Portes et Volets Fermés

CHAPITRE 2

« Mais alors, qu'est-ce que vous faites pour eux ? », demanda distraitement Ophélie, les yeux rivés sur le paysage qui défilait.

Le temps n'était pas très beau, et l'ambiance morose. Horace, le domestique des Ducasse, était un vieil homme presque chauve, rétréci par l'âge, avec une fine moustache et tellement de rides qu'il ne donnait même pas l'impression de correctement voir la route. La voiture familiale, une Citroën Traction noire digne d'une collection, avait l'esthétisme pour elle mais pas vraiment le confort des voitures modernes.

« Eh bien, mademoiselle, je conduis, je jardine, je m'occupe du linge, je nettoie… Cela va faire un temps, maintenant. »

Horace avait une chemise blanche sous un veston noir décoré d'une broche en argent ornée du blason familial des Ducasse : une Hydre de Lerne, tous crocs dehors. Quand il est venu la récupérer à la gare, en se tenant à côté de la voiture aussi sinistre que lui, il a donné à Ophélie des airs de croque-mort, et ce n'était pas peu dire venant d'une fille habituée à déambuler dans des catacombes.

« Vous ne cuisinez pas ? », demanda-t-elle, davantage pour entretenir la conversation cordiale que par véritable intérêt, mais la réponse la surprit.

« Ah ! », tonna le majordome d'un unique éclat de rire qui lui retira dix ans d'un coup en contraste avec son énergie molle. « Sûrement pas ! La cuisine, c'est le domaine de Madame. Je n'oserais pas. »

Ça aurait pu être une blague misogyne, mais Ophélie avait plutôt l'instinct qu'il s'agissait là d'un fait établi, voire d'une règle aux relents d'absolu et d'incontestable, au point que simplement suggérer l'idée puisse faire rire.

« Nous arrivons, mademoiselle. »

Le visage de l'invitée se tourna vers la vitre à nouveau. Sur la route forestière, au-dessus d'eux, les branches et les nuages gris formaient comme un tunnel. Derrière les troncs, au-delà de l'ombre des arbres, un manoir se tenait. L'herbe était fraîchement coupée, les longues marches vers l'épaisse double porte de bois fraîchement balayées, les hydres en granit sur les côtés fraîchement dépoussiérées.

C'était une belle bâtisse, mais la première chose qu'Ophélie remarqua, de loin, fut les fenêtres, toutes fermées.

« Ce que c'est isolé… », souffla Ophélie sans vraiment s'en rendre compte, éreintée par les trois heures de route d'ici à la gare.

« C'est en campagne profonde que se cache le meilleur gibier, jeune fille ! », se permit Horace avec un rictus sous sa moustache, avant de se raviser en constatant dans le rétroviseur qu'Ophélie ne souriait pas.

En vérité, elle aurait au moins eu un rictus poli si elle l'avait entendu, mais elle venait de repérer les silhouettes de trois dobermanns sortant d'une niche en bois si grosse que l'adolescente crut d'abord à une cabane de jardin. Ce n'était pas la vue des chiens qui la troubla, mais plutôt l'enfant qui sortait avec eux. Une fillette qui devait avoir six ans s'avança, sa minuscule main sur le flanc d'un des chiens de garde. Elle avait de longs cheveux blonds bouclés et une robe blanche immaculée qui lui donnait des airs de fantôme.

L'un des chiens aboya à l'approche de la voiture, devinant la présence d'une étrangère.

La gamine lui tira une oreille sans quitter des yeux la Citroën. Au lieu de lui dévorer le visage, le chien s'assit et se tut après une unique plainte canine, suivi par les deux autres.

Ophélie ne posa pas de question. Mais Horace répondit quand même :

« Alice, votre petite cousine. Elle a les cheveux de sa mère, à son âge… »

La Duroy ne répondit rien. Pas parce qu'elle ne le voulait pas, mais plutôt parce qu'elle fut surprise par un grand choc sur le pare-brise. Une grande tâche rouge venait d'éclater, pile dans le champ de vision d'Horace, qui… Ne broncha pas.

« Raphaël, satané… », grogna-t-il tout de même, conduisant la voiture jusqu'au gravier en face du manoir.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? », osa demander Ophélie, cette fois.

