Cette fois-ci, Yannick ne fut pas le premier à se réveiller et voir Claude debout de si bonne heure le surprit grandement. Il avait cru que l’homme avait un sommeil de plomb, mais voilà que ce dernier jouait avec les cendres du feu dès les premières lueurs de l’aube. L’athéroriste réalisa que l’agent n’avait pas bien dormi. Il avait des cernes autour des yeux et une lassitude bizarre dans tout son être avachi.
« Tu as une mine horrible, le salua-t-il en tout premier lieu – car après tout, leur intimité nouvelle avait ça de positif qu’il n’avait plus besoin de retenir ses mots.
– Je sais, répondit simplement Claude en soupirant. »
Il hésita à en donner la raison, non pas parce que c’était une information classifiée, parce que c’était une confession personnelle. Mais s’il ne parlait pas de ses malheurs à son drôle de compagnon, l’homme craignait de finir par se confier aux arbres. Ça n’arrangerait pas leurs affaires si Gavar- Yannick le croyait fou.
« Je n’ai plus de médicaments, avoua-t-il alors. J’en prenais pour dormir. Ou plutôt… J’en prends en toute situation de stress intense, comme maintenant. Et puisqu’ils me font dormir, je les prends souvent au coucher.
– Ils sont tombés à l’eau hier ?
– Non, je n’en ai juste plu. Ce n’est pas de votre faute.
– Hum. Et… c’était quoi, comme médicament ? »
La curiosité de Yannick était clinique, mais Claude y vit un intérêt plein de sollicitation. Il se détendit alors et trouva tout de suite les feuilles plus vertes et les couleurs plus lumineuses.
« Du Tercian.
– Antipsychotique, hein ? Je savais que vous voyez des choses.
– Je… Non, pas vraiment. C’est… à la base, c’est un antipsychotique oui, mais il est aussi utilisé comme anxiolytique à petite dose. C’est plus pour ça que j’en prends. Sur ordonnance.
– C’est un psychiatre externe à ton employeur qui te l’a prescrit, j’espère ? Un vrai médecin.
– Non. Il travaille chez nous aussi, c’est un collègue en somme. Dans le milieu, il y a pas mal de choses qu’on ne pourrait pas dire à un médecin civil.
– Par exemple, que vous avez vu le Mapinguari. »
À l’instant présent, l’ancien prisonnier avait des allures de psychologue. Le ton, au moins, le hochement de tête aussi. Comme s’il essayait de compatir tout en restant professionnel, en gardant une distance saine. Claude… ne savait pas d’où venait ce changement d’attitude, mais il trouva ça encourageant. C’était la preuve que toutes ses bienveillances avaient fini par adoucir la bête qu’il essayait de dompter – dompter socialement et respectueusement bien sûr, Gavaron n’était pas un âne.
« Ouais, ce genre de choses. Je voulais vous demander, d’ailleurs…
– Non.
– Je… Bon, d’accord. C’est pas grave.
– Non, mais… Pas non à la question, idiota. Non au vouvoiement.
– Ah. Je… Je voulais te demander. Le… La créature que nous avons vue hier. Je pense que tu la… voyais mieux que moi. Malgré son… camouflage certain. Comment est-ce que tu as fait ? »
Claude ne tutoyait pas grand monde. Anita, ses parents, quelques amis. Là, il avait l’impression d’être un enfant timide dans une cour de récré et ça se voyait. Bon sang, si Yannick avait su qu’il suffisait de se rapprocher de l’agent pour le déstabiliser, il aurait cédé à ses offres de paix bien plus tôt. Peut-être que c’était pour ça, d’ailleurs, que l’homme en uniforme était aussi désagréable et ce d’une manière si convolutive et courtoise. Pour qu’on ne veuille pas se rapprocher de lui, sans plus le détester que ça ? Si c’était vraiment son objectif, quel trait de génie : Yannick l’avait trouvé détestable, faux-cul, mielleux et agaçant, autant de défauts qui lui demeuraient encore comme un arrière-goût au fond de la bouche – sans jamais le penser assez désagréable pour mériter une remarque acerbe. Il lui répondit pensivement, et pas avec sa première réponse Avec les yeux, pauvre tache qui n’aurait pas vraiment servi sa nouvelle vocation altruiste. Plutôt, il choisit la voie de la pédagogie :
« Nous autres, fragments du SAPHIR, avons décidé de renier tout ce qui n’est pas. Ça ne veut pas dire qu’on a la science infuse, bien sûr : nos sens sont aussi trompeurs que, eh bien, ceux des croyants. Mais pour pallier ces erreurs humaines, il existe un protocole. Tout ce qui passe par nos sens est minutieusement analysé, compilé, ordonné selon un critère principal de plausibilité – plus un critère secondaire d’utilité, au cas où une Singularité inexistante serait quand même pertinente pour nos objectifs – afin de reconstruire la scène au plus proche de la réalité. Par exemple, quand tu vois le terrible "M" – je n’utilise ce surnom que pour t’expliquer mieux – quand tu le vois du coup, ton cerveau se dit "Un monstre !". Mais le mien se dit "Une créature non-identifiée présentant toutefois des caractéristiques animales plausibles rappelant celles d’une espèce éteinte". Ça peut sembler difficile comme ça, prendre du temps, mais en fait ça devient très intuitif à force d’entraînement. Tout le monde pourrait le faire.
– Mais… le camouflage…
– Quel camouflage ? Il suffit d’ordonner les couleurs selon le même échelonnement, voilà tout. Tu vois peut-être le même rouge sur les feuilles et le pelage, mais moi, j’ai en tête les teintes pour vérifier qu’elles existent bien, que mon cerveau ne me joue pas des tours, et je distingue très bien la différence.
– Vous… contrôlez l’existence de toutes les couleurs, en tout instant ?
– Les couleurs et plus encore ! Là, par exemple, je m’assure que chaque cheveu sur ta tête appartient bien au domaine du réel. Je conclus que oui, ta chevelure est entièrement fiable. Un détour chez le coiffeur ne serait pas de trop, par contre.
– Vous avez quand même confondu le cri du Mapin- du terrible "M" avec celui d’un singe hurleur.
– Tu, nom de Newton, tu. Et qui te dit que le cri de singe était émis par la même bête qui t’a attaqué ? Ce n’est pas parce qu’il y avait un Mylodon slash Megatherium, qu’il n’y avait pas de singe hurleur. On s’est juste préoccupés du plus urgent et on a manqué l’animal le moins gros, voilà tout. Je pense même que si le paresseux géant nous a chargé, c’est parce qu’il a eu peur des hurlements.
– Je vois. Et cette méthode dont tu parlais tantôt… Tu, euh, tu pourrais me l’enseigner ? »
Yannick se rengorgea. Voilà que s’annonçait déjà sa première victoire sur la déraison. Il était visiblement un thérapeute et un meneur nés.
« En temps et en heure, sans doute. Il y a encore du chemin à faire pour que tu arrives à mon niveau d’éveil, sans vouloir te décourager. »
Claude se disait en fait que cette méthode de traitement de l’information sensible et systématique pouvait avoir une application militaire dans son corps de métier. Il ne voulait pas être fermé d’esprit : si agir comme les personnes atteintes du syndrome de Filbuson permettait de passer outre le camouflage d’une instance aussi dangereuse que celle du Mapinguari, entrons donc dans l’asile.
… Il regrettait sa blague intérieure, méchante et validiste.
« J’ai faim, déclara-t-il pour ramener leur discussion à des considérations plus terre-à-terre. Il n’y a rien à manger. Qu’est-ce qu’on fait ?
– Une fricassée de fruits et d’insectes. J’ai vu des termitières non loin. On pourra faire ta technique de primate de l’autre fois, mais proprement.
– Oui, M’sieur Yannick. »
Ce n’était pas le moment de faire la fine bouche, alors l’agent se plia aux instructions de son aîné, même si l’idée le dégoûtait. Les deux hommes se firent une fricassée d’insectes et de mangue qu’ils mangèrent en parlant, pour se distraire du goût des bestioles qui croustillaient sous leurs dents. Claude émit l’idée qu’ils devraient se laver, mais Yannick doutait de trouver un plan d’eau acceptable. Mieux valait compter sur la pluie et préparer en avance un feu protégé, pour se sécher immédiatement ensuite. La question de l’eau en amena une autre, plus épineuse, alors qu’ils pensaient tous deux à l’étape suivant la traversée du fleuve.
Où aller, maintenant ? Que faire ?
« On pourrait… essayer d’aller à la base, être sauvés de la jungle, proposa doucement Claude en se disant qu’il devait au moins essayer. »
Très prévisiblement, Yannick fronça le nez et enfourna plutôt une cuillère nouvelle de larves mortes dans sa bouche.
« Oui, alors, non merci. Pourquoi pas la ville d’Iquitos, plutôt ? C’est un peu loin, certes, mais on dit que c’est une très belle destination touristique et je n’ai pas eu l’occasion de la visiter lors de ma cavale. On pourrait y manger du tacacho typique. Et puis, comme ça n’est pas accessible par les routes, ça me donne un coup d’avance sur tes petits amis qui voudraient me chercher, conclut-il honnêtement.
