Plafond de pierre

Année : Celle où tout a changé
Date : 16 octobre
Localisation : Siège des Archives Noires


"D'après les chiffres, les nouveaux cas d'hémovorisme sont en chute libre. Peut-être que-"

"Non."

Gaspard Galarneau n'avait pas l'air impressionné. En fait, cela faisait plus d'une heure que ses conseillers lui soumettaient leurs idées minables. La fatigue commençait à se lire sur son visage.

"Peut-être les trolls sous les ponts ? Leur insertion est directement gérée par-

"Vous êtes sérieux ?"

Galarneau se leva. Il n'était pas bien grand, son début de calvitie se faisait sentir, ses oreilles décollées étaient pour ainsi dire très laides mais le regard démoniaque qui habitait son léger strabisme divergent terrifiait ses collaborateurs. Ils tentaient de fuir ses yeux, mais il était trop tard. Gaspard Galarneau était agacé.

Pourtant, sa voix restait calme.

"Vous êtes la crème de la crème des fonctionnaires des Archives Noires. Je vous demande de trouver ce qui nous permettra de frapper un grand coup pour réaffirmer notre puissance et leur indiquer qu'ils ne sont plus les bienvenus pour s'occuper du Problème en France."

Une jeune brune peu sûre d'elle leva la main.

"Un recrutement de force des nécromanciens du pays pour les engager dans l'armée ?"

"C'est une idée, c'est une idée."

Galarneau fit quelques pas dans la salle de réunion, les mains jointes dans son dos, cherchant ses mots.

"Avez-vous déjà entendu parler du régiment des Vingt-Six Morts ?"

"…Non monsieur."

"Il s'agit de la raison pour laquelle l'armée française ne compte plus de nécromanciens dans ses rangs. Ils sont trop… instables. On ne peut pas forcer ces gens à accomplir ce qu'ils ne veulent pas faire, ils trouvent toujours un moyen de se rebeller. Ça en devient contre-productif."

"Ah…"

"D'autres propositions ?"

Silence. Une main se leva timidement.

"Allez-y."

"C'est à propos de ces trolls."

Gaspard ouvrit la bouche.

"C'est très sérieux."

Il pinça les lèvres.

"Allez-y, ça ne peut pas être pire que le reste."

"Merci. En fait, la quantité de trolls sous les ponts en France est considérable. Les premières estimations indiquent des résultats entre cinquante-cinq mille et quatre-vingt mille."

"Hm hm."

"Leur insertion et dissimulation est garantie par la Fondation SCP, qui n'a jamais pris la peine de confiner ou éliminer tous les spécimens du fait de leur docilité et de leur discrétion."

Galarneau comprenait où son interlocuteur voulait en venir. Il cherchait quelque chose à y redire, mais ne trouva rien. En fait, un léger sourire commençait à apparaitre sur son visage.

"Expulser et récupérer ces trolls, c'est faire comprendre à la Fondation SCP que sa souveraineté n'a plus lieu d'être."

Galarneau resta muet. Cela ne voulait pas dire pour autant qu'il n'émettait pas de bruit. À sa respiration sifflante s'ajoutèrent ses applaudissements.


Année : La même
Date : 11 novembre
Localisation : Pont Julien


Le Pont Julien était une merveille romaine. Il faisait jadis part de la Via Domitia, qui reliait Narbonne à Turin. Ses vieilles pierres se détachaient parfaitement du ciel orangé à contrejour et les gyrophares de la voiture stationnée à proximité y ajoutaient quelques scintillements bleus. Magnifique, pensa Marcus Luttaci.

Le gendastre finissait son sandwich en observant le dessous du pont. Un léger bruit se fit entendre sous la première arche. Il froissa l'emballage en papier, le jeta et descendit vers la rivière en léchant la sauce sur ses doigts.

Le bruit se répéta. Il s'agissait d'un frottement de pierres. Marcus pointa une lampe torche vers la source du bruit mais ne vit rien, à part une pierre légèrement sortie de son emplacement. Il l'éteignit et le bruit se reproduisit. La pierre s'était décalée lorsqu'il ralluma la lampe.

Marcus arrêta d'éclairer la brique pendant quelques instants et vit qu'elle se déplaçait. En fait, d'autres pierres commençaient aussi à s'extirper de l'endroit où elles auraient dû rester. Elles s'agençaient progressivement en une forme à-peu-près quadrupède. Les blocs de pierre semblèrent alors s'effondrer sur eux-même et se briser en morceaux de plus en plus petits jusqu'à former une entité plus détaillée. Enfin, la chose finit par ressembler à une vraie créature humanoïde, massive et trapue qui s'étirait dans la pénombre.

Une goutte de sueur perla sur le front de Marcus, qui prit la parole avec un fort accent.

"Bonjour monsieur, ou madame. Veuillez décliner votre identité."

La chose resta silencieuse un instant, puis elle parla d'une voix d'outre tombe.

"Pierre."

"Alors euh, monsieur Pierre. Je vais vous demander de bien vouloir coopérer et de euh me suivre jusqu'au fourgon blindé qui arrivera d'une minute à l'autre."

"Idiot."

La figure leva un bras et donna quelques coups sur sa nuque. Des gravats s'abattirent sur le sol argileux. Sous le calcaire se révélait une peau grisâtre.

"Petit idiot, ayez l'obligeance d'attendre que je sorte de mon état de pierre avant de me poser des questions. Et veuillez s'il vous plaît éteindre cette lampe si vous voulez que je puisse répondre à vos demandes."

