Procédure d'élimination

Cette matinée était différente. L'atmosphère semblait plus lourde que d'habitude, quelque chose d'étrange était en train de se produire. D-2108 était éveillé depuis quelques heures maintenant, il avait pris pour habitude de se lever aux alentours de sept heures. Il aimait beaucoup regarder le Soleil se lever au travers de sa lucarne, c'était devenu son passe-temps favori pendant une période.
Non pas qu'il souhaitait s'enfuir, oh que non ! Ce qu'il souhaitait, c'était juste sortir respirer l'air et s'allonger dans l'herbe…
Oui, D-2108 n'était pas comme les autres classes-D. Lui, il aimait participer aux tests, il aimait discuter avec les gardes, en bref, il aimait la Fondation.
Au début, la Fondation avait eu peur de lui, après tout il venait de nulle part, il ne respectait pas les standards, il avait cassé les codes. Aurait-elle pu réagir autrement en découvrant un classe-D dans la cafétéria, sans aucune raison ? Mais… petit à petit, elle s'est rendu compte de la valeur du Delta. Sa mémoire et sa chair ont été le plus possible épargnées.
À cette époque, D-2108 était un atout qui devait être protégé.
Oui, la Fondation venait de trouver un pantin aisément manipulable, il ne fallait pas le gâcher.

D-2108 était assis sur sa couchette, elle grinçait, sa couette était usée et par endroit trouée. La peinture blanche s'écaillait dans les angles de la pièce et à cause de l'humidité. La moisissure avait commencé à ronger le haut des murs, la pièce semblait couronnée d'une jolie parure verte. Les deux néons ne fonctionnaient plus depuis un moment, mais l'éclairage avait été remplacé par la magnifique lumière naturelle du Soleil, qui dansait sur le sol à travers la lucarne du mur, laissant la cellule dans une agréable et douce pénombre.
Un livre vieilli avait une place centrale sur le petit bureau de bois adjacent le mur, près de la lucarne. Les vestiges d'une étiquette étaient présents sur sa couverture humide. C'était le "Journal de D-2108" et il y tenait énormément, même si l'aspect qu'arborait maintenant le bouquin affligeait le classe-D, il n'en restait pas moins son œuvre ultime.
Son rêve lui avait été retiré il y a de cela presque un mois. Un porte manteau mural restait le seul spectre d'un métier qu'il voulait endosser, son cœur se nouait lorsqu'il repensait à la blouse qui y était accrochée tel un trophée. Un garde était entré sans un mot avant de la prendre avec lui.
En réalité, toute la prison qui abritait les classes-D était à l'image de cette cellule.
Le Site-Aleph dépensait énormément d'argent et c'était le personnel de moindre importance qui en subissait en premier les conséquences.

D-2108 attendait que quelqu'un tape à sa porte en braillant "P'tit déj' !", il avait toujours eu un bon appétit le matin. La collation qu'on lui offrait avait maintenant perdu en goût et en quantité, tout comme les autres repas de la journée. En fait, il ne mangeait plus à sa faim, il n'en connaissait pas la cause. Était-ce une punition ? Non, D-2108 était respectueux et minutieux, le classe-D rêvé… c'était forcément autre chose.
Mais il ne le saura jamais.
L'homme ne frappa pas à la porte, le "p'tit déj' " ne resta qu'une idée dans la tête du classe-D. L’absence de cette petite tradition secoua son esprit, c'était comme la révélation de quelque chose de mauvais, comme un sale pressentiment.

D-2108 s'allongea doucement sur la planche de bois qui lui servait de couchette et expira silencieusement. Il avait toujours su que ça se finirait comme ça de toute façon, c'était un classe-D après tout. Il connaissait les risques lorsqu'il est arrivé.
Ses paupières se fermèrent doucement, il se laissa partir tranquillement dans un monde onirique, pensa-t-il pour la dernière fois.
La petite cellule devint encore plus silencieuse, seuls l'expiration du Delta et le vent s'engouffrant par la lucarne cassée étaient audibles. Un silence agréable et nostalgique, en soit.

Le corps inanimé du Delta gisait sur la planche de bois entamée par les mites, on aurait pu le croire mort si son abdomen ne se gonflait pas au rythme de sa respiration. Son visage amaigri et pâle affichait un petit rictus sur ses lèvres. Ses yeux cernés de noir étaient fermés, il voulait se reposer.
A cette heure-là, il devrait déjà être en train de travailler. Il aimait bien travailler, mais depuis quelques temps, la cadence était devenue infernale. Les tests auxquels il participait étaient devenus beaucoup plus dangereux. Quelques jours après son arrivée, il lui avait été promis qu'il ne participerait jamais à des travaux risqués.
Sa vie avait été menacée au moins trois fois en quatre jours. Sa main gauche glissa inconsciemment sur son côté droit, là où se dessinait sous sa chemise un large hématome qui cachait des côtes fêlées, dont une brisée. Il n'avait même pas été soigné. Le garde l'avait directement ramené à sa cellule. D-8071, quant à lui, était mort sous ses yeux.
L'espèce de serpent lui avait asséné un violent coup de queue sur son flanc, son corps fragile était parti rencontrer un mur. L'autre classe-D a été écrasé par l'immonde masse qui servait de tête à la chose. La "tête" était restée un moment sur le corps du défunt, ses restes partaient comme aspirés vers le monstre. Puis plus rien, plus aucune goutte de sang sur le sol ni même de fragments d'os. Le garde arriva à ce moment-là pour le sortir de la salle.