– Je suis flatté que tu veuilles partir en vacances avec moi ! sourit Claude en retrouvant un peu de son enthousiasme d’antan. Mais, euh… tu sais pour quel type de tourisme la ville est vraiment connue ?
– … Je ne suis pas sûr, non. Éclaire-moi.
– Le tourisme chamanique. De jeunes blancos y vont pour prendre de l’ayahuasca et recevoir des "visions" hallucinogènes. Toujours intéressé ? »
Le frisson d’horreur qui parcourut Yannick n’avait rien de feint. Il réfléchit longuement, les mains jointes autour de son bol – l’ironie du sort avait voulu que le courant emmène la nourriture et les laisse avec de la vaisselle vide. Honnêtement, il savait bien que les deux hommes ne pourraient pas tenir longtemps à ce rythme. La question était : est-ce qu’il avait une chance de s’en sortir en s’en revenant plutôt par le Sud ? La Juruá était civilisée plusieurs kilomètres plus bas, mais avant cela, son tracé très sinueux la rendait impropre à l’installation. Ils étaient au cœur de la forêt amazonienne, désormais. Le pari semblait hasardeux.
L’athéroriste en fit un autre aux chances moins favorables encore : qu’il arriverait à convertir Claude avant que ce dernier ne le guide jusqu’au site.
« … La base de la Fondation SCP me paraît préférable, finalement. Au moins faites-vous semblant d’avoir une approche scientifique. Je verrai après comment m’en sortir. Je m’en sors toujours, de toute façon.
– Quand tout sera fini, on pourra peut-être partir en Irlande. Je sais, c’est moins exotique que ce à quoi vo- tu es habitué. Mais j’ai toujours voulu y aller. J’adore l’agneau, le ragoût irlandais m’a toujours fait de l’œil.
– Tu es dans le déni, Claude.
– De la pomme de terre… Une potée avec des oignons et des carottes… Un gratin de chou-fleur… Oh, des pâtes. Des putains de pâte avec gruyère, parmesan et sauce Panzani.
– Après les monstres, voici que tu vois des mirages alimentaires maintenant.
– Et toi, tu ne les vois pas ? Tu ne veux même pas essayer de les voir, ces souvenirs de la civilisation ? Ils ne sont peut-être pas réels, mais ça m’aide à tenir le coup.
– Je préfère m’en tenir aux faits et aux ressources non-imaginaires. Il nous reste de la fricassée d’insectes, par exemple. Ça, c’est mieux qu’un repas gastronomique, parce que c’est réel, tout simplement. »
Claude fronça le nez en se remémorant le goût et la sensation de la chitine sur sa langue. Ce n’était vraiment pas le festin auquel il aspirait. Le seul moment un petit peu marrant de la cuisine d’insecte, c’était de les attraper : Yannick se détendait sitôt qu’il tenait un scarabée entre ses mains et commençait à donner son nom scientifique ainsi que quelques anecdotes obscures sur l’espèce. Ça faisait plaisir de le voir spontané et passionné, mais un peu moins de manger le fruit de sa chasse entomologique.
« Tu devrais essayer le yahuarlocro un de ces quatre, si tu aimes la viande de mouton, reprenait le biologiste en herbe après un temps de silence. C’est un plat équatorien, une soupe de pomme de terre et de viande d’agneau. La sauce est préparée spécialement avec du sang de mouton.
– Tu vois, ça ça me dégoûterait en temps normal. Je ne peux même pas couper un boudin noir sans me sentir mal. Mais j’ai tellement hâte de manger quelque chose de cuisiné que l’idée d’une sauce au sang, là, tout de suite, ça me fait saliver. Ma grand-mère, ça la rendait folle que je ne mange pas de boudin noir. Elle verrait sans doute cela comme une victoire personnelle, de me voir manger du… yahualoco…? si elle était encore parmi nous. »
Yannick était mal à l’aise. Ça commençait à devenir un peu trop personnel pour lui tout ça. Et puis, personnifier les morts via le conditionnel, ça n’était pas rationnel.
« Bon, dit-il en se relevant. Bon bon bon. On devrait repartir. Je te laisse ouvrir la marche.
– Avec plaisir. »
Ils s’enfoncèrent dans la jungle. Pour la première fois, les deux hommes marchaient dans le silence complet. Mais ce n’était un mal pour autant. C’était même bon signe.
⁂
Lorsque Claude tomba sur une caisse, il se trouva tout con.
Tout en se laissant guider vers le Nord par sa boussole, il avait été naturellement attiré par la lumière. Celle-ci tombait à foison du plafond de la forêt, distillant des nuances vertes sur le sol telle une grande verrière colorée. Par endroit, la lumière passait mieux qu’à d’autres et tombait en une pluie divine sur les débris métalliques. Les caisses étaient éclatées au sol et leur contenu répandu dans la boue qu’avaient déjà fourragée plus d’un animal. Elles avaient troué le ciel de l’enfer vert, le parsemant de lucarnes récentes que ne tarderait pas à combler la croissance végétale de la jungle.
Au début, l’agent craignit de voir là les vestiges du crash aérien et une peur sournoise s’infiltra dans son esprit en lui donnant envie de ronger ses ongles sales. Mais il s’intima de se calmer. Les seuls débris qu’il voyait appartenaient à des caisses et pas à des morceaux d’avion. Il n’y avait pas non plus d’humains, de… corps. Alors, il ne pouvait que se convaincre que la cargaison à ses pieds avait été larguée en plein air, pour rééquilibrer le vaisseau en perdition, plutôt que d’être la malheureusement conséquence de la perspective funeste où l’avion aurait été déchiré en plein air…
« Quelle chance ! se réjouissait Yannick pendant ce temps en commençant à fouiller. Vite, trouvez ce qui pourrait nous servir. »
Claude s’accroupit lui aussi et les deux naufragés des airs se mirent à chercher dans la terre sans aucune dignité, maculant leurs genoux et leurs mains de sève et de boue noire. Il espérait, sans trop y croire, trouver quelque part ses médicaments. Rien n’y fit. À la place, les caisses contenaient divers tuyaux métalliques et sections de tôle qui auraient dû servir à entretenir et réparer les canalisations du site Hippolyte-12. Utile ? Peut-être, mais sans doute pas assez pour justifier de se trimballer ce poids supplémentaire lors de ce trek improvisé déjà bien assez compliqué comme ça. Quelle poisse.
« Claude, l’appela Yannick, lequel était allé examiner les caisses un peu plus loin en suivant la direction des points d’impacts au sol.
– Tu as trouvé quelque chose d’utile ?
– Non, c’est bien le problème. Claude, j’ai une question à te poser et même si je crains que la réponse soit absurde, je me dois de l’obtenir.
– … Dis toujours ?
– Pourquoi est-ce que vous avez chargé des rochers dans des caisses renforcées ? »
L’agent se releva alors, alarmé. L’athéroriste avait trouvé les PSIs : rien de bien dangereux, mais un seul geste maladroit pourrait les mettre dans une situation gênante qu’il valait mieux éviter.
« Ne les touchez pas ! Il faut des gants pour…
– Aïe. »
Le gémissement était laconique, voire même mécanique. Comme une douleur qu’on imiterait, à laquelle on réagirait par politesse seulement. Claude crut que Yannick se payait sa tête, mais en arrivant près de son compagnon, il eut le grand regret de voir qu’il s’était effectivement coupé sur les rebords traîtreusement affilés de la pierre. La plaie saignait.
« Je veux du désinfectant, déclara le blessé en fronçant le nez. Cette pierre a été exposée aux eaux et aux bêtes depuis des jours, je ne veux rien risquer.
– Yannick… Comment tu te sens ?
– J’ai mal à la main, dit-il en se retenant autant que possible de lui jeter un regard méprisant – mais ça se voyait quand même.
– … Ah, d’accord… Du désinfectant, du coup ? »
L’agent fouilla dans les maigres affaires qui leur restaient et il en sortit du matériel de premier secours pour bander la plaie. Il le fit en silence, mal à l’aise. Yannick ne parlait plus non plus, et Claude ne savait pas si c’était à cause de l’influence des minéraux dans son sang. Ceux-ci avaient tendance à faire… trop parler au contraire, mais on ne savait jamais avec le syndrome de Filbuson, parfois ça immunisait de manière bizarre, par exemple en rendant imperméable à la plupart des agents mémétiques dont les informations se stockaient dès lors dans des régions amnésiques du cerveau. Quand même, pour le bien de leur survie et de leur relation, mieux valait tester les eaux avant de tirer une conclusion quelconque. Si Yannick avait vraiment été affecté par les PSIs, il méritait de le savoir. Mais comment aborder la chose, maintenant… ?
« Yannick…
– Mh ?
– Est-ce que ça te gênerait de répondre à quelques questions ? Je voudrais m’assurer que… tu n’as pas été secoué.