Le troll frotta longuement ses membres à l'aide de ses grandes mains à trois doigts.

"Du coup, euh, monsieur. Veuillez décliner votre identité."

"…"

"Je vous demande de coopér-

"J'ai pour patronyme Dardallus. Êtes-vous agent de la Fondation qui sécurise, confine et protège ? Comment se portent les affaires ?"

"Malheureusement non. J'ai ici un avis d'expulsion à votre nom. Depuis la nouvelle Mission Interministérielle de Sauvegarde et de Valorisation du Patrimoine, vous n'êtes plus le bienvenu au Pont Julien, monsieur Dardallus."

"Veuillez développer, s'il vous plait."

"Vous allez devoir me suivre."

"Je crains fort de devoir refuser votre demande."

La seconde qui suivit parut terriblement longue à nos deux protagonistes. Au moment même où le troll s'apprêtait à fuir, Marcus lui pointa la lampe torche sur le corps. La peau de Dardallus commença à se calcifier et il fut réduit en un instant à un tas de briques de calcaire sur le sol.


Année : Toujours la même
Date : Le lendemain
Localisation : Siège des Archives Noires


"Ah, monsieur Galarneau, je vous cherchais."

L'homme prit un plateau. Le mess était rempli, comme d'habitude, mais le directeur des Archives Noires contournait la file d'attente.

"Mh ?"

"L'opération est un succès. 400 trolls ont été saisis par la Gendastrerie."

"Je, euh… on ne peut pas plutôt se poser avant de parler de ça ?"

"Vous avez raison, c'est l'excitation qui-

"Je prendrai ces carottes aux champignons, merci."

Le cuisinier lui tendit une assiette.

"Voulez-vous des paupiettes ?"

"Non merci. Et vous, vous prenez quoi ?"

Gaspard s'était tourné vers son accompagnateur, qui avait les yeux dans le vague en cherchant comment formuler son rapport.

"La même chose."

Les deux hommes passèrent une porte-fenêtre et se retrouvèrent dans une salle annexe, plus petite et bien plus calme. Il s'installèrent sur une table vide et Galarneau commença déjà à grignoter ses légumes du bout de la fourchette. L'autre restait silencieux. Il n'avait jamais vu son supérieur ainsi. Le directeur avait troqué son air menaçant pour une bonhomie inhabituelle.

"Je vous écoute, vous savez."

"J'ai reçu les chiffres, et l'opération est un succès. Chaque jour, de nouveaux trolls sont saisis. Nous en sommes déjà à 400. J'avais pensé à les militariser et-

"Non."

"Comment ça ?"

"Nous parlons d'une espèce incapable de se reproduire et sensible à la lumière du jour. De plus, à part quelques individus récalcitrants, les trolls sont retenus par nos services de leur plein gré. Je ne pense pas qu'ils acceptent de servir dans l'armée."

"…"

"Souvenez-vous du régiment des Vingt-Six morts. Cette opération ne doit pas dégénérer en guerre franco-trollesque. Nous serions tous perdants et cela représenterait une preuve pour la Fondation SCP que nous ne sommes pas capables de gérer le Problème sur notre territoire."

"Que suggérez-vous ?"

"Moi ? Rien. Vous n'êtes pas le seul à travailler sur le sujet. D'autres ont déjà fait des suggestions "

Il marqua une pause et prit une nouvelle bouchée de carottes.

"Hm mais quel délice ! Vous avez remercié le cuisinier ?"

"Je… je ne crois pas. Pourquoi ?"

"Eh bien allez-y."

Gaspard pointa la porte-fenêtre de son bras gauche. Le jeune homme se leva et s'y dirigea. Il n'avait pas regardé le cuisinier au moment de se servir. Il était relativement étrange. C'était un colosse dissimulé par une combinaison immaculée et au visage caché par une visière opaque.

"Que puis-je faire pour vous, messire ?"

Ça n'était pas humain. Ses épaules étaient trop larges, sa voix trop grave et son corps trop trapu. L'homme fut frappé par la réalité.

"Messire ?

"Hein ? Euh rien, tout va bien. Merci pour les carottes."

"Mais de rien. Une vieille recette de mon peuple. La recette originelle exige normalement de la moelle humaine pour l'assaisonnement, mais je ne la prépare plus ainsi depuis des éons."

"Ah."

Encore sous le choc, il revint s'asseoir en face de Galarneau qui finissait son assiette. Ce dernier lâcha un petit rire.

"Sérieusement, vous n'aviez rien vu en arrivant ?"

"J'étais trop concentré sur les chiffres."

"L'État a engagé de nouveaux collaborateurs non-qualifiés pour l'administration, la manutention et les tâches ingrates en général. Leurs combinaisons anti-ultraviolets coûtent une fortune mais ils travaillent gratuitement. Sachez que les contractuels sont l'avenir."

"…"

"Je tenais d'ailleurs à vous féliciter pour votre plan, je n'avais pas idée que sa réussite serait aussi flagrante. Mon p… quel est votre nom ? Je l'ai oublié."

"Richard, monsieur. Richard Lévy."

"Eh bien mon petit Lévy, votre avenir aux Archives Noires s'annonce radieux."

C'est à cet instant précis que Richard se détendit.

C'est également à cet instant précis que Gaspard sourit véritablement, chose qu'il n'avait pas faite depuis de longues années.

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