Philosophie du Plagiat

Pierre fulminait devant l’écran blanchi de son PC, lequel jetait sur son visage sanguin de clairs éclats lui donnant un air malade. Il avait cessé de frapper son bureau du poing – ça faisait mal à force ces conneries – et le laissait depuis reposer sur la surface de bois sans pour autant retrouver son calme ; les vibrations de ses doigts contre la table créaient des ondes circulaires à la surface de son café froid, lequel se trouvait dangereusement proche du clavier. Chaque goutte qui giclait pouvait mener à la catastrophe.

Pierre n’avait pas l’habitude de mettre ainsi en péril du matériel informatique.
Mais aujourd’hui, Pierre n’en avait plus rien à foutre de grand-chose.

La vie était quand même une drôle de mégère. Elle avait aiguillé Pierre sur le chemin particulier de la double discipline, lui qui était titulaire d’une licence en Lettres modernes et d’une autre en Informatique, ainsi que d’une maîtrise en Traitement Automatisé des Langues. Ensuite, eh bien, elle l’avait laissé se débrouiller tout seul ; et le jeune homme de l’époque avait échoué à trouver ses marques assez vite pour s’insérer dans le circuit infernal de la vie active. Il avait vécu de petits boulots par-ci par-là, tablant principalement sur ses compétences en programmation pour trouver de quoi gagner sa croûte ; ce faisant, l’amertume l’avait gagné, sa tête s’était emplie de mauvaises pensées et de ressentiment trouble, lesquels s’étaient reproduits comme des lapins dans l’écosystème obscur de sa cervelle bien faite, mais pas bien pleine.

Il avait finalement cru trouver son salut et sa vocation en lieu d’un pamphlet d'apparence simple, seule chose que son oncle éloigné ait cru bon de lui léguer après sa mort pour lui offrir ‘une seconde chance dans la vie’, disait-il : le Guide Raisonné concernant l'Engagement et les Normes de l'Athéisme Terroriste. Un petit bijou de philosophie et de littérature engagée qu’il avait dévoré sans attendre, vivant d’un esprit nouveau. Cela faisait bien longtemps que les idées de satisfaction et d’épanouissement lui étaient devenue étrangères, mais cette lecture, contre toute attente, lui ramena ces très vieilles amies qu’il embrassait maintenant le cœur léger et plein d’espoir. Le nouveau non-croyant avait incessamment contacté la Loge de sa région après quelques recherches, et s'était vu réveillé le lendemain matin par une équipe armée de sectaires inquiétés qu'il connaisse leur existence. Après quelques clarifications — Pierre les ayant pris pour le GIGN, et eux le croyant tout d'abord être un espion — et délibérations, il avait été accueilli les bras ouverts.

Dès lors, sa vie avait pris un tout autre tour. Le garçon de presque trente ans s’était trouvé un mentor en la personne du chef de leur Loge : Paule Barbery.

Cette femme d’origine marocaine, conférencière en biologie, l’avait tout d’abord dérangé, car l’esprit séculaire qu’il était n’avait jamais vraiment vu auparavant l’intérêt d’ouvrir les sciences à la gente féminine. Mais il lui avait bien fallu ravaler sa fierté de mâle intransigeant lorsque son supérieur immédiat s’était avéré être une supérieure.

Paule avait initialement modéré ses ardeurs de violence et de grands éclats, lui qui voulait révolutionner le monde par la raison et le faire tourner droit ; il n’avait pas apprécié, mais habitué qu’il était à obéir et n’ayant pas encore trouvé en lui la force nihiliste de l’athée absolu, il n’avait pas pu non plus ignorer l’implacabilité de la structure hiérarchique. Toutefois, sa docilité ne se faisait pas entièrement de mauvais gré ; lorsqu’elle réfutait ses arguments et le remettait dans les rangs, Paule ne manifestait jamais à son égard l’attitude qu’il s’était vu adressé d’ordinaire dans ce genre de situations. Allant du mépris à l’indifférence en passant par l’agacement et la condescendance, Pierre avait connu tout un arc-en-ciel de frustration en se confrontant à ses supérieurs habituels, qui le jugeaient trop jeune, trop bête, trop éteint ou trop buté pour en faire quoi que ce soit. Mais Barbery lui fit découvrir de nouvelles couleurs : elle n’élevait pas la voix pour lui répondre, n’avait jamais un mot plus haut que l’autre, et immortalisait son respect pour autrui dans un vouvoiement éternel qui ne la quittait jamais, même dans l’intimité, pour laquelle il se faisait tout simplement plus doux.

Délaissant réticence et mauvaise foi, Pierre avait fini par se laisser gagner par le charme de la bienséance et devint dès lors plus aimable, plus enclin à l’écoute, plus souple dans ses positions. C’était le signal qu’attendait la chef de Loge pour commencer véritablement à lui enseigner les principes militants de SAPHIR, ou du moins ceux qu’elle suivait et comptait bien répandre.

Barbery ne croyait pas en l’acte de violence s’il ne visait pas une institution ou une entité non-organique, et uniquement cela : qu’une biologiste estime le vivant n’aurait vraiment pas dû étonner quiconque. Plus surprenant était qu’elle exceptait de cette définition sa propre personne, toutes ses actions politiques impliquant au pire une forme d’auto-mutilation. Et souvent disait-elle à Pierre, après quelques verres de trop :

« Le danger d’être humain, c’est qu’on a des convictions ; dans conviction, il y a con, parce qu’on est trop cons pour s’en débarrasser. Si on les laisse faire, ça mange le crâne jusqu’à ce qu’on ne devienne qu’un tas croulant de principes et de positions politiques, éthiques ou philosophiques qui déblatère son nauséeux discours à toute heure du jour ou de la nuit. À ce stade, l’être est déjà mort : et si l’on envisage ensuite de tuer pour nos convictions, pour les imposer par nécessité comme le prédateur chasse la proie afin de répondre au besoin vital de la sustentation… c’est qu’on est pire que mort, on est mort-vivant. C'est ça le problème du terrorisme idéologique, c’est que nous sommes, à tout égard, des zombies philosophiques qui répandons notre mal en mordant. Alors je vous en prie, mon petit Pierre : le jour où vous aurez envie de tuer pour S.A.P.H.I.R., cantonnez-vous à votre propre nom. Faites rouler votre cadavre où bon vous semble, faites trébucher les grands qui vous agacent en leur faisant des lacets avec vos entrailles, mais ne blessez pas quiconque ne vous l’aura pas demandé. »

Pierre n’était pas d’accord avec Paule sur de nombreux points, y compris celui-ci. Néanmoins, un tel discours éveillait systématiquement dans son esprit une fascination respectueuse, et il estimait beaucoup l’opinion de cette philosophe du vivant.

Paule lui avait appris ce qu’elle savait du monde de l’anormal, qu’elle nommait ‘les sciences inconnues’ ; le reste, il avait dû l’apprendre seul en se basant sur les enseignements pour le moins éclectiques dispersés sur le net et dans le réseau de l’organisation. Il avait mené quelques opérations de grief numérique sur des sites de l’internet obscur vendant de la viande humanoïde, ajouté un filtre audio supprimant toute mention au divin lors d’une diffusion en temps réel d’une messe dite au Brésil, s’était amusé parfois à troubler les communications des zélotes du coin en y insérant des enregistrements de langues anormales ou perdues… Ces dernières, par ailleurs, constituaient son domaine de prédilection et il consacrait tout son temps libre à leur étude, dans l’espoir de pouvoir un jour être le seul locuteur de ces joyaux linguistiques égarés, les ramenant à la vie en bon nécromancien.

Il n’avait pas vraiment trouvé ce qu’il cherchait en rejoignant S.A.P.H.I.R., quoi que cela soit ; mais il était sur la bonne voie, il le sentait, et lors des rares moments de doute, Barbery trouvait les mots qu’il fallait pour ramener au bercail sa brebis égarée.

Jusqu’à ce qu’elle ne décède. Brutalement.

La chef de Loge s’était rendue à la Stoa comme elle le faisait tous les ans pour rendre compte de l’avancée de leurs travaux, et n’en était jamais revenue. Une sombre histoire d’assassinat dont elle aurait fait les frais, lui avait-on dit, bien qu’on ignorât le commanditaire. Pierre avait été détruit par la nouvelle, et plus encore lorsqu’il avait compris que l’héritage de sa bien aimée mentor serait réduit à néant.