– Secoué par quoi, par tes cailloux ? Aussi, lâche ma main si tu as fini d’y mettre le bandage, ça commence à devenir gênant. La tienne est très chaude, le contact me gêne.
– Ah ! Pardon, fit Claude en lâchant effectivement sa prise pour laisser retomber ses bras le long de son corps. Mais… du coup ? Est-ce que je peux ?
– … Me poser des questions ? Bon sang, Claude, tu demandes la permission pour tout et pour rien.
– Euh… Oui. »
L’agent restait là à trépigner, misérable, parce qu’il n’arrivait vraiment pas à sortir les mots qu’il fallait pour s’expliquer. Yannick le regardait faire, interdit et un peu agacé aussi, parce que n’étant pas mentaliste, il ne pouvait pas accompagner la réflexion du grand benêt jusqu’à la rendre intelligible, pas tant que celui-ci ne se serait pas décidé à la déballer oralement. Et puis, soudain, la lumière se fit dans son cerveau génial : l’énergumène un peu naïf avait l’air de craindre la plaie et la roche plus que le blessé lui-même n’en avait eu peur. Quand il étudiait l’indice de ces inquiétudes au prisme du transport curieusement renforcé des pierres, l’athéroriste devinait que l’homme et plus largement la Fondation attachaient une certaine spiritualité à l’élément minéral. Un genre de lithothérapie bâtarde dont il fallait noyer les prémices dans l’eau bénite de la Raison.
« C’est encore une de tes expériences à la New Age, c’est ça ?
– La… quoi ?
– Bon, pose-moi tes questions. Je comprendrais peut-être mieux, après quoi on pourra sans doute discuter un petit peu de tes… craintes. Les éclairer, même.
– D’accord, euh… »
Claude était en sueur. Ce n’était pas son travail, d’habitude, d’élaborer un protocole de test. À force de traîner avec des grosses têtes, il avait bien dû chopper un truc ou deux, non ? Réfléchis, Claude, réfléchis. Une question facile, pour commencer.
« De quelle couleur sont mes yeux ?
– Tu as les yeux marrons. C’est une couleur répandue à cause de l’allèle dominant, évidemment, mais la tienne est singulière. J’ai envie de comparer à… deux lions ? Je ne connais pas les terminologies exactes, oublie ce que je viens de dire.
– Bien. De quelle couleur sont mes cheveux ?
– Bruns aussi. Tu as peur que la pierre me rende daltonien, c’est ça ? C’est quoi le nom de ce minerai, d’abord ?
– On appelle ça des PSIs, nous. Prochaine question… Est-ce que tu m’apprécies ? En tant que personne ?
– Franchement, répondit honnêtement Yannick et il en fut le premier surpris, ça va. Tu en as encore beaucoup des questions ? »
L’agent était bien embarrassé, parce qu’il avait plein de questions oui, ça ce n’était pas un problème ; mais il lui fallait choisir les bonnes, celles qui lui permettraient de savoir avec certitude si Yannick était affecté par l’effet des PSIs. Il se souvint soudain d’un détail particulier sur lequel il était quasiment certain que l’athéroriste avait menti plus tôt. Ce serait ça, son test ultime.
« Tu peux me dire ton vrai nom ?
– … Tu n’es pas sérieux.
– Ou alors, juste m’énoncer le nom que tu voudrais que je pense vrai. C’est la dernière question, promis. Après, je te laisse tranquille.
– Je m’appelle, soupira donc Yannick en se pliant de mauvais gré à l’exercice enfantin, Jacques Banon. »
Les deux hommes se figèrent soudain, hébétés l’un comme l’autre par ce qui venait de sortir de la bouche de l’athéroriste. Bien évidemment, ce dernier avait mis un faux patronyme sur ses faux papiers ; et si la Fondation connaissait déjà son vrai prénom, le nom de famille était demeuré secret jusqu’alors. Il avait appris à mentir sur le sujet, adoptant comme seconde nature une demi-vérité bien pratique. Mais voilà que, bêtement, Yannick venait de mentir sur la mauvaise partie du patronyme. Yannick "Gavaron", c’est ce qu’il avait voulu dire. Et il avait dit "Jacques" Banon, confondant avec une autre de ses fausses identités. Une confusion qui pourrait bien lui coûter cher.
« Sérieux ? ne put pourtant s’empêcher de glousser Claude malgré la gravité du moment. Banon… tout comme le fromage ?
– … Claude. Que veut dire "PSI" ? C’est une abréviation de quoi ?
– C’est un acronyme. "Pierres des Strates Inconscientes", que ça s’appelle.
– Explique ce que c’est avec tes mots. Je me fiche de savoir si c’est crédible ou non, je veux juste savoir ce que tu penses que c’est.
– Eh bien, ce sont des… urolithiases ? Je ne sais pas ce que c’est – on les extrait chez le petit peuple. Elles ont pour propriété, une fois raffinées, de pousser quiconque en présente dans son sang à dire la vérité. Normalement, c’est systématique, ça te fait lâcher des grosses confessions même si tu essayes de fermer la bouche, mais je vois que tu présentes une certaine résistance. C’était pour… les expériences du projet. La mauvaise foi des sujets, parfois, ça trouble les conclusions des tests de ce que j’ai compris. »
Yannick se sentit mal dans un premier temps parce que lui savait ce que c’était, une urolithiase, et même une urolithiase imaginaire chirurgicalement prélevée dans une fée imaginaire, ça le dégoûtait. Mais surtout, il essayait de trouver une explication plus rationnelle à son manquement. Y en avait-il seulement une ? Il avait fait une erreur. Ça arrivait. D’habitude, il essayait tout simplement d’en identifier les causes pour ne plus recommencer, mais voilà que l’explication causale lui échappait, tout comme son vrai nom un peu plus tôt. L’absence ? La fatigue ? La faim ? L’obsession qu’il entretenait à l’idée de soigner Claude de toutes ses déraisons, lesquelles justement venaient lui casser les couilles ? L’homme essaya brièvement d’expliquer son erreur par le sentiment de confiance que lui avait pernicieusement insufflé cette camaraderie trouvée dans l’adversité – la camaraderie et non l’affection, parce que le mot honni sonnait trop comme "amour", ou en tout cas ça commençait pareil. Or Yannick n’était pas homosexuel, enfin a priori, rien n’était sûr dans la vie tant qu’on avait pas testé l’hypothèse, et c’est vrai que Yannick avait trop rarement et trop misérablement testé la théorie inverse pour être sûr de ses conclusions, mais même une homosexualité subite aurait mieux expliqué son honnêteté incompréhensible qu’une pierre magique qui empêche de mentir. Du coup c’était peut-être plutôt une pierre magique qui rend homosexuel ? Yannick était un peu perdu sur le moment, il peinait à se l’avouer.
« Je ne suis pas gay, affirma-t-il avec conviction à voix haute pour se convaincre, ce qui fit redoubler l’hilarité déplacée de son ami.
– Oulà, gaffe aux questions que tu poses désormais. Tu as… cinquante pourcents de chance d’avoir la bonne réponse je dirais, et elle pourrait ne pas te plaire. »
Il riait, ce con. Il riait sans même essayer de s’en cacher. Agacé, Yannick se dirigea vers la caisse et préleva un fragment de rocher, en faisant attention cette fois-ci à ne pas se couper, et il revint voir son sujet d’expérience en pointant sur lui le caillou tel un couteau.
« Je vais effectuer une incision dans ta peau, puis tu vas dire un mensonge. Puisque la résistance naturelle aux "PSIs" ne te concerne apparemment pas, tu verras sans possible objection que toute ta magie, là, c’est du pipeau.
– Quoi ? Je ne veux rien prouver, hein.
– Moi si. Je veux prouver que l’erreur est humaine, pas surnaturelle, et tu vas m’y aider.
– Je… Je préférerais pas.
– Tu as peur. Peur de quoi ? Que ton monde s’effondre ? Que ta langue se délie et me narre tes plus noirs secrets ? N’aie pas peur. Tout ce que tu aurais pu faire, j’ai sans doute fait pire. Et si toutes tes convictions venaient à s’effondrer, je serais là pour t’aider à reconstruire des bases saines. »
Il avait voulu dire ça d’un ton doux et affectueux, ça se voyait à la manière dont la tête de l’athéroriste se penchait sur le côté et ouvrait grand ses yeux noirs en une mimique rassurante. Mais ça ne faisait que contribuer encore à son image de forcené. Claude savait qu’en cas de danger, il pourrait facilement maîtriser l’homme myope, mais ça ne l’empêchait pas de se sentir très mal à l’aise. Comme quand il avait découvert que sa petite amie du lycée volait ses chaussettes pour dormir avec. Alors, en désespoir de cause, il répondit d’une voix mal assurée :
« Si… Si tu me coupes avec ça, peut-être que je vais avoir un effet placebo, tu sais ? Que je ne pourrais plus mentir parce que c’est ce dont je me suis convaincu. Je n’y peux rien, tu sais. »
En grommelant, Yannick jeta alors le rocher inutile loin de lui et s’essuya les mains contre son vêtement avec dégoût. Mais il était content quand même en son for intérieur. Claude avait dit ce qu’il espérait qu’il dise : car même si ce n’était que pour lui faire plaisir qu’il niait les effets des PSIs, avoir réussi à implanter dans son esprit la réalisation que toute magie n’était somme toute qu’un vent d’auto-suggestion constituait un pas en avant en soi. L’agent pouvait bien croire qu’il avait réussi à manipuler l’athétoriste en profitant des principes de ce dernier : le programme de thérapie ne faisait que commencer en vérité. L’inconfort et la peur n’en étaient que les premières étapes.
