« … Et vous avez réussi à trouver la Cuca ?
– Pas vraiment. On n’a pas cherché, en fait. Elle nous empêchait de dormir avec ses hurlements, oui, mais c’est tout, alors on n’a pas voulu tenter le diable. La docteure dormait même à poings fermés ! C’était bien la seule.
– Qu’est-ce qui a pu la mettre en colère, chef ?
– Aucune idée. Moi aussi, je serais ronchon si je ne dormais qu’une nuit tous les sept ans.
– Vous avez croisé d’autres monstres ?
– Il y a eu la bestafera. Les légendes ne mentent pas : le spectacle du centaure et de ses chiens, le bruit des sabots et du fouet… C’était à glacer le sang. J’ai eu le malheur de voir son visage. Apparemment, j’ai déliré pendant, genre, deux jours. Je ne m’en souviens pas. Les deux autres m’ont perdue de vu et il a fallu que je retrouve mes esprits pour suivre leur trace et nous réunir. On a bien failli être définitivement séparées.
– Heureusement que non. »
Claude était poli dans cette discussion avec sa supérieure, sinon quelque peu taciturne. Delilah avait de toute évidence plaisir à retrouver un membre de son équipe pour discuter entre militaires, il ne voulait pas lui retirer cette satisfaction. Mais il ne se sentait pas de creuser ses histoires, ou de la régaler en retour de sa propre épopée. S’il parlait du Mapinguari qui les avait chassés, de la Patasola qui l’avait sauvé ou bien de l’Anhangá qui avait voulu le punir, il lui faudrait aussi parler du rôle de Yannick dans leur aventure, et ça, ça le rebutait quelque peu. Déjà parce que l’homme était à portée de voix – il avançait bien en vue devant eux, les mains liées et la tête basse – et que ça ne se faisait pas. Ensuite parce qu’il avait honte. De quoi exactement, l’agent n’en était pas sûr. Alors, il se contentait de poser quelques questions, pour feindre l’intérêt. Rapidement, et heureusement, Delilah finit par détourner son attention sur leur parcours, à la recherche de l’infrastructure qu’ils tentaient de rejoindre.
La base était camouflée par des rochers et des arbres savamment placés pour faire croire à une esplanade entièrement naturelle. De fait, si Claude n’avait pas connu son emplacement, il se serait peut-être laissé tromper par l’épaisse couche de végétation qui recouvrait le toit de la base. Imaginer une structure souterraine creusée dans un marécage aurait paru absurde à la personne lambda, mais les technologies anormales et secrètes permettaient bien des prouesses. Quelques symboles gravés dans les branchages environnants, recouverts de mousse par endroit, servaient aussi de signes avant-coureurs destinés à l’œil initié.
« Attention où vous mettez les pieds, les avertit Delilah lorsqu’ils arrivèrent sur le seuil de la zone militaire. À partir de maintenant, tous nos faits et gestes seront sous surveillance. Surtout les tiens, le Zircon. »
Claude s’était attendu à une remarque acerbe tel qu’il les connaissait bien, lui qui avait déjà voyagé avec Yannick et supporté ses humeurs. Mais le prisonnier n’avait plus dit un mot depuis sa deuxième arrestation. Pas même un reniflement méprisant. Ça l’angoissait beaucoup. Était-il malade, souffrant, ou juste dépité ? Comment lui demander sans se faire le souvenir de la "trahison" commise, non pas en tant qu’agent, mais en tant qu’ami ? Il se sentait nerveux, ce alors même qu’il retrouvait enfin un territoire allié.
Devant lui, puisqu’il fermait la marche et couvrait leurs arrières, Pénélope et Lou discutaient comme des collègues, de tout et de rien, du travail. Il ne se sentait pas de se joindre à leur conversation anodine, il avait le cœur trop lourd.
Delilah mena la troupe de survivants jusqu’à un petit talus où se dissimulait une entrée derrière un faux panneau de bois. Elle retira le leurre, révélant une trappe en acier trempé verrouillée de l’intérieur – ce n’était pas le seul point d’accès du camp, mais c’était le plus près et le plus pratique quand on était à pied. Elle toqua sur la surface un certain nombre de fois, dans un certain ordre. Ce n’était pas le code de reconnaissance usuel, reconnut Claude, mais celui qui servait à avertir d’un danger, pour signaler aux gardes de l’autre côté que quelque chose ne tournait pas rond et qu’un ennemi se trouvait parmi eux. Une mesure de sécurité quelque peu superflue, étant donné que ledit ennemi était menotté et en infériorité numérique, mais Delilah était de l’école qui considérait qu’on ne pouvait jamais être trop prudente.
Or, contrairement aux protocoles, personne ne répondit. La cheffe de FIM attendit un instant avant de réessayer, plus sèchement cette fois-ci. Le bruit de ses phalanges contre le métal résonnait avec force, sans obtenir pourtant de réaction. Les sourcils froncés, elle essaya cette fois-ci le code d’entrée habituel. Toujours rien.
« Hum, fit-elle à haute voix. Agent ? »
Claude hocha la tête et chercha des yeux les emplacements des caméras cachées. Il en trouva une grâce à la couronne de fleurs vertes la signalant et fit quelques gestes de ses mains gantées, espérant que cela ferait réagir ses collègues à l’intérieur. En vain. L’homme sentit ses poils se hérisser sur sa nuque. Quelque chose n’allait pas.
« Tu as une radio ?
– Non, mon talkie est tombé à l’eau.
– Le mien ne marche toujours pas. Je croyais que c’était parce que les communications étaient brouillées, mais là… Je commence à m’inquiéter.
– Comment est-ce qu’on va faire pour entrer ? s’inquiéta finalement l’envoyée du DCD, qui visiblement en avait assez de la sueur et de la chaleur, ce qui se comprenait. »
Delilah resta silencieuse un instant, pensive. Claude savait exactement ce qui se jouait dans l’esprit de sa supérieure : il y avait bien un protocole pour une situation pareille – il y en avait pour toutes les situations – mais cela impliquait de contacter le quartier général, or ils n’avaient pas le matériel pour.
Pendant qu’elle s’évertuait à trouver une solution, Claude montait la garde. Il gardait les yeux sur l’horizon et les buissons, pour se prémunir de toute embuscade. C’est en voyant un tronc éventré un peu plus loin, par une bête ou une intempérie, qu’une idée toute bête lui vint. Il ne pouvait pas l’éprouver de lui-même, son rôle de guet était trop important, mais, sans quitter les environs sauvages des yeux, il énonça à voix haute :
« Si la base a déclenché un protocole d’évacuation, toutes les portes devraient pouvoir se déverrouiller de l’extérieur par code.
