Bienvenue, Maître Rély !

C’était l’homme assis devant le bureau qui avait parlé. Un vieil universitaire sec, la peau pendante, l’œil humide et les lunettes pendues autour de son cou avec un cordon. Derrière le bureau était un homme plus jeune, le regard assombri, avachi dans son fauteuil avec les mains sur le ventre. Il ne disait rien et fixa la nouvelle venue. Le vieil homme reprit sans transition.

— Je suis le docteur Pierre Ménard, enchanté. Jean-François, vous m’excusez un instant ? Je vous laisse finir votre travail, nous reprendrons plus tard.

Ménard se leva et quitta Jean-François sans transition. Arianne Rély ne savait pas si elle devait être intimidée, car si le directeur historique et non-officiel du Département de Pataphysique était la personne la plus haute dans la hiérarchie qui lui était donnée de rencontrer, il paraissait pratiquement mort, grand et maigre. La Directrice Penelope Panagiotopolous était bien plus intimidante, disait-on. Mais elle n’était qu’une fiction.

Au bout du couloir, Ménard déverrouilla et poussa la double porte du hangar avec sa carte. Accréditation de niveau 5. C’était la première fois qu’elle voyait un tel badge.

— Je ne sais pas très bien ce que l’on vous a dit à propos de la situation, ce n’est pas trop moi qui ai géré tout ça. Pour tout vous dire, je suis contre, mais je comprends, je comprends…

— C’est une question de droits d’auteurs, non ? Un document qui est réclamé par son auteur original. Et ce serait redonner une anomalie à une partie civile.

— Oui. Redonner une anomalie à un civil. Exact.

Pierre Ménard ne semblait pas convaincu. Autre chose le tracassait. Arianne reprit.

— Le problème, c’est que le code pénal de la Fondation n’est pas compatible avec celui de la France, si ce n’était que la France. Il faudrait plusieurs années, peut-être plusieurs décennies, pour que tous les états daignent réécrire leurs textes de lois et comprennent les particularités des anomalies. La France tente déjà de relire les clauses internes de la Gendastrerie Nationale.

— Gendarmerie.

— Non, la gendastrerie. La gendarmerie chargée des litiges impliquant des anomalies.

— Ah ! Mes excuses, je ne connaissais pas. J’ai la fâcheuse manie de corriger les fautes de prononciation et d’écriture. Une vieille superstition.

— Toujours étant qu’il nous faut faire une concession.

— Oui, j’entends bien. C’est là.

Sans qu'elle ne le remarque, il avait récupéré un carton des étagères d'une main experte, étiqueté D2P-127-04. À l'intérieur, plusieurs copies d'un même ouvrage des éditions Actes Sud, collection Babel. La tranche disait Plumes de nuit. Ménard commença à déblatérer d'une traite.

— C'est l'histoire d'un gamin qui souhaite devenir aviateur juste avant que la première guerre mondiale n'éclate. Il n'a pas idée de l'horreur qui l'attend d'ici deux ans à peine, et poursuit son rêve malgré les magouilles peu sympathiques de sa mère qui préfèrerait qu'il reprenne l'entreprise familiale de son père, une distillerie plutôt cotée. Cependant il rencontre, par hasard, en faisant la tournée des cabarets pour livrer des alcools, une danseuse dont les mouvements et le costume le fascinenet. Tout un parallèle entre le vol et ses mouvements est dressé, et il tombe éperdument amoureux d'elle malgré un écart d'âge d'une petite dizaine d'années. Bon c'est important que je vous le dise, mais il réussi à devenir aviateur et en partant à la guerre, il finit traumatisé et– non !

Il avait crié d'une voix ferme en mettant sa main sur celles d'Arianne. Elle avait distraitement pris un des livres et était sur le point de l'ouvrir. En voulant l'en empêcher, il avait fait tomber le carton, et par chance aucun autre ouvrage ne s'était ouvert ou abîmé. Il se rapprocha doucement d'elle pour chuchoter, des yeux pleins de compassion rivés sur l'ouvrage.

— Ne l'ouvrez pas à cet endroit-là. Si tôt, vous risqueriez de lui révéler des choses peu encourageantes pour la suite de son histoire.

Elle scella lentement la couverture de sa main droite en éloignant ses doigts des pages compressées.

— Tout ça pour vous dire, il revient dans un mauvais état, et là, et bien, allez savoir comment sa relation envers la danseuse a évolué. Il faudrait le lire.

— Et donc… C'est ça, une anomalie narrative ?