Il tourna la tête, comme pour chasser cette pensée. Sans occupation, D-2108 devenait nostalgique, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne se remémore avec tristesse un autre souvenir.
Il se frotta le visage de sa main gauche et constata d'un air dépité qu'il transpirait. Il faisait pourtant froid dans la petite cellule. Le chauffage avait été le premier gouffre budgétaire de désactivé dans la prison, suivi de près par l'éclairage. Était-il malade ? Ou bien sa blessure venait-elle de se réveiller soudainement ? Il cligna des yeux, comme pour chasser encore une fois cette autre pensée.
D-2108 était quelqu'un d'optimiste, mais lorsque l'on se retrouve au pied du mur, garder espoir n'est pas chose aisée. En temps normal, il aurait combattu ces pensées en cherchant quelque chose de positif dans sa douleur.
Mais aujourd'hui, la seule chose qu'il pouvait surmonter c'était sa cellule décrépite. Son corps qui tombait en morceaux, c'était bien trop dur à supporter.

Une grosse goutte coula sur sa joue droite. Il la chassa rapidement avec sa main gauche. L'ironie du sort, c'est qu'il était droitier. Mais bouger son bras droit accentuait sa douleur aux côtes, et accentuer cette douleur le faisait déprimer. C'était comme faire sonner le glas de la mort. Ça lui rappelait qu'il était vraiment mal en point. Et là était l'ironie de la chose, lorsqu'il se servait de son bras gauche, il savait évidemment que c'était pour ne pas réveiller la douleur. Il se rappelait tout seul que son corps était blessé et cela depuis bientôt deux jours entiers. Une guerre mentale se déroulait dans son crâne lorsqu'il faisait des mouvements, il devait utiliser son bras gauche de manière inconsciente pour oublier que son bras droit déclenchait une douleur fugace. Sauf qu'oublier qu'on est droitier, c'est presque une mission impossible.
Il n'avait pourtant échoué à pratiquement aucune de ses missions. Il adorait travailler. C'est juste qu'il avait ses limites, ce n'était pas une machine. Juste un homme comme tant d'autres.

Une quinte de toux le fit se cabrer sur son lit antique. Un cri de douleur se mélangea à la toux. Il n'osa pas appuyer sa main sur son flanc, comme pour y contenir sa souffrance. Comme pour la confiner dans un espace clos, pour qu'elle ne l'embête plus. Ça aurait fait encore plus mal.
Il lui fallu quelques secondes pour calmer sa toux, quelques secondes qui s'étaient apparentées à de très longues minutes. Il se rallongea avec une extrême prudence sur la planche et posa délicatement sa tête sur un oreiller miséreux. Il avait soudainement très peur, son regard venait de se perdre sur le plafond, la bouche entrouverte et la respiration sifflante. Sa nuque était engourdie, ses oreilles bourdonnaient. Il venait de subir une expérience très désagréable, l'idée qu'elle puisse se reproduire n'importe quand était insupportable. Il referma ses paupières.
Tousser avec des côtes blessées, en voilà une bonne idée.

Un son distinctif résonna dans le couloir. Un son particulier, à la fois métallique et lourd. La très lourde manivelle de la porte principale du bloc venait d'hurler dans le couloir, suivi par sa lente ouverture accompagnée d'une agonie auditive. Elle était rouillée à cause d'un profond manque d'entretien. L'abomination sonore réveilla subitement D-2108.
Les murmures presque inaudibles de certains prisonniers se firent légèrement entendre. D'habitude, l'arrivée des gardes se faisait sous un tonnerre d'insultes et de colère. Mais maintenant, les hommes et femmes de la prison étaient fatigués.
Il y en avait au moins une dizaine, leurs pas résonnaient puissamment. Le cliquetis des clés résonna régulièrement, suivi tout aussi souvent du son du métal contre le métal, puis enfin celui de la serrure des cellules se déverrouillant.

Deux fortes percussions résonnèrent sur sa porte. Le judas de celle-ci s'ouvrit.
"Restez calme, nous allons entrer."
Le lourd verrou tourna sur lui-même dans un mouvement sec. La porte s'ouvrit vers l'intérieur très lentement.
La tête du classe-D était rivée dessus. Il fut déçu lorsqu'il découvrit que c'était un fusil et non pas un visage amical qui l'observait dans l'ouverture.
La masse qu'était le garde s'écarta pour laisser passer un médecin. Il avait une superbe blouse.

"J'ai très mal aux côtes, docteur."
"Ne vous inquiétez pas, je vais vous administrer des calmants."

La seringue se glissa facilement dans le bras du Delta. Le pouce du docteur poussa le piston.
Le visage de D-2108 devint soudainement, presque miraculeusement, plus joyeux. L'expression stressée qu'il arborait venait de partir. Un sourire de soulagement s'était dessiné sur sa bouche.
Il se sentait déjà mieux, la douleur était presque inexistante maintenant. Le docteur venait déjà de lui administrer la seconde solution avec une autre seringue. Il ne s'en rendit pas compte.

"Merci, docteur. Je me… je me sens bien."

Il faisait chaud. Une chaleur naturelle, très agréable.
Ses paupières étaient très lourdes.
Le docteur semblait surpris, presque désolé.
D-2108 s'endormit.

Dans quelques minutes, l'injection létale aura bientôt terminé son œuvre.

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