« Oh, ce n'est rien. Votre cousin Raphaël est en vacances aussi, et il s'ennuie… Alors, il s'installe sur le toit, et il s'entraîne au tir. Ce n'est que de la peinture, rien de grave », expliqua le majordome en allant ouvrir la porte à l'invitée de la famille.

« Sur le toit… », répéta Ophélie en levant les yeux vers le sommet de la bâtisse.

La tuile noire ne révélait pas âme qui vive. Même les fenêtres des derniers étages étaient fermées, et au vu de l'usure des volets, il était possible que certains n'aient jamais été ouverts. Le manoir était grand : trois étages, dressés au beau milieu d'un jardin simple mais bien entretenu, composé de pelouse, de grands buissons taillés, de quelques bosquets de fleurs au pied des murs et d'un grand cercle de gravier tout autour. Il n'y avait aucune barrière qui séparait le jardin du domaine sauvage qui s'étendait au-delà : on pouvait imaginer un cerf arriver sur l'herbe à tout instant.

Le manoir semblait être une preuve de civilisation au milieu d'une nature presque trop sauvage : le feuillage autour était dense, les arbres plus hauts encore que le manoir, leur tronc épais. En s'enfonçant, il faisait si sombre que l'on pourrait croire la nuit venue. Et malgré tout, la bâtisse Ducasse était loin de sembler accueillante. La maison elle-même semblait fermée à l'idée d'accueillir Ophélie.

L'adolescente tourna la tête vers la niche au loin, éloignée de la porte d'entrée d'au moins deux cent mètres, au point que la tête d'Alice n'était qu'une silhouette dorée entourée de trois ombres carnivores. Elles étaient toutes tournées vers elle, mais n'approchaient pas.

« Elle ne vient pas dire bonjour ? », s'étonna Ophélie, qui resserra subtilement la main sur la poignée de ses valises, le regard rond et de plus en plus prudent.

« Alice est une enfant farouche. Il n'y a guère que son père qui parvient à lui arracher quelques mots en s'y prenant bien. N'y voyez là aucune offense… »

« A-t-elle… Un trouble ? », osa à nouveau l'invitée, espérant que le majordome se permette quelques ragots, au moins le nécessaire afin qu'elle ne fasse pas de faux pas par inadvertance la concernant.

« Elle est dans une école spécialisée », se contenta de révéler Horace avant de changer de sujet rapidement. « Si vous voulez bien me suivre… »

Il s’avança et poussa la lourde porte en bois massif avec un souffle d'effort, comme si le manoir luttait une dernière fois pour ne pas permettre à Ophélie d'entrer. Elle se glissa dans la maigre ouverture offerte, les yeux grands ouverts, les sens en alerte.

L'intérieur était aussi vieux que ce à quoi on pouvait s'attendre : chaque pièce qu'elle pouvait voir depuis le couloir était décoré d'une esthétique campagnarde qui devait péniblement dépasser les années 70. Il n'y avait pas un endroit sans meuble à vaisselle, sans tapis de grand-mère, sans grand tableau de nature morte, sans rideaux aux motifs d'un autre temps. En revanche, pas une seule trace de poussière. Le carrelage au sol était glacial mais lisse comme la surface d'un miroir.

L'endroit était aussi exceptionnellement sombre, et les rares lumières révélaient l'originalité décorative du manoir : éclairés par de fausses bougies et autres petites lampes, de grands trophées de chasse ornaient les murs, dressant des ombres un peu partout, dessinant des ogres ténébreux dans les coins de pièce. Griffons, trolls, lézards géants, sangliers cyclopes, toutes sortes de créatures empaillées se fixaient entre eux, leur dernière expression vidée de toute âme figée à jamais.

C'est sous le crâne nu de ce qui était probablement un dragon-hippopotame du Cameroun qu'apparut Hervé Ducasse.

« Ophélie, tu arrives enfin ! », s'exclama l'homme, sa voix sensiblement étouffée par un accessoire qu'il portait au visage.

En s'avançant, il était clair qu'il s'agissait d'un masque. Il était blanc, sortait probablement d'un théâtre et avait un grand sourire amical qui ne tranchait pas avec le ton enthousiaste de l'hôte habillé d'un grand manteau noir qui lui donnait des épaules de dolmen. Il était grand, très grand, sans doute un brin plus que le grand frère d'Ophélie. Sans doute était-ce de famille.

