De nos jours, presbytère de la cathédrale de Saint-Omer :
Les flammes dansaient dans la cave. Hervieux se contenta d’un simple « C’est quoi cette merde ? » peu distingué avant de se ruer vers la porte. Cependant, arrivé à la hauteur de celle-ci, il se ravisa puis se retourna. Le feu n’avait pas encore gagné les œuvres d’art. Il restait peut-être une chance. Il s’avança le plus rapidement possible mais un craquement le fit s’arrêter. Le feu venait d’atteindre une poutre qui soutenait la voûte fragilisée de l’édifice millénaire. Hervieux refusa les appels incessants de son instinct de survie qui lui hurlait de s’enfuir et se dirigea vers les tableaux. Quelques uns étaient des bijoux de collection, ils avaient connu bien pire qu’un incendie et pourtant c’était les flammes qui menaçaient de réduire en cendres ces merveilles. Il analysa la situation. Il ne pourrait prendre qu’un tableau avec lui. Il repéra les tableaux de maîtres. Il vit qu’il y avait aussi quelques copies assez bien menées. Mais ce fut le tableau représentant une jeune femme qui attira son attention. Il datait de la Renaissance italienne et devait avoir été créé d’ailleurs par un grand peintre du pays latin. Il s’en saisit. Il ne savait pas pourquoi, mais ce tableau l’attirait. On aurait dit qu’une voix intérieure lui ordonnait de lui sauver la vie.
Cette analyse n’avait duré qu’une seconde.
Il le souleva et vacilla sous le poids. Le tableau pesait son poids en or. Pourtant, il était assez « petit », à peine deux mètres de hauteur pour un de large. La sueur perla sur son front tandis que les flammes s’approchaient dangereusement de lui.
Sueur ? Uniquement la sueur d’effort alors. Il ne faisait pas bien chaud ici. La cave était fraîche. Fraîche ?
Hervieux regarda les flammes, intrigué.
« Mais qu’est-ce qu-… »
Il n’eut pas le temps de finir sa fine remarque qu’un jet d’extincteur fusa sur les flammes. Hervieux n’eut pas le temps de prévenir son acolyte.
« Boncoeur ! Non ! »
Trop tard. Les flammes ne s’éteignirent pas et ce furent les chefs d’œuvre qui se prirent le jet, abîmant à tout jamais les toiles.
« Pourquoi ça s’éteint pas ? Demanda la jeune femme.
- J’en sais rien, Boncoeur, mais faut sortir de là. Vite ! »
La jeune femme aida Hervieux à porter le tableau. Au moment où ils parvinrent à la porte, le feu s’éleva littéralement dans les airs, créa une boule de feu qui s’allongea pour former les lettres :
« Jouez avec le feu ! »
C’était signé d’un drôle de sigle. EMOEC. Les deux acolytes ignoraient ce que cela voulait dire. Boncoeur resta figée devant ce qu’elle pensait être un tour de magie tandis qu’Hervieux, plus terre-à-terre, savait bien qu’il y avait une explication rationnelle à tout ça. Du moins… Il y en avait forcément une.
Ils sortirent après qu’Hervieux hurla à Boncoeur de magner son élégant postérieur1. La sortie de la cave débouchait dans la cour du presbytère. A bout de bras, ils hissèrent le tableau puis Hervieux s’écroula à terre, épuisé. Boncoeur se mit à genoux près de lui. Sa voix, essoufflée, ne parvint pas à rendre toute la peur et la colère qui auraient dû se dégager de ses paroles :
« Merde, Hervieux ! C’était quoi ça ? Et pourquoi t’as pris le tableau le plus lourd ? Y avait des peintures flamandes !
- Ça va, elles sont pas fichues… pour la plupart. Faut juste y retourner, on les prendra et on les vendra. Comme d’habitude.
- Crève ! J’y retourne pas !
- Tsssss, la magie n’existe pas, petite.