– C’est vrai. Ça vaut le coup d’essayer. »
Delilah tâtonna un instant le temps de trouver le clavier dissimulé qui pourrait peut-être leur sauver la mise. Claude, pendant ce temps, restait attentif. Il n’avait pas l’impression d’être observé, mais les impressions peuvent être trompeuses. Il prenait son rôle très au sérieux. Et puis, ça l’aidait à oublier sa peine.
L’agente trouva et entra un code, après quelques secondes de réflexion pour se remémorer. C’était le bon et, comme ils l’espéraient, la porte mécanisée grinça de ses gonds et s’ouvrit lentement. Ils avaient maintenant accès à la base, c’était une bonne nouvelle ; mais cela voulait aussi dire qu’une menace avait réussi à s’introduire dans la base et à motiver une demande d’évacuation générale. Leur périple ne s’achevait pas encore.
« Mesdames, je vais vous demander de garder un œil sur notre prisonnier, ordonna Delilah en essayant autant que possible de maquiller son ordre en demande polie. Mon agent et moi, on va s’occuper de faire le guet.
– On fera de notre mieux, répondit Lou en haussant les épaules, l’air ennuyée. »
Elle ne semblait pas se rendre compte exactement du danger dans lequel ils se trouvaient. Claude se demandait même s’il ne valait mieux pas rester à l’extérieur de la base, attendre les secours. Mais si ceux-ci n’arrivaient pas à temps ? La base était un terrain connu regorgeant de ressources en tous genres, contrairement à la forêt et ses épreuves. Peut-être que des survivants et des blessés se terraient encore sous la surface, et qu’ils pourraient les aider. Il se rangea donc en silence à l’opinion de sa supérieure, laquelle n’admettait de toute façon aucune contradiction, et ferma la marche lorsque le groupe entama sa descente.
Le bois du faux tronc avait laissé place à un revêtement métallique souple, censé empêcher l’humidité de traverser les murs. L’air au sein du bunker était lourd, mais sec, à l’inverse de l’atmosphère amazonienne gorgée de pluie. C’est pour cela que l’odeur du sang dénotait tout de suite très vite. Elle avait quelque chose d’humide, de visqueux, en dépit des accents tranchants transportés par le fumet du fer, parce qu’elle contrastait avec l’air ambiant aseptisé.
Ils tombèrent sur les cadavres dès la fin des escaliers. Des agents de la Fondation en armure reposaient à même le sol, le visage tourné vers le plafond parfois, ou la joue écrasée contre le ciment du plancher. D’autres corps sans uniforme se trouvaient parmi eux, recouverts d’équipement militaire amateur. Claude n’osa pas se pencher pour étudier de plus près les visages, déjà parce qu’il veillait, ensuite parce qu’il avait peur de reconnaître là celui d’un collègue ou d’un ami.
« SAPHIR, murmura Delilah. C’est SAPHIR qui est à l’origine de ce massacre.
– Comment le savez-vous ? s’étonna Lou, laquelle semblait abasourdie par leur découverte macabre. »
Pendant ce temps, Pénélope Gauvin était devenue blanche. Si on voyait parfois des photos de boucherie dans son corps de métier, la réalité était toute autre. Elle ne vomit pas, mais peu s’en fallut, ça se voyait.
« J’ai fait la majeure partie de ma carrière chez les Joailliers. Croyez-moi, je connais leur équipement et leurs signes distinctifs. Heureux de voir vos petits amis, Gavaron ? Des choses à nous dire ? »
Yannick regardait les corps, lui, avec un abandon abrasif qui aurait pu passer pour de l’indifférence. Mais l’agent le connaissait assez pour reconnaître là une forme de traumatisme qui ne s’assumait pas. La question qu’il ne parvenait pas à résoudre, cependant, et dont la réponse l’angoissait, était la suivante : l’athéroriste était-il horrifié par les cadavres sans distinction, en tant qu’être humain, ou ne voyait-il lieu de chagrin que dans la mort de ses camarades ? Son ami s’était réconcilié avec bien des aspects… problématiques de la personnalité du terroriste ; il lui restait encore à accepter son insensibilité presque pathologique.
… Ou peut-être que non ? Peut-être qu’il avait intérêt, étant donnée la situation présente, à se donner des raisons d’abandonner tous ses attachements envers le Zircon.
« Je ne pense pas que l’endroit soit sûr, intervint pourtant Claude après un temps mort durant lequel il devint apparent que leur prisonnier ne comptait pas répondre. On devrait sortir d’ici et repenser notre stratégie.
– C’est une zone sensible, agent. On ne sait pas encore qui a pris le contrôle du site, et même si ce sont nos ennemis, il leur faudra du temps pour dénicher et décrypter les données contenues dans les ordinateurs. Je ne veux pas leur en laisser l’occasion. Je veux m’assurer que les protocoles de destruction ont bien été enclenchés.
– Nous avons un civil hostile et deux membres du personnel non-combattant avec nous, cheffe. Ce serait trop risqué. Vous voudriez les laisser dehors sans protection ?
– Non, convint la femme militaire. Il faudrait qu’ils viennent avec nous – toutes et tous.
– Je ne suis pas entraînée pour l’infiltration, s’offusqua Pénélope en levant les mains au ciel. »
La docteur Lou Petit jeta à sa collègue un regard agacé. Au contraire, elle déclara d’un ton ferme :
« Je rejoins l’avis de l’agente J…
– Censuré !
– … de l’agente. Il faut qu’on s’assure que mes recherches ne finissent pas entre de mauvaises mains. »
Claude secoua la tête, effrayé par la perspective, mais on ne lui laissait pas le choix. Alors, en désespoir de cause, il offrit une alternative :
« La salle de surveillance est plus proche de nous que les salles de contrôles ou les bases de données, et y accéder nous permettrait d’en savoir plus sur l’état général du site. Je propose d’ouvrir une connexion sur le poste de là-bas ?
– Pas bête. Surveille nos arrières, alors. Je vais nous guider. Garde le prisonnier près de toi, en fait, et moi je garderai nos deux collègues. »
Alors, à nouveau, Claude se trouva près de Yannick, à surveiller sa nuque. L’homme marchait dans les couloirs le dos arqué, comme s’il était lourd d’un fardeau invisible. Les corridors silencieux, dont la propreté clinique était parfois mise à mal par un corps ou des éclats de sang, oppressaient les cinq infiltrés. Ils ne croisèrent personne, ou plutôt, personne de vivant. Ce n’était pas pour les rassurer. Les agents avaient réussi à dater la mort de leurs collègues et ennemis, or celle-ci était très récente. Alors, pourquoi le site semblait-il abandonné désormais ?
Rectification. De temps à autre, des échos et des éclats de bruit leur parvenaient, faisant se resserrer la prise des deux agents sur leur arme sans que jamais, ils ne soient amenés à s’en servir. Il était difficile de savoir si les sons venaient des canalisations ou de coups de feu lointains : tout semblait déformé par la distance, comme si leur ouïe avait été endommagée ; mais l’instinct de Claude lui susurrait qu’un tuyau battu n’aurait pas produit des notes si violentes.