L'adolescente ne fut pas plus effrayée que ça par la tenue de fantôme de l'opéra : elle avait des têtes qui se promenaient avec des cornes de dryade sur le crâne, alors pourquoi pas ça ? Dans le monde occulte, ça ne servait à rien de s'étonner, il valait mieux observer pour essayer de connaître la raison sans avoir à poser une potentielle question déplacée. Et pour l'instant, Ophélie observait.

Elle fit une légère courbette.

« Mon oncle, désolée… Le train a eu du retard. »

« Ce n'est rien, voyons ! », rétorqua-t-il immédiatement avant de se tourner vers le majordome pour le congédier. « Merci, Horace. Je vais m'occuper du reste des affaires. »

Ophélie suivit du regard le servant s'éloigner avec diligence avant de se tourner à nouveau vers Hervé, qui prenait déjà l'une de ses lourdes valises comme s'il s'agissait d'un paquet de sucre.

« La dernière fois que je t'ai vu, tu n'étais pas plus grande que ton bagage, haha ! »

Ce n'était pas si grave de ne pas voir son expression : rien qu'au ton de sa voix, on devinait le visage accueillant d'une personne peut-être un peu solitaire. Ophélie ne put même pas en placer une avant qu'il ne continue :

« Comment va ton père ? J'espère que ce vieux citadin se porte bien malgré votre air pollué à la capitale. Et tes frères ? Comment se porte la Soif des petits ? J'espère que ta mère ne les couve pas trop là-dessus. »

Elle essaya d'ouvrir la bouche mais Hervé partait déjà avec ses valises.

« Je suis ravi de t'accueillir parmi les Ducasse, en tout cas, Ophélie. Suis-moi, je vais te montrer ta chambre. »

Elle le suivit, tâchant d'être à la hauteur de son pas ample et rapide, sans avoir eu l'occasion de formuler une réponse. Elle n'en aurait pas eu le temps de toute manière : ils passèrent devant la cuisine, et Ophélie vit quelqu'un à l'intérieur. Et pour une fille bien éduquée comme elle, il n'était pas question de ne pas la saluer ; elle pila donc.

La femme avait une longue chevelure blonde en cascade, comme un soleil qui serait devenu saule pleureur. Un visage fermé, les sourcils froncés, était tourné vers un plan de travail où des légumes étaient coupés en vue d'un repas. Les gestes étaient précis, rapides, la tomate fut passée sous la lame et après un rapide tac tac tac, fut remplacée par de fines lamelles rouges et humides. C'était d'autant plus impressionnant que la cuisinière ne semblait pas regarder vraiment ce qu'elle faisait, son nez levé plus haut, ses yeux perdus comme l'étaient ceux des trophées empaillés. Derrière elle, une vieille radio diffusait une quelconque fréquence locale, ses notes affaiblies par les murs du manoir.

« Bonjour. Vous êtes Dominique Ducasse ? Je suis Ophélie », se présenta la jeune femme en se présentant à l'entrée de la cuisine. Hervé, qui mit deux secondes entières à se rendre compte qu'elle s'était arrêtée, revint sur ses pas prudemment.

Dominique répondit d'une voix douce, mais terriblement plate.

« C'est moi. Bonjour, Ophélie. »

Ophélie déglutit, puis fit une nouvelle courbette.

« Je vous remercie de m'accueillir parmi vous… Je ne vous dérange pas plus longtemps. »

« Ophélie ? »

« …Oui ? »

Dominique posa ses mains de chaque côté de la planche à découper, couteau affûté dans la main droite, et poussa un bref soupir en levant le menton vers elle. Ses yeux ne se fixèrent pas dans les siens.

Ophélie réalisa qu'elle était aveugle.

Mais la vue n'empêcha pas Dominique de se montrer bien plus froide qu'Hervé.

« Ne touche à rien dans cette cuisine. D'accord ? Sous aucun prétexte. C'est la seule règle que je t'impose. »

« …Bien, madame », accepta l'adolescente, troublée.

« Haha ! Elle plaisante, elle plaisante, préviens la juste si tu déplaces quelque chose et tout ira bien », intervint Hervé en tirant doucement Ophélie par l'épaule.

Elle eut du mal à détacher son attention de Dominique, qui reprit sa cuisine, complètement emmurée dans son monde culinaire et musical, ignorant complètement l'apparition d'Hervé dans son domaine.

« Est-ce que… Mon arrivée pose problème ? », demanda l'invitée en montant les marches, craignant soudainement être de trop.