- Arrête de m’appeler comme ça ! Jura-t-elle. »
Lorsqu’il savait qu’il avait raison, Hervieux prenait toujours un petit air condescendant et l’appelait « petite ». Il avait peut-être la cinquantaine, il était peut-être son aîné de vingt-sept ans, mais elle n’était certainement pas « petite ». Soudain, quelque chose attira l’attention de la jeune femme qui leva son regard bleu vers un point fixe derrière Hervieux qui se redressait tant bien que mal.
« Putain, on a les flics sur le dos, pesta-t-elle. »
Hervieux allait lui faire une remarque sur son vocabulaire mais s’abstint2. Il y avait plus urgent. Il se leva et fit face aux nouveaux arrivants. Ils avaient dû être alertés par le voisinage qu’il y avait un incendie dans les sous-sols car ils avaient demandé de l’aide à un camion-citerne. Un policier en civil s’avança vers eux :
« Tiens donc, mais qui voilà ? Mon duo de voleurs d’art préférés.
- Toujours à raconter des conneries, lieutenant ? Provoqua Boncoeur.
- Paix, imposa Hervieux. Je n’ai guère envie d’avoir des ennuis. Je vous signale, lieutenant, que je suis commissaire-priseur habilité aux ventes volontaires.
- Ouais, et tu l’as trouvé où ton diplôme ? Dans une pochette surprise ?
- Ce qu’il s’est passé à Boulogne était une regrettable erreur, tenta de s’expliquer Hervieux.
- Oh la ferme ! Vous avez au moins reçu l’autorisation de fouiner là ? »
Hervieux prépara un énième rattrapage aux branches de sa liberté mais une vision le fit se taire. Boncoeur désigna du menton des personnes derrière le lieutenant :
« Ils sont à vous ces gusses-là ? »
Le lieutenant se retourna vers le groupe de personnes tout en fronçant les sourcils.
L’agent Vernadeau, visage lisse et froid, se dirigea vers eux avec un air déterminé. Ses hommes venaient de prendre le contrôle des lieux. Il s’arrêta et avisa le lieutenant qui n’était rien de plus qu’un simple obstacle aisément franchissable.
Ce dernier l’avisa :
« Eh ! Nous avons mis des cordons de sécurité, c’est pas pour rien ! C’est interdit aux civils ici !
- Nous ne sommes pas des civils. Je suis l’inspecteur Coudert, mentit Vernadeau avec une patience magistrale.
- Connais pas. »
Hervieux ne sentait pas ce type. Il s’agrippa au tableau. Vernadeau fit un large sourire froid en direction du lieutenant :
« Les œuvres qui sont dans cette cave, nous enquêtons dessus depuis bien plus longtemps que vous. On vient exprès de Lille, dit-il d’une voix polie et ferme.
- Si vite ? »
Vernadeau ne perdit pas son sang-froid et se mit à rire gentiment. Cet imbécile allait vite sortir de son chemin :
« Votre méfiance fait de vous un excellent lieutenant. Je serai ravi d’en parler à mon supérieur. J’imagine qu’une petite mutation à la métropole vous ferait plaisir ?
- Je la demande depuis des années.
- Eh bien, vous allez être gâté ! Maintenant, laissez-moi faire mon travail.
- Très bien, inspecteur. »
Hervieux et Boncoeur regardaient d’un œil sceptique le faux inspecteur tandis que le lieutenant, qui était aussi compétent qu’Hervieux était commissaire-priseur, se dirigeait d’un pas joyeux vers ses hommes.
« Quel crétin, pensa Boncoeur. »
Vernadeau se plaça devant Hervieux et avisa le tableau :
« Beau portrait, remarqua-t-il.