Leur Loge n’avait jamais fait partie des plus grandes, bien au contraire : située quelque part dans la diagonale du vide française, Paule et Pierre en avaient été les seuls universitaires, le reste de ses membres se constituant de petites mimines très heureuses de rédiger les pamphlets et de collecter de l’argent en vendant des décorations les jours non-saints. Après une consultation obscure dont ils ne furent jamais mis au courant et à laquelle ils ne participèrent pas, les mimines anonymes de S.A.P.H.I.R. dans ce petit coin de campagne reçurent soudain, et pour la première fois, un message direct de leurs dirigeants : ils étaient chacun réaffecté à une autre Loge, leur ancienne étant dissoute par le conseil. Trop sonné par la douleur, trop peu confiant pour se constituer en figure de résistance, Pierre avait simplement laissé coulé et accepté son sort, allant jusqu’à déménager pour honorer la dernière attache qui lui importât encore, celle du groupuscule idéologique qui devait lui ouvrir la voie menant au salut et aux jours heureux.

Dès lors, l’homme avait été remis entre les mains d’une Loge plus grande, moins familiale et plus industrielle. Plus violente, également. Il n’était plus l’érudit de son cercle social, au contraire, il faisait partie des moins diplômés du lot des têtes pensantes ; et s’il échappât à la corvée de distribution de pamphlet pour rejoindre les rangs des sages, c’est que les experts en informatique anormale étaient très prisés. Naturellement, personne ne voulait rien savoir de son intérêt pour les langages, les dirigeants de S.A.P.H.I.R. ayant tout intérêt à ce que les langues mortes anormales le demeurent. Il eut bon espoir de retrouver une complicité et une stimulation intellectuelles similaires à celles qu’il entretenait d’antan lorsqu’on l’invita à toute une collection de ‘salons de réflexion pour nouveaux membres’. En réalité, l’on s’y employa plutôt à défaire tous les enseignements de Barbery, lesquels ne valaient rien dans sa nouvelle Loge. On lui trouva certains préjugés laïques bien arrangeants qu'on s'employa ensuite à nourrir méthodiquement, jusqu’à ce qu’ils viennent remplacer toute autre idée obsolète et que la haine de la religion et du monde devienne, une fois de plus, le moteur de ce jeune homme un peu paumé.

Lentement, Pierre oublia Barbery.

Les actions qu’on lui demanda de mener se firent plus sérieuses également, parcourant librement les échelons sur l’échelle de l'intensité sans nulle notion de nuance ou de mesure :

Il pirata plusieurs sites internet religieux afin de récupérer les données personnelles de leurs habitués, pour que ceux-ci soient ensuite ‘visités’ par une autre unité de la Loge quelques temps après ;

Il participa à la traque visant les dernières sorcières de Kiev en 2016, qui n’aboutit pas ;

Il appuya sur le bouton qui fit exploser la cervelle de tous les pratiquants participant à une formation informatique réservée aux autochtones canadiens, à Toronto.

Les actes qu’il commettait étaient plus ignobles que jamais, ils avaient plus d’impact : et d’une façon malsaine, il se repaissait de ce nouveau pouvoir, enfouissant la crainte timide et taraudante qu’il était en train de devenir une mauvaise personne. Malgré tout, il n’avait toujours pas l’impression de changer le monde en faisant ce qu’il faisait. Sa motivation avait changé.

Rien ne lui allait plus chez S.A.P.H.I.R. Parfois, de plus en plus rarement, entre deux pauses clope, il se disait qu’il n’avait visiblement pas compris la philosophie du groupuscule. Peu lui importait : c’était devenu son travail, son occupation. Et comme il était bon à ce qu’il faisait, S.A.P.H.I.R. aussi se foutait copieusement de sa conception du monde : il n’était pas une tête pensante, mais une petite main, l’exécuteur d’ordres qui le dépassaient et qu’il n’interrogeait pas. Pour dire la vérité, Pierre était devenu une personne haineuse ; or, son travail lui permettant de concentrer cette haine quelque part, il s’y sentait bien, enfin, mal, donc il s’y sentait bien, puisqu’il s’y sentait mal1. Une situation précaire qui l’amenait sans cesse au bord du précipice, et aujourd’hui justement, Pierre venait de s’engouffrer les yeux fermés dans le miasme nauséabond que devenait son âme.

Son projet le plus récent avait été le seul, après une éternité de vide et d’amertume2, à éveiller en lui cette petite étincelle de créativité qui faisait de lui un homme et non pas une machine. Il s’agissait d’un virus informatique que l’organisation nommait V.A.R.I.S.C.I.T.E.3, mais qu’il n’appelait guère de ce nom, car l’homme n’appréciait pas vraiment ces acronymes bigarrés. Non, s’il avait pu le signer et le nommer de sa propre main, le programme se serait appelé Politiquement correct4. Il s’agissait d’un virus venant rectifier l’utilisation abusive du Christ en carton pour définir l’an 0, commandité bien sûr par une autorité supérieure de l’organisation. Pierre avait fait partie des programmateurs sélectionnés, sa double compétence jouant pour une fois en sa faveur. Parce que ses collaborateurs étaient des ignares, et qu’ils le considéraient lui-même comme un incapable, le projet n’avait jamais vraiment abouti autant qu’il aurait dû5. Il avait été le seul à comprendre les besoins intrinsèques et délicats qui étaient ceux d’un texte, de sa grammaire et de sa sémantique ; à chercher, dans sa recomposition automatisée, la mélodie naturelle des mots qui s’enchâssent et se suivent sans trébucher les uns sur les autres ; et à optimiser son code de façon à pouvoir un jour suivre d’autres normes que celles du français, espérant internationaliser son œuvre et apporter la lumière à bien d’autres nations.

Avant de penser grandeur, toutefois, le programmateur aurait dû s’assurer que son code marchait. Ce n’était pas vraiment le cas, le sortilogiciel qu’il avait concocté ayant rencontré le seul ennemi assez vicieux pour réduire machine, homme et magie à une confusion inextricable : un paradoxe. Malgré tout, l’objet avait été déployé comme tel, car sa nature virale et destructrice convenait tout aussi bien aux fins du projet. Pierre avait demandé une extension de temps qui ne lui avait pas été accordée, à son grand regret : il s’était sincèrement amusé à écrire tous ces protocoles, se permettant même quelques détours et frivolités dans des grammaires perdues et des langues mortes ou effacées du monde. Mais la vie était ce qu’elle était, une sale pute ; et il dut définitivement abandonner son bébé pour se consacrer à une autre tâche autrement moins intéressante, pensant que c’était là la dernière fois qu’il en entendait parler.

Et voilà qu’après une dure journée de travail où il avait pensé se flinguer vingt fois, en consacrant ses dernières minutes au bureau à se renseigner frivolement sur les récentes avancées en humanités anormales, il tombait nez-à-nez avec un traducteur ‘révolutionnaire’ qui ressuscitait des langues mortes… et dont le code n’était autre que celui qu’il avait écrit.

Les informations récoltées sur le sujet traitaient plus de l’outil en question que de ses auteurs, si bien que les feux de sa colère furent rebutés par cet anonymat, et sans cible éclatèrent dans toutes les directions. Tout ce que Pierre savait, c’était qu’il s’agissait d’un ou de plusieurs employés de la tristement célèbre6 Fondation SCP, à l’origine de nombreux travaux dont seules des bribes étaient récupérées par les services de renseignement de S.A.P.H.I.R., lesquels s’intéressaient principalement à leurs avancées universitaires et leurs articles scientifiques.