« Mh ? Pourquoi donc ? », dit Hervé en haussant les épaules, gravissant les marches deux par deux, son mauvais déni caché par son masque de comédie.

« Eh bien, Tante Dominique n'a pas l'air de très bonne humeur. »

« Oh, ne t'inquiète pas, elle préfère simplement être seule lorsqu'elle cuisine. C'est son moment de zen, de yoga, de relaxation ! Elle se vide la tête, pense aux choses, aux… Aux légumes. Elle réfléchit ! Et les perturbations, elle tolère mal. Mais elle n'a rien contre toi, ne t'inquiète pas. »

Il la conduisit jusqu'au troisième étage, où le soleil tapait sur la tuile et réchauffait l'espace sous les combles.

« Tu seras à côté de la chambre de Raphaël ! Je vais te laisser t'installer et te reposer de ton trajet. On parlera à nos aises au dîner ! », déclara-t-il en ouvrant la porte.

L'air boisé la frappa tout de suite. Elle entra à petits pas, comme intimidée par son hospitalité. Et puis, l'espace était exigu, le plafond plongeant, l'unique fenêtre éclairant cette ancienne chambre de bonne n'aidant pas à donner un air d'ouverture.

C'était la première fenêtre ouverte qu'Ophélie voyait depuis qu'elle était arrivée, et il faut dire qu'au moins, elle révélait une chambre accueillante. Le lit était déjà fait et un ourson était posé dessus. Une grande armoire occupait pratiquement un tiers de la pièce, et une toute petite table, accompagnée de son fidèle tabouret, offrait un espace d'écriture ou de lecture près de la fenêtre. Ophélie inspira un grand coup, reprenant un peu d'assurance grâce à l'aura réconfortante de ce minuscule nid.

« Merci, mon oncle. »

« Je t'en prie », lui sourit-il (sans doute) sous son masque, avant de fermer délicatement la porte derrière elle.

Pendant que son invitée posait ses valises aux côtés du lit, ouvrait le placard vide et tâtait le matelas, Hervé redescendit jusqu'à la cuisine, le pas maintenant plus lent. Il hésitait, ralentissait, alla jusqu'à frotter sa semelle sur le parquet froid du rez-de-chaussée. Il posa sa grande main sur l'encadrure de la porte de la cuisine.

« Dominique ? »

Elle était passée au mixeur, préparant une soupe avec le reste de ses légumes. Elle ne l'éteignit pas, laissant son ouïe se perdre dans le son de l'appareil et le son de la radio. La voix de son mari n'était qu'une vague impression en-dessous de la cacophonie :

« Ne sois pas trop dure avec elle… Elle ne sera pas là longtemps, je voudrais qu'elle se sente bien au sein de notre famille. »

Elle interrompit sa machine un instant.

« Cette fille n'est pas stupide, Hervé. Elle s'est déjà rendue compte de ce que tu essaies de cacher. »


Son inspection de sa nouvelle chambre terminée rapidement – en grande partie parce qu'il n'y avait pas grand chose à inspecter – Ophélie se tourna vers la fenêtre. Un vent s'était levé, un souffle tiède annonciateur d'orage qui malmenait les battants de sa fenêtre ouverte.

Elle s'avança, l'expression neutre et attentive. Elle repéra très vite la petite tâche blanche, perdue au milieu de la pelouse, assise sur un dobermann qui devait faire trois ou quatre fois son poids, comptant les brins d'herbe dans son poing. De l'oreille, elle entendit Hervé se rendre dans la cuisine après avoir descendu les marches.

Il lui restait quelqu'un à voir. Une personne qui ne l'avait pas encore correctement saluée.

Elle ouvrit la fenêtre d'un geste calme et assuré, comme une personne qui aurait dans l'idée de sauter du troisième étage, mais au lieu de cela, elle envoya sa jambe par-dessus l'ouverture et posa la semelle délicatement sur la gouttière. Comme un chat, elle glissa par la fenêtre sans même accorder au sol son attention : elle scanna les environs.

Rien à gauche, rien à droite. Mais la fenêtre d'à côté était, elle aussi, ouverte.

Elle se décala et se mit à gravir les tuiles comme l'on se promènerait sur un flanc de colline. Sa coiffure noire et dense soulevée par le vent, elle franchit l'arête du toit et approcha, dans le dos, un adolescent blondinet couché sur le ventre au milieu de sacs de sport remplis à craquer de munitions d'airsoft.