— Non, ce n'est que le support. Ouvrez donc avec précaution, et ne dites pas un mot. Surtout, pas le moindre souffle. Page 45.

Un blanc s'abattit dans le hangar ventilé. Solennellement, elle ouvrit le livre avec toute la délicatesse et la lenteur dont elle était capable, cherchant du coin de l'œil la page 45 dans le mille-feuille entrouvert. Le numéro se montra dans son champ de vision, immobile. Elle inspira un grand coup et écarquilla les deux battants, et la lumière s'engo–

— Ah non la 35 ! Pardon, la 35, je confonds avec, bref.

Elle sursauta et lança un regard offusqué au directeur. Elle répéta l'opération avec un peu moins de prudence et la lumière s'engouffra dans le sillon pour éclairer les pages. La police était grosse et grasse, comme vivante, bien qu'elle ne se rendrait compte plus tard, en y repensant, qu'il ne s'agissait peut-être bien que du contraste du noir sur le blanc qui l'avait influencé dans ce contexte. Le passage racontait que la mère avait demandé au fils de faire des heures supplémentaires pour aider son père, dans l'objectif de lui faire rater ses examens de pilote à cause du sommeil et de la fatigue. Se rendant progressivement compte de la méchanceté de sa mère, il parlait aux alcools.

— Maintenant, dites bonjour.

La demande paraissait absurde. Elle s'exécuta.

— Bonjour ?

Soudain, sous ses yeux, le texte changea. L'action était la même, mais le garçon lui disait désormais bonjour, et s'enquérait de l'identité de sa nouvelle lectrice.

— Euh… Je… Je m'appelle Arianne, je suis une connaissance de… Monsieur Ménard.

Le garçon eut un moment de réflexion avant d'identifier Monsieur Ménard comme Pierre, et lui souhaita la bienvenue dans la distillerie. Il lui demanda s'il pouvait lui servir quelque chose à boire. Tout cela s'était adapté à la longueur de la réplique originale qui était affectée par l'anomalie. Elle pensa à peine à la situation incongrue qui séparait leur deux mondes et déclina.

— Non merci, ça ira.

Le moment fut choisi par le Directeur Ménard pour récupérer le livre des mains d'une Arianne figée par l'incrédulité, avec un petit "hop-eu-là" murmuré entre ses lèvres. Il fut refermé sans un bruit et replacé dans la caisse qu'il commença à réorganiser.

— Mais je…

— Pas d'inquiétude, le texte va reprendre son apparence originale, ce n'est qu'une anomalie mineure. Vous avez bien fait de décliner l'offre, elle ne peut pas affecter la narration de son propre roman, seulement sa parole. Elle aurait été plutôt confuse de ne pas pouvoir vous servir un verre malgré son envie.

— Vous voulez dire "il" ?

— Oui, excusez-moi. J'ai tendance à parler des anomalies narratives en les considérant comme telles, au féminin donc. C'est compliqué d'à chaque fois… Bref.

— Enfin mais… Comment est-ce que…

Elle ne put pas organiser ses pensées, et Ménard cru bon pour venir à sa rescousse de lister un maximum d'informations sur l'anomalie afin de peut-être donner la bonne réponse dans le tas.

— Il ne se manifeste que lorsque vous tenez le livre et que vous vous exprimez. Il faut un contact assez clair avec le lecteur, parce qu'il a tendance à ne pas beaucoup remettre en question les incohérences entre sa mémoire et le monde dans lequel il évolue. C'est une anomalie narrative mineure, très soumise à son environnement d'origine.

— Vous avez dit qu'il a une mémoire.

— Oui, indépendante à chaque ouvrage. Euh, d'ailleurs, laissez-moi vérifier quelque chose.

Il récupéra du carton le livre qu'il avait donné à Arianne et s'informa d'un numéro sur l'une des dernières pages vierges. Il parut réfléchir un instant, et rangea le livre, soulagé. Arianne osa tenter une question qui lui paraissait à moitié idiote.

— Si ces choses ont une mémoire, est-ce qu'elles sont… Vivantes, ou quelque chose comme ça ?

Pierre Ménard s'arrêta et eut un sourire bienveillant envers elle, malgré une crispation indéniable.

— Vivantes, non. Conscientes, et bien, nous n'en sommes pas certains. Personne n'a réussi à le découvrir. C'est pour ça aussi que… Enfin que nous avons préféré prendre une anomalie moindre pour cet échange. Disons qu'en ce qui concerne ce carton, il y a moins de chances que ce soit réellement un être conscient, avec des émotions, des ressentis, ces choses-là.