« Civil hostile, murmura quelqu’un devant Claude, le faisant sursauter. »
C’était Yannick. Il avait dit ça avec une grande amertume, presque un reproche, d’un ton si bas que personne d’autre ne sembla avoir entendu par-dessus les détonations lointaines. Lou Petit jeta bien un coup d’œil rapide en arrière, mais elle se désintéressa assez vite des deux hommes pour garder les yeux braqués en face d’elle.
« Pardon, dit Claude avant de s’arrêter net parce qu’il ne savait pas exactement de quoi il s’excusait. »
Voyant que son ami ne lui répondait pas, laissant le cliquetis des menottes occuper l’espace vide à la place, l’agent devint pathétique et ne put retenir un geignement :
« Dis quelque chose. Je n’aime pas ton silence. Ça ne te ressemble pas.
– Non, répondit Yannick avant d’ajouter quelque chose qui le surprit. J’ai trop peur de dire quelque chose qu’il ne faudrait pas. »
La conversation tourna court parce qu’ils arrivaient justement à la salle de surveillance. Delilah écouta à la porte un instant avant d’ordonner à Claude, d’un geste, de se placer en porte-à-faux d’elle, pour sécuriser leur entrée dans la pièce. Avec fracas, elle ouvrit la porte d’un coup d’épaule et se dissimula immédiatement derrière le mur, craignant un coup de feu dans sa direction.
Il n’y eut rien. Un coup d’œil dans la pièce révéla qu’elle était dénuée de toute présence.
La première chose que firent les agents fut de vérifier les angles morts et les lieux qui auraient pu dissimuler un ennemi, comme le placard d’entretien ou en dessous des tables. Mais non, il n’y avait personne. La salle de surveillance ne demeurait pas intouchée toutefois ; des dossiers avaient visiblement été transférés des archives pour être entreposés ici, en plus d’armes et de munitions, comme si l’un des groupes avait voulu faire de cet endroit un quartier temporaire. Le refuge avait ensuite été pris d’assaut, comme en témoignaient les impacts de balle sur les écrans et les murs renforcés.
« Ferme la porte et verrouille-la, ordonna Delilah avant de s’installer sur un siège au poste de surveillance. »
Claude obtempéra. Lorsqu’il se retourna vers l’intérieur de la pièce, sa supérieure avait fait basculer la vue des écrans qui marchaient encore et défilait maintenant de caméra en caméra. L’agent prenait acte à chaque fois de la position de chaque caméra pour enrichir sa carte mentale. Petit à petit, un tableau se dessina : le site était loin d’être abandonné, en réalité. Mais les affrontement s’étaient déplacés autre part, dans la section des expériences et des quartiers des sujets de test. Les éclats leur parvenant étaient en effet des coups de feu. Il entendit Delilah soupirer de soulagement en découvrant que leur camp n’avait pas été radicalement exterminé comme ils l’avaient tout d’abord cru, et il partageait ce sentiment. Ses collègues tenaient, visiblement. Les envoyés de SAPHIR avait du mal à prendre plus de terrain qu’ils ne l’avaient déjà fait.
« Bon. On est loin du scénario catastrophe que je craignais. Je ne pense pas qu’on ait besoin de lancer un ordre de destruction, pas encore. Je vais préparer l’ordre quand même, au cas où. Souvenez-vous en.
– Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? s’enquit Pénélope, laquelle n’avait visiblement pas envie de rejoindre le lieu des affrontements.
– Tenir cette position, pour le moment. Elle est essentielle. Agent, fouille un peu dans le bric-à-brac, voir ce qu’"ils" essayaient de dénicher.
– Et si des informations sensibles dans ces documents ne relèvent pas de son accréditation ? s’alarma la représentante du DCD.
– En ce qui me concerne, je pourrais bien être un O5 étant donné la situation actuelle. Je me charge de l’élever, son accréditation. »
Pendant que Pénélope s’étouffait d’indignation, Claude hésitait à se pencher sur les documents éparpillés. Il jeta un regard du côté de Yannick, mais Lou Petit se trouvait déjà à ses côtés et lui fit signe qu’elle le surveillait. Depuis le début, celle-ci s’en tirait avec calme et brio ; sachant qu’elle venait de survivre une semaine en Amazonie, son calme olympien était impressionnant, et c’était euphémique. Rassuré de savoir l’athéroriste entre des mains à la fois compétentes et justes, il se mit donc à éplucher les papiers éparpillés sur les tables et sur le sol.
C’était un ensemble de feuillets portant sur tout et sur rien. La sensibilité des informations variait : ça allait du menu de la cantine pour la semaine dernière aux protocoles de sécurité les plus secrets. Qui que ce soit qui les aient récupérés, avaient décidé de prendre les documents par paquet et de faire le tri ensuite. Sans doute donc que c’était SAPHIR qui avait récupéré les pages avant de les abandonner, car les membres de la Fondation SCP auraient su se concentrer sur les éléments les plus importants… Il regarda autour de lui, craignant un instant d’avoir pénétré dans l’antre du lion, mais non, l’endroit était bel et bien abandonné. Il revint donc à ses papiers et se mis à les consulter plus sereinement.
Par hasard, il advint que le détail de leur mission se trouva parmi les feuilles éparpillées. Il les étudia machinalement, essayant de faire son travail de manière ordonnée même s’il connaissait déjà leur contenu. Il y avait là leurs objectifs de mission, des compte-rendus d’expert, des feuilles de voyage, de budget ainsi que le profil de chacun des membres de l’expédition. Il ne trouva pas le sien, sans doute perdu dans un des tas sous les bureaux. En revanche, il y avait celui de Pénélope Gauvin et celui de la Docteure Petit.
Ses yeux se fixèrent sur l’anomalie textuelle avant que son esprit ne la relève, mus par un instinct qu’il ne s’était jamais soupçonné. Il resta un instant immobile, un peu con. Lentement, mécaniquement même, Claude lâcha les feuilles, se retournant vers les femmes et le prisonnier. Lou Petit, alerte et alertée par ses mouvements, le regardait d’un œil interrogateur, qui s’écarquilla dès lors que l’agent sortit son arme pour la pointer sur elle.
« Ne bougez pas, Docteure, décréta-t-il d’un ton qui se voulait ferme mais qui tremblait par manque d’assurance.
– Qu’est-ce que vous faites ? s’étonna cette dernière en levant les mains par réflexe, déconfite.