- Vous aussi, vous avez trouvé votre métier dans une pochette surprise ? Demanda Boncoeur. »
Hervieux se crispa tandis que le sourire de Vernadeau s’agrandissait. La jeune femme était d’un caractère impétueux et cela, Vernadeau l’apprécia de suite. Hervieux essaya de rectifier un tir qui avait en réalité visé juste :
« Navré, elle est un peu sur les dents. »
Vernadeau ignora ses excuses d’un signe de la main et changea de sujet :
« Vous êtes bien Hervieux ? Receleur d’œuvres d’art et d’antiquités ? »
L’intéressé leva les yeux au ciel :
« Je préfère dire que je redistribue l’art.
- Je sais que vous avez un certain penchant pour les œuvres d’art cachées ou volées lors de la seconde guerre mondiale.
- Vous êtes bien informé. C’est là qu’on trouve les plus beaux trésors, répondit-il du tac-au-tac.
- Et je sais aussi qu’avec votre… collègue, vous êtes les meilleurs experts en art de votre temps. »
Hervieux prit un air faussement gêné tandis que Boncoeur soupirait discrètement. Allons donc, que préparait cet « inspecteur » ?
Hervieux répondit :
« C’est ce qu’on dit de moi, oui.
- Bien, veuillez me suivre… Sans faire d’histoires. »
Vernadeau fit demi-tour et se dirigea vers son véhicule, sans se préoccuper de savoir si les deux compères le suivaient. Ces derniers s’interrogèrent du regard mais n’avaient guère le choix. S’ils ne le suivaient pas, ils allaient certainement en baver.
Ils soulevèrent le tableau et lui emboîtèrent le pas. L’un des hommes du faux inspecteur leur prit le tableau afin de le ranger dans un autre véhicule. Hervieux eut bien du mal à le lâcher et ce fut à contrecœur qu’il le fit. Le regard gris du portrait semblait le fixer d’un air triste.
Lorsqu’ils montèrent dans la camionnette, Boncoeur put remarquer que les policiers les regardaient partir sans réagir, le regard vide.
Le véhicule démarra tandis que le faux inspecteur leur demanda de s’asseoir sur les banquettes situées sur les côtés de l’arrière de la camionnette. Une migraine commençait à poindre dans le crâne d’Hervieux tandis que Boncoeur se demandait quelle théorie du complot elle devait appliquer à la situation.
Après quelques dizaines de minutes, Vernadeau tendit sa main qu’Hervieux serra avec méfiance.
« Agent Vernadeau.
- Enchanté… Agent. J’imagine que personne n’est de la police ici.
- En effet.
- C’est l’armée, c’est ça ? Ou une organisation secrète ? Demanda Boncoeur.
- Vous êtes futée, mademoiselle. Je comprends pourquoi elle est avec vous, monsieur Hervieux. »
Ce dernier hocha la tête. L’agent reprit :
« Désolé du dérangement, mais nous avons besoin de vos services. Je ne pensais pas réussir à faire d’une pierre deux coups mais nous avons réussi à mettre la main sur vous et sur le tableau.
- Et pourquoi donc ?
- Ce tableau n’est pas qu’un simple portrait. Nous ignorons encore toute son ampleur mais il pourrait bien changer le cours de l’Histoire et nous avons besoin de vous pour le comprendre. »
Tandis que l’agent Vernardeau, commandant de la FIM Delta-34 « Receleurs d’art », leur expliquait en détail à quelle organisation il appartenait, Boncoeur regardait l’uniforme de l’un des gardes et remarqua un insigne.
Trois flèches pointant vers le centre d’un cercle.
10 novembre 1938 :
« … Les dégâts sont considérables. Nous ignorons encore l’étendue des pertes bien que le gouvernement allemand assure qu’il n’y a eu aucun blessé. Hélas, les violences continuent dans tous les quartiers juifs de l’Allemagne nazie. Le gouvernement français a vivement dénoncé ces violences qui, ajoutées au réarmement de la Rhénanie, ne laissent présager rien de bon pour les relations franco-allemandes déjà assez tendues depuis l’élection au poste de Chancelier d’Ad- »
Estelle coupa la radio puis contempla ses pommes de terre d’un air de dégoût.
« Mange ! Lui imposa sa mère.