« Ce n’est pas ta faute, c’est vrai, soupira-t-il théâtralement. Du moins sais-tu maintenant que tu peux toujours me faire presque entièrement confiance dans ce que je dis.
– Seulement la moitié du temps, répondit Claude qui n’était pas complètement con non plus, même s’il ne se doutait en rien des grands projets de son compagnon. »
Ils trouvèrent quand même quelques butins de valeur dans les décombres, comme des filtres pour les canalisations. Yannick insista également pour que l’agent se charge d’au moins deux tuyaux de fer rigides et de petites tailles, sous le prétexte qu’ils pourraient servir d’arme ou de canne si besoin était. Claude les rajouta donc par-dessus son sac-à-dos, en parallèle de ses épaules pour qu’ils ne l’embêtent pas trop. Ils reprirent la route.
Le chemin les faisait naturellement s’éloigner de la Juruá. L’humidité de l’air n’avait pas baissé pour autant – car tout était humide dans cette jungle, leurs cheveux suintant et même frisant pour Yannick. Ils avaient chargé leurs gourdes avant de partir et ne s’inquiétaient donc pas de l’eau, mais la question de la nourriture les hantait dans le silence. Elle avait un double sens : chaque fois qu’un oiseau à la voix rauque faisait sonner son chant sous la canopée, Yannick s’imaginait un bon rôti tandis que Claude craignait plutôt que les deux humains soient au menu d’autrui. Difficile de fuir le danger avec le ventre vide.
L’agent fut le premier à aborder le sujet tendancieux. Pour être honnête, c’est son ventre qui s’en chargea tout d’abord par l’effet de maintes protestations que ne put que suivre la voix.
« Désolé, il est vocal quand j’ai la dalle. Est-ce que tu penses qu’on devrait… chasser ?
– Qu’est-ce qu’il nous reste ? s’enquit Yannick.
– On a plus aucune ration, juste quelques baies qu’on doit manger en urgence. Pas assez pour deux hommes adultes en pleine force de l’âge.
– Hum. Il nous faut de la viande. De préférence avant qu’on commence à fatiguer, parce que ça ne va pas être une partie de plaisir. Tu sais chasser ?
– Non. Toi ?
– Je connais la théorie, et le bois qui convient pour se fabriquer un arc. Le reste, j’espérais que tu saurais t’en charger.
– J’ai suivi une formation d’archerie, une fois. Pas pour le travail, quand j’étais ado.
– Merveilleux. Quel niveau ?
– … Une semaine en colonie de vacance à thème "Robin des bois".
– … Bon, c’est mieux que rien.
– Tu pourrais être Petit Jean ?
– Toujours mieux que le pseudo-frère universel Tuck, conclut l’athéroriste après une pause réflexive. »
Une fois n’est pas coutume, Yannick décida de laisser Claude travailler et se charger de la fabrication de leurs armes. L’idée était de lui occuper l’esprit à une tâche matérielle et mécanique, loin des considérations ésotériques qui semblaient mettre dans les pas de l’agent un frisson de peur permanent. Et ça fonctionna, un temps. Dès que l’homme baraqué utilisait ses mains, la tension et l’hésitation dans ses muscles semblaient fondre. Et puis, il était bon, il maniait bien le couteau, il faisait du bon travail en somme. L’arme finie, le rationnel la prit au poing et en testa la souplesse et la résistance. Il la trouva adéquate et le fit savoir en récompensant cette réussite d’un trait bienveillant :
« Beau travail, Claude des bois.
– Merci ! »
Ensemble, les deux hommes se mirent en chasse. C’était du pistage, tout d’abord, affaire délicate étant donné qu’il leur fallait dévier de leur trajectoire pour suivre les bêtes, lesquelles ne faisaient pas aux voyageurs la faveur de se diriger dans le même sens qu’eux. Yannick feignait de s’en agacer, mais en réalité, il se réjouissait de ce contre-temps fort peu contrariant étant donnée leur destination actuelle. Voir Claude se démener ainsi pour accélérer leur traque, afin de lui faire plaisir, lui donnait un sentiment d’importance qui le confortait dans son approche amiable du problème insoluble qu’était l’homme superstitieux.
Leur première cible fut un groupe de singes-hurleurs – des vrais, cette fois-ci – qui gesticulaient dans les basses branches. Yannick voulut tirer pour qu’un corps tombe, croyant avoir une ligne de mire dégagée, mais sa flèche artisanale n’était pas bien balancée et elle ricocha sur les branches, effrayant toute la colonie de proies faciles qui s’évanouit dès lors dans les innombrables alcôves de la jungle comme une seule entité ruche. Claude s’excusa pour la mauvaise facture du projectile, mais l’athéroriste le rebuta d’un geste, agacé par sa propre arrogance : il avait cru réussir son coup, et il avait échoué. C’était un moment d’apprentissage.
L’homme de raison parvint à se repentir en trouvant leur prochaine piste : des traces de sabots de petite taille qui piétinaient les herbes et la boue. C’était une proie infiniment plus facile que les singes volatiles : il suffisait de se placer en hauteur sur le chemin de passage des animaux allant boire et l’opportunité se présenterait d’elle-même. Yannick décida qu’ils se mettraient sur les troncs aux alentours, tels des jaguars à l’affût, et demeureraient ainsi dans le plus grand des silences jusqu’à ce qu’une bête ne se présente.
Claude se posta donc en haut d’un arbre, après avoir aidé son compagnon à grimper dans celui d’en face, et il attendit. Ce n’était pas naturel pour le grand gaillard anxieux, ça, l’immobilité. Le temps de silence se dédoublait dans son esprit, entrant en résonance avec toutes ses pensées jusqu’à ce qu’il ne s’entende plus que trop. Il repensait à toutes les fois où son frère aîné l’avait fait jouer au "roi du silence" pour se débarrasser de lui et pendant ce temps, ses doigts tremblaient, du moins c’était l’impression qu’il avait. Il craignait de ne pas toucher sa cible.
Pourtant, le geste lui vint mécaniquement. Lorsqu’un animal de petite taille, au museau fin et aux yeux doux, s’avança sur la piste, deux flèches se décochèrent de part et d’autre de l’embuscade, une seule toucha. C’était celle de Claude. Il regretta dès le moment où ses doigts lâchèrent la corde, car il avait reconnu là une espèce dont il était tributaire : un daguet rouge. La petite femelle s’effondra tandis que ses congénères s’éparpillaient dans la jungle en poussant des grognements d’alarme.
« Mince, gémit l’homme très doucement du haut de son arbre. »
Il sauta à terre pendant que Yannick essayait encore de toucher les autres bêtes en fuite, puis s’approcha de la forme sursautant à terre. La flèche avait transpercé la gorge et l’animal se noyait dans son propre sang. Il la laissa faire un temps, hébété, avant que son compagnon ne le rejoigne et l’enjoigne à faire ce qu’il y avait à faire :
« Qu’est-ce que tu attends ? Mets fin à ses souffrances. Là, tu la fais juste agoniser pour rien. »
En tressaillant à son tour, l’agent sortit enfin de sa torpeur et se saisit de son couteau suisse qu’il plongea bien vite dans le petit corps chaud, au niveau du crâne. Yannick s’énerva car apparemment ce n’était pas comme ça qu’on faisait et l’homme se saisit du couteau pour accomplir la besogne lui même.
« Voilà, là elle est morte. Avec le moins de douleur possible, enfin, à partir du moment où j’ai tenu le couteau. Avant, elle a dû passer un sale quart-d’heure. Bon, on va charger le corps sur ton dos et on va aller dépecer ça dans des conditions plus saines.
– Yannick… »
L’athéroriste releva la tête du cadavre. L’agent pointait un doigt tremblant en direction d’une forme minuscule dans les fourrés plus loin. C’était celle d’un faon. Deux pour le prix d’un, se réjouit l’homme rationnel avant qu’il ne réalise que son ami très sensible ne verrait pas cette découverte du même œil.
« Claude…
– Tu penses qu’on a tué sa mère ? C’est pour ça qu’il reste là à nous observer ?
– Il est probablement figé de peur surtout. Tu ferais mieux de le tuer aussi, ça lui évitera de se faire bouffer vivant dans les jours à venir.
– … On peut pas le prendre avec nous ? »
Yannick leva les yeux vers son compagnon, agacé. L’homme avait les mains couvertes de sang à cause de la boucherie amatrice qu’il avait pratiquée en essayant de tuer la biche mère, et maintenant il ne supportait pas l’idée de tuer la biche fille – ou le cerf garçon. Son idée d’adopter un petit faon sauvage était semblable à toutes ses autres lubies de monstres et de Singularités : une illusion. Ça faisait aussi parti du traitement de lui arracher toutes les racines de l’espoir lorsque celles-ci donnaient de la mauvaise graine.
