Pré-ouverture

Le bar n'était pas ouvert. Mais il était déjà plein.

L'établissement était gigantesque, à tel point que même ses habitués pouvaient s'y perdre. Pour être même honnête, aucun n'en avait vu la totalité à ce jour. Rien que le zinc en lui-même était démentiellement démesuré, ce qui contrastait avec l'attention que la plupart des entités du lieu lui portaient. Beaucoup semblaient plus travailler qu'autre chose, assemblés en petits groupes sur des tables, chaque groupe formant un îlot, chaque salle formant un archipel travaillant sur quelque chose. Il y avait là aussi quelques membres du personnel qui faisaient le relais entre les salles, transmettant telle information ou tel travail terminé de l'une à l'autre.

Sur la scène, le groupe attendait impatiemment un de ses membres, tandis que le Videur regardait d'un air morne tout ce petit monde le temps que le Bar ouvre ses portes, et qu'il puisse enfin faire son travail. Mais, au rythme où avançaient les travailleurs, il était a priori tranquille pendant quelques milliards d'années. Un des cris d'un des membres du groupe le tira de sa rêverie. Ce dernier commençait à s'emporter, tandis qu'un de ses camarades - visiblement aviné, comme à son habitude - semblait tenter de calmer le jeu.

- Mais où est-il encore passé ?
- Du calme, Phébus. Il est probablement encore dans sa Salle à travailler sur l'Histoire. On est dans la merde côté des plannings et nous n'avons même pas encore finalisé une seule des Douze Vérités prévues ! Il est compréhensible qu'il ne soit pas encore là.

Le dénommé Phébus s'emporta rapidement.

- Non, non, non ! Je l'ai vu faire les balances tout à l'heure, lui et sa stupide… comment appelle-t-il ça ?
- Un cuivre.
- Voilà, son stupide cuivre. J'en toucherais deux mots à l'un de ses Coordinateurs tout à l'heure. Hors de question qu'une des Douze ait à subir la présence d'une de ces horreurs.
- Je trouve que cela sonne plutôt bien, personnellement.

Le Videur laissa Phébus partir dans une nouvelle tirade enflammée. Un doute l'avait pris à la gorge, et cela ne lui était arrivé qu'une fois auparavant. Lorsqu'Israfil avait modifié quelques points fixes dans une des Vérités juste avant l'ouverture du bar, sans que lui, Celui-Qui-Veillait, ne s'en aperçoive. Ils avaient même reçu un coup de fil de l'étage d'au-dessus à l'occasion, suite à l'incident. C'était dire.

Et aujourd'hui, c'était encore Israfil qui manquait à l'appel. Quelque chose n'allait pas. Où était-il passé, s'il n'était pas à sa Salle, ni sur la scène ? Certes, le bar était immense, mais Israfil n'était pas censé se trouver ailleurs qu'à ces deux endroits en ce moment même. Quoique. Israfil n'était pas vraiment du genre prévisible.

Le Videur marcha longtemps, avant d'arriver dans la Salle qu'il cherchait. Alors qu'il y rentrait, une boule de poils lui sauta dessus. Par réflexe, le Videur l'envoya s'encastrer dans le mur le plus proche d'un regard. Il y eut un bruit désagréable, et quelques projections de liquides, cela ne troubla pas le responsable de salle.

- Celui-Qui-Veille ! Je vois que vous avez rencontré notre nouveau point fixe favori. Je vous présente… le chien ! Attendez…

Le responsable se concentra un instant, et toutes les projections revinrent à leur point d'origine, tandis que le chien reprenait vie. Celui-ci eut tôt fait de gambader gaiement dans la pièce. Le responsable continua.

- N'est-ce pas adorable ?
- Très.
- Qu'est ce qui vous amène ici ?
- Israfil. Je le cherche.
- Ah ! Il est parti justement pour la scène, avec son… comment appelle-t-il ça déjà ? Bref. Il est parti.
- Étrange. Merci beaucoup. J'aime beaucoup le…
- Le chien !
- Ah oui, c'est ça. Merci de votre temps.

Le Videur laissa les membres de la Salle à l'élaboration de leur Vérité, et fut rapidement au bar. Là il interpella directement le maître des lieux.

- Israfil manque à l'appel. Le voyez-vous ?

L'entité cosmique laissa planer un silence avant de répondre d'un ton morne.

- Non

Le Videur ressenti non pas une légère panique, mais un léger étonnement. Rien de plus normal de la part du Patron. Lui venait de l'étage d'au-dessus. C'était de lui qu'ils étaient tous issus. Les préoccupations de ceux en dessous de lui l'importait peu, à l'instar de tous ceux de l'étage du dessus, tant que tout allait dans leur sens. Le Videur commença à se sentir mal à l'aise.

- Pouvez-vous voir si quelque chose sort de l'ordinaire ? Je vais faire le tour rapidement.

Alors le Videur traversa l'Espace et fut d'un point à l'autre du bar. En ce jour, le bar fut exploré totalement pour la première fois par un être conscient. Mais Israfil ne s'y trouvait pas.

Ce qui voulait dire.

Qu'il était sorti.

Alors la panique trouva son refuge dans le cœur du Videur. Il n'y avait que deux endroits où Israfil avait pu partir. Le premier était l'étage du dessus. Mais il était impossible d'y entrer sans y être convié.

Le deuxième était… en cours de construction.

C'est alors qu'il entendit le Gardien des Clés crier.

"AU VOL !"

Ce cri transperça le temps et l'espace. Chaque membre du bar l'entendit. Et tous affluèrent bientôt vers le zinc, sur lequel se tenait debout le Gardien des Clés, qui tenait en sa main un trousseau où pendait une seule malheureuse clé.

- AU VOL ! AU VOL ! ISRAFIL, MAUDIT PUISSES-TU ÊTRE ! VOLEUR !

Le Videur passa à travers la foule pour atteindre le Gardien des Clés. Il lui saisit le poignet tenant le trousseau à la clé unique et demanda d'une voix d'outre-tombe :

- Où sont les douze autres Clés ?

Le Gardien prit peur.

- Il les a volées. Et s'est dirigé vers la porte. Il n'a laissée que celle-ci. Dans la serrure. Il nous invite à le suivre.
- C'est impossible. La Vérité numéro un n'est pas encore totale ! Nous n'en sommes qu'à 23 % de points fixes achevés !

Il y eut des cris, une bousculade. Bientôt une véritable cohue se propagea dans le bar. Celle-ci fut interrompue par la sonnerie stridente du téléphone rouge derrière le bar.

Le monde s'arrêta.

Le Patron décrocha.

Il soupira.

Il raccrocha.

Il jeta un oeil au Videur. Puis à l'unique Clé. Puis il déclama.

- La première Vérité vient d'être démarrée. Le monde de la première clé existe désormais, et il a déjà quelques millions d'années. La porte est encore ouverte. Toi qui est Celui-Qui-Veille, va chercher ton frère. Ramène le Chaos parmi nous. Vous autres ! Écoutez bien ! Israfil a apporté la honte sur votre étage. S'il est parti, c'est pour empêcher l'établissement d'une Vérité totale. Votre rôle est désormais de travailler plus vite qu'il ne peut saboter. À vos Salles !

Alors le Videur s'en alla vers la porte entrouverte. Et il y vit le monde. En ce monde, il y vit déjà le Jour et la Nuit.

Il referma la porte derrière lui.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License