- Encore des pommes de terre. Et demain ? Encore des pommes de terre.
- Nous faisons des économies pour la guerre qui arrivera bientôt. Nous sommes prévoyants, expliqua son petit frère toujours prêt à s’attirer les faveurs des parents. »
Estelle, pour toute réponse, lui tira la langue. Jean s’indigna :
« Maman ! Estelle m’a tiré la langue !
- Estelle, excuse-toi.
- De toute manière, il n’y aura pas de guerre, changea de sujet Estelle.
- Tu n’en sais rien. Qu’est-ce qu’une fille comme toi sait du monde ? »
C’était la voix grave de son père qui venait de gronder. Estelle se figea. Si son père daignait parler, c’était qu’elle était vraiment allée trop loin. D’ordinaire taciturne, Georges ne parlait presque jamais hormis lorsqu’il jugeait bon de le faire. Ce qui était assez rare. Estelle n’osa pas le regarder dans les yeux et contempla son repas désormais froid d’un air renfrogné :
« Je m’excuse, Jean. »
L’adorable petite tête blonde qu’était son frère lui fit un grand sourire puis finit son assiette. Estelle lui lança un regard noir. Elle ne l’aimait pas beaucoup. C’était un garçon que tout le monde s’évertuait à trouver mignon alors que c’était une fripouille finie. Il récoltait toujours des « oh, qu’il est adorable ce petit ! Pas comme sa sœur ! Elle, elle n’aide jamais sa mère aux tâches ménagères à ce qu’on m’a dit. Pauvre Catherine… Elle doit tout faire toute seule et Estelle ne fait rien. » Estelle était en effet l’inverse de son frère. Il était aussi blond qu’elle était brune. Le teint hâlé, alors que Jean était pâle comme la neige, elle avait toujours un air taciturne et préférait rester toute la journée à lire des livres dans les champs plutôt que d’apprendre à devenir la parfaite mère au foyer. Des gosses du village avaient essayé de l’embêter la première fois qu’elle s’était installée sur un confortable tapis d’herbe. Ils avaient regretté. Car même si Estelle paraissait chétive, elle avait eu droit à quelques leçons pour remettre les enfants énervants à leur place. En effet, son père avait toujours voulu avoir un fils et les premières années d’Estelle furent les plus belles de sa vie. Puis six ans plus tard, Jean était arrivé et son père se désintéressa d’elle. Alors oui, elle n’aimait pas son frère. Non même, elle le détestait.
Elle n’attendit même pas que les autres eurent fini leur plat. Elle abandonna le sien et monta dans sa chambre sous les protestations de ses parents.
Elle ouvrit la fenêtre de la chambre à la nuit tombée puis se glissa sur le toit. Là, sous les étoiles, elle ferma les yeux et les imagina pleuvoir. Une pluie d’étoiles scintillantes, rien que pour elle, loin de cette famille qui l’étouffait, de cette vie sans goût.
Son souhait fut exaucé et une pluie d’étoiles tomba, au tout début de l’année 1944. L’une d’elles s’écrasa non loin de leur maison tandis qu’une alarme à leur donner envie de s’arracher les oreilles résonnait dans tout le village.
« Vite ! Hurla Georges. »
Catherine saisit tout ce qu’elle trouvait sur son passage, essayant d’emporter le plus d’affaires possibles, mais il fallait faire vite.
« Où est Estelle ? Demanda-t-elle.
- Je l’ignore ! Elle n’était pas avec toi ?
- Elle est sans doute dehors ! »
Tandis qu’ils s’abritaient, en pleurs, dans une cave trop fragile pour survivre à une étoile, Estelle, trop occupée, ne regardait pas le ciel. Elle continuait son œuvre avec d’autres.
« Vite ! Cria un gars dont le visage était à moitié caché dans l’ombre d’un béret.
- Je peux pas aller plus vite que la musique ! »
Elle finit son œuvre puis la contempla d’un air satisfait.