– Claude… jura Delilah, très surprise elle aussi et la main proche du canon de sa propre arme, bien qu’elle ne la dégaine pas encore. Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Censuré… murmura Pénélope, la plus abasourdie de tous. »
Yannick, lui, avait les yeux baissés vers le sol et ne les relevait plus. Claude prit le temps d’affermir sa voix avant de répondre :
« Rien. Il m’arrive qu’une coïncidence fromagère, c’est tout. Votre nom de jeune fille, Docteure Petit, c’est quoi déjà ? »
L’homme le vit, sur le visage de la femme qu’il tenait en joue. La surprise innocente qui se muait en compréhension, en résignation, en frustration aussi. Il en fut heureux, parce qu’il doutait de lui-même jusqu’alors, il n’était pas sûr, mais là, tout de suite, il savait qu’il avait eu raison de suivre son intuition. La docteure Lou ne répondit pas, pinçant les lèvres plutôt avec un regard très agacé en direction du Zircon, lequel se faisait tout Petit, comme la docteure après son mariage.
« Répondez à la question, Docteure, renchérit finalement Delilah en pointant elle aussi son arme sur la femme silencieuse, prenant parti pour son agent sans même savoir de quoi il en retournait.
– Banon, déclara mornement cette dernière.
– C’est le vrai nom de famille de Yannick, déclara alors Claude à l’intention de sa supérieure. Il me l’a dit lui-même, lorsqu’il était sous l’influence des PSIs.
– Coïncidence troublante en effet, énonça l’agente d’un ton très froid. »
La docteure Petit – anciennement Banon – abandonna tout faux-semblant et fusilla tout à fait du regard le prisonnier en menotte.
« Quelques heures seulement dans la cambrousse et tu te fais déjà des copines ? moqua-t-elle avec rage.
– Quel est votre lien exactement ? voulut savoir Claude, réalisant soudain qu’il tenait certes en joue une ennemie, mais aussi un membre de la famille de son ami/compagnon/ennemi/prisonnier. »
Il sentait son cœur battre dans sa poitrine, à toute vitesse. Comme s’il venait de se rendre compte du danger qu’on lui avait fait encourir, si proche d’une infiltrée de SAPHIR, et qu’il ne réalisait pas encore qu’il s’en était sorti. Lou aussi semblait ralentie par l’adrénaline. Sa voix était pâteuse, si morne qu’elle collait à ses lèvres comme de la mélasse et ralentissait le flux de ses paroles.
« Yannick "Gavaron"… ou Yannick Banon, c’est selon… est… mon cousin, énonça-t-elle très lentement et très distinctement, comme si elle parlait à des demeurés. C’est-à-dire, vous voyez, que la sœur de mon père l’a enfanté lui. En Espagne. Franco-espagnol, qu’il est. D’un père inconnu au bataillon. Donc voilà. Mon cousin. »
Il y avait une pointe de regret dans ces derniers mots, à s’y méprendre. Quelque chose de méchant, de mauvais, qui remontait à plus loin que l’instant présent. Yannick lui répondit :
« En effet, cousine. Si vous vouliez bien ôter vos viseurs de sa tête, je vous en serais reconnaissant. »
D’un coup, le cousin se trouva hors de ses menottes et armé d’un des pistolets que leurs partenaires avaient précédemment laissé traîner. Il le braquait, non pas sur les agents, mais sur Pénélope, laquelle s’était figée comme une biche sur la route. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, c’était évident, mais d’un coup, ses yeux volaient en direction du canon de l’arme à feu et ne la quittait plus, comme si le fait de battre des paupières allait faire partir le coup. Claude pesta. Lou ne surveillait pas du tout le prisonnier, de fait. Elle le libérait.
Par réflexe, il pointa le canon sur l’homme nouvellement armé avant de laisser retomber très légèrement sa main, pour ne plus viser la tête mais plutôt la clavicule. Delilah fit de même, et ce bref instant d’incoordination leur fit du mal, car plus personne ne surveillait la docteure. Celle-ci sut profiter de la distraction pour révéler elle aussi une arme cachée et tira. L’agente tomba au sol en beuglant et Claude paniqua. Il tira lui aussi en direction de la terroriste, comptant la mettre hors d’état de nuire ; mais Yannick avança sur lui dans le même temps et lui fit manquer sa cible. Il le repoussa sans trop de problème, mais le mal était fait : Lou avait maintenant son arme braquée sur lui et il soupçonnait que la seule raison pour laquelle elle n’avait pas déjà essayé de l’abattre, c’était la présence de son cousin dans la fenêtre de tir.
Claude croisa le regard de ce dernier, qu’il dominait physiquement. Les lèvres de l’homme lui énonçaient de se rendre, sans que les mots ne franchissent sa bouche. Il aurait bien tenté de prendre Yannick en otage – sous la menace d’une arme – mais il y avait aussi Pénélope dont il fallait assurer la sécurité. Deux balles de tirées, c’était déjà trop et il ne pourrait pas protéger la représentante du DCD et l’agente blessée à lui tout seul. Il ne voulait pas risquer leurs vies sur un bluff. Les yeux mornes, le soldat se laissa donc arracher son arme par son ancien compagnon et recula plutôt jusqu’à surplomber Delilah, les épaules basses comme un chat hérissé.
« C’est bien mieux comme ça. À genoux, les deux qui sont encore debout, et les mains derrière la tête, ordonna Lou d’un air triomphant pendant que son acolyte posait le pistolet volé sur un bureau, à portée de saut mais pas de main. »
C’était une position d’exécution, ce qui glaça le sang de Claude, mais il obtempéra. Il poussa même le culot jusqu’à avancer d’un pas, enjambant le corps de Delilah qui se tenait la jambe en grognant et en demeurant allongée, défaite. Il se mit à genoux devant elle, protecteur, et attendit. Derrière eux, Pénélope faisait de même en silence.
« Merci, fit Yannick d’une voix égale. On ne raffole pas non plus des effusions de sang superflues. »
Claude n’écoutait pas. Il louchait derrière lui en essayant d’évaluer la gravité de la blessure de sa supérieure. Il n’y avait pas tant de sang que ça, un sacré trou certes, mais surtout il n’aimait pas la manière dont la jambe blessée se tenait maintenant. Il y avait quelque chose de déréglé dans son balancement, alors même que sa propriétaire grondait en la maintenant aussi immobile que possible.
« Je connais bien Delilah, autorité oblige, mais pas toi, l’homme avec la barbe de trois jours là. Claude. C’est quoi ton nom et ton grade exactement ?
– Claude Garie, répondit pour lui Yannick. Ce n’est qu’un simple agent. Sa seule particularité notable est que c’est lui qui était chargé de me surveiller et de s’occuper de moi. »
Il ne pensait pas que la balle ait touché l’artère, même si c’était difficile à dire de travers comme ça et parce que l’agente était maintenant roulée en boule. Plus probablement, le projectile avait dû éclater la rotule de la femme en atteignant le genou. Ce n’était pas grave, pas au point de mettre sa vie en danger immédiat en tout cas, mais ça faisait un mal de chien et ça l’empêcherait de fuir si l’opportunité venait à se présenter. Lou Banon-Petit n’avait pas tiré au hasard. Quelle poisse.
