Les petits villages de campagne, dans le Nord, étaient réputés assez tranquilles. Pas grand chose à voir, pas grand chose à faire, pas grand chose de nouveau. C'est pourquoi la démarche du livreur dans la rue principale du petit hameau attirait tous les regards. Ce n'était pas l'homme habituel. Ni la remplaçante qui venait tous les févriers lorsque son collègue attrapait la crève. C'était, en quelque sorte, le remplaçant de la remplaçante. Quelque chose d'anodin, sans doute. Mais ici, c'était assez sensationnel pour marquer les esprits.
Que livrait-il dans son bel uniforme bleu ? Peut-être des denrées pour le jardinier, peut-être des ustensiles pour les passionnés d'artisanats, peut-être le nouveau billard du bar local. Où était garée sa camionnette ? Sur la place du village, pardi, sous l'ombre d'un arbre centenaire. Mais pourquoi donc le carton qu'il portait semblait-il si léger ?
L'homme continua sa route, dépassant le jardin, les magasins et le bar local. Il dépassa même la mairie, qui était située assez étonnamment en bordure du village.
En retrait, au bout d'un petit chemin escarpé, la dernière maison du hameau trônait avec dignité, une vieille bâtisse au charme rustique avec son architecture faite de bois ocre et de murs blancs.
Le livreur testa le petit portique immaculé qui lui arrivait à la taille, censé l'empêcher de rentrer dans le jardin. C'était ouvert, le loquet levé. Il continua sans plus tarder. Ses yeux s'arrêtèrent un instant sur les fleurs roses et mauves qui illuminaient les parterres, le chemin de dalles naturelles sur lesquelles il mettait le pied, la longueur méticuleuse des brins d'herbe qui poussaient entre les pierres, sol qu'on ne touchait pas de peur de l'abîmer avec la semelle de la chaussure. Ce jardin s'était vu apporter un soin particulier et aimant, et ce depuis plusieurs années.
La porte devant laquelle il s'arrêta disposait d'un heurtoir, à l'ancienne, et d'une sonnette plus moderne. L'individu opta pour cette dernière option. Ce n'était pas bien compliqué de toute façon, le carton qu'il portait était quasiment vide et pouvait facilement être tenu d'une main.
« – C'est ouvert, s'exclama une voix légèrement tremblante, très guillerette. »
Le livreur se figea un instant, puis entra. Il laissa le carton sur le pas de la porte.
La décoration intérieure aurait pu laisser penser à un décor de film. Le papier peint délavé mais coquet, les assiettes roses à motif de chaton accrochées aux murs, les étagères et les meubles vitrés remplis de bibelots anciens et fragiles… Tout criait à la personne âgée, aux goûts en dehors du temps.
« – Madame Marchand ? J'ai votre livraison. Le calendrier de fin d'année.
– Entrez, entrez ! Je suis dans le salon. Vous prendrez bien une tasse de thé ? »
Un peu troublé, l'invité s'exécuta. Son hôte était une petite femme rabougrie, aux cheveux bouclés, courts et blancs, aux lunettes rondes et dorées, vêtue d'un voile pudique dissimulant en partie son crâne et d'une tenue raccord avec les tons désespérément roses de l'ensemble de l'habitation. Elle se tenait avec le port d'une reine dans son large fauteuil à couffin, tenant sa tasse de thé avec beaucoup d'élégance. Dans ses yeux dansait une lueur amusée, sereine, qui faisait écho à son sourire rayonnant.
« – Asseyez-vous donc. C'est du thé au jasmin. Vous aimez ? J'ai aussi à la menthe si vous préférez. Ou de la camomille. Mais ça endort, ça, la camomille. »
Le livreur obéit cette fois encore. Il ne toucha pas à la tasse de thé qui lui était déjà destinée, reposant sagement sur la table basse, un nuage de fumée transparent indiquant que le liquide était encore chaud.
« – Madame Marchand, tenta-t-il encore une fois. J'ai votre livraison. Le calendrier de fin d'année.
– Oui, oui, j'avais bien entendu la première fois. Occupons-nous de ces histoires barbantes plus tard, voulez-vous ? Vous savez, vous ressemblez énormément à mon petit-fils. »
Le sourire de la dame se fit plus large, alors même qu'en face de lui, son invité réprimait un soupir. Il détestait quand ses missions se passaient comme ça.
« – Enfin, si vous m'aviez vraiment donné un petit-fils et pas seulement le souvenir artificiel de son existence. »
Son interlocuteur ne nia pas, ne cilla pas, ne mima pas la surprise. Depuis le temps qu'il était dans la profession, il avait été confronté à quantité de cas comme celui-ci. Ce n'était pas tellement problématique, juste terriblement déprimant.
« – Je vous en prie, prenez votre calendrier de fin d'année et laissez-moi partir.
– Pas si vite. Je pense que maintenant que je suis destinée à la retraite, je peux bien me faire plaisir non ? Et ce qui me ferait plaisir, là, tout de suite, c'est de discuter un peu avec vous. Le plaisir de votre compagnie, si vous préférez. »
Avec une mauvaise foi évidente, le livreur s'enfonça dans son siège, comme abandonnant.
« – Il faudra m'expliquer comment vous faites tous pour résister à votre obsolescence programmée. Et à ne pas vous plier à la commande d'auto-destruction.
– Vous créez des vieilles personnes, jeune homme. Les vieilles personnes sont comme tout le monde, elles veulent vivre. Nous sommes peut-être trop réalistes pour nous plier à la mort.
– J'ai votre livraison, fit-il pour son ultime essai. Le calendrier de fin d'année. »
Avec un petit sourire mutin, Madame Marchand porta sa tasse de thé à ses lèvres sans être inquiétée. Pas de crise cardiaque. Tant pis.