« C’est un animal féral, on ne l’adopte pas comme ça. Tu veux lui fabriquer une laisse et le mener à la main ? Comment est-ce qu’on le nourrirait ? Tu t’y connais toi, en élevage de mazama ?
– Alors le laisser partir… Retrouver la nature…
– Il va crever sans sa mère, autant que ça nous profite. »
Comme Claude ne faisait rien, ni pour le convaincre ni pour l’empêcher de quoi que ce soit, Yannick ramassa un caillou et le jeta en direction de la bestiole. Il manqua – évidemment – mais l’impact de la pierre à côté du faon fut suffisant pour lui remettre les idées en place. Le bébé s’enfuit en tapant du sabot, disparaissant dans les fourrés épais dans une direction aléatoire qui n’était pas celle qu’avaient prise les autres adultes de son groupe.
« Voilà. Le jaguar le plus proche te remercie, Claude.
– … »
L’agent n’avait pas le cœur d’expliquer à l’athéroriste la véritable raison de son chagrin, qu’il n’aurait pas comprise. Pour échapper au Mapinguari, il avait reçu l’aide d’une femme-biche ; mais voilà que maintenant, il tuait le peuple de la femme-biche. Il y avait un ordre naturel des choses à respecter pour se nourrir dans le respect, et cet ordre avait été bafoué par les deux occidentaux. Quelque chose lui disait que désormais, il ne pourrait plus compter sur l’aide de la nature pour échapper aux menaces futures.
« Viens, Claude. Ça ne sert à rien de se lamenter, lui conseilla Yannick d’un ton un peu plus doux. On va aller dépecer cette bête et se faire un festin. Tu oublieras tout ça lorsque tu auras l’estomac plein de viande cuite. »
Claude n’oubliait pas. Claude n’oubliait jamais. Claude se sentit mal, même une fois qu’il eut l’estomac plein. Il avait l’impression que la viande de biche lui remontait dans l’œsophage, mais quand il crachait par terre, discrètement, il n’y avait que de la bile et de la salive.
Cette fois-ci, les deux hommes se fabriquèrent des torches et décidèrent d’avancer même dans la nuit. L’agent avait peur de dormir et des pensées obscures qui viendraient avec le sommeil, alors ça l’arrangeait ; quant à Yannick, il espérait forcer la fatigue chez son compagnon pour le fragiliser. Tout fragment du SAPHIR s’était entraîné à résister à tous les facteurs d’irrationalité potentiels, l’épuisement y compris, et à l’instrumentaliser pour nuire à leurs ennemis. Les méthodes de "conversion" de ses pairs impliquaient entre autres choses de priver le sujet du sommeil, pour le rendre moins rétif. C’était un petit peu ce qu’il essayait de faire avec Claude, en apportant à la méthode une légère modification toutefois : il espérait le pousser davantage vers la folie pour l’en retirer in extremis, une thérapie de choc censée réveiller l’homme rationnel qui devait sommeiller en lui.
Et si ça échouait… Non, ça n’échouerait pas.
C’est ainsi que les naufragés avançaient donc : Claude passait devant et portait une torche haut par dessus sa tête, éclairant leur chemin ; pourtant, il demeurait aveugle aux sourdes intrigues de son prochain.
Le bâton de marche qu’utilisait l’agent s’enfonçait de plus en plus dans le sol mou. Le marcheur marqua l’arrêt, inquiet. Il tâta aux alentours avec prudence, remuant la boue et la mousse.
« Je crois qu’on s’approche d’une mangrove. Je n’aime pas trop ça. On devrait s’arrêter.
– C’est à ça que sert le bâton de marche, non ? À vérifier qu’on ne s’embourbe pas. Continuons, Claude. Le plus tôt arrive-t-on à ton petit camp de vacance, le moins de risques prenons-nous.
– Je ne voudrais pas glisser, qu’on se blesse… »
Une main se posa sur sa large épaule, en l’abordant sur le côté car le sac à dos et les tuyaux empêchaient d’accéder à sa clavicule par le haut. Yannick s’était approché de lui et faisait glisser sa main sur le vêtement comme la pluie sur une toile. Il avait l’air sévère.
« Pourquoi est-ce qu’on se blesserait, tant qu’on avance avec précaution ? Aie confiance, Claude. »
Comme le sol mou des marécages n’était pas vraiment l’emplacement idéal pour faire un feu en plus de cela, l’agent plia et continua d’avancer, les dents claquant à cause du froid. Ils avaient utilisé leur abondance de bandages pour se faire des gants de fortune, enfilés sur leur main qui ne tenait pas la torche et qui par conséquence n’était pas chauffée par la flamme et le suc : Yannick sur sa main droite et Claude sur sa main gauche. Mais les températures glaciales et surtout humides de la forêt n’étaient pas bonnes amies avec leur peau gercée et irritée. C’était une marche inconfortable que la leur.
L’athéroriste surveillait la forme de son ami, surtout son ombre en fait, l’immense calque que faisait son corps à la lumière de la torche qu’il portait. Il le voyait rouler de moins en moins des épaules, osciller de plus en plus, signe que la fatigue engourdissait lentement ses sens. Il attendait le bon moment pour commencer sa thérapie par d’innocentes questions, et ce moment serait venu si seulement l’agent ne s’était pas arrêté net, la jambe en avant pesant sur le sol mou qui s’affaissait lentement.
« Claude ? »
Ce dernier était saisi par une apparition étonnante. D’abord, il n’y avait rien eu d’autre sur son chemin que le vert des lianes, le noir de l’obscurité et le brun des fourrés épais. Puis, il avait vu un éclair de lumière blanche qui ne venait pas de sa torche et l’homme s’était immobilisé, alerte. La forme qui dansait dans le faisceau hésitant de la flamme était celle d’une biche, à la fourrure blanche et aux deux yeux rouges. Un animal atteint d’albinisme, entendait-il déjà raisonner son compagnon et rabat-joie de service. Mais Claude savait que ce n’était pas si simple de trouver une explication rationnelle au feu qui brillait dans les yeux placides de la bête immobile. Ce feu dardé sur lui le rongeait au plus profond de son cœur, en éveillant une culpabilité que l’homme n’arrivait plus à endiguer, pas sans ses médicaments.
Anhangá, se souvint-il alors. Anhangá, celui qui se nourrit des âmes des morts. Anhangá, le protecteur des bêtes et bourreau des chasseurs insatiables. Lequel des deux est-ce ?
Il avait peur, intimement peur, que ce soit là le Anga qui lui fasse face, venu festoyer parmi les cadavres de ses collègues décédés lors du crash de l’avion. Pourtant, lorsque la bête entama son charme et commença à changer de forme, c’est l’image de la biche et du faon de tantôt qui lui vint en tête, et il fut soulagé. Peut-être que c’est pour cette raison que son esprit se laissa submerger aussi facilement par les illusions du charme. Peut-être qu’il était soulagé, finalement, d’être puni par plus grand que lui.
Lorsque Yannick se pencha sur le côté pour étudier curieusement ce qui bloquait ainsi son compagnon, il fut tout étonné de trouver devant eux une petite fille européenne, blanche aux cheveux blonds et aux yeux bleus, vêtue d’une robe bleue claire et de petits chaussons vernis.
« Alors ça c’est fort de café. Une gamine ? Dans la jungle ? s’étonna-t-il, car il y avait matière à s’étonner en effet. »
Il admettait l’existence possible de la petite européenne, sans l’attester toutefois. Un tour de l’esprit semblait en effet plus probable que de voir une petiote potelée et propre déambuler au beau milieu de l’Amazonie, mais il n’était encore sûr de rien. L’athéroriste la héla, pensif :
« Bonjour. Êtes-vous une Singularité ? Toute réponse énoncée en langue morte sera considérée comme une réponse à l’affirmative, pour vous prévenir.
– Sarah, répondit la petite fille en joignant ses mains dans son dos, le visage impassible. »
Il ne savait trop déduire si elle s’appelait Sarah ou si elle appelait une personne s’appelant Sarah ou si elle les appelait eux des Sarahs ou si elle ne parlait pas français – Yannick avait toujours été bon en sciences, mais ses notes en littérature et en langues étrangères n’avaient jamais trop suivi. Le nom sembla toutefois éveiller quelque chose dans son ami, lequel s’affaissa visiblement sur lui-même avec un sanglot qui prit l’athéroriste de court. Allons bon, quoi encore ? Qu’est-ce qui se passait ?