« À deux, je pense qu’on peut se débrouiller pour prendre la cheffe de mission en otage, si on l’abîme encore un peu plus. Et prendre aussi cette chère Pénélope, bien évidemment.
– Va te faire foutre, Lou, cracha Delilah en secouant la tête et en inspirant très bruyamment par le nez pour mitiger la douleur de grandes bouffées d’air.
– Mais la petite main ne m’intéresse pas, décréta l’infiltrée en l’ignorant. Rien d’important à en apprendre.
– On le laisse là, donc ? demanda Yannick d’une voix un peu frêle. »
Si Claude arrivait à causer une distraction, peut-être que Pénélope arriverait à servir de béquille et à éloigner la blessée. Mais il faudrait une sacrée distraction, à un contre deux. Rien ne servait de se faire exécuter dès le premier mouvement et de mourir bêtement. Alors, quoi… ?
« On s’en débarrasse. C’est plus sûr. »
La conversation atteint finalement les oreilles de l’agent à genoux. Il cessa de s’intéresser à la blessure de sa supérieure pour s’occuper plutôt de son propre cas. Son regard allait de la femme à l’homme armés sans discontinuer. Claude se sentait nauséeux. Il aurait dû parler, argumenter contre, mais sa langue était pâteuse et il n’osait pas ouvrir la bouche.
« Je préférerais qu’on le garde en vie, en fait, contra Yannick à sa place, si péniblement qu’on aurait pu croire que c’était dit à contre-cœur. »
Dans l’instant présent, Claude aurait pardonné n’importe quoi à son ami. Lou au contraire n’apprécia pas l’intervention. Elle recula d’un pas, pour avoir à la fois les prisonniers et son allié dans son champ de vision, l’air pensive. Après un temps de silence, elle claqua de la langue et indiqua l’agent à genoux du bout de son arme.
« Non non. On va le tuer, et c’est même toi qui va t’en charger.
– Gnn, lâcha Yannick, très visiblement peiné. »
Claude partageait son sentiment. Soudain, d’un seul geste, l’athéroriste reprit une posture de tireur, visa l’agent à genoux et tira.
La balle manqua et toucha le sol, à quelques centimètres seulement des cuisses aplaties de Claude. Un silence très lourd suivit la détonation.
« J’ai raté, constata neutralement Yannick, lequel devenait de plus en plus blanc. »
Un second tir suivit, trop à droite cette fois-ci. Claude gigota un moment, terrifié, avant de réaliser que ce n’était pas une chose à faire. Il s’immobilisa donc complètement, attendant la réaction du tireur, ou pire, de sa cousine.
« Oups, pardon. »
Yannick réessaya une dernière fois et une fois encore, le projectile se logea dans du métal plutôt que dans de la chair. Pénélope Gauvin s’était mise à pleurer dans le fond de la pièce et ne s’arrêtait plus.
« Yannick… gronda Lou comme un animal enragé.
– Décidément je ne suis pas dans mon assiette, tenta de se justifier ce dernier d’un air misérable. »
L’homme regardait son arme comme si c’était d’elle dont venait le problème. Bien qu’il s’insulte mentalement de tous les noms imaginables, Claude ne put se retenir :
« C-c-e ser-rait peut-être p-p-plus facile s-s-si tu ouuuu-vrais les d-deux yeux ?
– Putain Claude, chuchota Delilah entre ses dents serrées.
– Ne sois pas paternaliste, je sais utiliser une arme à feu, explosa l’athéroriste. »
Il essaya de tirer, cette fois-ci pour toucher, sans doute. Il s’avéra que son arme était désormais déchargée. Le cliquetis qui résonna dans la pièce sonna comme un glas. Lou avait visiblement atteint les limites de sa patience et s’approcha de son parent.
« Qu’est-ce que tu fous ?
– J’ai été exposé à une pseudo-singularité. Je pense que ça a joué avec mes nerfs et mes sentiments.
– Et tu t’es laissé influencer ? »
Il y avait du mépris dans le ton employé. L’athéroriste baissa les yeux, visiblement troublé.
« Bon j’ai compris, soupira Lou. Donne-moi ton pistolet. »
Dépité, Yannick obéit et lui tendit son arme. Avant que Claude ne se décide à profiter du moment pour agir, la femme utilisa son nouvel outil pour asséner un grand coup au visage de l’athéroriste, qui tituba en arrière et tomba sur les fesses en se tenant le nez. Il saignait.
« ¡Mierda! Desde que eras pequeña, has sido una perra. Tú…
– La ferme, Yannick. Relève-toi, ordonna froidement la docteur.
– Ça va ? s’enquit Claude d’une voix très basse et très inquiète. »
L’homme ne lui répondit pas. Il se relevait en effet et regardait maintenant sa cousine avec une rage mal contenue.
« C’est exactement pour cette raison que tu – commença-t-il à énoncer avant de s’interrompre. »
Lou avait ajusté sa visée et s’apprêtait visiblement à rectifier le tir en faisant le sale boulot à sa place. Le canon de l’arme était pointé sur Claude, qui se savait perdu et faisait ses dernières prières.
Contre toute attente – ou, en tout cas, contre toutes les attentes de l’intéressé – Yannick se plaça sur la trajectoire. Il était éberlué par ses propres actions, sa propre fébrilité. Oh, qu’il aurait aimé croire aux singularités en l’instant présent. Pouvoir mettre son curieux comportement sur le dos de la magie, au lieu de se soupçonner une faiblesse de psyché. Il vit au visage de sa cousine qu’elle était au moins aussi éberluée que lui et, un instant, il craignit qu’elle tire quand même.
« Qu’est-ce que… Mais bouge !
– Je fais vraiment pas exprès, décréta Yannick tout en s’assurant que son corps couvrait bien la figure agenouillée de son ami.
– Alors agenouille-toi à côté, les mains sur la tête. Comme un ennemi.
– … Certainement pas ! s’offusqua l’homme. »
Claude ne voyait plus Lou Petit, mais il entendait à sa voix qu’elle était absolument furieuse. De froide et méthodique, elle devint geignarde et venimeuse :
« T’es vraiment un con, Yannick. Je ne sais même pas pourquoi je suis surprise par ta trahison.
– Trahison est peut-être un peu fort… marmonna le concerné sans oser parler très fort. L’opposition argumentative est très saine pour fortifier une thèse, tu sais ? Je suis au mieux contestataire, au pire inutile.
– Inutile, c’est le mot. Et depuis le début en plus. Pendant que tu vagabondais en Amérique du Sud, nous autres, on faisait du vrai travail sérieux. De réflexion et d’infiltration, rien à voir avec tes attentats ratés. Tu n’es pas un atout pour la cause, tu es là, c’est tout. Tu existes dans le paysage, tu vis ta vie loin de la supervision de toute Loge et jusqu’alors, c’était toléré, parce que tu n’étais pas un frein à l’époque. De toute évidence, ce n’est plus le cas. »
Yannick demeurait silencieux. Elle touchait des points sensibles et pour la première fois, il ne savait pas quoi répondre. Lou continuait sur sa lancée de toute manière, sans lui laisser le temps d’intervenir.