« Bon coup de pinceau, Esti.
- Merci David. »
Ce dernier lui sourit puis lui prit la main :
« Allez, on se tire !
- Et mes parents ?
- Trop tard ! »
Les étoiles pleuvaient, le ciel pleurait. Des pierres et des membres sanguinolents s’envolaient dans les airs. Une maison centenaire disparut soudain, ne devenant plus qu’un champ de ruines. C’était l’Enfer sur Terre. Même pire que l’Enfer. Le Diable en personne aurait frémi devant ce spectacle. L’odeur âcre de la fumée et des cendres prit à la gorge Estelle qui suffoqua. Elle plaça un bout de tissu devant sa bouche puis continua à avancer. Soudain, une étoile tomba non loin du petit groupe qui fut soufflé par l’explosion.
Estelle atterrit lourdement sur le sol, ses oreilles sifflaient, elle voyait trouble. Elle tenta de se relever mais en était incapable. Lorsqu’elle crut qu’elle allait mourir là, au beau milieu de poussières, de sang et de ruines en flammes, une main la saisit par l’épaule et l’obligea à avancer. Elle boitait légèrement, sa cheville piquait. Elle s’accrocha cependant à la vie et continua à avancer.
Ils parvinrent à sortir du village et se dirigèrent vers la forêt, loin des bombardements. Estelle s’écroula sur le sol et regarda sa cheville. Une écharde grande comme sa main et large comme son pouce l’avait transpercée de part en part. Elle grimaça tandis que David la lui retirait.
« On a eu chaud, dit-il d’une voix blanche.
- Et les autres ?
- Morts, sans doute.
- Fait chier. »
Tandis que la poussière retombait, les survivants sortaient des décombres. L’aube se levait et les étoiles disparurent. Estelle, s’appuyant sur l’épaule de David, marchait en direction de ce qu’il restait de la maison, le teint livide, les yeux hagards. Il n’y avait plus qu’un gigantesque cratère. La bile lui monta aux lèvres. Un spasme secoua son estomac et elle se mit à vomir. David la soutint vaillamment. Il savait ce que c’était de perdre sa famille. La sienne était quelque part dans le ciel, partie en fumée comme tout le reste de son peuple. Il avait toujours l’étoile dans la poche de sa veste.
Lorsqu’elle eut fini de vider le peu qu’il y avait dans son estomac, elle contempla à nouveau le cratère. Elle n’avait désormais plus aucune famille, hormis David.
« Tiens donc, regardez qui voilà. »
Esti et David se crispèrent. Ils avaient reconnu la voix de suite et cela n’annonçait rien de bon. Ils se retournèrent pour voir un français à tête de fouine qui les regardait d’un air suffisant, engoncé dans son manteau noir.
« Je crois bien que ce sont les sales gosses qui ont salopé ma maison, cette nuit ! Un miracle qu’elle soit encore debout.
- Comme quoi, la justice n’existe pas en ce monde, Labonté répondit d’une voix acerbe Estelle. »
Ce Labonté portait très mal son nom. Il était devenu en quelques années la personne la plus riche du village, certainement parce qu’il recevait une belle récompense en échange de certaines informations à l’ennemi. Et il avait eu depuis peu une envie soudaine d’emmerder David et Estelle.
Labonté n’apprécia pas qu’on l’insulte et attrapa les deux par les cheveux, faisant arracher un hurlement de la part de David et un « va te faire foutre » plein de poésie de la part d’Estelle.