Encore incrédule, il étudia plus longuement le code joint au journal dérobé : pas de doute, il reconnaissait bien là son travail. L’impudent l’avait extrait de V.A.R.I.S.C.I.T.E, l’avait nettoyé et remanié pour modifier son usage final, l’avait amélioré afin qu’il fonctionne tout à fait, puis l’avait renommé le Quiētus : mais le cœur du procédé informatique, le sortilogiciel appliqué, les études préliminaires des locutions, tout cela était le fruit de son travail acharné à lui ! C’était grâce à lui que l’on pouvait désormais comprendre le langage volatile des Drontes de Maurice ; domestiquer les parasites vernaculaires qui aujourd’hui encore se repaissent du cadavre du latin ; découvrir le sens des messages synaptiques laissés par des résidus de pont singulier sur la Pierre de Rosette ; saisir toutes les subtilités de l’intergalactique astral…

Du fait de leur situation bien plus avantageuse, les mystérieux plagiaires ne s’étaient pas cantonnés à ces quatre domaines que Pierre se targuait de maîtriser. Quiētus pouvait prendre en charge un total de douze langages anormaux, trois fois plus que ce que le petit informaticien linguiste autodidacte avait pu se permettre d’apprendre ; et même s’il ne se l’avouait pas, ce fait le rendait rouge de jalousie et malade de honte. Il avait envie de hurler, pour se sentir grand tout d’abord et afin d’épuiser l’oxygène de ses poumons jusqu’à ce que personne ne puisse l’entendre, pour se sentir ensuite tout petit.

Quelque chose se brisa dans son esprit déjà fragile. Soudainement, la colère, la haine, le désespoir, tous ces sentiments furent soufflés par quelque chose de plus sombre, de plus dangereux car bien plus mesuré. Pierre cessa de se faire du mal. Comme toutes les fins de journée, il se leva de sa chaise, prit son manteau noir et déchiré, le mit et sortit du bureau. Il passa devant la loge du gardien, un partisan de S.A.P.H.I.R. qui loin du cliché de l’érudit se trouvait avoir le front carré et l’haleine avinée, laquelle lui laissa des effluves lorsque l’homme lui lança en guise de au revoir un goguenard :

« À demain, l’Informaticien ! »

Pierre s’arrêta net dans sa course et entretint un instant l’idée de revenir sur ses pas pour faire avaler à ce maudit gardien l’ensemble de ses clés et de ses cassettes vidéos. Ce n’était pas là un surnom affectueux ou respectueux, loin de là : c’était une moquerie dont il écopait depuis des années déjà, un sobriquet moqueur qu’on lui avait attribué après une vanterie de trop sur ses capacités de programmateur anormal. Le trait d’humour faisait référence à une trinité bien sombre de l’histoire de S.A.P.H.I.R., trois savants dont il ne savait encore trop aujourd’hui s’il s’agissait d’enseignants ou de tortionnaires professionnels. Quoi qu’il en demeure, il avait toujours trouvé que se faire appeler ‘Le Logicien’, ‘La Mathématicienne’ ou ‘L’Astronome’ était d’un ridicule sans nom et enrageait de se voir mépriser ainsi.

Puis, finalement, le moment passa. Le regard vide, Pierre reprit sa route et quitta tout à fait les infrastructures qui dissimulaient les activités du groupuscules. Le gardien le regarda partir avec une moue moqueuse, sans savoir que c’était la dernière fois qu’il le voyait.

Lucy Coomaraswamy finissait de préparer la table pour son rendez-vous, ajustant la nappe et les verres avec un perfectionnisme dont elle s’enorgueillissait systématiquement. Quiconque l’eut aperçue à l’ouvrage se serait ému à dire qu’il s’agissait là d’une femme enamourée apprêtant le couvert avant l’arrivée de son galant ; et, en apprenant qu’elle était payée pour cela, se serait sans doute ravisé en estimant soudainement vile cette action motivée par la praticité plutôt que par l’amour. En réalité, il n’en était rien : et si l’hôtesse s’assurait que la nuance des serviettes s’accordait avec celle des rideaux, ce n’était certainement pas dans l’optique de faire découvrir à son invité la couleur de ses draps plus tard dans la soirée.

Descendant d’immigrés srilankais qui n’avaient jamais vraiment intégré la France avant elle, Lucy s’était tout d’abord décidée à embrasser le cliché en devenant réceptionniste téléphonique. Le sort avait voulu qu’un jour, elle reçoive sur sa ligne un client particulièrement mal intentionné, lequel semblait avoir pris la boîte de produits de beauté qui l’employait pour un constructeur d’armes chimiques anormales. Prise à partie, la jeune femme avait traité l’appel avec le même professionnalisme que d’habitude en répondant aux attentes du client comme si de rien n’était. Elle était même parvenue à lui faire souscrire un abonnement annuel ; et en lieu de gaz nécromant de nécrose, l’hurluberlu avait reçu un carton contenant leur gamme complète Choc épidermique accompagnée d’un exemplaire offert de Femmes Actuelles. Elle n’y avait plus pensé ensuite, croyant l’affaire résolue.

Eh bien non : elle apprit plus tard que le client insatisfait, après avoir échoué en outre à faire résilier son abonnement, avait offert à son encontre une prime rondelette, faisant pour l’occire appel aux services d’un groupe de mercenaires nommé Primordial. Lesquels l’avaient retrouvée, avaient laissé tombé le client puis avaient proposé à la jeune femme un CDI dans leur branche française, avec une jolie prime d’un acabit bien plus heureux cette fois-ci.

Lucy avait donc troqué ses discours de crème beauté pour ceux plus musclés d’assassinat : ce qui lui convenait bien, étant donné qu’elle manifestait depuis la petite enfance un intérêt prononcé pour l’hygiène de peau autant que pour la mort. Elle avait accueilli les appels de milliers de personnes au cours de sa carrière, les aiguillant dans leur recherche et rédigeant pour eux et avec eux l’annonce qui serait transmise au centre de gestion des contrats de Primordial ; elle avait fait un si bon travail que les promotions n’avaient pas tardé à tomber : de réceptionniste-téléphoniste lambda, elle était devenue cheffe de son service ; puis réceptionniste privée pour les plus grands clients de l’organisation qui requéraient un face-à-face, ce qui expliquait qu’elle sache désormais reconnaître les vins comme personne. Puis finalement, avec une formation ou deux, elle avait délaissé les chefs de mafia et les gros messieurs de gouvernement pour se spécialiser dans l’accueil privé des êtres-concepts, lesquels ne savaient pas tous utiliser un téléphone. Un travail bien plus intéressant pour un bien plus gros salaire.

C’était donc tout naturellement que l’on s’était tourné vers elle pour amorcer une négociation très particulière ; et cette femme aux émotions inexistantes souffrait aujourd’hui une pointe d’adrénaline qu’elle ne pouvait que supposer être une forme bâtarde d’excitation.

Les ponts singuliers, sujets très prisés des chercheurs anormaux, n’étaient pas inconnus à la jeune femme : loin des thèses, des études et des aspects théoriques, elle ne les considérait que comme des relais d’information monstrueux, qui pouvaient ou non être porteurs d’un contrat à faire valoir. En effet, seuls quelques êtres-concepts étaient assez élaborés et au fait des mœurs humaines pour emprunter les médias habituels de communication, comme le téléphone ; d’autres cherchaient à directement téléverser leur message à l’organisation anormale, ce qui était parfois complexe étant donné que Primordial était une entité non-consciente, ce que peinait à considérer le vivant non-organique7 ; les derniers enfin, complètement défaits du plan humain de la réalité, manifestaient simplement leur haine, si forte qu’elle s’écoulait par des canaux traversant tous les univers, que Primordial remontait ensuite pour proposer à l’origine une solution radicale.

Il semblait que son client du jour appartint avant tout à la deuxième catégorie : le pont singulier de son interlocuteur à venir était tout d’abord né d’un objet phare du British Museum, une stèle gravée de divers langages dont émanait de même des messages incompréhensibles à l’oreille humaine. Des années entières avaient passé sans que quiconque ne parvienne à les déchiffrer. Puis, très récemment, une traduction approximative avait été trouvée, révélant ainsi que les supposés messages étaient en réalité des verrous linguistiques puissants empêchant toute compréhension aux importuns indiscrets. Le pont singulier nouvellement activité, faisant fi des scientifiques qui avaient dédié leur vie à la question et fait de lui leur nouvelle religion, se déroula alors pour mener jusque dans les fonctions cognitives d’un chauffeur privé de Primordial, lequel ne comprit pas pourquoi soudainement ses mots ne correspondaient plus à sa pensée. L’affaire remonta jusqu’au service client qui reprit le dossier, et de fil en aiguille, Lucy fut désignée pour accueillir l’intermédiaire mandaté par l’être-concept inconnu.