« Bien. Tu veux que ton petit copain vive ? Très bien. On va le foutre dans un placard avec l’autre connasse et tu vas y aller avec eux. Comme un bon chien de garde. Debout, tout le monde. Lentement.
– Tu m’as pété le genou, salope, rappela Delilah en sifflant. »
Claude et Pénélope obtempérèrent. Il était désolée pour la représentante du DCD, qui se retrouvait prise dans une situation à laquelle on ne l’avait pas préparée du tout. Elle pleurait encore, mais moins en sanglots. C’était plus des halètements d’hyperventilation. Il ne la jugeait pas, il n’en menait pas large non plus.
« Permission d’aider ma supérieure à se mettre sur pied ? demanda-t-il d’une voix blanche. »
Lou se décala sur le côté pour regarder la femme à terre, tout en faisant la moue. Le coup de feu qui partit surprit tout le monde et Delilah se mit à hurler de plus belle. L’infiltrée venait de détruire son deuxième genou tout comme elle l’avait fait du premier.
« Permission de la porter, cette salope. »
Claude sentit une vague de soulagement lui passer dessus, parce que c’était mieux une blessure par balle qu’une exécution par balle. Il prit sur lui de saisir la femme blessée par ses épaules. Elle ne criait plus : l’agente avait tourné de l’œil. Il crut qu’il devrait la traîner sur le chemin, mais Yannick se saisit des jambes et les éleva tant bien que mal – une femme musclée en uniforme militaire telle que Delilah pesant son petit poids.
Lou, sous la menace, les obligea à entrer dans un placard après leur avoir enlevé leurs cartes d’accréditation. Au moment où Pénélope essaya de se glisser dans l’interstice étroit à leur suite, l’athéroriste l’en empêcha d’un geste, gardant la porte automatique entrouverte.
« Pas toi. Toi, tu viens avec moi.
– Madame Petit… Je vous en prie, supplia Claude de sa voix baryton aux accents plaintifs. Ne nous séparez pas.
– La ferme. »
Maintenant directement menacée par le canon, Pénélope Gauvin ne pleurait plus, elle était complètement blanche. Ses yeux paniqués cherchaient ceux de l’agent, lui demandant un secours qu’il ne pouvait pas se permettre. Il hésita ; mais Yannick le prit par le bras et lui murmura :
« Ils ne lui feront pas de mal. Ils ont besoin d’elle. »
Alors, l’agent fit quelque chose qui le déchira : il baissa les yeux et les laissa partir.
L’infiltrée verrouilla la porte du placard à l’aide de ses propres accréditations, ce qui était un comble. Yannick s’acharna sur la porte après quelques minutes d’attente, essayant de l’ouvrir par la force ; pendant ce temps, Claude cherchait dans le débarras de quoi panser les blessures de Delilah, encore inconsciente. Il avait une formation de premier secours, mais pas de médecin. Il n’était pas sûr de savoir si elle pourrait remarcher. Au moins s’en étaient-ils tous sortis.
« Merci d’être intervenu, souffla-t-il très doucement après quelques minutes de silence interrompue seulement par les grognements hagards de la blessée et les coups de balai contre la porte. »
Yannick s’acharna encore une ou deux fois sur l’obstacle avant de répondre, très amèrement.
« Je voulais vraiment te tuer, tu sais. Ça me rend dingue de pas y être arrivé.
– Moi, j’en suis plutôt content.
– Tu m’étonnes… »
Bam, bam, bam. L’athéroriste renié faisait trembler les étagères et plusieurs cassettes d’archives tombèrent sur le soigneur et sa patiente, qu’il protégea de ses larges épaules. Ça ne lui fit pas mal.
« Qu’est-ce qu’ils veulent à la dame du DCD ? »
Yannick n’aurait sans doute pas dû répondre. Il le fit quand même, après avoir lâché son arme de fortune, désespérant d’arriver à percer la paroi métallique.
« Oh, on fait de la rétro-ingénierie, c’est tout. Je suppose que vous savez la raison pour laquelle Lou avait supposément monté cette expérience, n’est-ce pas ?
– Pour soigner Filbuson ?
– "Soigner", oui. Est-ce que vous savez ce que SAPHIR déteste le plus ? Les paradoxes argumentatifs. Les incohérences. Ça nous rend dingue d’entendre un ennemi se contredire sans même s’en rendre compte, et continuer d’agir de manière déraisonné dans la plus grande assurance. Or l’existence du DCD, pour nous, c’est un peu comme si notre Graal était chié par un serpent venimeux. Tout un ensemble de personnes chargées de trouver des explications rationnelles aux Singularités, mis au service d’une organisation qui croit et étudie les Singularités. Vous avez la réponse à toutes vos questions, mais vous préférez l’instrumentaliser à vos fins néfastes. Une tragédie, vraiment.
– Ça veut dire que Lou Petit veut…
– Utiliser les méthodes du DCD pour… soigner les affabulations. C’est ça, le véritable projet Affibulations. C’est prendre le problème à l’envers.
– Ce n’était pas ce site, la cible de l’attaque, réalisa alors Claude. Votre objectif, c’était d’enlever un membre du DCD en toute impunité. En attaquant l’avion d’abord. Et ensuite…
– Oui. Maintenant que c’est fait, nos gens vont sans doute se retirer. Mais… c’était leur objectif plutôt que le mien. Ma présence n’était pas vraiment prévue dans le projet, pour être honnête. Je n’en savais que les grandes lignes. Lou… »
La mention de sa cousine – cette sale race – fit serrer les poings à Yannick. Avant qu’il ne s’en rende compte, ces sentiments averses se matérialisèrent sur son visage sous la forme d’une grimace, puis, à son grand dam, de larmes. Claude resta tout con à le regarder et, s’il n’avait pas déjà dû s’occuper d’une convalescente, il serait venu le réconforter avec affection.
« Roh, allez… Faut pas pleurer… l’encouragea-t-il plutôt d’une voix incertaine.
– Je ne pleure pas, j’ai juste une trahison dans l’œil, rétorqua sèchement l’homme. »
Yannick était fatigué, il était triste, il venait de marcher plusieurs jours d’affilée dans une forêt hostile et était devenu ami malgré lui avec un fou, un croyant, et s’il n’arrivait pas à lui porter atteinte, il n’avait pas renié ses convictions pour autant. Yannick était en pleine crise existentielle, émotionnelle et familiale, et vraiment, s’il y avait bien un moment pour pleurer, c’était celui-ci.
« Je vais te dire, énonça alors son ami avec compassion. La passion avec laquelle parlait ta cousine, j’ai trouvé ça quand même très… très fanatique. De tous les hérétiques que j’ai rencontrés, tu es encore le moins superstitieux je dirais.