« – Je ne vous en veux pas, vous savez. Vous essayez de faire votre travail. La Fondation ne laisse pas souvent le choix aux gens.
– C'est le moins qu'on puisse dire, approuva-t-il en abandonnant tout à fait. »
Il prit le parti de goûter au thé. D'ordinaire, il n'en était pas friand, mais celui-ci était particulièrement bon.
« – Je ne sais pas ce que je suis. »
Il releva la tête pour observer silencieusement le visage de son interlocutrice. Si sa voix ne traduisait aucune détresse, un petit tic en commissure de lèvre était révélateur.
« – C'est ce qui me tient éveillée la nuit. Suis-je artificielle ? D'où viennent mes gènes ? Suis-je le clone de quelqu'un ? Un exemplaire d'un modèle que vous produisez dès que vous avez besoin de lui ? Une vraie personne dont vous avez réécrit l'histoire ? Je crois bien être organique, au moins, mais qui sait ? Peut-être suis-je un robot. Mais enfin, il me semble que si c'était le cas, je serais plus douée avec les machines. Je n'ai jamais réussi à faire marcher ma télé.
– Vous savez bien que je ne suis pas autorisé à révéler ces informations.
– Bien sûr, bien sûr. »
Il y eut un petit silence de gêne. L'agent ne savait tout bonnement pas comment convaincre la dame de mourir, et il n'avait pas envie d'user encore de violence, comme il avait dû le faire pour tous les autres rebelles.
« – Je sais au moins ce à quoi je sers, raisonna la vieille dame. Qui dit anomalie dit légendes, mythes, croyances locales. Qui se transmettent, qui intriguent, qui demandent à être expliqués. C'est quelque chose de dangereux, très dangereux sur le long terme. Alors il faut bien répandre de la désinformation, des faux éléments dans le mythe, de fausses pistes. Et qui de mieux placé pour cela que les doyens du village ? »
La gêne se transforma en surprise. Elle était la première à réaliser aussi précisément pourquoi elle avait été créée. Une crainte insidieuse se faufila dans la poitrine du livreur. Peut-être n'était-elle pas aussi inoffensive qu'elle paraissait.
Et quelqu'un qui avait envie de vivre pouvait s'avérer dangereux.
« – Je peux vous parler de cet enfant qui a disparu dans ma jeunesse en jouant près de la mare. Ou du danger de regarder directement l'étoile du berger quand elle paraît dans le ciel. Et de quantités d'autres contes, "vécus" depuis ma naissance. Tout le monde ici se souvient de moi. J'ai toujours été là. Je connais l'histoire de ce village par cœur maintenant, après 86 ans d'existence. »
Elle marqua un temps d'arrêt, le regard dans le vide, un sourire de fantôme sur les lèvres.
« – Le plus drôle, c'est que je n'existe que depuis six mois.
– Que voulez-vous exactement ? se décida-t-il à lui demander. »
La question la fit sortir de son état pensif. Elle leva les yeux dans sa direction. Un éclat nouveau y brillait.
« – Je vous l'ai dit. Le plaisir d'une conversation… avant la fin. Partager le thé avec vous. Il était bon ?
– Très, avoua son interlocuteur en avalant la dernière gorgée, se détendant finalement. Et je vous remercie de votre hospitalité. Et… sachez que je suis désolé. »
Il n'eut pour toute réponse qu'un soupir.
« – Moi aussi, jeune homme. Moi aussi. »
Il s'apprêtait à réessayer de prononcer la formule d'auto-destruction, quand elle reprit la parole :
« – Vous avez l'air d'être un bon petit, dans le fond. Alors je suis désolée de devoir vous faire ça. »
Il se figea. Porta sa main sur son arme de service dissimulée, par réflexe.
« – Si je ne reviens pas, vous recevrez la visite d'agents autrement moins aimables que moi.
– Oh vous reviendrez, ne vous en faites pas. »
Une odeur de thé au jasmin.
Le livreur comme la dame âgée eurent un sursaut incontrôlé. Le premier se leva sur ses pieds avec une aisance joyeuse. La seconde resta recroquevillée dans son fauteuil, les yeux fous, la main portée sur le cœur, immobile.
« – Vous voyez, il y a des gens dans ce monde qui feraient tout pour aider une personne âgée dans le besoin. Des gens avec un cœur… Et un porte-monnaie à remplir. Votre mère ne vous a jamais enseigné à ne pas accepter de boisson de la part des inconnus ? »
La vieille dame en face de lui tenta de se lever sans succès. 86 ans d'existence artificielle venaient à sa rencontre comme un TGV à grande vitesse.
« – Ne vous inquiétez pas, je prendrai grand soin de ce corps. Et j'appellerai vos grands-parents pour leur donner des nouvelles. Personne ne devrait laisser sa vraie famille de côté. »
Madame Marchand - le livreur - leva un regard terrifié, plein d'incompréhension, vers le livreur - Madame Marchand. Avec un peu de remord, la fugueuse énonça d'une voix claire et masculine :
« – J'ai votre livraison. Le calendrier de fin d'année. »
Peu après, les villageois virent le livreur repartir dans sa camionnette, pour ne plus jamais revenir. Le cadavre de Madame Marchand serait découvert quelques heures plus tard. Décès par crise cardiaque.
Quelques mois après ce tragique événement, Paul Levillier, agent de la Fondation et chargé de surveiller l'obsolescence programmée des éléments du Projet "Histoires du Doyen", remit sa démission.
Comme cadeau d'adieu, il demanda que lui soit offert du thé au jasmin.