Pour Vittoria

Ça commence. Il a mal à la tête et doit s’arrêter d’écrire. Il pose sa main sur son front et souffle. Cette fois, ça va marcher, je le sais, mon stratagème est suffisamment au point pour que ça fonctionne. Cette année, il ne va pas y échapper.

Il s’écroule sur le bureau et je vois son corps secoué de spasmes. Il s’est mis à pleurer, comme moi il y a 25 ans. Comme moi quand j’ai appris que j’avais perdu la personne que j’aimais le plus au monde. Et je ne lui pardonnerai jamais, elle doit savoir ce que ça fait, elle doit connaître ma douleur et ma peine.

Le voilà qui tombe au sol, les mains sur les oreilles, se roulant par terre en hurlant. Je l’entends clairement crier le prénom de la personne qu’il revoit mourir en boucle dans sa tête, comme les autres avant lui revivaient leurs traumas. Et c’est très bien, c’est le premier palier.

— C'est quoi ces cris ?

"Il a l'air de faire une crise d'angoisse et je ne peux pas ouvrir !"

Dans le couloir et autour de moi se forme un attroupement, d'enseignants, d'élèves et de surveillants. Je les entends me demander ce que je fais là et pourquoi je n'ai pas ouvert pour le secourir, mais mon plan est tout trouvé :

"Je suis juste l'agent d'entretien."

Ses collègues et ses élèves essaient de rentrer, mais il a fermé à clé. Et maintenant, il est trop paniqué pour penser à s’enfuir ou chercher ses collègues. Il hurle à la mort, il pleure, s’excuse en continu, appelle sa femme, ses filles, crie à la plus jeune des deux de courir le plus loin possible et cherche désespérément un secours qui est arrivé bien trop tard il y a 25 ans.

— Et les agents d'entretien n'ont pas les clés des salles ???

Là aussi j'avais déjà imaginé une parade.

Mais qu'est-ce que j'en sais, moi, je viens d'arriver !

L'agitation redouble, suivie de l'inquiétude dans les voix autour de moi. Je dissimule une intense satisfaction lorsqu'il prend des ciseaux et se les plante dans le bras droit. Il ira plus loin, je le sais. Il ira jusqu’au bout cette fois-ci. Cette pétasse va comprendre ce que je ressens. J’entends les coups à la porte de la classe alors que je le vois prendre ces mêmes ciseaux et se lacérer le ventre. Prochaine étape : il va mener son entreprise à terme.

Et j’espère que rien ni personne ne l’arrêtera, cette fois-ci. Que ses collègues n'auront pas le temps de défoncer la porte.

Elle va voir ce que ça fait.


Tu seras bientôt vengée.


La sauce commence à faire des bulles et une délicieuse odeur s’échappe de la casserole pour s’engouffrer dans mon nez. Un sourire se forme sur mon visage. C’est le moment. Je prends une grande inspiration et monte le volume à fond.

Allemagne, mon cœur enflammé veut t’aimer et te haïr…

Je suis tombée amoureuse de cette chanson quand elle est sortie l’année dernière. Le groupe est plus vieux que moi, bien plus vieux que moi, mais je n’ai jamais été vraiment fan des chansons et groupes à la mode.

Allemagne, ton souffle froid si jeune, et pourtant si vieux…

Il ne faut pas trop que je pousse sur ma voix. Le grand jeu c’est pour demain soir. Demain soir, tonton Vincenzo fête son anniversaire et j’ai appris sa chanson préférée par cœur juste pour lui. Evidemment, il ne le sait pas. J’ai hâte de voir la tête qu’il fera en entendant tout le restaurant chanter. Depuis que je suis là, les gens reviennent, qu’il dit. Je suis sûre qu’il raconte des bêtises, c’est le resto de papi et mamie, il a toujours eu de la clientèle, sinon il aurait coulé.

Je ne veux pas t’abandonner. On peut t’aimer, mais aussi vouloir te haïr…

Les odeurs s’intensifient et emplissent mes narines. Ça promet d’être délicieux ce soir. Plus qu’hier, en tout cas. Hier soir j’ai essayé l’espagnol et ça n’a pas été un succès. Les clients n’ont pas réussi à chanter. J’ai entendu "Aurelia va mal ?" et j’ai réalisé qu’il était mieux que je continue à faire chanter mes plats dans les langues que je connais.
J’en connais trois en plus de l’italien, c’est déjà pas mal.

Il faudrait que je retente le français, un de ces jours. C’était marrant, la dernière fois, j’avais chanté un truc débile sur une cagoule que tu dois mettre partout sauf à Kaboul. C’était hilarant de voir les clients chanter quelque chose qu’ils ne comprenaient pas et trouver ça magnifique alors qu’en fait, c’est juste… complètement idiot.

J’adore cuisiner ici. C’est tellement drôle, tellement beau comme cadre ; avec ces montagnes, ces sentiers de randonnée, ces forêts… Après avoir grandi dans une fourmilière comme Bologne, je suis tellement contente d’avoir posé mes valises dans le Trentin. Ici, je peux non seulement faire chanter mes plats sans que ça passe pour bizarre, mais aussi, je peux enfin envisager sérieusement de reprendre le restaurant, dont papa n’a jamais voulu.
Alors même qu’il aurait pu. Il pouvait lui aussi faire chanter ses plats, comme moi, mais non, il est devenu prof.

Quelle idée de merde…
Et quel gâchis, surtout…

— Aurelia ?

Ah ben tiens, quand on parle du loup, il sort du bois. Vincenzo.

— Oui, tonton ?

Je remarque tout de suite que quelque chose ne va pas. Ses yeux sont rouges et humides.

— Un problème ?
— On n'ouvre pas ce soir. Ton père est à l’hôpital, il a essayé de se suicider.

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