« Hey. »

« Gah ! »

Raphaël sursauta si vivement qu'il faillit s'érafler sur l'un des crochets soutenant les tuiles. Son visage surpris était constellé de cicatrices d'acné et au milieu trônait un nez aquilin. L'ensemble lui donnait l'air d'un bien curieux oiseau tacheté.

« Qu'est-ce que tu fais sur le toit ? C'est interdit ! »

« Ah ? », répondit Ophélie, calme, les mains dans le dos.

Raphaël se redressa. Il avait dans les mains un fusil d'airsoft avec de vagues traits de sniper. L'appareil avait l'air suffisamment robuste pour assommer un bœuf, c'était un miracle que le pare-brise de la voiture ne s'était pas fissuré. Il grimaça :

« Nan, sérieux, c'est dangereux, tu devrais retourner dans ta chambre. »

Ophélie eut une légère moue, mêlant déception et réflexion.

« Je vais y retourner, mais tu n'es pas venu me dire bonjour. »

Il y eut un silence gêné, durant lequel seul le vent s'exprima. Il colportait avec lui les bruits de la forêt et de sa faune entretenue par les Ducasse : on devinait, au loin, les brames de cerfs ailés tandis que les canards d'or du marais voisin se faisaient tout juste entendre.

Les deux cousins se toisèrent comme deux prédateurs dont les territoires se touchaient. Mais là où un regard d'humain classique pouvait y lire de l'hostilité, un membre de la Meute pouvait y voir, dans les yeux de Raphaël, une lueur évaluatrice, tandis que ceux d'Ophélie étaient voilés d'un aplomb déterminé.

« Eh bien, mh. Bonjour. »

Elle sourit, heureuse d'avoir enfin une interaction avec la famille qui ressemblait à quelque chose de normal.

« Bonjour, Raphaël ! »

Elle s'assit sur les tuiles avec précaution. Ce n'était pas très confortable, mais elle contint la douleur des crochets qui lui rentraient dans le gras des cuisses.

« Qu'est-ce que tu fais ? »

Les sourcils froncés de l'adolescent, qui n'avait pas parlé à une fille de son âge depuis des mois, se lissèrent. Il n'avait pas l'air heureux de sa présence, mais se sentit contraint de l'accepter. Il posa l'arme dans un sac ouvert.

« Je tire. Enfin, je tirais. »

L'attention d'Ophélie s'éloigna un instant de son cousin pour aller sur son matériel. Il n'y avait, en fait, pas que des armes. Ici, un carnet et quelques crayons étaient calés sur le relief de la fenêtre sortant du toit, tandis que là, un tas de trois assiettes accompagnées d'un monticule de couverts tenaient aux crochets grâce à un équilibre précaire.

Mangeait-il, déjeunait-il, dînait-il sur le toit ?

L'expression d'Ophélie n'en devint que plus attentive.

« Sur quoi tires-tu ? »

« Des cibles. »

« Si tu tires, c'est qu'il y en a forcément une, de cible. Quelles cibles ? »

« Des cailloux, des arbres. Des oiseaux. »

« Des pare-brises ? »

Raphaël, qui démontait son arme pour mieux pouvoir la ranger dans ses affaires, leva le nez. Ses rougeurs ne partaient pas vraiment, et l'acné n'arrangeait rien.

« Je déteste cette voiture. »

« Mh, j'ai cru voir. »

Suivit le bruit mécanique des chargeurs déclipsés et des canons dévissés qui accompagnèrent la musique de la campagne. Ophélie usa des dons de son sang pour voir loin, bien au-delà de ce que voyaient le commun des Hommes. Elle voyait des traces de peinture mauve, verte, bleue, jaune, jusqu'aux écorces et rochers à trois cent pas du manoir. Les atteindre tous pour y tremper le doigt serait une sacrée randonnée.

« Tu vises bien. Et loin. Toujours au centre des troncs et des… Cailloux. Je vois aussi quelques corneilles assommées… »

« Ouais, ben, on est de la même famille. »

« Est-ce que tu combles aussi ta Soif comme ça ? »

« Non. La faune qui compterait vraiment se tient loin du manoir. »

On pouvait faire plus chaleureux, comme discussion de cousin à cousine. Elle demanda après un temps de pause :

« Ton père t'a dit pourquoi je suis là ? »

« Non, mais j'peux le deviner. T'es pas la première. L'année dernière, on a eu un cousin qui… »

« Pourquoi ? »

« Hein ? »

Ophélie appuya sa main sous son menton.