– C’est ce que je me tue à lui dire ! s’énerva-t-il alors en réponse. Si l’on n’admet pas d’opposition, on concède par forfait que notre thèse est faible ! Mais personne ne veut considérer de voie alternative. C’est la ligne directrice de la Stoa ou rien. »
Le son de sa voix résonna dans le placard et soudain, Yannick réalisa qu’il parlait vraiment trop.
« Stop. Temps mort. Je ne veux pas… trahir les secrets des gens à qui j’ai prêté allégeance. Pas plus que je ne l’ai déjà fait, j’entends. Je veux dire… à la fin de la journée, malgré tout… Je suis un Zircon.
– Je comprends, répondit Claude à sa grande surprise. Après tout, j’allais te livrer à la Fondation, en dépit de tout… de tout, quoi. On est pareil. J’espère juste que tu ne m’en veux pas.
– Je ne veux pas en parler, surtout.
– D’accord.
– … Lorsque tes collègues nous trouveront, je ne résisterai pas. Où est-ce que je pourrais aller, de toute façon ? Je n’ai pas envie d’être seul en forêt de toute manière. Non… J’ai besoin de vacances.
– D’accord, encore. »
Lorsqu’une escouade parvint enfin jusqu’à leur position, les deux hommes apprirent que Lou Banon-Petit avait lancé l’ordre de destruction des données préparés tantôt par Delilah. Elle ne voulait visiblement pas que ses travaux tombent, comme elle l’avait dit elle-même, "entre de mauvaises mains".
⁂
« Je sais que vous vouliez Octavio Gémini. Non, on ne peut pas espérer enlever quelqu’un de si haut placé. »
Lou pinça les lèvres, très contrariée. Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas Pénélope, mais quitte à étudier l’ennemi, autant étudier le maître, non ? Sans doute que cela produirait des résultats plus probants qu’une simple rédactrice de bureau. Sans l’aval de son chef de Loge toutefois, cela ne servait à rien de rêver. Alors, elle prit congé.
L’homme soupira, triturant des doigts ses décorations. C’était un tic chez lui, surtout quand il était nerveux. Alors ces marques d’honneurs étaient souvent graissées de ce qu’il avait mangé au déjeuner. Aujourd’hui ? Burger, de chez Papa Béné. La sauce du cornichon reluisait sur le revêtement lustré du métal. Avec la défection de Banon-cousin et la mise en lumière de Banon-cousine en tant qu’espionne, il avait beaucoup de choses à penser.
Lou était brillante, mais avec son génie cohabitaient des tendances asociales graves. Ça faisait toujours son petit effet de l’entendre plaisanter sur son enfance avec son cousin, puis narrer la façon dont elle l’avait laissé pour mort sans une once de remord. Or concernant le fameux Octavio, le plus grand baratineur de l’histoire, elle avait la même retenue et la même ténacité qu’une écolière craquant sur le plus beau mec de l’école et ça, ça l’inquiétait quand même un tant soit peu. Il était rare que Lou Banon-Petit laisse tomber une de ses obsessions sans broncher. Affaire à suivre, donc. De très près.
Il étudia les documents qu’elle venait de lui amener. Les expériences se passaient plutôt bien, en dépit des réticences de leur sujet et de l’impatience de la docteure en charge. Il comprenait toutefois ce sentiment d’urgence.
Il fallait agir vite. Pendant qu’ils faisaient leurs propres expériences, la Fondation SCP faisait aussi les siennes.
⁂
Claude trouva que Yannick avait meilleure mine que les jours précédents. Le changement de température, lorsqu’on l’avait ramené en France, avait causé un choc à son système déjà affaibli par la cavale et il avait fait une vilaine pneumonie. C’était dans le passé toutefois. Les antibiotiques – on ne peut plus normaux – avaient fait effet.
« Salut, dit l’agent en s’asseyant dans la chaise des invités.
– Salut, répondit l’athéroriste. »
Il avait demandé à ce que lui soient fournies deux aiguilles en bois et de la laine, pour qu’il puisse tricoter, aussi portait-il des gants ravissants faits maison. Même à l’intérieur, il avait encore froid. C’était la période de Noël, après tout, et le prisonnier avait l’habitude de climats plus chaud que celui de Normandie.
« Je t’aurais bien fait cadeau de moufles, dit l’homme entretenu. Mais ils m’interdisent de faire sortir ce que je produis.
– C’est gentil. Je t’aurais bien invité à dîner, mais… tu sais, répondit l’homme libre.
– Mmh. »
Un silence s’installa dans leur discussion, nichant au creux de ce qui pouvait être dit et ce qui ne le pouvait pas. D’habitude, Claude amenait toujours des jeux de société ou des livres, pour passer le temps. Aujourd’hui, il n’avait pas pu, parce qu’il revenait tout juste d’une séance d’entraînement. Il avait encore les cheveux mouillés de la douche, mais il n’aurait raté leur rendez-vous hebdomadaire pour rien au monde.
« J’espère que… "Delilah" va bien, dit alors Yannick. »
Ils avaient appris à communiquer sans question. L’un comme l’autre risquait gros en répondant, même innocemment, aussi ne se faisaient-ils pas prendre ce risque.
S’il l’avait pu, l’agent lui aurait dit qu’elle se remettait bien, physiquement du moins. Mentalement, c’était encore une autre histoire. C’était la deuxième fois qu’une collègue de Delilah disparaissait, enlevée par SAPHIR. Quelques années plus tôt en Russie, un homme et deux femmes avaient été faits prisonniers. On n’espérait plus trouver les corps de ces dernières, même si l’homme, lui, avait fini par ressurgir. Depuis, Delilah était en rééducation ainsi qu’en cellule psychologique. Pour être honnête, Claude aussi y était passé. Il revoyait parfois dans ses cauchemars le regard suppliant de Pénélope qu’on emmenait. C’était devenu si lourd à porter que sa femme le réveillait parfois en le secouant, parce qu’il hurlait dans ses cauchemars. Anita, toujours très compréhensive, avait accepté qu’ils reportent leurs tentatives de procréer, parce qu’après la fausse couche et tous les événements passés, Claude n’était plus sûr de pouvoir être père. Ça lui reviendrait, pas de doute là-dessus, juste pas maintenant.
Mais il ne pouvait rien dire de tout cela.
« J’espère que… ma collègue va bien, murmura-t-il donc plutôt. »
S’il l’avait pu, l’athéoriste l’aurait rassuré en lui disant que, tant que Pénélope serait utile, elle n’aurait rien à craindre de sa cousine. Que SAPHIR n’agissait pas sans raison, dans le simple but de nuire, mais qu’ils poursuivaient un but plus noble, un but que Pénélope aiderait à atteindre à sa manière, même sous la coercition. Il lui aurait dit aussi que la captivité lui avait permis, au moins, une grande introspection, et qu’il s’excusait des pires aspects de sa personnalité, qu’il aurait aimé faire mieux en tant qu’être social, en dépit de tout. Il aurait aussi aimé recevoir des compliments sur sa grande maturité et son dévouement pour la vérité, lui qui avait su se remettre en question – même s’il lui restait encore à travailler la question de l’égo.