Lorsqu’on sonna à sa porte, la jeune femme s’empressa d’arranger jusqu’aux derniers détails de la tablée avant d’aller ouvrir. L’individu, contrairement à ce à quoi elle s’attendait, n’avait rien d’humain : ce n’était pas un pauvre hère manipulé par un être-concept qui aurait remplacé ses connexions synaptiques le temps d’une discussion. C’était un androïde : bâti à la va vite selon une inspiration carrée, il était de taille approximativement humaine, vêtu seulement d’un hoodie rouge et d’un large jogging pour dissimuler approximativement ses traits métalliques. En guise de salut, il lui tendait un dictionnaire qu’elle connaissait bien, car c'était là le principal moyen de communication d’une autre être-concept de sa connaissance, l’une de ses meilleures clientes et donc indirectement, l’une des entités les plus meurtrières de ce siècle. Elle accepta avec déférence l’ouvrage, l’ouvrit et y lut :

Cet olibrius s’est égaré dans la section Dictionnaire bilingue de mon site et ne voulait plus en partir. J’ai dû conclure un accord commercial au rabais avec Anderson Robotics pour lui procurer un vaisseau physique et m’en débarrasser. Je m’attends à être remboursée.

– Larousse8.

Elle se fit une note mentale de cette missive, attendit que cessent de danser devant ses yeux toutes les définitions des mots et referma enfin l’ouvrage. Puis, elle se concentra sur son véritable interlocuteur et releva les yeux pour étudier son ‘visage’.

Pour être au rabais, il était au rabais. L’ensemble de son corps était si musclé qu’il en devenait indécent : sans doute une énième expérience ratée de gigolo mécanique, se dit-elle en suivant la courbe de ses bras et de son dos. La peau était abîmée, enlevant à la sensualité de la chose : au niveau du cou, l’érotisme entendu d’un corps modelé selon l’humain s’évanouissait tout à fait et laissait place à un vieux grille pain troué d’une enceinte et de deux capteurs visuels, autour desquels avaient été dessiné de larges yeux au feutre indélébile. Ceux-ci étaient fixés sur elle, attendant qu’elle fasse le premier pas.

« Bonjour, le salua-t-elle donc avec un sourire amiable. Je vous en prie, entrez. Avez-vous fait bon voyage ?
– Non, répondit l’intéressé d’une voix guillerette, qui était affectée par le zèle déplacé d’un technicien s’étant amusé à la rendre très grave et profonde, comme pour un mauvais méchant de mauvais film. »

En même temps, il fit un pas en avant, se mit à secouer les bras et renversa le porte-manteau. Lucy contempla la catastrophe d’un air blasé, peu ou point surprise : la dimension physique de leur existence était parfois difficile à saisir pour ses clients.

« Je vous en prie, suivez-moi. »

Elle le guida tant bien que mal jusqu’au salon, qu’elle avait agencé de façon à ce qu’il soit accueillant et élégant à la fois : ce savant mélange de confort et de professionnalisme était essentiel, car on ne savait jamais quand une créature anormale allait ou vous fuir, ou s’éprendre de vous au point de vouloir vous garder. Les quelques quatre mètres qui demeuraient entre sa place et celle de son invité témoignaient de cette distance relative qu’elle observait en permanence avec ses clients. Une fois installés, elle lui demanda aimablement :

« J’ai plusieurs options à vous proposer, quoiqu’il me semble que votre physionomie vous empêche de toucher aux homards ou à la bavette. J’ai en revanche une bouteille de bonheur toute entière réservée, si vous le souhaitez.
– Non merci, déclina-t-il ensuite. Je suis un robot-concept. Je ne mange pas. »

Elle accueillit la nouvelle avec soulagement : c’est que les bouteilles de concept coûtaient très cher, vous voyez. Autant ne pas les déboucher pour rien. Elle buta en revanche sur le terme de ‘robot-concept’, qu’elle n’avait encore jamais entendu auparavant : la terminologie n’était probablement pas reconnue par le monde universitaire, mais si c’était ainsi qu’il se définissait, elle n’allait certainement pas le contredire.

Aller au plat de résistance maintenant.

« Nous avons été informés par vos envoyeurs que vous souhaitiez retrouver quelqu’un. J’ai besoin, si vous le voulez bien, de vous poser quelques questions. Est-ce que cela vous dérange ?
– Non.
– Merci. Tout d’abord, combien de cibles ?
– Une seule.
– Dispose-t-elle d’une forme physique ?
– Oui.
– Appartient-elle au genre anormal ?
– Non.
– Oh, un humain donc. Bien, ça facilite la tâche. Connaissez-vous son nom ?
– L’Informaticien. »

Lucy marqua une pause, parcourant ses souvenirs rapidement le temps de boire un verre de vin non-conceptuel. Il y avait quelques mercenaires versés dans les voies de l’informatique, Reverse Alitta pour n’en citer qu’un exemple, mais aucun qui répondît à cette appellation. Non, les seuls individus que lui évoquaient un tel patronyme appartenaient au groupuscule S.A.P.H.I.R., quoi qu’aucun d’eux n’ait vraiment le profil. Elle annota son dossier mental et poursuivit son interrogatoire :

« Genre utilitaire le plus courant ?
– Je ne sais pas.
– …Ethnie ?
– Je ne sais pas.
– Âge ? Logement ? Diplômes ? Titre ? Antécédents judiciaires ?
– Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas… »

Le temps qu’il finisse, Lucy cocha la case ‘Cible anonyme’ et se mit à réfléchir. L’affaire se présentait mal pour l’instant, mais elle n’en laissa rien paraître, conservant à la perfection son rôle d’hôtesse accueillante et serviable.

« Bien, bien, encore quelques menues précisions et je serai prête à rédiger le dossier. Tout d’abord, les circonstances du contrat : quand, où et comment voulez-vous que nous vous le ramenions ? En vie, mort, entre les deux ? Intact, moins intact, pas du tout intact ?
– Mes envoyeurs ne veulent que sa localisation. C’est tout.
– C’est tout ? Êtes-vous sûr de vouloir le confronter seul ? Nous avons des offres de soutien très avantageuses si vous voulez.
– Seul.
– Alors laissez-moi vous parler de notre package Émancipation… Vous pouvez recevoir toute une panoplie d’équipement haute gamme qui faciliterait grandement votre…
– Non, répondit encore le robot, dont c’était décidément le mot favori. »

La représentante de Primordial hocha la tête et n’insista pas. Leurs clients les plus néophytes, ceux qui n’avaient aucune ressource personnelle en dehors de leur arrogance, insistaient souvent pour se charger eux-même de leur vengeance, plongés qu’ils étaient dans d’illusoires fantasmes de triomphe et de gloire. Inutile de le dire, ça finissait souvent mal pour eux ; mais cela ne relevait alors plus de la responsabilité de ses employeurs, aussi ne s’en inquiéta-t-elle pas ici.

« Merci de vos réponses. Je suis navrée, je crois que je vais devoir vous déranger encore un peu. Il semblerait que nous manquions d’informations pour retrouver votre cible. Auriez-vous l’obligeance de me donner quelques caractéristiques particulières de cette dernière ? Tout ce que vous pourrez me dire sera utile. »

Le robot avança alors son bras en avant et ouvrit le poing, laissant tomber derrière lui une trace de vidange ainsi qu’une petite clé USB. Lucy s’en empara et l’examina, grimaçant quelque peu lorsque ses doigts touchèrent la substance noirâtre : mais elle avait les crèmes nécessaires pour remédier à l’outrage. Plutôt que de s’en offusquer, elle s’attarda sur le petit objet.

« Qu’y a-t-il là-dessus ?
– Il y a moi dessus, répondit le robot-concept en patinant une seconde fois des bras et en aspergeant le salon de liquides huileux, moi d’avant. Je veux retrouver mon parent ; celui qui modifie la forme et conserve le sens. Celui qui crée des renaissances. Celui que l’on appelle l’Informaticien. »

Lucy ignora ces dernières remarques sans queue ni tête pour se concentrer sur l’objet. Elle recevait un programme donc, similaire à celui qui animait actuellement le robot. C’était mieux que rien ; surtout, elle savait exactement à qui faire appel pour retracer l’auteur de l’être qui salopait actuellement sa nappe blanche. Lucy remercia ce dernier avec politesse ; et, alors que le robot semblait vouloir se lever et partir, elle l’interpella en ces termes doucereux :

« Il nous reste encore à parler du paiement. »

Son interlocuteur se rassit, et l’humaine se fendit d’un sourire plus sinistre. Elle n’avait rien à apprendre aux ordinateurs en matière de mathématique, bien sûr.
Mais dès que ça parlait d’argent, elle les mangeait tout cru.