« Tu sais de qui je suis la fille, continuait la petite fille, et elle lui tendit la main. »
Contre toute attente, Claude commença à avancer vers l’enfant. Il lâcha la torche qui s’éteint en roulant dans la terre. Yannick ne pouvait pas voir son visage car il était de dos, mais il savait que ce dernier était couvert de larmes. Comment ? Parce que les pleurs qui agitaient la poitrine de l’agent résonnaient dans la jungle comme un battant de cloche qu’étoufferait du tissu. C’était des sanglots, mais des sanglots absents. Ceux de quelqu’un en transe qui essayerait à tout prix de respirer sans y arriver, et qui ne réaliserait pas encore qu’il est en train de pleurer tant l’air vient à lui manquer.
« Claude ? Claude, reviens tout de suite, lui ordonna l’athéroriste d’une voix tremblante d’inquiétude.
– J’ai tué sa mère, l’entendit-il murmurer dans sa barbe, si doucement que le murmure se perdit presque dans la nuit. »
Il n’obéissait pas. Yannick paniquait parce qu’il savait désormais que la petite fille n’existait pas, qu’elle n’était qu’une illusion invoquée par les remords complexes qui remontaient à la surface de la conscience de son ami suite à l’événement traumatique du meurtre de la mère biche : c’était pour ça que SAPHIR avait toujours déconseillé de s’acoquiner avec des fous, parce que la force de suggestion de leur folie était quasiment contagieuse et que maintenant c’était à lui d’inoculer le vaccin en devenant la voix de la raison auprès de quelqu’un qui était fou, fou, fou à lier mais qu’il aimait bien et qu’il n’avait vraiment pas envie d’abandonner à son sort de fou, ce qui faisait de Yannick, de facto, un fou lui aussi, mais un fou conscient de cette folie et bien décidé à ne pas la laisser les dévorer tous deux.
« Claude, si tu prends la main non-existante de cette petite fille non-existante, je te plante là. Je te préviens, Claude… Claude, écoute-moi. Arrête. Arrête d’avancer. Claude… »
Rien à faire, les mots ne l’atteignaient plus, or les mots étaient l’arme de choix de Yannick dans cette situation et il doutait pouvoir retenir l’homme musclé à lui tout seul. Celui-ci avançait en s’enfonçant de plus en plus dans le sol mou et meuble des marécages, dont il ne pourrait bientôt plus se dépêtrer. La petite fille, plus légère du fait de sa masse volumique absolument nulle, semblait le mener telle sur un nuage. C’est sur elle que se focalisa l’attention de l’athéroriste à partir de maintenant.
« La lagune est emplie de vin, disait-elle d’une voix de fausset un peu trop clichée pour être vraie. Celui du bon calice, cette fois-ci. Tu ne te tromperas pas, c’est une autre chance. Tu y resteras, comme tu l’avais espéré. »
Elle s’interrompit en voyant que Yannick venait de sprinter devant eux et leur barrait la route désormais, armé de sa torche et d’une farouche obstination à sauver son compagnon. Ses jambes étaient couvertes de boue car il avait dû avancer par petits sauts ridicules pour évoluer dans la mangrove. Ses pieds touchaient l’eau, il avait mouillé ses mocassins mais il n’en avait rien à faire. S’il avait encore eu ses lunettes, il les aurait redressées sur son nez avec panache.
« Tu voulais suivre mes enseignements, Claude, alors je vais te faire une démonstration avec preuve de l’inexistence, selon une méthode avancée que m’avait apprise feu mon collègue le Zététicien. »
Yannick s’avança vers la gamine qui le regardait avec des yeux brûlants et rouges, puis il lui colla une grande claque. Le bruit résonna dans la forêt vierge.
« Vous voyez ? Une vraie petite fille, ça pleurerait. Elle, elle vomit des calices et des couleuvres. Des couleuvres européennes, en plus. Ça c’est pas responsable pour l’environnement, d’introduire une espèce étrangère dans un écosystème fragile. »
Et pour la peine, il lui donna une autre baffe. La petite fille disparut comme elle était venue, subitement. Claude tomba en avant et Yannick eut toutes les peines du monde à le rattraper. L’agent pleurait, cette fois-ci, à chaudes larmes. Avec des cris et de la morve et tout le toutim émotif et dégoûtant.
Yannick mobilisa des trésors de bienveillance qu’il ne s’était jamais soupçonné et il l’accueillit dans ses bras pour quelques minutes, immobile à se laisser morver dessus. Il avait mal au dos et les pieds froids, mais il attendit quand même que son ami se calma un peu. Puis, il lui prit la main et, très doucement, à la lueur de leur dernière torche, il l’attira prudemment loin de la mangrove.
⁂
Le feu que Yannick avait fait partir était misérable, mais il tenait bon. Il avait forcé Claude à s’asseoir prêt du feu et à boire, puis à se nettoyer la figure. L’athérotiste essayait d’ignorer les crottes de nez séchées qui reposaient sur son vêtement, ça le dégoûtait, mais il n’osait pas enlever son manteau à cause du froid. À côté de lui, Claude avait arrêté de pleurer. Il regardait maintenant les flammes danser, l’air hagard. Il n’avait pas dit un mot depuis l’incident. Yannick non plus. Les deux hommes se retrouvaient dans le silence, une succession d’occasions manquées qui s’accumulaient en une bulle menaçant d’éclater tant que le sujet pressant ne serait abordé. Le sujet étant : qu’est-ce que c’était que ce bordel, tout à l’heure ? C’était ça que l’homme rationnel avait envie de hurler.
Mais il n’en fit rien. Au lieu de cela, il prit une voix très posée, très claire, et fit tomber platement comme un couperet :
« Je ne vais pas t’aider à survivre si tu me tires vers le bas, Claude. C’est comme ça, je ne suis pas comme toi. Je ne donne pas de ma personne si ça m’incommode. Et tu m’as fort incommodé lorsque tu as décidé de succomber à tes mirages et d’aller te noyer.
– Hum hum.
– Je suis sérieux. C’est la première et dernière fois que je te prémunis de toi-même. Toutes les décisions que tu feras par la suite, toutes les croyances que tu suivras, tu en assumeras les conséquences tout seul. Je ne subis pas pour les autres.
– Non, oui, je… je comprends. Tu fais bien. »
L’agent, qui d’ordinaire avait tant de choses à dire, se mura à nouveau dans le mutisme. Yannick voyait bien qu’il érigeait autour de lui une forteresse de dépréciation et d’apitoiement, hanté par des fantômes métaphoriques qui se rapprochaient dangereusement de fantômes littéraux. Il n’aimait pas se sentir au dehors de la psyché de son compagnon, ça ne servait pas sa thérapie tout ça. Alors, il essaya de s’y réinsérer :
« Qu’est-ce qu’il s’est passé, exactement ? Ton illusion avait des mots qui ne peuvent qu’être les tiens, ce n’était pas du simple charabia. Il y a quelque chose dont tu as oublié de me parler, peut-être ?
– Rien qui soit en rapport avec notre situation.
– Ça l’est si ça transforme cette jungle en un piège pour ton mental. Tu veux en parler ? Tu devrais en parler. Je peux écouter.
– Hum. »
Claude réajusta sa position, parce qu’il était mal à l’aise assis comme il l’était dans la terre. Ce devait être tout aussi inconfortable pour Yannick, se dit-il. Peut-être que ce dernier méritait effectivement la vérité. Ce n’était pas comme si elle était vraiment accablante, c’était juste que… le passé lui pesait lourd et il n’aimait pas voir le poids des événements anciens influencer les regards que lui portaient les gens.
Mais l’athéroriste avait toujours été méprisant, de toute façon. Ça ne le changerait pas de beaucoup.
« Quand j’étais rien qu’un bleu, commença Claude la voix enroué, je me suis retrouvé coincé dans une dimension étrange, avec une autre agente plus âgée et plus expérimentée. C’était comme une caverne sans issue, et c’était ma faute si on en était arrivés là. J’avais… fait un mauvais geste avec un artefact. »
Sur ce, l’homme jeta un coup d’œil plein d’appréhension vers son compagnon sceptique. Mais ce dernier prenait sur lui pour écouter, effectivement, et il ne l’interrompit pas pour lui signaler l’impossibilité de ce qu’il racontait. Claude apprécia tant de réserve. Il savait bien que ce n’était pas facile pour son ami de se maîtriser comme ça, de laisser dire ce qu’il considérait être des inepties pures.
« Pour sortir, on devait boire chacun dans une coupe. L’une allait tuer et l’autre libérer. Je savais laquelle était laquelle, j’ai… j’ai fait un choix.
– Tu as donné le mauvais calice à ta collègue, supposa Yannick avec une froideur qui saisit le conteur jusque dans ses os, comme si ce qu’il disait n’était pas une grave accusation, comme s’il fallait être indifférent à ce meurtre.
– Non ! Non, justement, j’ai essayé de… lui donner le calice. Elle avait des enfants, moi j’avais juste… ma fiancée. Enceinte…
– … Et tu as quand même essayé de te sacrifier ? En laissant ton enfant sans père ?
– Je sais. Je suis un mauvais mari, un mauvais père, ça je le sais bien. Je m’en veux, et en même temps, je m’en serais aussi voulu si j’avais fait le choix inverse. Il n’y avait pas de bonne solution.
– … Je suppose que l’histoire ne se finit pas là, puisque tu es devant moi, bien vivant.