« Vous me causez bien des problèmes pour des gosses de quoi ? Treize et seize ans ? Je vais vous apprendre la vie, moi. »
Il les emmena de force vers le lieu du crime alors que les deux compères essayaient de se dégager comme des forcenés. Mais Labonté était plus fort et les regards livides, baissés vers le sol, des survivants, hagards et complètement perdus, ne les aidaient pas. Estelle jura. Si seulement elle avait la capacité de tous les secouer…
Labonté les jeta au sol, face au mur qu’Estelle avait remis au goût du jour :
« Liberté. »
« Est-ce qu’au moins tu sais ce que c’est la liberté, fillette ? Demanda un Labonté plein de condescendance. »
Estelle se releva et se jeta sur lui. Malheureusement, elle n’avait su se battre que contre des enfants, pas contre un adulte en pleine possession de ses moyens. Il la mit à terre en deux secondes. Le nez en sang, Estelle ne sentit pas la douleur, trop occupée à l’insulter autant qu’elle le pouvait. David, à son tour, fut mis à terre par le Labonté qui en profita pour alerter deux policiers désœuvrés par la vision apocalyptique qu’offrait le village qui passaient par là :
« Eh ! Faites votre boulot ! J’ai trouvé deux communistes ! »
Estelle vit rouge et se rua à nouveau sur lui :
« Nous ne sommes pas des communistes, imbécile. J’en ai rien à foutre de ta Mère Partie à la noix ! »
Mais son nez reprit une nouvelle fois un coup et craqua, lui arrachant un cri de douleur non-contrôlé.
Les deux policiers se rapprochèrent tandis que Labonté leur expliquait ce qu’il se passait tout en évitant de se prendre un coup de pied assez bien placé de David. Labonté esquiva et vociféra :
« Sale vaurien ! Tu vas aller pourrir au fond d’un camp !
- Plutôt mourir. »
Les deux amis se dressèrent face à lui d’un air sombre. Tous deux étaient petits, maigres, sales. Estelle avait coupé ses cheveux et ressemblait presque à un garçon dans son pantalon trop grand pour elle. Elle avait en réalité vingt-deux ans mais son apparence laissait paraître moins. Les policiers se tournèrent vers eux :
« Allez, faites pas d’histoires. J’ai pas envie de malmener un gosse, dit l’un d’entre eux.
- Fallait y penser avant de devenir un traître à la France Libre, imbécile, l’insulta Estelle. »
Le policier serra les poings. Elle avait fait la remarque de trop. Qu’importe. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’écrire sur les murs et insulter. Alors elle faisait la résistance du mieux qu’elle pouvait.
Le deuxième policier lut attentivement l’œuvre d’Estelle d’un air perplexe. Cette dernière fronça les sourcils. Le visage du policier était à la fois perdu, sceptique et déterminé. Un mélange étrange à concevoir, encore plus à regarder. Puis soudain, il sortit son arme. Elle crut qu’il allait les descendre mais n’en fit rien et… tira sur son collègue. Le coup de feu partit et tous sursautèrent en hurlant d’effroi. Même Estelle, qui essayait de rester stoïque quoi qu’il puisse arriver, cria. David recula et entraîna son amie avec lui, vers le mur. Mais le policier n’en resta pas là et tira sur Labonté qui s’effondra au sol, rejoignant l’autre policier qui gisait dans une mare de sang. Puis, il se tira une balle.
Cela n’avait duré que quelques secondes. Estelle sentit ses genoux trembler tandis que David regardait la scène macabre d’un air livide. La foule de badauds s’amassait autour d’eux.
« Esti… Il faut se barrer…, murmura David.
- Ton ami a raison. »
Estelle sursauta au son de cette voix si familière. Elle se tourna pour voir une silhouette adossée contre le mur, près de la fameuse phrase.
« J-Jean ? Mais… Mais…
- Je t’expliquerai plus tard. Faut se tirer d’ici avant que d’autres policiers, ou pire, se pointent. »
Les badauds les laissèrent passer sans faire d’histoires, encore sonnés par la pluie d’étoiles de la veille et par ce qu’il venait de se passer là.
Jean les mena vers une voiture qui les conduisit vers Saint-Omer.
Un long silence s’installa dans le véhicule. Estelle fulminait. Ce fut Jean qui brisa la glace :
« J’ai voulu reveni-
- Deux ans. Deux ans qu’on a plus eu de tes nouvelles. Tu as disparu sans un mot ! On a cru que ces enfoirés d'Allemands t’avaient pris !