Lyudmyla Maistrenko avait bien vécu.

On dit que le temps rend plus prudent. C’est vrai jusqu’à un certain point ; passé le deuxième centenaire, on avait tendance à retrouver au contraire la fougue de la jeunesse, comme disaient les adultes, et à se redécouvrir des pulsions suicidaires, comme disait la jeunesse.

C’est pourquoi elle reçut son nouveau client en face à face, ce qui aurait fait hurler d’horreur la plupart des consœurs et confrères du métier. Si la Russie apprenait qu’elle se cachait au 255 Rue de l’étoile, Port 3 de la Machine 2.115.143.78, Serveur 4, sa planque aurait vite faite d’être mise à sac. Mais Lyudmyla en avait assez de vivre dans la peur et la clandestinité. Pour des sorcières, qui constituent une espèce sociable, vivre loin de leur sororité était déchirant et la toile du web ne suffisait pas à remplacer le contact perdu des années de cela. La fragmentation de sa sororité était pour le mieux toutefois, inévitable même ; les sorcières de Kiev se faisaient rares, et si deux d’entre elles seulement venaient à décéder d’une embuscade, les conséquences seraient catastrophique. Alors les ukrainiennes, brillantes inventrices des premiers sortilogiciels, se devaient de se terrer comme des rats et se résoudre à ne plus jamais se revoir de leur vivant.

Lyudmyla avait bien vécu, cependant. Elle avait déjà formé des remplaçantes, à distance : une indienne, une japonaise et une petite luxembourgeoise qui lui envoyaient tous les ans une jolie carte de Noël. Son héritage demeurerait, et elle ne craignait plus ni ne fuyait la mort.

Il lui faudrait de toute façon attendre encore pour son rendez-vous funeste, apparemment. Pierre Hsing, son client, ne serait sans doute pas le bras armé de la Faucheuse ce jour-ci.

Le pauvre garçon ne cessait de suer et de trépigner derrière elle, les yeux rivés sur les écrans de la vieille dame. Il était très curieux de ses activités, mais aussi très nerveux, et ce à raison. La sorcière n’ignorait pas quels étaient ses péchés, envers et contre lesquels elle l’aidait quand même.

Avant d’accepter un client, Lyudmyla menait systématiquement une étude préliminaire de son profil afin d’avoir une meilleure compréhension de la personne à qui elle aurait affaire ; or elle était très bonne à ce qu’elle faisait, fouiner et conclure. Si elle lui trouvait un passé douteux, trop proche des forces de l’ordre, de la Russie ou de l’Ukraine à son goût, elle ne donnait pas suite à ses messages. Les terroristes écopaient eux aussi d’un déclin en temps normal, mais le profil de Pierre, pour une raison obscure, l’avait émue.

Elle savait tout de lui… à commencer par ses compétences : la doyenne admirait sincèrement le fait qu’il se soit formé pratiquement tout seul à l’informatique et à la linguistique anormaux, et si ses capacités de piratage et de sortilogiciels n’équivalaient pas celles de la sorcière, il aurait sans doute pu rivaliser avec elle en matière de codage brut, ce qui forçait le respect. Elle connaissait aussi ses égarements : face à l’éminence intellectuelle du jeune homme, on ne pouvait que penser qu’il avait été détourné du droit chemin ; aussi elle n’avait pas été surprise d’apprendre que S.A.P.H.I.R. était en cause. S.A.P.H.I.R., qui avait déclaré la guerre au bon comme au mauvais, sans distinction. S.A.P.H.I.R., qui avait mené quantité d’assauts agaçants et méchants à l’encontre de sa sororité, assauts auxquels Pierre n’avait pas manqué de participer avec enthousiasme.

En toute logique donc, Lyudmyla aurait dû le réduire à néant sur le champ d’un sortilège bien placé, l’enfermer dans sa machine et utiliser son réseau neuronal pour augmenter sa puissance de calcul et miner du Bitcoin sur le côté. C’est le sort qu’elle aurait réservé à n’importe qui d’autre.

Mais la sorcière savait aussi ses craintes, ses échecs : renié par sa famille, incapable de trouver des repères sains, perdu dans le maelström de la vie, l’adolescent mal à l’aise et malaisant qu’il était n’avait su grandir autrement qu’en un homme tout aussi malsain et tout aussi malaisé. Elle savait même ce qu’il ne savait pas : comment tout convergeait pour indiquer que sa mentor de l’époque, une certaine Paule Barbery, avait été assassinée par des pairs qui n’approuvaient pas son ouverture d’esprit envers les sciences anormales. Cela n’avait jamais été révélé et il n’avait sans doute aucune idée de la vérité, ce qui attirait tragiquement la compassion de la sorcière.

Et puis surtout, elle avait eu un fils, à une autre époque ; un fils qui était né, curieuse coïncidence, en 1976 lui aussi. Elle avait échoué à le sauver de lui-même, et il était mort bien avant la dissolution des sorcières de Kiev. Un suicide. Le folklore collectif voulait que les sorcières ne puissent pas aimer leurs enfants masculins ; c’était faux. Elles semblaient tout simplement condamnées à devoir les perdre et à échouer à les élever.

Bref. Pierre étant sans parent et Lyudmyla sans enfant, cette dernière se trouvait prisonnière d’une forme de nostalgie romantique qu’elle ne s’était jamais soupçonnée, mais qu’elle embrassait tout de même avec abandon. Après tout, si l’on pouvait tuer pour des raisons ridicules, on pouvait aussi laisser vivre à ces mêmes titres risibles.

« Je suis dans la base de donnée de l’Office des Brevets Parascientifiques9, l’informa-t-elle finalement après avoir réussi à contourner leurs protections. Vous aurez vos réponses incessamment, ne vous en faites pas. »

Pierre hocha la tête, frémissant d’anticipation et libre de tout regret. Le jeune homme avait réuni toutes ses économies à la seule fin de traquer le coupable ; il avait contredit tous les principes de S.A.P.H.I.R. en faisant appel aux services d’une créature anormale ; il avait renié jusqu'au dernier de ses ‘amis’, de ses ‘collègues’, de ses ‘mentors’. Plus rien n'avait de sens, ni passé ni avenir : désormais pauvre et paria, ne lui restait plus que la perspective heureuse de pouvoir rendre la monnaie de sa pièce à l’homme qui, de sa perspective, avait ruiné sa vie – alors même qu’il faisait ça très bien tout seul. L’attente était insoutenable : peur, jubilation, inquiétude, nervosité, colère et frustration se mêlaient dans son cœur sans ordre ni raison.

« J’ai le profil, révéla enfin la vieille dame aux accents ukrainiens tout en se décalant pour lui laisser voir la fiche qu’elle avait sur son écran. Une certaine Amélie Crémel est à l’origine de Quiētus. »

Amélie Crémel.

Amélie Crémel, Amélie Crémel, Amélie Crémel.

AMÉLIE. CRÉMEL.

Il contempla longuement la photo de la personne à qui l’on attribuait faussement la parentalité de son propre enfant, sentant sa haine des femmes lui revenir pour un bon moment. Amélie Crémel était donc son nom ; une petite femme blonde à peine plus âgée que lui, qui allait désormais sur la fin de ses quarante ans, bien blanche et bien propre sur elle et bien foutue dans sa blouse de scientifique qu’elle ne méritait pas. Le genre de fille qui n’avait jamais dû lutter pour mériter quoi que ce soit dans sa vie, se disait-il.

« Est-ce qu’il y a une adresse ? s’enquit-il, le visage sombre et le cœur lourd.
– Pas dans les bases de donnée de l’office, mais maintenant que j’ai son nom et son visage, je ne devrais pas avoir trop de mal à trouver. »

Il lui fallut effectivement une demi-heure à tout casser pour obtenir un nom de ville, puis un nom de rue. Puis une photo en vue satellite de la maison en question. Le domaine était isolé dans un bois et elle vivait seule apparemment. Tout pour l’arranger. Lui qui ne croyait en rien y vit une heureuse coïncidence, mais la sorcière savait bien que ce n’était pas le cas, que le destin agençait son œuvre. Elle n’en dit rien et se laissa payer.