« Je suis dans la chambre juste à côté de la tienne. Je vais t'entendre à chaque fois que tu vas monter sur ce toit pour tirer avec tes pistolets. Je vais peut-être t'entendre ronfler. Pourquoi il ne t'a pas dit pourquoi je venais ? Vous êtes si isolés, j'aurais imaginé que ça aurait fait une discussion, un événement comme ça. »

Raphaël eut un rire nerveux, mais en voyant que sa cousine avait les yeux rivés sur son sourire, il l'estompa rapidement avant de grogner :

« T'es ma cousine, ou t'es une espionne du gouvernement ? »

Il voulut avoir l'air dur, mais avant qu'il n'articule davantage de piques, il vit la mine sincèrement inquiète d'Ophélie. Il vit qu'elle n'était pas juste curieuse, pas juste commère. Il vit une expression attentive, d'inquiétude et de peine, qui lui faisait penser à celle de sa mère quand elle le maintenait encore juste devant son front pour pouvoir le voir quand il était tout petit et qu'il pleurait. Ce n'était pas un souvenir qui faisait du bien, dans le moment présent. Alors, bien qu'il fut moins acide, il régurgita par réflexe un ton médisant :

« Écoute, je sais pas comment ça se passe chez toi, mais pars du principe qu'ici, y aura rien qui fonctionnera pareil. »

Il attendit une réponse, mais voyant qu'elle ne dit rien, il continua en fermant bruyamment les zips de ses sacs, déterminé à bientôt se retirer dans sa chambre.

« Tes parents se parlent ? Les miens, non. Tu parles à tes frères et sœurs ? N'espère pas voir l'autre dérangée venir te parler. Tu dînes en famille ? Ma mère mange dans la cuisine, je mange sur le toit et Alice bouffe avec les chiens. Parfois, elle y dort. »

L'air se refroidissait, s'alourdissait, et bien que Raphaël espérait, cruellement, la choquer, Ophélie eut la mine aussi figée qu'une gargouille.

« Eh bien ? Dis quelque chose. »

« Je peux ? »

« Ben, euh, oui. »

Ophélie se leva doucement. Elle ne posa aucune question, ne rassura d'aucune façon. Elle venait d'arriver.

Et dans les familles anormales, on observe sans poser les questions qui fâchent, on déduit. Parce que parfois, tout est trop abstrait, ou trop dur, pour en parler tout de suite, et personne n'appréciait les médiateurs trop curieux. Les conflits familiaux étaient déjà des sacs de nœuds sans occulte, alors quand ce dernier s’immisçait, il fallait avoir une approche différente.

Ophélie a eu la chance de naître dans la bonne famille, et n'avait pas peur d'être invité dans la mauvaise, peu importe comment Raphaël la lui vendait.

Elle lui tendit sa main.

« Ce soir, je dîne avec ton père. Mais demain, on dînera ensemble sur le toit. Si tu veux bien ? »

Raphaël plissa les yeux. Il ouvrit la bouche, mais il était là face à une interaction familiale très différente de celles dont il pouvait avoir l'habitude.

Il prit sa main, et alourdi par ses affaires, redescendit avec elle les tuiles.

Face à la nuit qui tombait, pendant qu'elle enjamba sa fenêtre ouverte, Ophélie scanna le paysage à la recherche d'une tombe, car elle se souvenait très clairement de ce que son père lui avait dit.

Hervé et Dominique avaient trois enfants, pas deux.


À l'écart du manoir, trois chiens, trois frères, dormaient pratiquement les uns sur les autres. Goliath, le plus gros de la fratrie, était couché sur Kobi, dont les ronflements sonnaient comme des gazouillis d'oiseau. Ramsès, légèrement à l'écart, tout juste assez pour ne pas toucher les deux autres et risquer de salir son fin pelage de dobermann, était comme enroulé autour d'Alice. L'enfant, une tâche jaune et blanche au milieu de la masse sombre des chiens de garde dans la niche obscure, se coiffait les cheveux, un livre pour enfants posé sur la tête de Ramsès. Ses lèvres prononçaient silencieusement l'histoire d'un petit cochon qui se sentait seul dans une grande ville pourtant remplie d'individus porcins comme lui.