- Suis entré dans la Résistance, comme toi. J’ai voulu vous prévenir mais le réseau dans lequel j’étais à tout de suite trouvé un très grand potentiel en moi. J’étais jeune et un véritable idiot à l’époque. Je n’avais que quatorze ans, Estelle ! Lorsque j’ai enfin pu revenir ici, je me suis précipité vers notre maison. C’est alors que je t’ai vu peindre sur les murs avec ton… ami. Tu es partie quand l’alarme s’est déclenchée. J’ai… J’ai pas eu le courage de venir te voir. Puis je suis allé… changer ton œuvre avant d’aller secourir nos parents. Ah… Je n’ai jamais eu le sens des priorités…
- Tu es surtout un égoïste doublé d’une ordure ! »
Elle avait presque hurlé. Le chauffeur se retourna pour voir si tout allait bien. David, assis entre les deux, le rassura du regard mais n’était lui-même pas très rassuré. Connaissant le tempérament de feu d’Estelle, Jean ne devait pas être en reste et les deux ensemble, cela pouvait faire pire qu’une étoile. Il prit donc les devants en posant une question sur un point qui l’avait intrigué :
« Excuse-moi Jean mais… Tu as bien dit… « changer ton œuvre » ?
- Disons que j’ai accompagné les mots par des actes.
- De quoi tu parles ? Demanda Estelle d’une voix impatiente.
- Je vous ai dit que le réseau avait vu en moi des talents particuliers. Je suis allé dans la capitale pour les exercer.
- Et ?
- … Il vaut mieux que je vous montre. »
La voiture s’arrêta à quelques rues de la Cathédrale. Le groupe s’engouffra dans un petit café.
« Salut, petit Jean !
- Salut Patron ! »
C’était le gérant du café, un homme au ventre bedonnant et un visage rouge qui ne se départait jamais d’un sourire chaleureux. David lui sourit tandis qu’Estelle fixait le dos de son frère d’un air sombre. Elle avait vécu deux ans dans le deuil par sa faute. Cela avait été invivable. Et maintenant, il réapparaissait comme ça, sans prévenir. Elle bouillait de rage.
Ils allèrent à l’arrière et ouvrirent une trappe. Là, un réseau de résistants avait construit un tunnel.
« Il mène sous le presbytère. C’est là qu’est notre planque. Au nez et à la barbe des Allemands. »
Cette planque consistait en un enchaînement de trois pièces. Les deux premières étaient occupées par tout un système d’imprimerie. Celle du fond était cachée par une lourde porte. Il devait y avoir une dizaine de personnes qui s’affairaient, écrivant, imprimant, mettant dans des cartons. David jeta un œil curieux dans l’un d’entre eux. C’était des tracts. Rien de bien intéressant.
Une femme d’une trentaine d’années, au visage émacié et au regard dur se précipita vers le petit groupe :
« Jean ! Tu nous ramènes ta famille ?
- Pas tous, hélas. »
La femme fit une moue désolée qui contrasta avec la froideur de ses yeux puis se tourna vers Estelle et David qui avait un peu trop l’œil baladeur à son goût :
« Navrée, mais cette guerre se finira bientôt, sachez-le.
- Je le sais, répondit avec conviction Estelle.
- Que faites-vous ici ? Demanda David.
- On imprime des tracts qu’on répand dans la région de St-Omer.
- Et c’est tout ? »
David la regarda d’un air sceptique puis désigna la porte du fond du menton. La femme se crispa, en même temps que Jean. Ce dernier répondit :
« Rien de bien important. »
Estelle, quant à elle, cherchait à comprendre. Comprendre pourquoi son frère l’avait abandonnée et surtout pour quoi ? Pour quel réseau ? Il n’avait pas l’air d’appartenir à un simple réseau de journaux clandestins. Quels talents avaient-ils exercé pendant ces deux ans ?