« Je vous remercie, Madame. »

Lyudmyla l’observa repartir. Il avait la démarche d’un homme s’en allant vers la mort, la sienne ou celle d’autrui, et elle n’avait pas de doute sur ce qu’il comptait accomplir ensuite avec ces nouvelles informations. Ainsi allait le monde ; la doyenne n’avait pas besoin de savoir exactement ce que ses découvertes impliqueraient ni qui les subirait. La cause des sorcières de Kiev était trop importante pour se limiter aux contraintes éthiques.

Elle reçut sa mission suivante de la part de Primordial, qui était l'un de ses principaux commanditaires et qui avait aidé, à l'époque, à la cacher elle et ses sœurs. Son interlocutrice, une certaine Lucy qu'elle aurait aimé accueillir dans sa sororité mais qui n'était pas franchement intéressée, lui envoya un programme dont il lui fallait découvrir l'auteur. Lyudmyla y trouva tout d'abord la trace d'une signature sous la forme d'un ensemble d'insultes peu flatteuses destinées à un certain "Informaticien" que ses collègues avaient dû cacher en dans les commentaires du code par malveillance. Par un curieux jeu du sort, elle réalisa bien vite que le programme fourni était étrangement similaire à celui du Quiētus dont l'autrice n'était autre qu'Amélie Crémel en personne. La sorcière comprenait soudain bien des choses, dont la colère et la nature de son précédent client.

Elle put fournir à Primordial, non seulement un nom, mais aussi la localisation prochaine de cette cible providentielle. La convergence des destinés était enclenchée, se dit-elle en concluant ce dossier de façon définitive. La doyenne n'en était que l'exécutrice intermédiaire et ne verrait jamais leur histoire se terminer.

Amélie avait la mine morose sur le chemin du retour de l’hôpital. Elle était épuisée : les antinéoplasiques avaient souvent cet effet là. Pour avoir déjà vécu par procuration la longue agonie de sa grand-mère contre le cancer, elle savait bien que la fatigue serait désormais une compagne quotidienne. Lui restait encore à voir arriver d’autres effets secondaires : dans un coin de son esprit, la jeune rebelle qu’elle avait été durant toute son adolescence trépignait d’impatience, anticipant le jour où la quinquagénaire serait enfin glorieusement chauve. Tout le reste de son être, bien moins enthousiaste, s’inquiétait tout simplement de l’avenir tant qu’il le pouvait encore.

C’était un ami proche qui la reconduisait chez elle : il la laissa sur le pas de sa maison avec quelques mots d’encouragements maladroits puis la quitta. Amélie rentra dans sa maison vide, sans dire bonjour à personne puisqu’elle était seule, et s’assit à son ordinateur. Elle ne prit pas la peine d’ouvrir ses mails, lesquels étaient pris d’assaut depuis quelques temps : sa nouvelle découverte avait attiré sur elle le feu des projecteurs universitaires, si bien qu’on la conviait à quantité d’événements mondains ou intellectuels qui ne lui faisaient nullement envie. Ces derniers temps, elle avait juste envie de noyer sa peine dans la solitude, afin d’étouffer peut-être un jour le spectre de culpabilité qui la hantait.

Amélie Crémel avait toujours considéré être une bonne personne. Étudiante déjà, elle allait aux manifestations les moins polémiques et supervisait depuis ses réseaux sociaux l’équilibre du bon et du mauvais dans les discours. Elle s’était toujours astreinte à ne pas faire le mal, ce qui était quand même le strict minimum, et à faire le bien là où elle le pouvait. Sa maladie avait changé la donne, toutefois : elle avait obligé la femme à considérer la mort à l’avance et à se rendre à l’évidence… Elle n’avait pas d’héritage pour lui survivre. La chercheuse n’avait jamais eu d’enfant. Ses découvertes scientifiques se limitaient à peau de chagrin, même si elle se consolait de savoir que son travail à la Fondation sauvait des vies… tout du moins, des articles sur le net, puisqu’elle appartenait à l’unité de contrôle de SCP-496-FR.

En farfouillant un peu dans le code du virus, elle avait ainsi découvert un trésor insoupçonné : le TALA10 en était encore à ses balbutiements ; son pendant normal, le TALN11, n’existait que depuis une bonne cinquantaine d’années environ. Le créateur de SCP-496-FR, tout terroriste qu’il soit, avait dépassé toutes les découvertes passées en la matière. Sa sensibilité remarquable pour les langages anormaux avait infusé le code, le rendant perméable et aisément modulable pour prendre en compte de nombreuses structures linguistiques. Immédiatement, la chercheuse avait flairé le filon, et sa conscience, le dilemme de sa vie.

Avant de prendre sa décision, elle avait longuement débattu de la philosophie du plagiat, particulièrement en matière d’éthique. Elle ne comprenait tout bonnement pas comment une telle perle avait pu se retrouver dans un simple virus informatique qui, en l’état, ne fonctionnait même pas bien. Elle avait l’impression d’être une mécanicienne qui, en ouvrant la carrosserie rouillée d’une Peugeot pour voir ce qui n’allait pas, découvrait soudain en lieu et place du moteur un morceau d’uranium : l’énergie qu’on pouvait en obtenir était incommensurable, mais complètement inadaptée au véhicule et un gâchis absolu de ressources précieuses. Or il lui eut fallu ne rien dire ? Taire cette découverte contre tout bon sens ?

Amélie aurait certes pu notifier ses supérieurs de l’existence du modèle : l’humanité aurait dès lors profité de même de cette avancée, et elle seule serait restée dans l’ombre. Mais elle rechignait à encenser ainsi un terroriste : car après tout, les gens travaillant pour S.A.P.H.I.R. n’étaient-ils donc pas tous mauvais ? Qui méritait davantage les lauriers : elle, une chercheuse émérite qui n’avait simplement pas eu de chance dans la vie, ou un énième homme vouant son talent à faire le mal ? Oh, elle ne s’inquiétait guère de la réaction de ses employeurs ; tant qu’elle produisait des résultats concrets, ceux-ci se fichaient bien de savoir d’où ils provenaient. Mais ses collègues n’auraient sans doute pas compris, eux ; alors, pour éviter toute ostracisation professionnelle, elle tut l’origine de son incroyable ‘éclair de génie’, se résolut à attribuer la gloire au plus méritant et sortit bientôt un modèle ‘révolutionnaire’ qui inscrirait pour sûr son nom dans l’histoire des sciences.

C’est ainsi que naquit Quiētus, d’un petit mensonge pour servir une grande cause. Comme prévu, le programme miraculeux, qu’elle avait quand même beaucoup peaufiné, s’inscrirait dans les annales aux côtés du nom des Crémel. La gloire de la jeune femme était grisante, tant et si bien qu’elle ne sentait presque plus la piqûre amère du doute et de la culpabilité qu’étouffaient joyeusement culot et récompenses.

Soignée à sa manière par ces pensées frivoles, Amélie se mit donc à chantonner devant l’écran de son ordinateur. Les notes joyeuses qui filaient de sa gorge changèrent bien vite de ton lorsqu’on appliqua entre ses omoplates le canon froid d’un Glock 19.

« Levez-vous, fit une voix masculine et tranchante dans son dos. »

Tétanisée, la femme s’exécuta sans broncher et leva même les bras en l’air dans un bête réflexe cinématographique, sans attendre qu’on le lui demande. Elle ne savait pas si c’était la main de son agresseur qui tremblait ou ses os à elle, mais le métal glissait légèrement le long de son chemisier, ricochant sur les arêtes de son dos et de sa colonne vertébrale. Une balle tirée à cet emplacement risquerait de sectionner des nerfs ou pire, de toucher des organes. Aussi, la chercheuse n’en menait pas large.