– Sarah a cru que j’avais échangé les verres, et elle a substitué le sien au mien quand je ne regardais pas. On a pas communiqué, je pensais qu’elle ne savait pas pour la coupe empoisonnée. Elle est morte sous mes yeux.
– Et… c’est tout ? »
Claude cligna des yeux, l’air perdu. Il venait de livrer le traumatisme de son existence, mais oui, c’était "tout", rien d’autre que cela. Juste le cauchemar qui hantait ses nuits et parfois même ses journées. Le prétexte qu’avait pris l’Anhangá pour le torturer vivant.
« Euh… Oui ?
– Excuse-moi, Claude, j’essaye de me mettre à ta place et de concevoir que tout ce que tu me racontes est plausible…. Ça me prend du temps. Donc… tu te retrouves dans une situation où tu dois choisir entre ta vie et celle d’autrui. Tu choisis mal, je me permets de te le dire, et tu décides que ta vie vaut moins que celle de ta collègue. Celle-ci est visiblement d’accord puisqu’elle prend sa propre décision et se suicide donc de manière assez ironique je dois dire, empoisonnée par sa propre méfiance à ton égard. Si je ne te connaissais pas aussi bien, j’aurais cru là à un coup psychologique de maître et je t’aurais félicité pour tant d’ingéniosité. Mais tu es un imbécile, et surtout tu es un imbécile altruiste. Je me doute bien que tu avais prévu une autre fin à cette histoire, mais maintenant qu’elle est terminée, pourquoi tu te tortures la tête comme ça ?
– Je…
– Tu te crées ta propre faiblesse, mon pauvre garçon. Moralement parlant, tu es irréprochable dans tout ça. Intellectuellement parlant, tu aurais pu jouer plus fin, pour sauver ta propre vie ou pour parvenir à ton objectif. Tu as un peu échoué aux deux, d’une certaine manière. Ce n’est pas grave, c’est dans le passé et tant que tu es vivant, tu peux apprendre de tes échecs. Alors ce qu’il faut apprendre, c’est que… »
Yannick laissa sa phrase en suspens, attendant que l’autre la complète. L’autre était dérouté par la réaction très peu empathique et même très peu émotionnelle tout court qu’il recevait, et il ne put que balbutier :
« … Je dois être, euh, plus attentif à ce que pourraient penser les autres ? »
L’athéroriste grogna et lui colla une pichenette sur la tempe droite. Claude se massa l’endroit endolori en lui jetant un regard interrogateur : ça n’avait pas fait mal, pas vraiment, mais le geste avait ramené sa conscience au présent. L’agent sentit qu’il avait froid et il se rapprocha du feu, pendant que Yannick reprenait la parole :
« Incorrigible. Tu te sauves en premier. Tu es la personne la plus importante. Tu ne te laisses pas tromper par les ombres, parce que tu leur es supérieur, parce que tu n’es le chien d’aucun dieu, parce que tu ne cèdes pas à tes propres mirages. Ce sont les principes que j’applique et regarde, je me porte très bien. J’ai fait bien pire que toi, aucun remord ! Si tu agis, fais-le avec conviction et non croyance. Tu croyais que Sarah allait te survivre, tu as été déçu. Maintenant, sois convaincu que tu n’y es pour rien et avance en conséquence. Ça veut dire, ne pas se laisser pousser au suicide par des petites filles imaginaires. Dans ton scénario rocambolesque, je suppose que la gamine était la fille de feu Sarah, c’est ça ?
– … Ouais. C’est con, en plus. Elle n’avait même pas de fille, je m’en souviens maintenant. Elle avait trois fils, trois garçons.
– Tu vois ? Tu as trouvé l’incohérence propre à cette Singularité. Elles en ont toutes. Maintenant, tu devrais t’y accrocher et l’utiliser pour te sortir de la tête toutes ces inepties. »
Le ton de Yannick était encourageant : par "inepties", il voulait désigner à la fois les remords de Claude et ses fantasmes mythologiques. Il n’était pas hanté par l’enfant d’une femme morte, il était mentalement atteint. Ça arrivait, hein, pas aux meilleurs, mais ça arrivait aussi aux gens biens. L’homme rationnel voulait que son compagnon se rende compte qu’il était un de ces gens biens, en plus de renier toute anormalité.
« Dis-moi. Des années plus tard, est-ce que tes souvenirs sont les mêmes ? Dans ce que tu me narres ici, il y a des éléments plausibles et d’autres non. Vous auriez pu être drogués pour croire que tout cela était un événement singulier. Peut-être que le traumatisme d’une torture comme celle-ci t’a poussé à l’attribuer à un pouvoir supranormal, alors que le responsable est tout autre. Ça changerait ta vision des choses, non ? Ça permettrait d’amenuiser ta culpabilité. Alors dis-moi sincèrement, Claude…. Est-ce que tu penses possible, je dis bien possible… que tout cela ait été le fruit de circonstances normales uniquement ? Qu’aucune singularité n’ait été mêlée à l’expérience ?
– Quelle importance ? répondit amèrement Claude à sa grande surprise. Les calices, les choix que j’ai fait, leurs conséquences… Tout cela demeure dans un cas comme dans l’autre. J’ai causé la mort de quelqu’un, ou j’aurais causé la mort de quelqu’un, ou j’aurais abandonné Anita. Que ce soit par des moyens anormaux ou non, ça ne change pas vraiment la charge sur ma conscience. »
Yannick aurait eu besoin de temps pour trouver une réponse, mais du temps il n’en avait pas ; il voyait que Claude courbait de plus en plus la tête et qu’il tremblait de la lèvre et que ses yeux se mouillaient. Les flammes jetaient sur ses larmes et sa morve des reflets agressifs. Pendant ce temps, l’athéroriste était mal à l’aise et priait pour que l’homme adulte ne se laisse pas aller. Il avait horreur des gens fragiles, des gens qui se laissent aller, des sanglots, alors dans sa tête, il répétait : Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas. Putain, il pleurait. Encore.
Avec hésitation, l’athéroriste tapota l’épaule de son compagnon, comme s’il essayait de calmer un bébé. Mais il s’y connaissait autant en chagrin qu’en bébés, donc le résultat n’était pas à la hauteur de ses espérances. Claude pleurait toujours et il n’aimait pas ça. Il aurait pu se lever et aller se promener le temps que l’orage passe, mais rien ne garantissait que le déluge s’arrêterait de lui-même. Alors, que faire ?
Yannick se résolut à un petit mensonge pour la bonne cause. Ça ne lui ressemblait pas, mais nécessité fait loi.
« C’est presque mon anniversaire, mentit-il alors. »
Il était né quatre mois de cela, en réalité, mais ça n’aurait pas aidé de le préciser. En vérité, il aurait voulu mentir complètement et dire que c’était aujourd’hui, son anniversaire exact, mais son amour des faits véritables devait l’avoir motivé à moduler son propos. Quels instincts admirables que les siens ! Ils touchaient juste de surcroît : Claude s’était un peu calmé, de surprise, pas de calme, mais ça revenait au même. L’homme émotif renifla :
« Sérieux… ? Joyeux anniversaire ?
– Merci. Ce n’est pas grave si tu n’as pas de cadeau.
– Si je me souviens bien, ça te fait 38 ans, c’est ça ?
– … Je vais te dire un secret. J’ai 32 ans, en fait. »
L’agent cessa de pleurer tout à fait, l’esprit occupé à autre chose. Yannick en fut content et se rengorgea : le mouvement fit scintiller sa peau froide en lui donnant un teint plus jeune. C’était ces petits indices que s’efforçait maintenant de repérer son ami, à qui la révélation faisait de plus en plus sens. Les six ans perdus n’auraient sans doute pas suffit à marquer vraiment la différence organique de la vieillesse, mais pourtant et soudainement, Claude pensait que les traits du presque quarantenaire – devenu jeune trentenaire – lui seyaient mieux qu’avant.
« Je croyais que tu avais, genre, presque la quarantaine, moi.
– C’est le but. Les gens te respectent plus s’ils te pensent vieux. Et ça fait toujours plaisir de se voir dire qu’on ne fait pas son âge.
– Donc, tu es plus jeune que moi ?
– … Quoi, sérieux ?
– Oui oui. J’en ai 33.
– Mazette. La maturité diffère donc bien de l’âge.
– Je suis jeune il est vrai, mais aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. »
Yannick parut surpris d’entendre une telle citation de la bouche de son confrère, qui jusqu’alors n’avait pas brillé par sa culture. Il la connaissait, bien entendu – ça venait d’une pièce qui se passait en Espagne en plus, de mémoire – mais il ne savait pas donner le nom de l’œuvre et ça l’embarrassait. Alors il retourna sa gêne vers l’extérieur en devenant gentiment moqueur :
« Tu lis des livres, toi ?
– J’aimais bien le théâtre classique, quand j’étais gamin. C’est la scène de bataille dans Cyrano de Bergerac qui m’a donné envie de rentrer dans l’armée pour la première fois.