— Mais ça pourrait…

Arianne prit la mesure de son commentaire.

— Ça pourrait changer plusieurs choses si c'était le cas. Ce garçon, il a une mémoire.

— Orf, une mémoire, vous savez, il y en a aussi sur des robots, dans votre ordinateur ou votre téléphone. Retenir des informations et les organiser, n'importe quelle machine peut le faire. Et je connais suffisamment les anomalies narratives pour savoir que c'est à leur portée de simuler une mémoire.

Arianne n'était pas convaincue. Il ajouta pauvrement :

— C'est un gars du Département Informatique qui m'a dit ça.

Il n'y avait pas à proprement parler de Département Informatique, mais elle comprenait à quoi il faisait référence. Elle regarda le carton, le souleva et ils sortirent du hangar sous les murmures pensifs de la ventilation.



Marceau termina sa lecture.

— Plus que vos deux signatures là, et là. Le contrat vous convient-il ?

— Oui, oui. Aucun problème.

Pierre Ménard signa et passa le crayon à Arianne Rély. Cette dernière ne le prit pas, les yeux dans le vague. Il y eut un silence rendu pesant par l’impatience d’Antoine Rieznik. Ménard l’appela.

Il recommença d’une voix ferme. Arianne prit le crayon et signa, reposa le crayon et glissa la feuille. C’était fini. Marceau récupéra la feuille et Richard conclut.

— Merci de votre coopération.

Ils étaient partis. C’était la Fondation qui disait ce genre de choses normalement, pas l’inverse.

Arianne avait pensé à ça machinalement, et c’était pitoyable. Elle ne faisait que maladroitement exprimer l’idée qu’ils n’avaient plus le moindre contrôle. C’était à leur tour de subir les injustices qu’ils avaient provoqué, un cruel et logique retour de bâton. Ménard se leva.

— Merci à vous, Arianne. Nous sommes content de vous avoir avec nous pour tout ça. Il y en aura d’autres, je le crains.

— Et vous allez vous habituer ? À tout ça, je veux dire. Il était détestable, mais il y aura pire, c’est sûr. Je sais…

Elle hésita.

— Je sais ce que la Fondation a fait par le passé avec les anomalies narratives.

— Ne parlons pas de ça.

La voix de Pierre Ménard était ferme. Il s’excusa d’un signe de la main et d’un air désolé.

— Nous n’avions pas à réfléchir aux répercutions à l’époque, nous n'avions même pas pensé au fait que tout cela puisse… Et finalement aujourd’hui, il n’y a pas non plus de consensus !

— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Des bêtises… Tout ça d’ailleurs, des bêtises. La mission de la Fondation n’a rien à faire de ces débats triviaux, il faut laisser ça de côté. Je vais m’y faire…

Tout en balayant de la main des démons imaginaires, il posa la main sur la table et tâtonna, glissa. Son front se plia et il fit la moue. Il regarda la table et constata que la chemise noire n’y était plus. Lentement, sa moue se décomposa et l’angoisse vint forcer ses traits.

— Ils doivent encore être dans le bâtiment.

— Docteur Ménard ?

— C’est… c’est une brèche de confinement ! Maître Rély, c’est bien une brèche de confinement ? La mission de la Fondation… Il doit bien y avoir une loi interne !

— Monsieur Ménard.

— Trouvez quelque chose, Arianne, il y a forcément quelque chose à faire ! Ça doit bien… ça doit bien violer au moins sept protocoles et trois accréditations ! Il faut les rattraper, ils…

L’ancien directeur Pierre Ménard, dévasté, ne put maintenir les œillères qu’il s’était imposé pour survivre à la situation. Son département était détruit et les civils venaient en récupérer les bouts pour des questions horriblement légales et stupides de droits d’auteur. Son travail d’une vie était une charogne sanglante et la Fondation en donnait les organes par charité. Il se mit à sangloter doucement, la main sur le visage. Arianne Rély avait les larmes aux yeux.

Elle revoyait le manuscrit disparaître dans la chemise noire. Elle n'avait même pas lu la quatrième de couverture pour connaître son nom. Elle repensait à une question et celle-ci l’emplit d’un chagrin d’une profondeur effondrée, qui se muerait plus tard en un appel aux armes pour l’avocate.

Une question reviendrait la hanter par la suite. Une question sur laquelle Pierre Ménard et son Département avaient été très prudents, et qui n'aurait plus lieu d'être lorsque le livre serait de nouveau publié et distribué partout en France.

Que se passerait-il si, par compassion, on révélait la fin de l'histoire à son protagoniste ?

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