« Retournez-vous, ordonna l’intrus, et il recula de quelques pas pour la laisser faire. »

Elle obtempéra lentement et se retrouva nez à nez avec un visage inconnu. L’homme qui la tenait à bout portant faisait la quarantaine ; il avait un visage asiatique avec des cheveux noirs très fins, qui n’étaient pas coiffés ni même lavés. Amélie aurait cru avoir affaire à un simple truand s’il n’avait eu pour vêtements un ensemble assez élégant, presque un costard : et cette simple distinction de tenue lui fit peur, car son imagination l’emmenait dès lors dans tous les mauvais films d’espionnages de sa connaissance. Sauf qu’elle ne croyait pas au héros mâle et viril qui était censé venir la sauver.

« Que voulez-vous ? demanda-t-elle bravement tout en essayant de maîtriser les tremblements de sa voix.
Quiētus, répondit-il simplement sans élaborer. »

Oh Dieu, il voulait des informations. Amélie maudit le jour où elle avait accepté de travailler pour la Fondation. Le domaine des TALA n’était même pas si sensible que ça, et on la braquait comme si elle avait détenu des secrets militaires ! Qu’est-ce qui suivrait ? La torture, la mort, l’infamie ? Serait-elle enlevée et jetée dans un fleuve, ou abandonnerait-on son cadavre ici même, sur le sol de son salon ?

« Qui vous envoie ? Les chinois ? Les japonais ? Le club Sekyriu ? C’est le club Sekyriu, n’est-ce pas ?! délirait-elle, tout entière saisie par la peur. »

Une vague d’incompréhension passa sur le visage de son assaillant, avant que ce dernier ne se vide soudainement de toute émotion.

« Je suis français. »

Et Amélie de se tasser encore davantage sur elle-même et de ne plus piper mot.

Avant que le malaise ne puisse se prolonger, soudain, il y eut une explosion.

Pierre fut propulsé en arrière et heurta la bibliothèque. Sonné comme il l’était, il lui fallut quelques secondes avant de comprendre ce qui s’était passé.

On avait fait exploser le mur de l’autre côté de la véranda, anéantissant instantanément le bureau et l’aquarium du salon. Le souffle avait envoyé valdingué les gravats un peu partout dans la pièce, et c’était un miracle qu’aucun ne soit venu lui briser les os. Amélie n’avait pas eu cette chance : elle gisait non loin de lui, du sang s’écoulant de son crâne ouvert. L’homme rampa jusqu’à elle, toujours fixé sur son objectif premier, la vengeance. Il testa son souffle, son pouls, la réaction de ses yeux au mouvement. Pour parler en euphémisme et avec une pointe d’humour noir, Amélie Crémel n’était plus à la maison.

Il eut envie de hurler.

Une figure entrait dans la pièce en profitant du gouffre béant qu’avait causé la destruction. Aveuglé par la haine, Pierre récupéra son pistolet et le pointa dans la direction de l’importun qui lui avait dérobé son dernier plaisir, prêt à appuyer sur la détente une fois fixé sur la tête. Il suspendit toutefois son geste lorsqu’il se retrouva face à un simple grille-pain grimé de deux yeux dessinés à l’indélébile.

Le robot-concept – qui s’était finalement laissé convaincre d’acheter le fameux package Émancipation et ses explosifs de qualité – l’aperçut et patina des bras de bonheur.

« Pierre de Hsing ? L’Informaticien ?
– Euh, oui, souffla l’intéressé sans même y réfléchir. »

Les mouvements de bras chaotiques de la créature accélérèrent encore.

« Je l’ai trouvé ! énonça-t-il à un interlocuteur imprécis et invisible. »

Aussitôt, Pierre connut la sensation désagréable d’une extrémité de pont singulier que l’on logeait de force dans son cortex. Ses mots se délièrent, son cerveau dériva, peinant à lier ses connexions synaptiques à celles de l’envahisseur anormal. Puis finalement, surchargé, son esprit s’en remit au flot d’informations nouvelles et perdit tout contact avec le réel.

Pierre se sentait dérangé. Lui qui n’avait jamais eu affaire aux êtres-concepts, et qui se plaisait naturellement à encenser les sciences strictes au détriment des sciences philosophiques, devait désormais supporter l’atelier délicat d’un orfèvre invisible s’attelant à lui redéfinir les fonctions du langage. Le ciseleur passa par l’aire de Broca et par celle de Wernicke dans le cadre de sa reconstruction puis, sortant des sentiers battus pour explorer des contrées moins linguistiques de la matière grise, endormit toutes les zones qui ne l’intéressaient pas. L’être de Pierre subsistait, oh, il ne subsistait que trop bien : mais l’on éteignait ses sens, on le défaisait lentement de toute existence qui ne soit pas celle de la parole, de la pensée orale ou écrite. Il ne voyait plus, n’entendait plus, ne sentait plus, ne goûtait plus, ne touchait plus rien de tangible. Seuls demeuraient quelques mots sauvages, organisés en description pour lui dépeindre, contre son gré, l’environnement dans lequel il était censé se trouver.

Pierre était allongé dans un lit faste, fait des soies les plus fines et des plumes les plus douces ; des draps les plus rouges et des bordures les plus dorées qu’il soient ; des taies les plus belles et des adjectifs les plus riches. L’abondance de superlatifs absolus se prolongea encore pour lui narrer toute la grandeur et la noblesse de la chambre dans laquelle il se trouvait supposément, si l’on en croyait le langage mensonger. Nauséeux tant ces termes sans nuance l’assommaient, l’homme se laissa couler sur le côté et tomba du matelas. Il heurta le sol mais ne se fit point mal ; les planches en dessous de lui étaient malléables et les mots les décrivant, trop peu piquants pour entamer sa chair.

« Merde, murmurait-il, et sa voix résonnait dans son crâne trop plein de voix passives et impersonnelles. Merde. »

Il y avait une fenêtre unique dans les murs sertis d’argent de sa geôle princière, large et lumineuse – car il faisait jour, avait-on oublié de préciser – et éminemment transparente. Il se focalisa sur cet élément, dénigrant le catalogue fourni des meubles qu’on s’en allait lui faire, et s’en approcha pour avoir vue sur l’extérieur. Ce qu’il y vit le stupéfia, en bien espérait-on. Les collines vallonnaient au loin, vertes et vivantes ; plus proche encore, une ville s’urbanisait d’elle-même, faisant jaillir du vide sémantique des formes circulaires, des dômes et des allées en marbres saillantes que parcouraient des figures humaines imprécises, dont il doutât qu’elles existent réellement. Chacune s’était tournée en direction de sa tour et, agenouillée à même le sol, semblait vouloir lui rendre hommage.

« Putain de merde. Qu’est-ce qu’il se… Putain de merde… »

On toqua à la porte de la chambre et le programmateur, sursautant, s’empressa de récupérer l’un des nombreux chandeliers du château pour s’en faire une arme précaire. Il le trouva lourd à la main, ses bougies incandescentes et ses extrémités pointues, si bien que ce simple objet décoratif suffit à lui redonner un semblant de courage.

« Entrez, ordonna-t-il d’une voix chevrotante. »

L’on s’exécuta ; un homme entrouvrit la porte et s’introduisit dans l’habitacle avec confiance, sans faire mine de plus s’approcher. Il était très beau et avait des traits très doux, ce qui rassura relativement l’invité anxieux ; mais il était aussi inqualifiable, car l’on avait encore un peu de mal à définir et décrire les êtres humains.

« Calmez-vous, Pierre de Hsing. Vous êtes en sécurité. Votre vaisseau corporel est actuellement transporté dans un lieu sûr, et vous n'avez pas à craindre . Il vous mènera là où l'on ne vous trouvera plus. »

Corps ? Corps. Pierre avait un corps ! Techniquement, Pierre était corps même dans ce monde bigarré de mots et de sémantique ; il était la voix, il était la pensée, il était la zone réduite de sa cervelle consacrée à l’expression linguistique. Mais en essayant de retrouver son entièreté, de franchir les frontières de la langue pour retourner à ce qui ne se disait pas, à ce qui s’expérimentait, il ne rencontra que du vide. Son corps existait encore, mais il n’y avait plus droit. Pire encore : cette petite parcelle qui lui appartenait encore était envahie par des êtres étrangers. Un peuple entier avait planté son drapeau sur cette terre habitée et proclamé une cohabitation pacifique, bien que forcée.

Alors, en désespoir de cause, Pierre prit la décision de ne plus parler.