Mais il ne pouvait rien dire de tout cela.
« Qu’est-ce qui se serait passé, si tu avais pu m’inviter chez toi ? demanda-t-il plutôt, brisant la règle implicite qui leur interdisait les questions. Pour Noël ? »
Claude fut pris de cours, mais la réponse lui vint naturellement – parce qu’il l’avait déjà imaginée plusieurs fois en boucle dans sa tête. Il s’efforça donc d’oublier les murs blanchis de la cellule, l’air austère des deux gardes en faction devant la porte, pour remplacer tout cela par des souvenirs de chez lui et des odeurs de chocolat.
« Tu serais arrivé pile à l’heure, je parie. Tu aurais toqué – pas sonné, toqué – et j’aurais dit à ma femme : "Tiens, c’est mon ami qui est là". Je t’aurais ouvert et je vous aurais présenté. Elle n’aurait pas aimé ta tenue, trop chic à son goût. Noël, ce n’est pas chic, c’est convivial. Alors, pour éviter le silence, je me serais mis à parler, beaucoup trop, et mal. Tu m’aurais corrigé une ou deux fois, suite à quoi les autres invités seraient arrivés. Ma femme se serait levée en s’excusant pour leur ouvrir, et aussi parce qu’elle serait en train de se retenir de te lancer une sale réplique. Elle nous aurait laissé seuls, ensemble, et je pense que là, on aurait discuté de tout… ça. L’Amazonie.
– Hum. Et je ne serais pas resté dîné ?
– Si, bien sûr que si. Je t’aurais mis à côté de moi et de mon neveu. Il est intelligent, vous auriez pu discuter de choses intéressantes, plus qu’avec moi.
– Décris-moi le repas, si tu veux bien.
– Facile. On fait la même chose tous les Noëls. Pour l’apéritif, du champagne et des petits canapés saumon-beurre. En entrée, des œufs mayonnaises avec de la salade. Ensuite, dinde au marron, avec option tofu car une amie de ma femme est végétarienne, et de la purée de patate douce. Pour le fromage, on met la sauce, on achète chez le fromager du coin et on boit du vin rouge avec. Mon péché mignon, c’est le brillat-savarin à la truffe, ils n’en font qu’à cette période de l’année. Et au dessert, bûche à la glace. Le goût de la glace change chaque année. Cette fois-ci, ce sera à la pistache, aux agrumes et aux épices. »
Les deux hommes restèrent silencieux un moment, à ruminer le goût des oranges. Ce fut l’agent qui reprit le premier :
« En tout cas, crois-moi, tu aurais passé un super Noël.
– Je te crois, Claude. Merci de m’avoir invité. »
⁂
« Et pourquoi on autorise cette entorse au protocole ? »
C’était un technicien de laboratoire qui posait cette question, alors que la docteure Tamtam et son équipe visionnait l’enregistrement de la semaine. La longue liste du dîner de Noël lui avait donné faim et, plutôt que de laisser son estomac gargouiller, il avait préféré faire parler ses mots.
« Ça fait partie des expériences, répondit la directrice de l’étude elle-même. Tout a été approuvé avant, je vous rassure. Les sphères supérieures suivent de très près les deux sujets de test.
– Je vais vous avouer que j’ai du mal à comprendre l’intérêt. C’est juste deux gusses qui discutent. »
Puisque l’élément perturbateur semblait décidé à continuer sur cette voie, la chercheuse ordonna qu’on mette l’enregistrement en pause, avant de se tourner vers son équipe. Cette mission était toute récente après tout, ses membres étaient encore en mouvement – avec le fiasco engendré par la trahison de sa prédécesseure, tout le département était en ébullition. Ça ne pouvait pas faire de mal de rappeler ce pourquoi ils se trouvaient tous rassemblés ici, dans une petite pièce mal chauffée, à écouter deux quidams parler de leur petite vie.
« Les derniers tests cognitifs pratiqués sur le sujet B ont révélé quelque chose d’énorme. On a observé une… amélioration. Rien qui ne nous permette d’affirmer qu’on ait soigné Filbuson, hein, les réactions de Banon à l’anormal sont toujours les mêmes – inexistantes puisqu’il ne croit pas. Il en va de même pour ses réticences. Mais en ce qui concerne la vie quotidienne et les sujets quotidiens, il semblerait que… l’emprise de son dogme se soit relâchée. C’est un premier pas.
– C’est-à-dire ? demanda une autre technicienne, prouvant ainsi que la question de son collègue n’était pas anodine.
– Je vais vous énumérer quelques éléments clefs des relations sociales usuelles : croire en quelqu’un. Se laisser tromper par choix, par commodité, par recherche du réconfort. Suivre le fil de pensée d’une autre personne, un instant seulement, même si on pense le contraire. C’est là ce qui différencie les civils atteints du syndrome des membres de SAPHIR qui l’ont aussi : les premiers vivent des vies normales et peuvent même entretenir des croyances ou des superstitions banales. L’anormal est le facteur déclencheur du phénomène de rejet. Un prêtre peut avoir le syndrome de Filbuson et croire en Dieu ; ça veut juste dire que, s’il lui était confronté, il ne le reconnaîtrait pas. Les athéroristes sont plus systématiques dans leur rejet, qui devient une fin en soit et leur raison d’être. Alors, ils ne se permettent plus de croire en rien, ni de se laisser tromper.
– Et vous dites que…
– Banon a récupéré certaines prédispositions à la croyance, infiniment faibles certes, mais suffisantes pour nous interpeller. On ne sait pas si ça ira plus loin ou si on pourra l’instrumentaliser, mais ça vaut le coup de s’y pencher. Ce qu’ont vécu ces deux hommes et la relation étonnante qui en a découlé, ça constitue des données inédites, qu’on ne pourra sans doute jamais reproduire artificiellement. Alors on en tire le plus d’informations possibles tant qu’on les a sous la main. »
En son for intérieur, la docteure Tamtam se réjouissait d’avoir la chance de pouvoir participer à cette expérience, aussi banale puisse-t-elle sembler. Si on avait lâché mille couples aux profils similaires à ceux des sujets, dans la même forêt amazonienne, et sur le même laps de temps, elle était convaincue qu’aucun n’aurait pu reproduire le schéma observé pourtant dans le cas présent. En science, il fallait de l’intelligence, de l’intuition… et parfois, aussi, beaucoup de chance. Les phénomènes humains étaient difficiles à saisir, aussi ne laisserait-elle pas celui-ci lui échapper.
Elle remit l’enregistrement en marche.