Il était si solitaire, si triste, qu'il décida un jour d'abattre les murs de son appartement pour parler à ses voisins et leur proposer le thé. Chaque voisin, sans exception, l'invectivait, leurs paroles plutôt méchantes pour un ouvrage destiné à la tranche d'âge d'Alice.

Son regard fut attiré par un étrange papillon de nuit. Ou plutôt, toute une flopée de papillons, au moins six ou sept. Ils rentrèrent soudainement dans la niche, leur vol silencieux mais vivace.

Ils se suivaient tous en une curieuse file indienne aérienne, comme s'ils n'étaient qu'un seul insecte au très long corps.

« Ramsès ? Ramsès, regarde », souffla l'enfant, très discrètement, à l'oreille de son favori.

Les trois chiens se réveillèrent en même temps. Quatre paires d'yeux suivirent la farandole de papillons jusqu'à ce qu'elle quitte la cabane pour se rapprocher des lumières du manoir et disparaître dans la Brume qui glissait sur le jardin, aussi discrètement que les papillons.

« Uh », eut comme unique onomatopée Alice avant que Goliath ne se mette à gémir.

Les trois chiens se mirent à se plaindre, à regarder dans tous les sens, à aboyer leur confusion en se dressant violemment sur leurs pattes dans l'espace réduit de la niche. Il ne fallut que trois secondes pour que Kobi morde son frère, et c'était bien inhabituel : il n'était pas le plus violent, d'habitude.

« Assis, assis ! », hurla Alice du plus fort qu'elle put en donnant une claque sur la tête à chaque chien, esquivant leurs crocs comme une mouche esquive les becs qui l'avaleraient tout rond.

Les trois chiens s'assirent, mais ils n'étaient pas dans leur état normal. Ils tanguaient, continuaient de gémir en ne pouvant s'empêcher de regarder autour d'eux. Goliath vomit, mais Alice ne s'en offusqua pas, trop occupée à malaxer la tête de Ramsès pour regarder dans son orbite.

« Vous êtes malades ? C'est pas normal… À qui je vais le dire, bande de bêtes… »

Elle fit de son mieux pour les calmer, seule dans la niche comme un radeau perdu au milieu de la Brume.

Pendant ce temps, au manoir, dans la télévision, le monde entier aboyait de confusion.


Une heure plus tôt, Guillemond était à table. Lui aussi dînait seul. Face à lui, une télé allumée ne diffusait qu'une image distordue, son écran fêlé, un pied de chaise encastré dans la machine. Il avait déversé dans son assiette cinq conserves entières de boulettes de viande et une casserole entière de pâtes. Le spectacle n'était pas beau à voir : sa chemise blanche, large comme une voile de navire pour contenir son buste de brute, donnait l'air d'un uniforme d'abattoir, sa blancheur constellée de rouge.

« Il va faire nuit. Il va y avoir l'ours. »

Il mâcha bruyamment, expliquant ses délires à une personne qui dormait sur l'herbe à côté de leur terrasse, une bêche encastrée dans le visage, quelques insectes au bord de sa bouche ouverte.

« Il faut que je me nourrisse avant de l'affronter, maman. Tu es pénible, à dormir quand on devrait dîner. Je déteste cette famille. »

Il parla fort pour se faire entendre d'une autre personne, à l'étage, dont les cheveux bouchaient l'évacuation du lavabo. Elle dormait aussi, le visage couvert de jus de tomate. Personne dans la famille ne mangeait très proprement.

« Je déteste quand vous m'ignorez. Une famille, ça se PARLE ! »

Guillemond attrapa le premier objet qui lui passa sous la main. Une casserole encore à moitié remplie d'eau chaude vint asperger le torse de sa mère, qui somnolait si profondément qu'elle ne broncha pas.

« Même si tu pionces, même si tu me causes pas, je retournerai PAS au centre. PAS quand il y a L'OURS. L'OURS, maman, PUTAIN ! JE TE DIS QU'IL Y EN A UN ! POURQUOI TU ME CROIS JAMAIS, HEIN ? SALOPE ! SALOPE ! SALOPE ! »

Guillemond sortit dans le jardin, des pâtes coincées entre ses dents serrées, et piétina sa mère si fort qu'il n'entendit pas l'arrivée silencieuse de la Brume derrière lui.

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