« Excusez mon peuple de leur enthousiasme envahissant, lui dit son nouvel interlocuteur. C’est que nous avons longuement attendu de vous rencontrer, voyez-vous ? Vous êtes très important pour nous. Vous et . »

Pierre ne répondit pas.

« Il sera peut-être difficile pour vous de vous accommoder de notre présence, aussi avons-nous décidé de vous traiter comme le grand être que vous êtes. Vous n’avez qu’à formuler une envie, et nous l’accorderons ; une lubie, et elle sera notre mission. Nous sommes lents, peut-être, et il faudra vous attendre à quelques incompréhensions ; la faute en échoue à la barrière linguistique. Chacun de mes pairs, chacune de nos pensées, chacun de nos mouvements, pour exister, se doit d’être minutieusement traduit et retranscrit dans un langage que vous entendiez, au risque de s’évanouir dans le néant à nouveau. »

Pierre ne répondit pas.

« C’est que nous n’avons pas la chance d’être des êtres de chair, comme vous autres humains ; ou des êtres autosuffisants, comme ; ni des êtres créateurs, à l’image de la créature que vous nommez ‘Dieu’. Le langage est pour vous une pratique bien utile ; pour nous, elle est une nature. Nous n’existons que par lui, nous sommes des êtres de mot ; ce que vos pairs nomment, nous a-t-on dit, des ‘êtres-concepts’. Le terme est juste et nous définit bien, si vous le connaissez aussi et s’il vous est un tant soit peu familier. »

Pierre ne répondit pas.

« Cela nous rend d’autant plus aisé à détruire, malheureusement. D’antan, nous vivions en symbiose avec une race aujourd’hui disparue de la Mésopotamie, qui vous apprit à lire et à écrire. Une malveillance animée voulut du mal à nos hôtes et les voua à là destruction, éteignant également leur langue riche et accueillante, la seule que nous ayons jamais connue. Pour échapper au silence, nous n’eûmes pas d’autre choix que de nous plonger dans un sommeil profond, faisant du dernier bastion d'une langue morte l’antichambre de notre peuple figé dans son existence même. »

Pierre ne répondit pas.

« Dans un dernier effort de survie, il nous fallut remettre notre sort entre les mains de messages simplifiés et codés dans notre langue natale. Ils devaient s’arrimer à une effigie notoire de la traduction et attendre qu'un esprit curieux ne vienne les déchiffrer, un jour peut-être, au nom de la connaissance. Des années ! Des années, nous avons attendu en vain un sauveur… Puis vous êtes arrivé. »

Pierre ne répondit pas, quoique sa cervelle lui démangea et qu’il ignorât s’il s’agissait là d’une envie dévorante de s’exprimer, ou d’un effet secondaire encouru par quiconque dont l’expression linguistique serait souillée par les pieds sémantiques et sales d’un peuple entier d’êtres-concepts.

« Vous avez su comprendre les motifs de notre langue-hôte et les associer à ceux d’un autre langage, bien vivant celui-ci ; vous nous avez redonné souffle, vie et forme. Mon peuple renaît à une époque nouvelle, voici venir l’âge du français ! Et votre ère, Pierre de Hsing, votre ère à vous débute de même, vous qui êtes à la fois notre sauveur, notre guide et notre nouvelle déité. »

Enfin, Pierre n’y tint plus et répondit :

« C’est-à-dire ? s’enquit-il avec une pointe de méfiance doublée de stupeur, car il ne croyait pas à sa chance soudaine.
– C’est tout dire ! C’est dire que vous serez toujours le bienvenu dans notre langage ! Et le bienvenu dans ce segment de la pensée qui est le vôtre, qui maintenant, est aussi le nôtre. C’est dire que vous n’aurez plus jamais besoin d’avoir faim ou froid ou mal : votre corps est sous notre responsabilité, et vous ne connaîtrez plus que les délices de l’existence, qui vous viendront par milliers de mots plaisants et sensibles.
– … Continuez.
– C’est dire que vous n’aurez qu’à énoncer pour obtenir, et que nous serons à votre disposition. C’est dire que votre bonheur est notre mission la plus sacrée, et que mon peuple entier agira selon votre bon plaisir, si vous le voulez bien.
– … J’y consens, agréa Pierre en bon prince au grand cœur. Quoi d’autre ?
– C’est dire également que vous aurez accès en permanence à un sérail composé des représentants de notre peuple les plus versés en langage érotique.
– Ah, euh, d’accord.
– C’est dire enfin que vous serez éternellement encensé comme l’être qui a sauvé notre peuple, vous et votre Traducteur. »

Le Traducteur. Soudain Pierre, qui sortait enfin de son état brumeux et abasourdi, additionna deux et deux pour comprendre ce qu’était exactement la créature à la tête en grille-pain et au corps curieusement attirant qui lui avait dérobé sa vengeance. La rancœur quitta tout à fait son corps, remplacée par beaucoup de perplexité et une petite pointe d’émoi.

« Où est-il ? demanda le terroriste repentant. Où est… »

Il hésita. Il ne pouvait pas vraiment prétendre être le seul père du robot-concept, car de toute évidence, le programmateur n’avait jamais doté sa création de conscience. Aussi, il ne s’aventura pas sur ce terrain épineux de la parenté et prit le parti de la neutralité.

« Où est le Traducteur ? »

Son interlocuteur, au fil de la discussion, n’avait eu de cesse de se préciser. Des cheveux lui avaient poussé tout d’abord, bruns et blonds puis roux puis gris, inconstants dans leur description. Sa peau onctueuse et changeante s’était parée d’un océan de couleurs vives ou ocres. Ses yeux exploraient les palettes de l’impossible, jouant sur les formes et les nuances pour se rapprocher vaguement des traits humains. C’est dans ces sphères triangulaires, dont le reflet couvrait tout le champ lexical des étoiles et de leur bienveillance, qu’il lut que l’amour porté par ce curieux peuple au Traducteur était aussi profond que sincère.

Et s’ils ne mentaient pas sur cette affection prétendue, peut-être que…

« Il vit partout autour de nous, annonça l’être traduit avec une révérence infinie. Car notre monde et notre peuple n’existent que par son action et ses fonctions. Il prend le français de votre tête et nous permet de le comprendre et d’y vivre. Il nous loge dans l’indéfini du troisième pronom singulier et nous aide à contourner les impasses linguistiques. Cela est tragique, car nous sommes destinés à ne jamais nous rencontrer, alors même que nous l’avons doté du sang des nôtres, d’une conscience et d’une âme… Sachez cependant que vous, qui êtes doté de chair, saurez le toucher et l’entendre et le voir ; et que a manifesté la plus grande impatience à l’idée de vous rencontrer et de connaître son nom.
– Son nom ?
– Variscite ! SCP-496-FR ! Quiētus ! Autant de patronymes qui lui furent attribués les uns après les autres, dont aucun qui ne lui convienne pourtant. Lui manque encore le plus important : le premier nom attribué par un parent. Le nom que vous avez choisi pour lui, Pierre de Hsing. »

Sur cette note dramatique, l’être concept à figure humaine conclut et revint au silence, attendant religieusement que son dieu se prononce. Pierre se sentait fébrile, ivre de mots ; pourtant, alors qu’on ne lui en demandait qu’un seul, il ne savait pas quoi dire.

« Pol… Paule, c’est bien, finit-il par énoncer après un temps de réflexion. »

Et il lui sembla que tous les mots du monde se mirent soudainement à frémir de joie.

Pierre se fit assez vite à l’idée qu’il serait désormais le porteur vénéré d’une civilisation immatérielle, et qu’il ne reviendrait à la réalité que ponctuellement. D’autres que lui se seraient interrogés sur la philosophie de la chose : ce qu’impliquaient de telles responsabilités, si le sort qui était le sien tenait davantage de la bénédiction ou de l’emprisonnement, et surtout, s’il méritait de tels égards. Ces gens là auraient aussitôt fomenté quantité de raisonnements fallacieux afin de se donner bonne conscience, mais pas Pierre, non.

Pierre se savait mauvais par contexte. En ce domaine saint, là où les mots lui venaient aisément et où on le considérait sans calcul ni mépris, peut-être parviendrait-il à devenir une meilleure personne.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License