– Cyrano de Bergerac… C’est de là d’où vient l’adage ? »
Claude esquiva son regard en le faisant porter par-dessus la flamme. Il se réjouissait de ne voir dans l’obscurité que cela, des ombres, et pas les reflets de deux yeux rouges haineux.
« Oui, c’est bien de là qu’ça vient.
– Ne sois pas paternaliste avec moi, Claude.
– … En fait, c’est plutôt Le Cid.
– Je te remercie. »
Ils s’endormirent sans s’en rendre compte alors qu’ils s’échauffaient en comparant leurs points forts respectifs, les apports de la littérature contre ceux des sciences, parfois leur union fructueuse ou monstrueuse selon les expériences. Ils n’étaient pas d’accord, et les échos de leurs chamailleries résonnèrent longtemps dans la jungle, jusqu’à se taire tout à fait.
⁂
Claude était tellement fatigué qu’il dormit comme un loir, et ça lui fit un bien fou. Au réveil, il se sentait… peut-être pas frais quand même, mais serein. Or cela, il le devait très ironiquement à la source principale de stress de tout ce voyage. Leur trajet touchait à leur fin, d’ailleurs, et avec lui s’instaurait une certaine amertume dans le cœur de l’agent.
Il savait ce qu’il allait faire une fois la base atteinte. Il savait aussi que ça ne lui plairait pas. Sans doute que la question devait aussi planer dans l’esprit de son compagnon. Ce dernier était curieusement serein, il chantonnait même en rangeant leurs affaires et en se préparant au départ. C’était ou très bon signe, ou très mauvais signe.
« On devrait arriver à la base dans la journée, lui annonça Claude pour tester sa réaction. Plutôt en soirée, je dirais.
– Ils auront de l’eau chaude, j’espère !
– Euh, oui. Et de la vraie nourriture.
– J’en ai l’eau à la bouche. »
La bonne humeur ne quitta pas le futur prisonnier, même alors qu’il allait au devant de ses geôliers. L’agent en était sûr maintenant, il préparait un mauvais coup. Sans doute une échappée folle, ou peut-être un dernier plaidoyer à son intention. Pitié, que l’homme tente de fuir par ses propres moyens. S’il commençait à courir, il serait plus facile pour Claude de se dire qu’il l’avait manqué par fatigue, qu’il avait vraiment essayé de le suivre. Si Yannick commençait à en appeler à sa compassion, il serait tenté de céder, pleinement et simplement. Il aurait adoré ne pas avoir le choix, parce qu’il avait déjà fait le sien : il était un agent de la Fondation. Il ferait son devoir.
…
Il essayerait de le faire…
Ils entendirent les craquements des herbes avant la voix, mais c’était déjà trop tard. Le temps que Claude et Yannick se retournent, ils se trouvaient nez à nez avec une arme à feu pointée dans leur direction. Leurs arcs ne seraient pas assez rapide pour se mesurer à ça. Soudain, Claude reconnut le modèle du canon ; l’adrénaline refluant, sa vision s’éclaircit et il reconnu enfin le visage de celle qui les mettait en joue.
« Cheffe ! Ça fait plaisir de vous voir ! »
Delilah se tenait devant lui en effet, les yeux méfiants. Elle ne braquait pas son agent en vérité, seulement l’athéroriste à ses côtés. Derrière la cheffe d’escouade se tenaient deux autres femmes : Pénélope Gauvin, du DCD, et Lou Petit, dirigeante du projet. Les personnes d’intérêt avaient dû être évacuées en même temps que l’agente, et elles avaient survécu en petit groupe, tout comme leur binôme. Claude était heureux de les voir, d’autant plus en bonne santé. Les trois femmes allaient fort bien en vérité : leurs vêtements étaient sales, mais leur peau semblait moins abîmée par les affres de la jungle. Ça réveilla une insécurité troublante chez l’homme, à sa grande honte : Delilah semblait avoir réussi à garder en vie DEUX civiles comme si ce n’était rien, alors que Yannick et lui étaient à peine vivants.
Yannick, en parlant de lui, avait écarquillé les yeux en voyant émerger des fourrés les trois femmes, mais il avait vite repris contenance et se tenait maintenant silencieux, l’air morose. Le pistolet braqué sur lui n’arrangeait rien.
« Agent, le salua-t-elle en hochant la tête. Je vois que tu n’as pas perdu ta charge. C’est bien. Tu as encore des menottes ?
– Je… Non. On les a perdues. »
Pas de chance, – ou par chance – Delilah avait gardé un exemplaire et elle fit signe à la docteur Petit d’aller les enfiler au prisonnier. Celle-ci ce fit en silence et en gardant les yeux baissés vers le sol, très professionnelle ; puis, une fois la besogne faite, elle recula précipitamment. Yannick n’avait pas l’air d’avoir envie de fuir, cependant : Claude en fut soulagé et déçu à la fois. Parce que maintenant, l’homme se contentait de le regarder sans rien dire, les lèvres pincées et une mine indifférente sur le visage. Pas vraiment indifférente, en fait, plutôt… morte.
Si Yannick clignait effectivement des yeux d’un air peiné, il n’était pas surpris. Il avait plutôt espéré être la prochaine Sarah, la fin funeste en moins. Sauvé par l’altruisme de son prochain. Mais ça faisait sens que l’arrivée de la supérieure de son ennemi change la donne. Claude était prêt à se compromettre pour autrui, tant qu’il était seul à prendre ses décisions. Toutefois, plus encore, Claude respectait l’autorité. C’était ce qui avait permis à l’athéroriste de le mener par le bout du nez ces derniers jours ; aujourd’hui, c’était aussi ce qui le perdait, parce qu’il était soudain en présence de plus légitime que lui.
Il aurait pu le convaincre, pourtant. Yannick en était sûr. Il aurait pu, avec un peu plus de temps, avec un peu moins de gens…
Et maintenant, c’était le retour à leur dynamique de départ. Prisonnier et geôlier. Agent et athéroriste. Fondation et SAPHIR.
Comme si les derniers jours n’avaient pas compté. C’était le cas, pour Yannick du moins. Au moins, Claude en souffrirait, c’était un prix de consolation.
Un prix de consolation qui lui laissait un arrière goût désagréable dans la bouche. Flûte et mierda.
Delilah au contraire se détendit sitôt que l’homme fut à nouveau rendu inoffensif. Elle baissa son arme vers le sol et enleva le doigt de la gâchette avec l’assurance de celle qui sait qu’elle a tout pouvoir. Puis, elle s’approcha de Claude et lui tapota l’épaule. Il était raide comme un piquet et reçut ses félicitations comme si c’était des reproches, la queue entre les jambes et les pupilles tristes. L’homme vit du coin de l’œil que son compagnon enchaîné levait les yeux au ciel à ce spectacle. Il pouvait presque entendre ses pensées : Quel genre de chien tu es ? Celui qui mord ou celui qui gémit ? Où est ta conviction ?
« Je suis heureuse de te voir. Tu as croisé les autres sur le chemin ?
– Personne. Ni mort, ni vivant. Enfin… Des créatures. Quelques unes.
– Des animaux et des marécages, précisa Yannick par réflexe. »
Delilah l’ignora. La vague de froideur qui émanait de la femme en armure frappa l’athéroriste et il comprit aussitôt qu’il n’était plus temps de mettre son grain de sel. Alors il se mura dans un silence maussade et regarda au loin, ennuyé.
« Vous allez bien, vous ? s’enquit Claude pour détourner son attention de son ami, et aussi parce qu’il s’inquiétait sincèrement pour la chercheuse et la fonctionnaire.
– C’était tout une aventure, lui dit Lou en soupirant. Mais on est vivantes, c’est le principal. C’est grâce à Del…
– Censuré, la coupa Pénélope en indiquant d’un geste de la tête le prisonnier. »
En toute réponse, la docteur Petit lui jeta un regard agacé. Claude n’avait jamais vraiment interagi avec les gens du DCD, mais ceux-ci n’avaient pas une bonne réputation. Lui, il avait trouvé ça amusant qu’elle censure à l’oral sa collègue. Il s’était imaginé un gros tampon noir tombant du ciel. Les commissures de ses lèvres étaient montées de quelques millimètres, puis retombées aussitôt. Il n’avait pas le droit de profiter de ce moment, ça n’aurait pas été juste.
« Bon, décida Delilah. Tu as réussi à le garder jusque là, tu pourras le tenir sur la dernière ligne droite. Je te laisse mener, Agent. Passe devant. »
Claude prit Yannick par le bras, très délicatement. Il ne pouvait pas lui dire "Désolé", enfin si, il aurait pu, mais ça aurait paru bizarre. Ou déplacé. Maintenant qu’il n’était plus seul avec son compagnon, l’agent était tout chamboulé. Il ne savait plus comment agir : il jugulait le naturel, mais abhorrait le professionnel. Ça le perdait et ça le rendait nauséeux.
Il ne voyait pas le visage de Yannick, qu’il poussait devant lui aussi doucement et respectueusement que possible. Il espérait vraiment que ce dernier ne lui en voulait pas trop.