Trop de questions sans réponses.
Tandis que David lisait plus attentivement un tract posé sur une table, une secousse fit trembler les murs. Le plafond gémit, les lampes clignotèrent. Tous retinrent leur souffle. On entendit des cris venant de l’extérieur. Des coups de feu.
Personne ne bougea. Tous fixaient la porte d’entrée de la planque, comme si elle allait soudainement les engloutir. Le souffle court, Estelle se rapprocha de Jean :
« Y a une autre sortie ?
- Non. »
Le tunnel ne menait qu’à une seule porte, la leur. Trouver le tunnel signifiait l’arrêt de mort du réseau clandestin.
David, quant à lui, finissait de lire le tract, insensible aux événements extérieurs. Estelle voulut aller le secouer mais la femme l’en empêcha :
« Ne l’interromps surtout pas. Ces tracts sont faits pour être lus en entier. »
Esti obéit puis désigna la porte :
« Vous ne pouvez rien faire ?
- On attend. »
Son ton était sans appel.
On pouvait entendre distinctement les pas des soldats qui résonnaient dans le tunnel. Ils l’avaient trouvé. Estelle frissonna, la peur lui noua l’estomac tandis que David, ayant fini le tract, demandait d’un air perdu :
« C’est quoi EMO- »
Il ne finit pas sa phrase, la porte s’ouvrit à la volée. Tous se figèrent. Quelques soldats du Reich entrèrent mais n’avancèrent pas. Ils ne prirent même pas la peine de regarder les résistants puis repartirent. L’un d’eux hurla à l’attention de leur supérieur qui devait très certainement se trouver à l’autre bout du tunnel une phrase en allemand qu’Estelle ne comprit pas. Ce fut la femme qui traduisit :
« Il vient de dire que ce n’était qu’un placard à balais.
- Qu-Quoi ? Bégaya Estelle. »
Jean se rapprocha d’elle et la serra dans ses bras. Elle se laissa faire, complètement abasourdie. Rien n’avait de sens.
La femme consulta une horloge accrochée à l’un des murs de la salle :
« Maintenant, on attend. »
Ils n’attendirent pas longtemps. Des échanges de tirs se firent, vite suivis par des éclats de voix. Des personnes crièrent en anglais puis plus rien. Enfin, la porte s’ouvrit. Un homme d’une cinquantaine d’années, dont la musculature était engoncée dans une tenue de combat noire, entra. Il ne les regardait pas, salua dans le vide, puis signala :
« Certains vont encore arriver. J’ai déjà perdu trois de mes hommes, la Fondation ne voudra pas en perdre plus. Nous nous retirons, comme convenu3. Bien entendu, vous n’avez jamais entendu parler de nous et nous de vous. A vous de déguerpir au plus vite. »
Il regarda une dernière fois dans le vide, cherchant péniblement à sonder les mystères des effets mémétiques d’EMOEC puis s’enfuit.
La femme le regarda partir d’un air pensif puis se tourna vers les autres :
« On a plus le temps.
- On laisse tout ? Demanda un jeune homme.
- Oui. Tout.
- Et les œuvres d’art ? On ne les a pas récupérées pour rien ! »
La femme grimaça puis répondit d’une voix blanche :
« On laisse tout. »
A la seconde-même où ils s’enfuirent, l’entrée du tunnel redevint un simple mur. Il n’y avait plus aucune trace du passage des résistants. En sortant de la ville, Jean s'inquiéta et demanda alors à la femme :
« Les effets mémétiques tiendront ?
- Ils sont faits pour tenir une bonne cinquantaine d’années, si ce n’est même plus. »
Lorsque d’autres soldats arrivèrent, il n’y avait plus qu’une cave menant à un vieux placard à balais, tandis que les fugitifs couraient pour sauver leur vie.
Dans la pièce du fond, abandonnée aux ténèbres et aux illusions mémétiques, la femme sur le portrait contemplait l'éternité d'un air mélancolique.